CONCLUSION

par M. Lun ZHANG,
maître de conférences en civilisation chinoise
à l'Université de Cergy-Pontoise

Je suis très heureux d'avoir écouté toutes ces excellentes interventions à travers lesquelles j'ai vraiment appris beaucoup de choses. J'adresserai d'abord mes remerciements à Mme Katia Buffetrille qui m'a invité à participer à cette rencontre intellectuelle de haut niveau et m'a confié cette tâche très honorable de conclure ce colloque. Je voudrais également remercier M. le Président Jean-François Humbert d'avoir organisé ce colloque. Cela me permet d'exprimer certaines de mes idées dans ce haut lieu de la démocratie française. La tâche est difficile pour moi parce que je ne suis ni spécialiste de la question tibétaine, ni ne dispose des informations nécessaires pour porter un jugement sur ces interventions réalisées par des spécialistes.

Je connais la raison pour laquelle je suis invité : une voix chinoise est non seulement bienvenue, mais également symbolique. Même si je suis très content d'assumer cette tâche, je dois dire que, malheureusement, je ne peux parler qu'à titre personnel. Je ne représente ni la voix officielle chinoise, et d'ailleurs je suis très critique à son égard, ni celle de la population. Je suis un intellectuel chinois qui parle en son nom propre, et je ne vais livrer ici que quelques observations et réflexions personnelles sur la question tibétaine.

Nous sommes réunis ici aujourd'hui parce qu'il existe bel et bien dans le monde un problème autour de la question du Tibet. Je ne veux pas trop entrer dans les détails par manque de temps. Cette question tibétaine relève d'un problème de violation des droits de l'homme, d'une domination entre une majorité et une minorité, de la privation du droit d'expression de celle-ci, de la question de son développement économique, etc. Tous ces sujets ont été abordés dans les diverses interventions.

Il faut absolument continuer à travailler sur ces questions afin de mieux défendre l'identité tibétaine. Ces questions sont posées dans le cadre actuel de la Chine communiste, dans cette période d'immense transition. Je voudrais insister sur ce point pour élargir notre discussion : tout ce qui a été dit sur la violation des droits de l'homme au Tibet concerne aussi l'ensemble de la Chine. Je prends le cas le plus extrême, celui des auto-immolations. Des dizaines de personnes y ont eu recours ces dernières années en Chine sans qu'on en parle dans les médias occidentaux. Les citadins ou paysans dont les biens sont injustement confisqués ou qui sont humiliés pour diverses raisons par les autorités, mettent fin à leur vie de cette manière pour affirmer leur dignité et protester contre l'injustice. Ce genre d'actes survient presque quotidiennement en Chine.

Les relogements forcés sur le plateau tibétain qui ont été évoqués sont également chose habituelle dans beaucoup de régions de Chine et la pratique religieuse de nombreux Chinois se heurte aussi à la violence exercée par les autorités qui ne respectent pas la liberté de croyance. Cette question de la privation des droits est donc générale en Chine ; nous pouvons ainsi dire que la question tibétaine est aussi une question chinoise : où va la Chine ? Comment rétablir la justice en Chine ? Est-ce qu'un État de droit pourrait exister dans cet immense territoire ? Quelles seront les relations entre la Chine et le reste du monde ?...

A part l'aspect géopolitique du problème tibétain - relation entre Inde et Chine, Chine et monde occidental, etc. - la question tibétaine est aussi une question de la modernité. Elle se manifeste sur plusieurs niveaux et dans de nombreux domaines de la modernité et connaît des phénomènes similaires que nous observons dans les autres parties du monde. Sur le plan culturel, je m'interroge souvent, à travers mes recherches sur la modernité qui est le thème principal de ma réflexion, sur ce dilemme fondamental qui existe entre l'amélioration de notre vie matérielle qui est nécessaire pour obtenir une vie humaine décente et la perte d'une certaine authenticité culturelle, une question qui semble se poser aussi dans le cas du Tibet.

Sur le plan politique, le modèle de l'État-nation, avec ses aspects positifs et négatifs, s'est étendu dans l'ensemble du monde suite à l'expansion européenne. Il est à l'origine des énormes problèmes que nous connaissons de nos jours : différends territoriaux entre des pays ; conflits identitaires au sein des nations ; tensions entre le pouvoir local et le pouvoir central... La Chine a adopté ce modèle depuis un siècle dans le cadre traditionnel de l'empire, créant de nombreux problèmes auxquels la Chine d'aujourd'hui et de demain doit fait face. La question du Tibet en fait partie.

Comment organiser de nos jours le « vivre ensemble », sur les plans à la fois politique et administratif tout en respectant l'identité et la volonté de chaque peuple ? Cela est un grand défi pour notre planète et aussi pour le peuple tibétain. Le modèle communiste totalitaire, une variété pathétique du modèle de l'État-nation, a été imposé par le Parti au Tibet et est à l'origine de la tragédie tibétaine que nous connaissons. Toutes ces raisons ajoutées les unes aux autres rendent plus complexes le problème tibétain et en accentuent le côté dramatique.

Néanmoins, je pense que l'histoire avance toujours de façon dialectique (au sens hégélien) : ainsi, l'exil de nombreux Tibétains et, parmi eux, d'un nombre important de lamas a entraîné un développement considérable du bouddhisme en Occident ainsi qu'un grand intérêt pour la culture de ce pays. Cette culture qui, autrefois, était relativement isolée et peu connue est maintenant mondialement appréciée par de nombreuses personnes dans le monde. Le bouddhisme, souvent réprimé au Tibet, est en train de gagner le monde entier. Grâce aux religieux exilés, il se libère et part pour conquérir le monde. Cette aventure moderne, où l'on voit une religion orientale s'installer en Occident, permet au peuple tibétain d'ouvrir plus les yeux, de réfléchir à un autre niveau sur la réconciliation entre la modernité et la tradition, même dans ce contexte toujours tragique.

Nous sommes ici dans un colloque intellectuel et scientifique qui me semble porteur d'espoir. Je voudrais conclure mes propos pour être en accord avec ma nature en ajoutant une note optimiste, même si je ne suis pas naïf. Mais auparavant, je dirai un mot pour devancer les questions que les auditeurs me poseront concernant le scénario à court terme pour le Tibet. Je dois avouer tout de suite que je ne suis pas très optimiste sur ce plan. Compte tenu de la situation actuelle en Chine, je ne vois pas les autorités chinoises relâcher la pression sur le Tibet dans les années à venir. Je ne dis pas que la situation sera pire, mais je ne pense pas qu'elle sera meilleure. J'espère avoir tort.

J'ai toutefois un espoir. Pendant toutes ces années, j'ai observé un phénomène très encourageant en faveur de la résolution de la question tibétaine, mais aussi d'une certaine façon de la question chinoise. Partout dans le monde, les populations savent de plus en plus ce qui se passe de nos jours en Chine où l'on peut observer la renaissance de tout genre de religions à cause d'une soif immense de spiritualité. De nombreux Chinois se convertissent aux croyances bouddhiques tibétaines. Cela devient presque une « mode » pour les Chinois de se rendre au Tibet, un voyage grandement facilité par la construction du chemin de fer et des routes.

Cette admiration pour la culture tibétaine et la religion bouddhique constitue un courant important, surtout parmi les élites chinoises. Au moment où le monde craint que la Chine élimine la culture tibétaine, le bouddhisme en général et le bouddhisme tibétain en particulier sont en train de « reconquérir » d'une certaine manière ce pays. On peut espérer que ce mouvement contribuera à une meilleure compréhension réciproque entre les Chinois et les Tibétains.

Le dalaï-lama a d'ailleurs adopté depuis quelques années une très bonne stratégie qui consiste à renforcer la compréhension réciproque entre les Tibétains et les Hans. Le déficit de légitimité du gouvernement chinois contribue à aider au succès de la stratégie du dalaï-lama. On peut espérer à moyen ou long terme résoudre la question tibétaine en s'appuyant sur cette compréhension réciproque avec l'aide des nouvelles technologies de communication (Internet ...).

Une des forces des Tibétains est aussi cette capacité à prendre en main leur destin, à tenter de sauvegarder au mieux leur culture. Cela a permis à ce jour non seulement la survie de la culture tibétaine mais aussi son rayonnement dans l'ensemble du monde.

Pour conclure, je voudrais dire que la résolution de la question tibétaine passe par celle d'une grande partie des questions chinoises. À travers les efforts et les inventions politiques, sociales, économiques et culturelles pour résoudre la question tibétaine et celle de la Chine, Chinois et Tibétains pourront, peut-être ensemble, d'une manière ou d'une autre, contribuer à résoudre certains problèmes de modernité rencontrés par l'humanité, donc certains problèmes du monde.

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