B. UN SAUT TECHNOLOGIQUE IMPRESSIONNANT

Le saut technologique qui s'est produit au Tibet ainsi que dans les régions himalayennes de culture tibétique a donc été plus impressionnant et plus radical que dans bien des régions du monde où ces transformations ont été plus progressives. Tout d'abord, ce fut le développement des téléphones portables à partir du milieu des années 1990 qui transforma la nature des communications dans des régions de haute altitude encore relativement isolées et ne bénéficiant ni de réseaux routiers, ni de moyens de transport. En quelques années les réseaux de téléphonie mobile se sont considérablement développés, y compris dans des régions tibétaines et himalayennes ayant une très faible densité de population.

De façon pratiquement concomitante, le développement de l'informatique a permis la publication assistée par ordinateur, mais le tournant technologique majeur a été la création d'un système Unicode pour le tibétain. Cette technologie a été élaborée à partir de la fin des années 1990, mais pour des raisons essentiellement politiques et aussi économiques, elle n'a été véritablement opérationnelle qu'à partir de 2006. C'est à cette date que le tibétain a commencé à se diffuser sur Internet. Il a été rapidement propulsé au nombre des langues visibles sur la « toile ». Pour la première fois de son histoire, la diffusion de textes tibétains est devenue immédiate et s'est étendue à tous les continents. L'élaboration du système Unicode a permis un ensemble de développements technologiques parmi lesquels on peut mentionner : les courriels, les smartphones, les sites Internet , les journaux en ligne, les dictionnaires en ligne, les blogs, Wikipédia, You tube, Facebook, Twitter... Toutes ces innovations technologiques récentes permettent l'utilisation du tibétain littéraire.

C. FACTEURS DE DÉVELOPPEMENT DU TIBÉTAIN LITTÉRAIRE

1. Historique

Peu de langues parmi les 7000 langues existant actuellement connaissent une telle destinée et un développement aussi rapide. C'est encore plus étonnant si l'on tient compte du fait que le nombre de locuteurs n'est pas très important puisqu'il s'élève à environ 6,5 millions de tibétophones, et surtout que le taux d'analphabétisme est encore très élevé. Parmi les facteurs qui ont sans conteste contribué à ce « miracle technologique », on peut mentionner les points suivants : tout d'abord l'existence d'une écriture ancienne et unique associée à un immense corpus de textes originaux ; l'existence d'une religion (le vajrayâna) associée à cette langue écrite, ainsi qu'un ensemble de traditions et de technique originales.

D'autres éléments historiques ont sans nul doute forgé le prestige du tibétain littéraire. Comme nous l'avons déjà mentionné, le tibétain appartient aux vieilles langues littéraires d'Asie avec 1200 ans de documents attestés mais il a également servi à reconstruire, avec le vieux chinois et le vieux birman, la famille sino-tibéto-birmane qui est composée de près de 500 langues. D'un point historique, la culture et la langue tibétaines ont été importantes en Chine même. Mentionnons un point moins connu : celui du rôle joué par l'écriture phagpa (`phags pa), variante de l'écriture tibétaine (écrite verticalement), développée par Drogön Chögyäl Phagpa (' Gro mgon chos rgyal 'Phags pa) , un lama tibétain (1235-1280). Cette écriture est devenue l'écriture officielle de l'empire chinois sous la dynastie mongole des Yuan (1279-1368) et a même été utilisée pour les sceaux officiels de l'empereur. Mais surtout l'écriture phagpa (`phags-pa) dérivée du tibétain a servi à noter la prononciation du chinois pendant 400 ans, et a assumé le rôle qui est maintenant joué par l'écriture latine dans la transcription Pinyin.

Figure n° 3 : Exemple d'écriture phagpa (`phags-pa ) indiquant la prononciation de caractères chinois dans le texte Mengu ziyun. Cette écriture a été utilisée pendant plusieurs siècles

Source : /http://www.babelstone.co.uk/Phags-pa/MengguZiyun.html

2. La stature internationale du tibétain littéraire aujourd'hui

À l'heure actuelle, sur les 7 000 langues dans le monde, seules 300 sont écrites, et seulement 270 ont une certaine visibilité sur la toile et sont présentes, par exemple, sur Wikipédia. Le tibétain occupe actuellement (en 2015) sur Wikipedia la 146 ème position dans le monde (classement qui repose sur le nombre total d'articles par rapport aux autres langues). Cependant, ce classement est trompeur dans la mesure où certaines langues figurant avec un rang supérieur (c'est-à-dire ayant plus d'articles que le tibétain dans cette encyclopédie) sont en réalité des « petites langues » comme le wallon ou l'asturien dont certaines sont menacées d'extinction ou des langues artificielles comme le volapük. Le tibétain arrive en 22 ème position au niveau mondial si l'on prend en compte les langues littéraires possédant une écriture propre. En ce qui concerne Google, il faut noter qu'en 2015, seules 91 langues dans le monde possèdent un clavier spécifique sur Google dont seulement trente-huit utilisent une écriture non latine. Le tibétain en fait partie mais, pour des raisons politiques, il figure sous la rubrique du dzongkha. En effet, le tibétain et le dzongkha s'écrivent avec le même alphabet et ne diffèrent pas plus l'un de l'autre que le français du catalan. Le clavier tibétain est donc accessible sur n'importe quel ordinateur dans le monde. Certes, le tibétain n'est pas encore présent sur Google traduction , mais des informaticiens travaillent à ce projet et il est clair que ce défi sera bientôt relevé.

Parmi les indices permettant d'évaluer le prestige des langues ayant développé une littérature figure le palmarès des prix Nobel de littérature. Toutefois, ce palmarès comporte une dimension très européo-européenne, puisqu'on compte une douzaine de langues européennes. Le nombre d'écrivains de langues non européennes ayant reçu un prix Nobel est encore assez limité (16% du total). Ces langues sont le bengali, l'hébreu, l'arabe, le turc, le créole, le japonais et le chinois. D'autres langues littéraires d'Asie comme, par exemple, le coréen, le birman, le vietnamien, le thaï et le tibétain pourraient bien un jour allonger la liste. En ce qui concerne ce dernier, il faut noter que la poésie joue un rôle fondamental dans l'ensemble des écrits tibétains et que la langue écrite représente encore un des espaces de liberté (même relative) dans lequel les intellectuels du Haut plateau s'évadent.

3. Vitalité de la blogosphère tibétaine : quelques exemples

La blogosphère tibétaine illustre bien la dimension créative de la tradition tibétaine et son adaptation à la modernité. À titre d'illustration, voici deux extraits d'articles glanés sur la toile : le premier article est mis en ligne par une féministe tibétaine et le second est un entretien avec un tibétain à propos des récentes immolations.

Figure n° 4 : Blog d'une féministe tibétaine

nyi ma de ring nas bzung bod kha ba can la skyes ma ma gtogs bud med med/ nag mo med/ skye dman med/ a ye med par shog cig gu/ ma sring skyes ma'i sde chen rgyal gyur cig

Traduction : « A partir d'aujourd'hui, les femmes du Pays des neiges ne seront plus appelées bud-med (sans protubérance), nag-mo (noire), skye-dman (naissance basse)...mais skye-ma (« femme par la naissance » néologisme forgé sur le modèle du terme skye-pa « homme par la naissance ») » [source Tibet times, 12 mars 2014]

Source : http://www.tibettimes.net/news.php?showfooter=1&id=8637

Cet extrait illustre l'exaspération d'une femme du Tibet oriental qui ne supporte plus les termes traditionnels employés dans la langue tibétaine pour désigner les femmes et propose un terme neutre: skyes-ma (« femme par la naissance »). Il faut préciser que ces termes négatifs ne reflètent pas nécessairement le statut des femmes au Tibet qui est traditionnellement un peu plus enviable que celui de leurs soeurs chinoises ou indiennes...

Le second extrait est tiré d'un article en ligne consacré aux récentes immolations dans lequel un journaliste interroge une personne résidant dans l'une des régions les plus touchées par ce phénomène d'immolation. La réponse que donne l'interviewé illustre la sincérité et la liberté de ton et accessoirement le bon sens tibétain.

Figure n° 5 : Article en ligne sur les immolations

nga'i ngos nas rang lus mer bsregs gnang mkhan tsho'i snying stobs dang lhag bsam de ha las pa red bsam gyi yod/ nga rang la de lta bu'i snying stobs mi 'dug_yin na'ang / khong rnam pas rang lus mer bsregs gtong thub pa'i snying stobs de lta bu zhig slob sbyong thog, gtong thub pa yin na/ dngos gnas drang gnas tshad nges can zhig la bsleb rgyu yin pa gtan khel ba red/ bod don thog la'ang des phan thogs che ba yong gi red bsam gyi 'dug cig

Traduction : « Il me semble que les gens qui s'immolent font preuve d'un grand courage et de motivations altruistes extraordinaires. Personnellement je n'en aurais pas le courage. Mais si ceux qui s'immolent avaient le même courage pour étudier, ils atteindraient sûrement un niveau élevé qui serait tout aussi utile au Tibet. »

Source : http://www.tibettimes.net/news.php?showfooter=1&id=8670 ,
Tibet times le 20 mars 2014

On pourrait multiplier les exemples de forums, de débats ou de sites de poésie, etc. qui témoignent du caractère extrêmement vivant de la langue et de la culture tibétaines. Tous les domaines culturels sont représentés et même si une place importante est dévolue au bouddhisme et à la politique, d'autres dimensions de la culture tibétaine traditionnelle ou moderne apparaissent aussi sur la toile : la médecine traditionnelle, la poésie, la chanson, le rap, etc.

Parmi les nouvelles technologies que se sont récemment appropriées les Tibétains ainsi que les Bhoutanais figure aussi le cinéma avec des réalisateurs et des scénaristes tels que Dorjé Tsering Chenagtsang, Sonthar Gyal, Pema Tseden, Dzongsar Khyentse, etc. Il est clair que le cinéma est appelé à jouer un rôle de plus en plus important dans le développement de la culture tibétaine et plus généralement himalayenne.

Cette présentation n'a bien entendu pas pour objectif de laisser entendre que la langue et la culture tibétaines se trouvent dans une situation favorable. Il s'agit simplement de montrer que les récents progrès technologiques devraient jouer un rôle considérable dans la survie et dans le développement de cette culture. Toutefois, il ne faut pas minimiser certains défis auxquels cette langue est actuellement confrontée et il convient de nuancer l'optimisme que font naître les outils technologiques. Tout d'abord, certains intellectuels tibétains font remarquer que leur culture passe beaucoup par la transmission directe et que le Tibet dans sa version virtuelle (2.0) ne peut remplacer le quotidien tibétain bien réel. D'autre part, parmi les obstacles et les difficultés nombreuses, se trouve l'omniprésente censure exercée par le Parti communiste chinois. De nombreux sites sont inaccessibles dès qu'ils abordent certaines thématiques sociales ou politiques.

Toutefois, le plus grand problème qui se pose actuellement pour le développement de la culture et de la langue tibétaines est sans conteste le fait que le système éducatif de la République populaire de Chine utilise essentiellement la langue chinoise et ne favorise pas le bilinguisme tibétain-chinois. Celui-ci serait pourtant la solution, car connaître deux langues constitue un enrichissement. Beaucoup de Tibétains sont d'ailleurs bilingues tibétain-chinois et de plus en plus de jeunes tibétains ont un excellent niveau en anglais. L'État chinois aurait tout intérêt maintenant à intégrer dans sa politique ce prestige de la langue tibétaine, une très vieille langue d'Asie qui a même contribué dans son histoire à noter la phonétique du chinois, rôle maintenant assumé par l'alphabet latin (avec le pinyin). Quoi qu'il en soit, la politique actuelle de l'État chinois, bien que défavorable au développement d'un vrai bilinguisme, n'a pas vraiment les moyens d'éradiquer le tibétain compte tenu de l'attachement que la plupart des Tibétains manifestent pour leur langue écrite et de l'internationalisation de leur langue et de leur culture.

En guise de conclusion, je souhaiterais insister une dernière fois sur le caractère stupéfiant et très rapide du développement des nouvelles technologies appliquées au tibétain et sur la diffusion sans précédent de la culture du Pays des neiges. Le Tibet présente donc un contraste saisissant, très rare, voire unique, entre une culture très traditionnelle et une grande modernité.

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