PREMIÈRE PARTIE - DONNÉES DE L'OCCUPATION : CADRAGE GÉNÉRAL

I. DROIT INTERNATIONAL ET TERRITOIRES OCCUPÉS : LA PERSPECTIVE D'UN EXPERT DE TERRAIN


M. Ardi IMSEIS,
chercheur au département de politique internationale de l'Université de Cambridge, ancien juriste auprès de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA)

M. Benjamin Sèze : Bonjour à tous.

L'objet de cette matinée est de tracer un cadre général de l'occupation dans les Territoires palestiniens. Pour cela, je vais laisser la parole à un acteur de terrain, Monsieur Ardi Imseis, chercheur au département de politique internationale de l'Université de Cambridge, précédemment juriste auprès de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Au moyen de cartes et de données chiffrées, nous allons faire le point sur la réalité juridique, géographique et démographique de l'occupation.

M. Ardi Imseis : Je souhaite tout d'abord remercier M. le Sénateur Gilbert Roger et le Sénat de m'avoir invité ce matin pour cet exposé. On m'a demandé de parler du droit international applicable dans les Territoires occupés. Je le ferai en me servant de mon expérience de terrain. Si vous avez des questions à poser, n'hésitez pas à m'interrompre.

Nous parlerons d'abord des principes juridiques qui s'appliquent dans le droit international sur l'occupation de territoires ennemis. J'étudierai ensuite les mesures prises par Israël en tant que puissance occupante de la Palestine, en distinguant celles qui sont en vigueur en Cisjordanie de celles appliquées à Gaza.

La loi relative à l'occupation recouvre le champ de la loi humanitaire internationale qui s'applique aux Territoires occupés, c'est-à-dire la façon dont ils sont gouvernés par une puissance occupante dans le cadre d'un conflit armé international. Elle se fonde sur deux principes. Le premier est celui d'occupation temporaire. Qu'entend-on par là ? Si l'on examine les pratiques des États, on se rend compte qu'après la Seconde Guerre mondiale, l'occupation de l'Allemagne et celle du Japon ont duré, respectivement, quatre et sept ans. L'occupation se voulait temporaire. Or la loi a changé, notamment sous l'effet du pacte Briand-Kellogg (1928) et de la Charte des Nations Unies (1945), qui interdit désormais l'acquisition de territoires par la menace ou l'utilisation de la force dans les relations internationales. Jusqu'au 19 e siècle, lorsque les États et les armées entraient en guerre, ils gardaient la souveraineté sur les territoires qu'ils avaient réussi à envahir. Cela a pris fin en 1945 ; depuis, l'occupation est censée être temporaire. C'est le premier principe inhérent à l'occupation.

Le second principe est celui de non-souveraineté. Il est lié au principe d'occupation temporaire, dans la mesure où l'occupation en soi n'est pas reconnue comme un droit des puissances occupantes à exercer leur souveraineté sur les Territoires occupés. Il existe des normes de droit international, auxquelles on ne saurait déroger, notamment celle de l'interdiction de l'acquisition de territoires par la menace ou la force ; et celle de l'obligation pour tous les États, erga omnes , de respecter le droit à l'autodétermination des peuples. Je vais donner un exemple : lorsque la France, ou une partie de la France, a été occupée au cours de la Seconde Guerre mondiale, le peuple français n'a jamais cessé d'être souverain. Sa souveraineté sur son territoire a été seulement interrompue, et restaurée sur la base d'un traité de paix. On voit là l'application des deux principes mentionnés précédemment : l'aspect temporaire de l'occupation et la non-souveraineté sur ces territoires.

A la lumière de ces deux principes, je passe maintenant à la deuxième partie de mon exposé. Depuis 1967, Israël fait appliquer, dans les Territoires palestiniens qu'il occupe, un certain nombre de pratiques destinées à changer irrévocablement le statut de ces territoires. Nous connaissons en général les mesures qui ont été adoptées, mais je vais prendre un peu de temps pour en développer certaines plus spécifiquement, et les comparer au droit international que je viens de présenter rapidement.

L'un des principaux moyens utilisés par Israël, depuis 1993, a été de fragmenter le territoire, notamment celui de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Les accords d'Oslo entre Israël et les représentants du peuple palestinien (Organisation de libération de la Palestine - OLP) ont entraîné la division de la Cisjordanie en trois zones. La zone A comprend environ 80 à 85% de la population palestinienne, et représente 7 à 10% de l'ensemble du territoire. Dans cette zone, il incombe à l'Autorité palestinienne d'assurer les droits civils et la sécurité. La seconde zone, la zone B, est plus vaste, puisqu'elle représente environ 22% du territoire palestinien. Les Israéliens y contrôlent la sécurité, et les Palestiniens les affaires civiles. La majorité du territoire (plus de 60%) se trouve dans la troisième zone, la zone C. Cette fragmentation du territoire devait initialement rester temporaire, selon les accords d'Oslo de 1993, et être abandonnée en mai 1999. Mais, bien sûr, elle n'a pas pris fin, et les négociations relatives au statut final n'ont pas abouti à un accord. Cela fait désormais vingt-et-un ans que cette situation perdure, de telle sorte que la fragmentation territoriale semble avoir été cristallisée par la puissance occupante. Un autre moyen mis en oeuvre par Israël est celui de la colonisation. Selon l'article 49 de la quatrième convention de Genève pour la protection des civils en temps de guerre, signée en 1949, les puissances occupant un territoire n'ont absolument pas le droit d'y implanter des colonies. Il n'existe ni dérogation à l'application de cette loi internationale, ni exception. Je vous invite à lire des articles sur le sujet, notamment les commentaires du Comité international de la Croix rouge de 1958 publiés sous la direction de Jean Pictet, selon lesquels l'objectif de la prohibition posée par l'article 49 est de s'assurer que les puissances occupantes ne puissent pas coloniser des territoires de façon définitive en y établissant leur souveraineté. Il s'agit de l'affirmation des deux principes d'occupation temporaire et de non-souveraineté énoncés précédemment.

Néanmoins, depuis 1967, la puissance occupante, c'est-à-dire Israël, a colonisé les Territoires occupés, qui n'étaient pas initialement habités par des civils israéliens. En 1973, ils étaient environ 1500. En 1988, pendant la Première Intifada, le nombre est porté à 95 000. A la veille de la signature des accords d'Oslo, en 1993, on en comptait 250 000. Entre 1993 et aujourd'hui, le chiffre a encore été multiplié par plus de deux. Environ 560 000 colons israéliens vivent maintenant en Palestine occupée, dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, couvrant un vaste territoire. Dans les faits, la grande majorité de la zone C est colonisée, seul 1% de la zone est disponible pour la croissance palestinienne, ce qui est absolument insuffisant. D'un côté, la puissance occupante limite la capacité de la population palestinienne protégée à croître et à se développer - ce qu'elle devrait pouvoir faire selon la loi internationale. De l'autre, la même puissance occupante continue à repeupler ces territoires et à les redécouper en faveur de citoyens israéliens transférés dans ces zones, ou de personnes autorisées à immigrer en vertu de la loi sur le retour, c'est-à-dire, de manière euphémique, de personnes de confession juive.

Il faut également mentionner les réserves naturelles, qui couvrent une partie de la zone C. Cela n'a pas l'air très important, une réserve naturelle, des espaces verts et cætera , mais parfois le diable est dans les détails, et c'est ce qu'on voit en Palestine. La puissance occupante a érigé en « réserves naturelles » de vastes espaces, où aucun permis de construire n'a pu être délivré à quiconque, qu'il soit juif ou palestinien, pendant une vingtaine d'années. Et soudain, le statut de ces espaces est modifié de façon unilatérale, et ces terres sont placées sous la responsabilité de « l'Administration de la terre d'Israël » ou d'instances d'administration des colonies, sous couvert de poursuite de l'intérêt général. En réalité, cette démarche sert des objectifs coloniaux. Les réserves naturelles deviennent un outil grâce auquel la puissance occupante parvient à geler le statut de certaines zones. Il devient donc impossible, pour les peuples occupés, de construire sur ces territoires.

Bien sûr, il y a également le Mur et son régime particulier. À partir de 2003, la puissance d'occupation a commencé à construire cette « barrière de sécurité ». Certaines institutions onusiennes, comme l'Office pour la coordination humanitaire (OCHA), dont j'utilise ici les cartes, emploient le terme de « barrière », mais d'autres, à l'instar de l'Assemblée Générale des Nations Unies, parlent de « mur ». À partir de 2003, Israël a commencé à construire ce Mur à la limite et à l'intérieur des Territoires palestiniens occupés, immédiatement à l'intérieur de la ligne d'armistice de 1949, appelée également « Ligne Verte », qui sépare Israël de la Cisjordanie. Aujourd'hui, environ 70% du Mur est terminé, et 9,8% est en cours de construction. Une fois achevé, le Mur sera deux fois plus long que la ligne d'armistice de 1949. En juillet 2004, le principal organe judiciaire des Nations Unies, la Cour de justice internationale (CIJ), a dû délibérer sur les conséquences légales, pour Israël, les États tiers et la communauté internationale, de la construction d'un mur par Israël dans les Territoires occupés palestiniens. La CIJ a jugé que ce Mur était illégal et contraire au droit international, en partie sur le fondement des principes mentionnés plus haut. Une puissance occupante n'a pas le droit de construire des murs afin d'annexer de facto des territoires occupés. Selon cet arrêt, le tracé du Mur, qui serpente le long des colonies de façon stratégique, a pour conséquence que la grande majorité - je dirais 80% - des colonies sont en fait du « côté israélien » du Mur. Autrement dit, la terre entre la Ligne Verte et le Mur, la « zone tampon », est inaccessible pour les populations occupées, alors qu'elles y ont des terres agricoles et autres moyens de subsistance. L'objectif est une tentative d'annexion des Territoires occupés, en violation du principe d'interdiction de l'acquisition des territoires par la menace ou l'utilisation de la force. Néanmoins, tant la construction du Mur que la colonisation se poursuit.

D'autres mesures ont été imposées à la population protégée de Palestine, des restrictions d'accès et des fermetures de zones notamment. Il y a des centaines de barrières, de checkpoints , présents sur l'ensemble du territoire de la Palestine occupée. Aussi, il est impossible pour le peuple palestinien, ainsi que pour les entreprises, les biens et les services, de circuler d'une ville à l'autre. Cette situation montre bien la fragmentation du territoire en des centaines de petits cantons, ce que l'on pourrait appeler des  « bantoustans », expression utilisée lors du régime d'apartheid en Afrique du Sud. Ces fermetures et restrictions ont peu d'incidence sur la vie des colons, voire aucune. Les colons vivant en Palestine occupée « apportent » avec eux l'application extraterritoriale de la loi civile israélienne. Cela veut dire qu'en se déplaçant vers la Palestine occupée, les colons arrivent avec tous les avantages des lois qui s'appliquent à eux en tant que citoyens israéliens, dans tous les aspects de leur vie, c'est-à-dire les lois civiles, bancaires, pénales,... Ces lois civiles sont moins contraignantes que les réglementations militaires qui s'appliquent aux populations civiles palestiniennes vivant au même endroit. Deux systèmes juridiques différents coexistent ainsi sur un même territoire : l'un, très contraignant, est la loi militaire s'appliquant aux Palestiniens protégés selon la loi internationale d'occupation ; l'autre est la loi civile, qui s'applique aux colons israéliens dans les Territoires occupés. Il y a bien sûr aussi les zones militaires disséminées un peu partout, qui sont des zones fermées, hors de tout contrôle palestinien.

J'en viens maintenant à la bande de Gaza. Elle se situe au Sud-Ouest, sur la mer Méditerranée, et compte 1,8 millions d'habitants, dont 70% sont enregistrés par l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNWRA) 2 ( * ) en tant que réfugiés palestiniens, et viennent de terres qui sont près de Jaffa, dans la partie Sud de la Palestine mandataire. Israël, pour contrôler la bande de Gaza, a construit ce qu'il appelle une « clôture » - il s'agit de barrières en béton - tout au long de la ligne d'armistice de 1949. Cela me donne l'occasion d'évoquer le « plan de désengagement ». En 2005, le gouvernement d'Ariel Sharon, Premier ministre d'Israël à l'époque, a décidé de se « désengager » de la bande de Gaza. Il a fait partir quelque 8 000 colons qui étaient installés depuis 1967. Les colonies au centre, au Sud et au Nord étaient divisées par des bases militaires qui séparaient la bande de Gaza. Cela s'est arrêté en 2005 avec le désengagement d'Israël. Ce qui est intéressant, c'est qu'en demandant aux colons de partir, Israël a affirmé que l'occupation de la bande de Gaza avait pris fin. Or cela était-il le cas ? Je dirais que non et, même si je ne travaille plus pour elles, je peux vous assurer que les Nations Unies, et leurs organes politiques principaux, considèrent que ces territoires sont encore occupés. Cette position se fonde sur ce qui, en droit international, s'appelle le test de contrôle effectif, qui provient du jugement du tribunal militaire américain de Nuremberg dans ce qui a été appelé le « procès des otages » ( États-Unis contre Wilhelm List et al., 1948-1949) : lorsqu'une puissance d'occupation se retire, celle-ci peut toujours encercler le territoire et, de façon efficace, continuer à le contrôler. Dans ce cas-là, on considère que l'état d'occupation de ce territoire persiste. Pour ce qui est de la bande de Gaza, le test conclut à la poursuite de l'occupation.

Les termes eux-mêmes de ce désengagement ont été conçus par Ariel Sharon et son cabinet : Israël garde le droit d'entrer quand il le souhaite dans la bande de Gaza, il conserve le contrôle du champ électromagnétique, de l'espace aérien et maritime, ainsi que des points de passage, exception faite de la frontière avec l'Égypte ; enfin, il peut contrôler les registres de la population palestinienne dans la bande de Gaza.

Je voudrais maintenant parler des restrictions applicables à l'espace maritime. Selon les accords d'Oslo, l'Autorité palestinienne pouvait mener des activités civiles - principalement de pêche - jusqu'à 20 milles nautiques de ses côtes. Le résultat des conflits armés a été la réduction de cet espace en 2002, les accords Bertini ramenant la distance à 12 milles nautiques. Israël a continué à imposer de façon unilatérale des restrictions jusqu'à 6 milles nautiques en 2006, et aujourd'hui avec une décision encore une fois israélienne, l'Autorité palestinienne ne dispose plus que de 3 milles nautiques. Et ce alors que, selon les lois internationales, les eaux territoriales palestiniennes s'étendent jusqu'à 12 km de leurs côtes, les pêcheurs palestiniens peuvent se faire tirer dessus à balles réelles, et doivent mettre leur vie en danger simplement pour nourrir leur famille et leurs proches.

Voilà pour la bande de Gaza. Avant de passer aux questions, je souhaiterais conclure en quelques mots. S'il n'y avait qu'une chose à retenir de cette présentation rapide concernant le droit de l'occupation, ce serait le message suivant : l'occupation doit être un état temporaire, elle ne doit pas durer 50 ans, notamment l'occupation militaire. Deuxièmement, par définition, la puissance occupante n'a pas le droit d'être souveraine sur ce territoire. Le résultat est qu'au regard de ces deux principes, les occupants n'essaient pas simplement, depuis 1967, d'administrer des territoires sur la base de la confiance des civils, mais de coloniser ces territoires de manière irréversible, d'étendre ces mouvements de colonisation en Palestine occupée, et donc de faire en sorte que l'État de Palestine ne puisse pas émerger en tant qu'État souverain, indépendant et libre. Merci.

M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup, Monsieur Imseis, pour cet exposé très intéressant qui nous permet de mieux appréhender le phénomène de la colonisation et qui pose des bases précises pour la suite des travaux tout au long de cette journée. Pour entamer les échanges avec la salle, je voudrais commencer moi-même par une question sur ce que vous venez de dire. D'après votre conclusion, la colonisation ne serait donc pas un phénomène opportuniste où les autorités israéliennes profitent de l'inaction internationale pour consolider un état de fait, mais serait plutôt le fruit d'un processus à long terme, un processus pensé avec une stratégie et un but. Confirmez-vous cela ?

M. Ardi Imseis : Malheureusement, je n'ai pas pu assister aux réunions de cabinet des différents gouvernements israéliens depuis 1967, je ne peux donc pas vous dire ce qui était dans la tête des personnes impliquées quand elles ont pris ces décisions concernant les Territoires occupés. Ce que je peux vous dire est basé sur les archives. Il en ressort très clairement que les gouvernements israéliens successifs ont implanté des colonies dans les Territoires palestiniens en affirmant ostensiblement dans un premier temps que c'était pour garantir la sécurité des Israéliens. C'était le cas au début, mais il y avait également des fondements religieux et une logique nationaliste. Puis les juristes et les intellectuels ont expliqué que la quatrième convention de Genève, interdisant l'occupation de territoires, ne s'appliquait pas, ce qui est une idée véritablement fantastique. Ce sont les seuls universitaires au monde qui pensent cela. Si l'on examine les faits historiques avérés et le soutien de l'intelligentsia israélienne à cette théorie dans les domaines civils, judiciaires et administratifs, on ne peut que conclure très clairement qu'il y a eu une tentative ouverte, publique et très directe de coloniser les territoires. Cela est prémédité, systématique et de grande envergure, à tel point que je dirais que l'article 8 du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), qui dispose que « le transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d'une partie de sa population civile, dans le territoire qu'elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l'intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d'une partie de la population de ce territoire » constitue un crime de guerre international pouvant engager la responsabilité individuelle des auteurs, s'applique pleinement ici.

Question de la salle : J'aimerais aborder plusieurs sujets. Premièrement, lorsque vous parlez d'occupation, à quelle superficie, à quels territoires pensez-vous ? Deuxièmement, en tant que spécialiste du droit international, il me paraît important d'utiliser des mots justes : si l'on emploie le bon mot, la solution se trouve plus facilement. Pour parler de territoires occupés , il me semble que l'on doit parler d'un État, d'un gouvernement. C'est pour cela que l'on entend parfois parler de territoires « disputés ». Troisièmement, je pense que sur les cartes que vous nous avez montrées, il faudrait également dessiner un mur le long de la frontière avec l'Égypte. Je vous remercie.

M. Ardi Imseis : Lorsque je parle de Palestine occupée, je fais référence à la Cisjordanie, la bande de Gaza, y compris Jérusalem-Est, soit 22% de la Palestine sous mandat, occupés par Israël en 1967, territoires auparavant occupés par l'Égypte et la Jordanie en 1949. Certains pensent que ces parties de la Palestine mandataire qui étaient allouées à « l'État arabe » par la résolution « de partition » (résolution 181 adoptée par l'ONU le 21 novembre 1947) et qui ont été envahies par le nouvel État d'Israël, c'est-à-dire Jaffa, Nazareth, Haïfa, etc. représentent aussi des territoires occupés. C'est un argument juridique très intéressant que l'on peut avancer et il doit être pris au sérieux, mais je ne pense pas qu'il soit acceptable et recevable. Depuis lors, plusieurs événements sont intervenus au niveau international. En 1988 tout d'abord, à Alger, lors de la 19 ème session du Conseil national palestinien, l'OLP a pris une décision stratégique visant à reconnaître l'État d'Israël et adopter formellement la proposition de deux États. On pourrait avancer que cette mesure prise par l'OLP à l'époque, qui a été suivie par d'autres actions pour reconnaître l'État d'Israël, a balayé toute idée que le mouvement national palestinien prétendait à une souveraineté sur les territoires du putatif État arabe occupés par Israël en 1949. Cependant, l'une des dernières questions restant à régler dans le cadre du processus d'Oslo sur le statut des territoires est celle des frontières. Les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l'ONU constituent des bases pour ces discussions, mais ce ne sont pas les seules : il y a également, entre autres, des résolutions de l'Assemblée générale, dont la résolution 181. Des négociateurs inventifs pourraient dire que la frontière devrait aller dans l'autre sens, qu'il ne s'agit pas toujours seulement de la bande de Gaza et de la Cisjordanie et que des échanges de territoires sont possibles. Mais au fond, les six principaux organes des Nations Unies, l'Assemblée Générale, le Conseil de sécurité, le Conseil économique et social, le Conseil de tutelle, la Cour internationale de justice et le Secrétariat, ont tous décidé que ces parties de la Palestine mandataire occupées par Israël après 1967 (la bande de Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem-Est) étaient constitutives des Territoires occupés. Depuis le 29 novembre 2012, l'Assemblée générale reconnaît ces territoires comme l'État de Palestine, État non-membre de l'ONU.

Question de la salle : Bonjour, merci infiniment pour cette présentation très claire. J'ai une question concernant le rapport présenté en 2004 par la CIJ. En 1991 a eu lieu la conférence de Madrid. On sait que c'était l'époque où les Nations Unies avaient été marginalisées, les États-Unis ayant pris les rênes. Mais le rapport de 2004 était fort intéressant, car il redonnait à l'ONU - ainsi qu'au droit - toute sa place au sein du processus. Comment se fait-il qu'aucune action juridique n'ait était entamée, bien que tout fût écrit dans ce document ? Qu'est-ce qui a été fait, n'a pas été fait, et pourquoi n'en a-t-on pas plus parlé ?

M. Ardi Imseis : Merci de cette question très importante, qui rejoint mon travail et mes préoccupations quotidiens. Sur le plan technique, la CIJ peut prendre deux types de décision. Tout d'abord pour tout ce qui concerne les affaires contentieuses, c'est-à-dire une dispute entre plusieurs État membres qui se présentent devant la Cour, les États peuvent se mettre d'accord au préalable pour que la Cour rende une décision qui sera contraignante. La Cour peut aussi rendre des avis consultatifs sur des questions juridiques, si elle a été saisie par un organe autorisé. Lors de l'affaire de 2004, la CIJ, saisie par l'Assemblée générale, selon l'article 96 de la Charte des Nations Unies, a ainsi rendu une opinion consultative, donc non-contraignante. Cependant, la Cour, organe judiciaire principal de l'ONU, chargée par la Charte des Nations Unies de faire appliquer le droit international public, a simplement confirmé des décisions juridiques qui avaient déjà été prises par d'autres organes de l'Organisation et qui trouvent leur racine dans le droit international coutumier, la plus grande partie des commentateurs et observateurs juridiques, des membres des organes principaux des Nations Unies, et d'autres, estiment que cette opinion constitue la représentation dominante du droit international applicable à cette question.

En ce qui concerne le suivi des décisions, un registre de l'Organisation des Nations Unies a aussi été créé concernant les dommages causés aux personnes morales et physiques par la construction du Mur dans les Territoires palestiniens occupés. Il y a eu peu de suivi de la part des acteurs concernés, même parmi les États membres des Nations Unies.

D'aucuns  - dont je fais partie - pensent qu'il serait dans l'intérêt de l'État de Palestine de demander un nouvel avis consultatif à la CIJ. L'avis consultatif de 2004 fut une révolution car il affirmait l'illégalité de nombre de mesures prises par le pouvoir occupant, notamment de l'occupation et de la construction d'un mur. Mais au paragraphe 162 de son avis, la Cour précise qu'elle « [...] croit de son devoir d'appeler l'attention de l'Assemblée générale [...] sur la nécessité d'encourager ces efforts en vue d'aboutir le plus tôt possible, sur la base du droit international, à une solution négociée des problèmes pendants [...] ». Soyons francs, il ne peut y avoir de négociations bilatérales entre les représentants de la population occupée de l'État de Palestine et ceux de l'État d'Israël, qui est une puissance nucléaire : il y a une énorme asymétrie de pouvoir entre les deux. On voit depuis plus de 20 ans que toute recherche de solution par la discussion bilatérale est vouée à l'échec et permet même à l'occupant de consolider son pouvoir sur le terrain. Je pense que cet avis consultatif de 2004, dans la mesure où il s'agit d'une réponse « pavlovienne » faisant par réflexe référence à de telles « négociations », porte préjudice à l'administration de la justice. Il faudrait donc demander un second avis consultatif sur une question simple : après 50 ans d'occupation en Palestine, quelles sont les conséquences juridiques de la présence continue d'Israël en Palestine et cette présence doit-elle cesser immédiatement, sans faire l'objet de négociations ? Ce sont de vraies questions, les dirigeants en Palestine ne les prennent pas complètement au sérieux bien qu'ils les examinent. Ils se concentrent sur le fait qu'ils poursuivent Israël pour des actions qui sont des crimes au sens du traité de Rome.

Question de la salle : Je voudrais poser une question. Qu'est-ce qui empêche les Nations Unies d'imposer une sanction contre Israël ? On parle de beaucoup de résolutions qui ont été votées mais il n'y a pas de sanctions. On ne peut avancer, soit dans la direction de la paix, soit dans celle d'une vie acceptable pour les Palestiniens. On a imposé des sanctions contre l'Iran, la Russie, mais pas contre Israël.

M. Ardi Imseis : L'ONU est une organisation « schizophrène », c'est à la fois la somme de tous ses États membres et, en même temps, une organisation internationale indépendante. En tant qu'ancien conseiller juridique des Nations Unies, je vous répondrai que l'ONU peut mener ou organiser des relations internationales avec d'autres organisations car elle est indépendante. Mais le pouvoir d'imposer des sanctions, qu'elles soient militaires ou non, dépend principalement d'un organe, le Conseil de sécurité, dominé par ses cinq membres permanents et donc également politique. Or les États-Unis ne permettraient jamais l'imposition d'une sanction contre Israël. Le Conseil de sécurité est incapable d'apporter des solutions qui ne soient pas militaires, qui relèvent de la diplomatie, pour mettre un terme à une occupation israélienne d'un demi-siècle. Si le Conseil de sécurité ne peut pas le faire, qui le pourrait ? Techniquement, l'Assemblée Générale peut prendre le contrôle sur une question de paix et de sécurité internationales après avoir constaté l'incapacité du Conseil de sécurité à prendre une décision (résolution de l'Assemblée générale 57/337 sur la prévention des conflits armés). L'État de Palestine a déjà utilisé cette possibilité pour faire voter un certain nombre de résolutions et la question qui était posée à la CIJ en 2004 était basée sur une de ces résolutions de l'Assemblée générale. Le fait de pouvoir utiliser cette possibilité n'est donc pas totalement exclu, notamment afin que l'Assemblée générale puisse recommander une forme de sanction contre l'État d'Israël, mais est-ce que les États agiraient par la suite ? Le droit est seulement un outil dans un monde d'interactions humaines et sociales, et parfois, c'est l'outil le plus faible. Il ne faut jamais considérer que le respect du droit par les États est acquis. Les États sont à la fois sujets et acteurs du droit international ; souverains, ils peuvent dans certaines circonstances s'exclure de son champ d'application. C'est ce que l'on voit dans le cas de la Palestine, étant donné que les moyens d'application du droit ont été arrêtés par les différents États membres.

Question de la salle : Soyons réalistes, seule une résolution sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies demandant le retrait des Territoires occupés sous six semaines, comme pour l'Irak en 1990-91, pourrait amener la fin de l'occupation. C'est ce que M. Jacques Chirac avait suggéré le 16 janvier 1991 à l'Assemblée nationale. Il faut qu'au moins un ou deux chefs d'État des cinq membres permanents du Conseil de sécurité puissent être déstabilisés. Ma question : va-t-on enfin débattre de politique étrangère lors de l'élection présidentielle française ?

M. Benjamin Sèze : Je ne suis pas sûr que M. Imseis soit le bon interlocuteur pour répondre à cette question. (Applaudissements dans la salle). Monsieur Imseis, une question pour rebondir : vous dites que l'Assemblée générale peut recommander des sanctions. Vous vous demandez ensuite si les États agiraient. Comment cela pourrait-il se passer d'un point de vue pratique, si l'Assemblée générale se saisissait de la question ?

M. Ardi Imseis : Très bonne question. La responsabilité juridique des États repose sur de nombreuses sources : premièrement, dans le cadre de l'organisation même de l'ONU, sur une résolution de l'Assemblée Générale qui peut, dans certains cas, être contraignante pour les États ; deuxièmement, sur le droit national de chacun de ces États ; troisièmement, sur les obligations internationales juridiques que ces États contractent, hors des liens qu'ils ont avec les Nations Unies. La France, par exemple, est partie à la quatrième convention de Genève pour la protection des personnes civiles en temps de guerre. L'article 1 de cet accord stipule que  « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à respecter et à faire respecter la présente convention en toutes circonstances », c'est-à-dire qu'elles doivent respecter le traité et s'assurer également que celui-ci soit respecté par les autres États. Le droit national peut incorporer des dispositions du droit international. Le Canada, par exemple, est maintenant responsable de s'assurer qu'Israël respecte la quatrième convention de Genève. Si un État manque à ses obligations, alors ses citoyens, ses contribuables, ont le droit de se retourner contre lui et de demander à leurs parlementaires de faire respecter les engagements pris. Voilà comment on peut mettre la pression en France sur les autorités françaises pour qu'elles agissent « correctement ». Les autorités françaises pourront alors répondre qu'elles l'ont déjà fait en se déchargeant de leur responsabilité sur l'Union européenne, qui a récemment déclaré qu'elle imposait le marquage des biens importés provenant des colonies israéliennes. Cet exemple montre comment un État pourrait ne pas faire face à ses obligations dans le cadre de ses engagements internationaux. De nombreuses mesures sont envisageables, comme le marquage de biens qui viennent des Territoires occupés, ou d'autres outils, comme des sanctions par exemple sur des entreprises qui sont actives en Palestine occupée. C`est un point d'entrée pour des citoyens engagés qui veulent que leurs parlementaires travaillent sur ces idées, pour parvenir à les faire aboutir.

M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup, Monsieur Imseis. Nous allons passer au deuxième exposé.

M. Daniel Seidemann et Mme Anat Ben Nun

M. Salman El Herfi, Ambassadeur de Palestine en France


* 2 Programme de l'Organisation des Nations Unies pour l'aide aux réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie.

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