ANNEXE : LA VALLÉE DES RENARDS NOIRS

Par Tsering Döndrub (2012 et 2014)
Traduit par Françoise Robin (Inalco)

A. PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ET DE L'AUTEUR

La vallée des renards noirs décrit le processus de déplacement d'une famille ordinaire de pasteurs nomades tibétains, de ses pâturages vers un lotissement pour familles sédentarisées, et du déclassement qui s'ensuit. À l'émerveillement des premiers mois succèdent les déconvenues : les maisons sont de piètre qualité, les indemnités tardent à venir, la famille de Sangyé se retrouve sans ressources et incapable de subvenir à ses propres besoins, jusqu'à la double catastrophe finale, humaine et écologique. Cette nouvelle est donc proposée en matière d'illustration de l'article de J.M. Fardeau.

Tsering Döndrub, l'auteur de cette nouvelle audacieuse, est un des piliers de la littérature de fiction de langue tibétaine : il écrit et publie des textes depuis le début des années 1980 et a figuré parmi les fondateurs d'une des premières revues de littérature indépendante. Ses armes favorites sont l'humour et l'ironie, ce qui ne lui a pas valu que des admirateurs, tant parmi les autorités (son dernier roman, La Tempête rouge , a été interdit et il a été licencié de son poste de fonctionnaire) que parmi les couches conservatrices de la société tibétaine (ses attaques répétées contre le clergé sont célèbres). De texte en texte, son lectorat retrouve le regard acéré de cet observateur hors pair et qui n'épargne personne : les puissants en prennent pour leur grade - les cadres irresponsables et corrompus du Parti communiste (le « Parti »), les lamas vénaux et lâches (un de ses personnages récurrent est « Yak Rinpoché », qui fait ici une brève apparition), mais c'est surtout la bêtise et l'injustice qui sont visées. En filigrane, le constat d'impuissance et le sentiment de dépossession des Tibétains au sein de la Chine sont les sentiments qui dominent dans ses nouvelles, et dans celle-ci tout particulièrement.

Cette nouvelle peut se lire comme un réquisitoire sans appel contre les politiques absurdes où, au nom du bien commun, défini sans tenir compte des aspirations des principaux intéressés (les pasteurs nomades tibétains), on les force à accepter des mesures qui s'avèrent aller rapidement contre leur intérêt. Les maux sociaux dont souffre la société tibétaine pastorale sédentarisée, et les sociétés tibétaine et chinoise en général, sont tous passés en revue, parfois au détour d'une phrase, parfois de manière plus explicite : désoeuvrement des pasteurs déracinés brutalement de leur milieu de vie traditionnel et sans formation adaptée pour démarrer une vie urbaine, saccage environnemental, fraudes, opportunisme, acculturation linguistique, confusion des valeurs, déshumanisation dans un monde où tout n'est que marchandise ; rien ni personne n'est épargné. C'est le premier texte de fiction qui s'empare de ce sujet brûlant d'actualité pour le monde tibétain, puisqu'il voue à une disparition programmée et très prochaine tout un pan de la société traditionnelle et originale du Tibet, que Tsering Döndrub, lui-même issu d'une famille de pasteurs nomades, connaît de l'intérieur et dont il observe le déclin, impuissant, depuis plusieurs années.

Cette nouvelle a d'abord été publiée en 2012 dans le magazine littéraire tibétain officiel Drangchar , qui paraît à Xining quatre fois par an. Toutefois, pour que ce texte trouve sa place, Tsering Döndrub a dû accepter de modifier sa fin, jugée trop sombre par les rédacteurs en chef. Alors, avec le sens aigu de l'ironie qui le caractérise, il a obéi à la censure en ajoutant un unique paragraphe en toute fin de la nouvelle, proche de « Ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d'enfants », subterfuge si grossier qu'il a marché, la censure ne se signalant pas par sa finesse. En revanche, quand la nouvelle a été publiée à nouveau en 2014, dans la toute aussi officielle revue Littérature des nationalités, aucun aménagement n'a été exigé de la part de l'auteur. Le pied de nez de Tsering Döndrub est savoureux : il est parvenu à publier cette nouvelle dans une revue d'État dont l'une des raisons d'être, au-delà de ménager une place à la littérature tibétaine dans la scène littéraire de la République populaire de Chine, est in fine , comme tout projet d'État chinois concernant le Tibet, de célébrer les soi-disant bienfaits civilisateurs de l'incorporation du Tibet à la Chine.

Tsering Döndrub offre aux lecteurs une incursion si intime et précise dans le quotidien d'une famille nomade sédentarisée, ses déconvenues, ses angoisses et ses dilemmes que, longtemps après avoir terminé la nouvelle, on se surprend à se demander ce qu'il advient maintenant de Sangyé et sa famille.

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