Rapport de groupe interparlementaire d'amitié n° 146 - 17 mai 2017


Groupe interparlementaire d'amitié

France-Arménie ( 1 ( * ) )

L'engagement de la société civile turque
dans la reconnaissance du génocide arménien

Actes du colloque du 20 janvier 2017

Palais du Luxembourg

Salle Clemenceau

Les propos des intervenants durant cette journée d'échanges n'engagent qu'eux-mêmes, et ne sauraient donc être imputés au Sénat, ni considérés comme exprimant son point de vue ou comme ayant son approbation

AVANT-PROPOS

Plus d'un siècle après le génocide qui a frappé les populations arméniennes de l'ancien Empire ottoman, cette tragédie demeure niée par la Turquie, née de l'effondrement et de l'éclatement de l'Empire en 1918. La République turque en conteste la qualification, ce qui, en plus de refuser la réalité historique, paralyse ses relations avec la République d'Arménie.

L'Organisation des Nations unies a reconnu officiellement le génocide en 1985, le Parlement européen en 1987. De nombreux pays ont suivi la même voie, à commencer par la France avec l'adoption, par le Parlement, de la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001.

Parallèlement, le Sénat, tout en affirmant la reconnaissance par la loi de ce dramatique événement de l'histoire humaine, a souhaité contribuer au rapprochement des deux parties en leur offrant une enceinte de dialogue. Dans cet esprit, l'ancien président du Sénat, M. Christian Poncelet, avait réuni, le 8 novembre 2001, les maires d'Erevan et d'Istanbul pour mettre en place un programme de coopération décentralisée entre les deux villes et faciliter la compréhension mutuelle des deux peuples à travers leur jeunesse.

Les sociétés civiles arménienne et turque se sont impliquées par le lancement de diverses initiatives pour favoriser le développement des relations entre les deux États, en matière économique notamment.

Les Gouvernements arménien et turc eux-mêmes ont initié diverses actions en faveur d'une réconciliation. Le processus de rapprochement lancé en 2008 et 2009 avait abouti à la signature, à Zürich (Suisse) en octobre 2009, de protocoles sur le rétablissement des relations diplomatiques et l'ouverture de la frontière. Il avait aussi permis aux présidents arménien et turc d'assister, chacun dans le pays de l'autre, à un match entre les deux équipes nationales de football.

Ce processus qui avait suscité tant d'espoir est malheureusement aujourd'hui au point mort, la partie turque ayant décidé de lier la ratification des protocoles à la résolution du conflit territorial du Haut-Karabagh opposant l'Arménie et l'Azerbaïdjan.

À ce jour donc, isolées l'une de l'autre par leur histoire commune non apaisée, l'Arménie et la Turquie n'entretiennent toujours pas de relations diplomatiques et leur frontière demeure fermée depuis 1993.

Pourtant, le développement de cette région aux marches orientales de l'Europe impose que la paix s'y établisse, que les États normalisent leurs rapports, que leurs peuples cultivent les relations fraternelles auxquelles les conduisent naturellement leur voisinage.

Des femmes et des hommes de bonne volonté s'y emploient de part et d'autre de la frontière. Leur action courageuse dans des conditions difficiles mérite d'être soutenue.

C'est pourquoi le groupe interparlementaire d'amitié France-Arménie a souhaité donner la parole à celles et ceux qui, en Turquie, militent pour la reconnaissance du génocide arménien.

Une conférence a ainsi été organisée au Sénat réunissant quatre intervenants d'origines diverses : parlementaire, universitaire, journaliste et militante des droits de l'Homme, qui poursuivent un combat commun pour parvenir à terme à cette grande oeuvre humaine : la reconnaissance du génocide arménien de 1915 par la Turquie elle-même.

OUVERTURE

M. Philippe KALTENBACH
Sénateur des Hauts-de-Seine
Président du groupe interparlementaire d'amitié France-Arménie

Mesdames et Messieurs, bienvenue au Sénat.

Merci de vous être déplacés si nombreux.

Nous avons la chance de compter parmi nous de nombreuses personnalités. Je tiens à saluer, MM. Ara Toranian et Mourad Papazian, co-présidents du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), M. Benjamin Abtan, président de l'association antiraciste européenne EGAM, MM. Levon Amirjanyan et Sergey Azarian, deux représentants de l'ambassade d'Arménie, M. Evragoras Mavrommatis, représentant de la communauté chypriote, et des représentants de l'Institut kurde, ainsi que toutes les personnalités qui nous font l'honneur d'être présents aujourd'hui avec nous. Je remercie enfin nos quatre intervenants venus de Turquie pour cette conférence.

Je vais tout d'abord essayer de répondre à cette question que vous vous posez peut-être : pourquoi le groupe d'amitié France-Arménie du Sénat a-t-il souhaité organiser une conférence sur le thème de l'engagement de la société civile turque dans la reconnaissance du génocide arménien ?

Les sénateurs membres de ce groupe d'amitié, tous groupes politiques confondus, ont considéré qu'il était très important de mieux faire connaître l'engagement de celles et ceux qui, en Turquie, défendent la reconnaissance du génocide.

Depuis de nombreuses années, le combat pour la reconnaissance a porté ses fruits dans un grand nombre de pays. Beaucoup d'États ont reconnu officiellement le génocide arménien, ainsi que des autorités éminentes, telles que le Pape.

Ce combat continue à progresser. J'étais, il y a quelques mois, en Égypte, où j'ai rencontré un député, M. Mustafa Bakri, qui est en train de préparer le vote d'une résolution par le Parlement égyptien afin que son pays reconnaisse le génocide arménien. Une majorité de députés égyptiens a d'ores et déjà signé cette résolution.

En ce moment même a lieu au Danemark un débat sur la reconnaissance du génocide. Cette cause avance donc dans de nombreux pays -et c'est tant mieux !

Toutefois, l'élément essentiel demeure la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie elle-même. C'est en quelque sorte la dernière marche, qui est certainement la plus haute. Pour que nous puissions la franchir, il faut bien sûr qu'il existe une pression internationale partout à travers le monde, mais également que l'on soutienne ceux qui, en Turquie, militent en ce sens.

Leur action n'est pas facile, surtout dans le contexte actuel. Vous suivez de près ce qui se passe en Turquie : on constate malheureusement que le pouvoir du président Erdoðan est en train de glisser d'un régime déjà très autoritaire vers ce que l'on peut qualifier de dictature. On a aujourd'hui une démocratie formelle, certes avec des élections, mais une démocratie ne peut se résumer à une élection. Il faut aussi, a minima , qu'elle respecte l'opposition, les libertés fondamentales -liberté de la presse ou liberté d'expression- et les minorités.

Ce n'est malheureusement pas le cas en Turquie. Je dirai même que la situation s'aggrave de jour en jour. C'est particulièrement inquiétant.

Il était essentiel, dans ce contexte, que l'on puisse soutenir le combat courageux de ceux qui, en Turquie même, luttent pour la reconnaissance du génocide arménien et font évoluer les mentalités.

Nous avons la chance de recevoir deux éminents intellectuels, MM. Cengiz Aktar et Ahmet Insel, qui font partie de ceux qui sont à l'origine de L'appel au pardon de 2008, signé par plus de 30 000 Turcs. Cette pétition qui demandait aux Arméniens leur pardon pour le génocide de 1915, a suscité des réactions très fortes, en Turquie et dans le monde. Elle a permis de nouer un dialogue sur lequel ils reviendront, et de casser ce tabou en Turquie.

Mme Ay°e Günaysu, militante des droits de l'Homme, s'implique beaucoup dans les manifestations commémorant le 24 avril en Turquie.

L'an dernier, avec l'association EGAM 2 ( * ) , j'ai eu l'occasion de me rendre à Istanbul pour les commémorations du génocide arménien. Différents rendez-vous avaient été organisés, ainsi que des rencontres et des manifestations. J'ai bien senti à l'époque, avant même la reprise en main par le président Erdoðan à la suite de la tentative de coup d'État, une très forte pression sur ces manifestations. J'ai été frappé par le courage des Turcs qui prennent position et manifestent sur la place publique.

Nous avons connu des moments très forts à Istanbul l'an passé. J'espère que de telles manifestations pourront avoir lieu l'an prochain, car il faut maintenir ce combat pour la reconnaissance du génocide à Istanbul, là où tout a commencé, il y a plus d'un siècle.

Ma conviction profonde est qu'il faut que cette reconnaissance du génocide arménien soit effective en Turquie. Il s'agit du combat des Arméniens depuis un siècle, et le génocide a été une souffrance considérable auquel s'ajoute le négationnisme d'État. Comme l'a très bien dit Elie Wiesel, le négationnisme revient à assassiner une deuxième fois les victimes. C'est inacceptable. Le combat des Arméniens est juste, et nous devons continuer à l'appuyer, car il touche l'humanité tout entière.

La reconnaissance du génocide est aussi indispensable pour faire en sorte que la Turquie évolue vers une démocratie effective. En continuant à nier le génocide, la Turquie s'enferme dans un mensonge, et ceci contribue à une dérive autoritaire et au refus d'accorder les libertés fondamentales et de respecter les minorités. Il suffit de voir comment sont traités les Kurdes dans le sud-est de la Turquie.

Si l'on veut que la Turquie évolue vers la démocratie, il faut qu'elle passe par cette étape de la reconnaissance du génocide arménien. C'est rendre service à la Turquie que de mener ce combat.

En outre, il s'agit aussi de contribuer à la réconciliation entre les Arméniens et les Turcs. C'est indispensable. Ce fut le grand combat de Hrant Dink, dont nous avons célébré hier le dixième anniversaire de l'assassinat à Istanbul. Je profite de cette conférence pour rendre hommage à Hrant Dink et demander à ce que justice soit faite.

Il a donné sa vie pour la reconnaissance du génocide et pour la réconciliation.

Je vais tout d'abord donner la parole à M. Cengiz Aktar, politologue, journaliste, écrivain, spécialiste de l'Union européenne. Il a travaillé pour les Nations unies et l'Union européenne sur les politiques de migration et d'asile. C'était un grand ami de Hrant Dink.

Il a raconté cette aventure dans un ouvrage intitulé L'appel au pardon , il y a sept ans maintenant, mais cela reste d'actualité lorsqu'on sait ce qui se passe aujourd'hui en Turquie. Je vous conseille la lecture de cet ouvrage.

Tout le monde connaît également M. Ahmet Insel.

Il est également à l'initiative de l'appel au pardon. Il est professeur à l'université de Galatasaray et maître de conférences à l'université Paris I. Il est économiste, politologue et a écrit de nombreux ouvrages sur la Turquie moderne. Je citerai en particulier l'ouvrage remarquable qu'il a écrit avec M. Michel Marian, Dialogue sur le tabou arménien .

Ces deux intervenants s'exprimeront en français. Les deux autres intervenants s'exprimeront en anglais. Leurs propos feront l'objet d'une traduction simultanée.

Mme Ay°e Günaysu est militante des droits de l'Homme. C'est une féministe qui résiste au pouvoir très dur du Parti de la justice et du développement (AKP) et du président Erdoðan. Elle est une des chevilles ouvrières des commémorations du 24 avril à Istanbul. Merci, Madame, d'être venue spécialement de Turquie pour cette conférence.

Enfin, nous donnerons ensuite la parole à un homme politique, M. Garo Paylan, député au Parlement turc et d'origine arménienne. Cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas eu de parlementaire d'origine arménienne au Parlement turc. Je crois même qu'il faut remonter à 1915.

Il appartient au Parti démocratique des peuples (HDP), parti opposé à l'AKP du président Recep Tayyip Erdoðan, dont le leader est en prison, comme le sont douze autres parlementaires du HDP. Lui-même a été suspendu pendant trois jours du Parlement turc pour avoir osé prononcer le mot de « génocide » dans l'hémicycle.

Je l'ai rencontré à Istanbul en avril dernier.

En France, la politique n'est pas toujours facile. On prend des coups, on subit des critiques, des attaques, des coups bas, mais lorsqu'on voit ce qu'endurent les députés de l'opposition en Turquie, on se dit qu'on a bien de la chance en France. M. Garo Paylan subit des menaces de mort et dispose en permanence d'un garde du corps à Istanbul.

La pression du pouvoir pour intimider ou interdire toute expression à l'opposition démocratique est très forte. C'est inqualifiable et scandaleux, et je considère qu'en France comme en Europe, nos gouvernements ne le dénoncent pas assez. Ce qui se passe en Turquie est à nos portes.

Il faut que l'Europe cesse d'être conciliante en raison du soi-disant accord sur les réfugiés passés entre la chancelière allemande, Mme Angela Merkel, et le président Erdoðan, qui constitue une forme de chantage. Soyons fermes et dénonçons la dérive dictatoriale de la Turquie.

C'est la meilleure manière d'aider et de soutenir ceux qui combattent l'AKP et M. Recep Tayyip Erdoðan en Turquie.

Je laisse à présent la parole à nos intervenants.

INTERVENANTS

M. Ahmet INSEL

Économiste, politologue, professeur à l'université Galatasaray et maître de conférences à l'Université Paris I

M. Garo PAYLAN

Député turc (d'origine arménienne) du Parti démocratique des peuples (HDP)

Mme Ay°e GÜNAYSU
Militante turque des droits de l'Homme

M. Cengiz AKTAR
Politologue, journaliste et écrivain

Ce document constitue un instrument de travail.

Il a un caractère informatif et ne contient aucune prise de position

susceptible d'engager le Sénat.

INTERVENTIONS

M. Cengiz AKTAR
Politologue, journaliste et écrivain

Bonsoir à tous !

Le sénateur Kaltenbach a choisi d'organiser cette conférence le 20 janvier, durant la semaine de commémorations du dixième anniversaire de l'assassinat de Hrant Dink. C'est une idée très judicieuse et je l'en remercie.

Cela fait dix ans que la situation perdure. On ne sait pas quand les choses vont s'achever. C'est la vingt-neuvième fois que le tribunal se réunit. Beaucoup de juges ont traité ce dossier.

Je ne vais pas parler ici du procès mais du travail de mémoire qui a commencé à avoir lieu en Turquie et dont Hrant Dink a été un acteur très important, en essayant d'en établir les bases.

Pourquoi ? Comment cela fonctionne-t-il ? Quels sont les véritables acteurs ? Où peut-on aller à partir de là ?

La mémoire est interdite, nous le savons tous, manipulée.

Comment se fait-il qu'on se soit intéressé au génocide arménien depuis seulement dix à quinze ans, et à ce qui s'est passé en Anatolie lors de la création de cette Nation turque qui a intégré tous les éléments non musulmans de la région, comme les Syriaques, les Grecs ou les Arméniens ?

Il faut resituer cela dans l'histoire récente. Je situe la date clé en 1983. Après le dernier coup d'État en règle et le passage au pouvoir civil, les deux grands groupes qui ont été exclus de la Nation -les Kurdes et les musulmans- sont apparus sur la scène publique.

Il ne faut pas croire que les musulmans faisaient partie de la scène publique. Certes, il n'y avait plus qu'eux, mais ils étaient interdits de manifestations publiques, à cause du caractère laïc, voire laïcisant de la Nation turque.

Les Kurdes étaient certes musulmans -ils le sont d'ailleurs toujours- mais ne pouvaient se réclamer de leur « kurdicité ».

Ces deux grands groupes sont apparus sur la scène publique après 1980 et ont commencé à prendre des initiatives. Aujourd'hui, Garo est membre du HDP, mais il était auparavant impensable d'envisager l'existence d'un parti politique d'obédience kurde !

La définition même de Nation homogène a volé en éclats. Toutes les autres identités qui avaient été rayées de la carte sont réapparues sur la scène publique, et le travail de mémoire à proprement parler a débuté en Turquie.

Hrant Dink n'est bien entendu pas le seul à avoir été un acteur majeur de ce mouvement. Je voudrais insister sur trois caractéristiques essentielles de ce travail de mémoire. Il s'agit tout d'abord d'un travail sociétal. Ce n'est pas l'État qui l'a initié, mais la société civile turque qui en a pris l'initiative, pour des raisons relativement simples : une société amnésique ne pouvait être guérie par un État qui l'a lobotomisée. Il ne fallait pas attendre que l'État décide un jour de parler des génocides arménien, grec, chaldéen, etc.

Cet État, qui a travaillé à la « démémorisation de la société », a entre-temps réuni beaucoup d'adeptes. Tous les biens des Grecs, des Arméniens ou d'autres ont été distribués. Beaucoup étaient complices de cette position négationniste et du refus de reconnaître les faits, et a fortiori d'en parler.

Un travail sociétal est ce qu'il y a de plus sain et de plus pérenne. Je cite toujours l'exemple du chancelier Willy Brandt qui, lors de sa visite à Varsovie en 1970, s'est agenouillé devant le mémorial des victimes du soulèvement du ghetto de la ville contre les nazis. Un débat redoutable a eu lieu en Allemagne à l'époque autour de la question de savoir dans quelle mesure un chancelier allemand pouvait demander pardon aux Juifs. En fait, le travail de mémoire a été initié après Nuremberg par le nouvel État fédéral, et non par la société.

Cette dynamique sociétale est importante, mais constitue évidemment un travail pédagogique lent, qui demande beaucoup de persévérance. Il ne faut pas s'attendre à des résultats immédiats. En Turquie, la jeune génération, surtout dans les grandes villes, ignore aujourd'hui l'histoire des Arméniens ou des Grecs, même si beaucoup d'Arméniens essayent de gagner leur vie en Turquie.

C'est un travail de longue haleine, qui se poursuit encore aujourd'hui. Je ne sais comment les choses vont évaluer.

Dans un ouvrage collectif intitulé La repentance , paru il y a un an et demi aux éditions du Cerf, je passe en revue les diverses formes et pratiques de ce travail de mémoire. J'y distingue quatre catégories dans le travail de mémoire.

La première concerne la mémoire universitaire et scientifique. Ragip Zarakolu a certainement été dans ce domaine un précurseur, grâce à sa maison d'édition belge. Il a débuté ce travail en 1977, avec un grand courage, à une époque où on ne pouvait parler de génocide.

D'autres maisons d'édition ont commencé à en parler. Il est encore aujourd'hui très difficile de produire une thèse de doctorat sur la question arménienne, tout comme sur la question grecque. Il existe là un vide de connaissances colossal qui ne demande qu'à être comblé.

La deuxième catégorie relative au travail de mémoire a trait à la mémoire individuelle. Dans les années 1960 à 1970, les mères arméniennes demandaient souvent à leurs enfants de ne pas les appeler Mayrik dans la rue, préférant rester discrètes.

Or, ceci est pratiquement terminé. La mémoire individuelle se met en place. Les Arméniens ont moins peur depuis dix à quinze ans. Ce travail est très précieux, car les gens fouillent dans leurs racines arméniennes. On dit souvent que chaque famille kurde compte une grand-mère arménienne. Les Kurdes commencent donc à parler de leur grand-mère arménienne.

L'exemple le plus parlant est le livre de Fethiyé Cetin. C'est un travail une fois de plus très sain, pas seulement pour les Arméniens ou les Kurdes qui ont des grands-parents arméniens, mais aussi pour les Turcs et les musulmans dont les familles ont dû se convertir pour survivre.

Comme ce fut le cas en France, grâce aux Justes - même s'ils sont aujourd'hui décédés - la restitution de la mémoire individuelle est très importante en Turquie. Cela met véritablement en lumière les racines de la société.

La troisième catégorie relative au travail de mémoire est celle de la mémoire publique et collective.

Il y a évidemment là beaucoup à dire. Mme Ay°e Günaysu et son organisation consacrée aux droits de l'Homme ont été parmi les fers de lance des commémorations du génocide du 24 avril qui, auparavant, se déroulaient dans un espace fermé. Aujourd'hui, elles sont ouvertes au grand public.

Cette visibilité collective, on la retrouve aussi dans la pétition appelant au pardon, dont le sénateur Philippe Kaltenbach a parlé.

À ce sujet, M. Baskin Oran, qui a été impliqué dès la première heure dans cette pétition, m'a appris ce matin par mail que le site web consacré à ce sujet, qui n'était cependant plus interactif, a disparu d'Internet. On ne sait ce qui s'est passé. Il doit être quelque part dans le cyberespace. J'espère pouvoir régler le problème.

On trouve également dans cette troisième catégorie dédiée à la mémoire publique et collective moult autres éléments consacrés aux Grecs et aux Syriaques.

Même si l'utilisation du mot de génocide est toujours punie par l'article 305 de la loi, on le prononce aujourd'hui alors que ce n'était jamais le cas auparavant.

Il existe aussi des travaux universitaires sur les anciens noms des villages ou des catalogues raisonnés des fondations arméniennes sur le territoire ottoman. Nombre de travaux -toujours initiés par les acteurs de la société civile- existent bel et bien de nos jours et tentent de trouver leur place, malgré un environnement peu propice.

La quatrième et dernière catégorie liée au travail de mémoire est celle consacrée à la mémoire culturelle et cultuelle, dont l'exemple le plus criant est probablement la réparation par les fonds publics locaux de l'église Sourp Guiragos, dans le quartier de Sur, à Diyarbakir, qui a cependant souffert des récents bombardements turcs contre les Kurdes.

On constate donc, d'un côté, un travail de mémoire très important, avec une initiative locale de la municipalité kurde, qui a décidé de réparer cette église, l'une des plus grandes du Moyen-Orient, et, de l'autre, un « retour de bâton » dans la région, qui a eu pour conséquence d'endommager Sourp Guiragos.

Aujourd'hui, la grande question est de savoir dans quelle mesure ce travail de mémoire pourrait être poursuivi dans le climat politique actuel. C'est très difficile dans un environnement où il n'existe pratiquement plus de liberté de parole.

Il ne faut pas se leurrer : c'est un long travail de pédagogie, ainsi que je le disais. Après dix à quinze ans de coups d'éclats et d'actions substantielles, on entre probablement dans une ère d'interrogations au sujet de ce travail de mémoire qui, je le répète, ne concerne pas seulement le génocide arménien, mais aussi ce qui s'est passé en Anatolie à partir de la fin du XIX e siècle avec l'invention de la Nation.

Je laisse sur ce point la parole à mon ami Ahmet Insel. Merci.

M. Philippe KALTENBACH - Monsieur Insel, vous avez la parole.

M. Ahmet INSEL
Économiste, politologue, professeur à l'université Galatasaray
et maître de conférences à l'Université Paris I

Merci, Monsieur le sénateur, d'avoir organisé cette rencontre. Il est très émouvant de s'exprimer aujourd'hui face à une salle aussi pleine.

Quelle est l'origine de l'avancée qui a eu lieu depuis quinze ans, ce qui représente à la fois beaucoup et très peu ? Si l'on regarde du côté turc, cela paraîtrait très important par rapport à ce qu'on a connu dans les années 1960. Si on regarde du côté arménien, on en est toujours au même point depuis 100 ans.

Il y a là deux moments, deux vitesses, deux espoirs que nous aimerions voir converger rapidement. Toutefois, comme le démontre ma question, nous ne sommes aujourd'hui pas très optimistes. Peut-être cela peut-il changer demain...

Cengiz a rappelé que les questions que se pose la société civile proviennent de la contestation du pouvoir en Turquie par des personnes comme Ragip Zarakolu, qui a fondé les éditions Belge en 1977, Hrank Dink ou ceux, comme Cengiz et moi-même, dont la politisation est marquée par les années 1970.

C'est à cette époque que la jeunesse commence à contester le nationalisme des aînés, à remettre en cause l'histoire officielle et le kémalisme, d'une manière parfois violente ou politique, suivant les traditions de chacun. Ces mêmes personnes sont, quinze ans plus tard, dans les années 1990, à l'origine d'initiatives concernant la question kurde, arménienne, ou les droits de l'Homme.

Il existe de ce point de vue un phénomène de génération. Ceux qui avaient l'espoir d'accélérer la démocratisation de la Turquie ont remis en cause l'histoire officielle qui nie le génocide arménien et les crimes à l'encontre des Alévis qui ont eu lieu à Dersim en 1938. C'est toujours dans de tels moments que les questions se posent, comme celles à propos du fameux impôt spécial sur la fortune des minorités religieuses en 1942, etc.

On a découvert avec horreur en 2000, dans le journal Agos, qu'il existait aux ministères des Affaires étrangères et de l'Intérieur une commission interministérielle, la « commission secondaire des minorités », chargée de suivre individuellement les organisations essentiellement arméniennes, mais aussi juives ou grecques.

Cette commission bloque toute demande de restitution des biens que les fondations arméniennes ou grecques réclament après avoir été expropriées à partir des années 1970, sur la base d'un pseudo-argument légal remontant à une déclaration de 1936.

Durant les années 1960 à 1970, l'armée a détruit ou transformé des églises arméniennes, comme le rappellent certains mémoires. La mairie de Bodrum a ainsi dynamité l'église orthodoxe grecque de la ville parce qu'elle n'arrivait pas à la démolir.

Cette vague qui consiste à effacer les traces de la présence culturelle continue de manière générale. Une fois qu'on a plus ou moins réalisé le nettoyage humain, on efface les traces de toute présence arménienne ou grecque, essentiellement en Anatolie.

Les années 2000, de ce point de vue, vont constituer un tournant. L'État commence à faire preuve d'un certain assouplissement. L'AKP, arrivée au pouvoir en 2002, qui représente aujourd'hui une sorte de dictature constitutionnelle dont le Parlement turc débat, ne présente alors pas les mêmes tendances.

La libéralisation que l'on a connue ces années-là ne touche pas que les Arméniens. Personnellement, je n'apprécie pas plus les Arméniens que les Grecs ou les Turcs. Ma famille n'a pas d'origine arménienne. C'est une famille kémaliste, turque, sunnite, qui représente parfaitement la classe dominante.

Pourquoi m'interroger dans ces conditions sur la question arménienne ? Car cela fait partie de manière indiscutable de notre processus de démocratisation !

Les années 2000 représentent l'accélération de notre processus de démocratisation. Je ne reviendrai toutefois pas sur les progrès que nous avons accomplis durant cette période.

Réunir place Taksim, le 24 avril, 3 000 personnes sur les 80 millions d'habitants que compte la Turquie, c'est très peu ! Nous restons donc une minorité, mais avec un droit de parole -en tout cas jusqu'à récemment- et la possibilité de réaliser des colloques et des conférences. La fondation Hrank Dink organise tous les ans des réunions sur la question arménienne, qui connaissent une large participation.

Ma maison d'édition a publié le livre de Raymond Kévorkian, il y a deux ans. Elle en a vendu plus de 3 000 exemplaires sans connaître de problèmes, d'interdiction ou d'enquête. Nous avons donc jusqu'à présent gagné beaucoup d'espace en matière de conférences et de publications. Pour le reste, les choses n'avancent pas vite.

J'en reviens à la question de la démocratisation, qui constitue un problème s'apparentant à celui de la poule et de l'oeuf. En effet, pour que la Turquie se démocratise, il faut qu'elle reconnaisse le génocide arménien et, pour qu'elle reconnaisse le génocide arménien, il faut qu'elle se démocratise : on n'arrive pas à en sortir !

Étant donné mon âge, je ne verrai probablement jamais les puissances extérieures imposer la reconnaissance du génocide arménien à la Turquie. Cela nécessite un changement total de géopolitique, une guerre ou je ne sais quoi.

En revanche, même si le mot de génocide n'est pas officiellement admis par les autorités turques, la mémoire arménienne est reconnue grâce à tout le travail qui se fait autour du sujet. Nous avons néanmoins énormément perdu du fait du recul de la démocratie par rapport à il y a deux ans.

La coalition nationaliste, ultranationaliste et conservatrice musulmane agit aujourd'hui comme un rouleau compresseur vis-à-vis de toutes les libertés. Nous ne savons pas où les choses s'arrêteront.

On connaît aujourd'hui une fuite en avant vers un autoritarisme exacerbé. On n'arrive pas à trouver les mots exacts. Il existe des élections, mais on assiste à une personnalisation du pouvoir de plus en plus importante et à la quasi-suppression de la séparation des pouvoirs.

Les sciences politiques comportent énormément de concepts. Certains parlent d'autocratie. Il est vrai que c'est une dimension que l'on rencontre de plus en plus dans le régime.

Certains estiment qu'il s'agit d'un mélange de démocratie et de dictature et emploient le terme de « démocrature ». C'est le cas en Russie, mais il faut être conscient qu'une partie importante de la société turque
-environ un peu plus de la moitié- soutient cette situation.

Notre problème n'est pas simplement celui de l'autoritarisme par le haut, mais également celui d'un certain autoritarisme par le bas. Nous ne vivons donc pas seulement une situation de post-coup d'État militaire. Pourquoi la société appelle-t-elle à s'unir derrière un autocrate ?

Je pense que la réflexion sur l'absence de travail de mémoire est extrêmement importante pour comprendre cette notion d'autoritarisme par le bas de la société, fondé sur la peur, la haine et sur le risque de voir revenir les fautes et les crimes accumulés au cours de l'Histoire. Or, ceux-ci reviennent d'une certaine manière.

Si aujourd'hui les Arméniens ne sont pas particulièrement menacés en Turquie, c'est parce qu'il en reste très peu. S'ils étaient cinq millions, je ne sais si les choses se passeraient de la sorte. On le voit d'ailleurs avec les quinze millions de Kurdes qui sont bien malmenés.

Il y a en Turquie, dans cette majorité turque, musulmane et sunnite, un vrai problème face à la diversité, à la pluralité, à la reconnaissance de l'autre. Il n'y a plus de minorités religieuses en Turquie, plus d'Arméniens
-50 000 au maximum, 3 000 Grecs orthodoxes, à peu près 15 000 Juifs et environ 50 000 à 60 000 Syriaques, soit moins de 1 % de la population turque.

C'est une société qui vise l'homogénéité, mais cela ne suffit pas. Ce sont aujourd'hui les Kurdes qui sont devenus les hôtes de la Turquie. À l'avenir, ce seront les démocrates qui prendront leur place.

C'est une société qui produit une dynamique d'épuration permanente, faute de fournir un travail de mémoire, parce qu'elle a peur d'elle-même, de son histoire et du retour de celle-ci. C'est une société qui vit toujours dans la peur de l'ennemi intérieur. Or, une société qui se sent menacée par des ennemis intérieurs n'est plus une société.

Je terminerai en disant que je suis très inquiet quant à l'avenir de la Turquie. On assiste aujourd'hui à une fuite des démocrates, des Kurdes et des intellectuels. Nous vivons une période extrêmement difficile. Je ne sais où les choses s'arrêteront. Chaque jour, on se dit que tout était mieux hier. Nous assistons à une véritable descente aux enfers et, en Turquie, on sait bien que le fond de l'enfer n'existe pas.

Nous ne savons pas où cela peut s'arrêter, mais je suis sûr que lorsque la population turque dira : « Plus jamais cela ! », on pourra commencer un vrai travail de mémoire.

J'espère le voir un jour.

M. Philippe KALTENBACH - La parole est à Mme Ayþe Günaysu.

Mme Ay°e GÜNAYSU
Militante turque des droits de l'Homme

Merci à tous ceux qui ont pris le temps de venir aujourd'hui, ainsi qu'au sénateur Kaltenbach, membre de la délégation du réseau de parlementaires Elie Wiesel mise sur pied par EGAM 3 ( * ) .

Je remercie également infiniment le Sénat français, qui a bien voulu accueillir ce débat.

Je suis ici en tant que représentante d'une association des droits de l'Homme en Turquie. Je suis très touchée par cette invitation.

La question qui nous réunit concerne l'engagement de la société civile turque dans la reconnaissance du génocide arménien, mais c'est bel et bien l'État turc qui porte ce fardeau et qui perpétue les politiques qui concernent celui-ci. Si la reconnaissance ne provient pas de l'État lui-même, il ne s'agit pas d'une véritable reconnaissance.

Certes, nous lançons des initiatives, nous menons des campagnes, des organisations de droits de l'Homme sont impliquées, mais cela ne compte pas par rapport à la reconnaissance du génocide par l'État turc.

Néanmoins, notre engagement de combattre le négationnisme par tous les moyens fait pour nous véritablement sens. Nous autres -membres d'associations de droits de l'Homme, intellectuels, militants- menons une lutte qui revêt pour nous une grande signification.

Cependant, le public turc ne nous entend pas. Nous sommes vraiment minuscules par rapport à la grande masse des habitants de Turquie.

Une grande partie de la population est contre nous, et la plupart des personnes ne s'intéressent pas du tout à cette question. Le déni du génocide est donc fondé sur un soutien populaire très large du public turc.

Notre association a été la première, en 2005, à commémorer le génocide arménien, non pas publiquement, mais dans ses bureaux, où nous avions organisé une conférence de presse pour demander que l'État reconnaisse ce génocide. Croyez-vous que nous ayons été fiers de ce que nous avons fait ? Non, car l'événement intervenait avec 90 ans de retard !

La responsabilité en incombe bien sûr à l'État, mais également aux socialistes et aux communistes turcs. J'ai été autrefois membre du parti communiste turc. Nous étions marxistes léninistes et internationalistes. On a combattu pour l'Amérique latine, on a été impliqué dans la lutte en Angola, on a entonné les chants du répertoire communiste international -j'en connais toutes les paroles en espagnol- mais on ne savait pas ce qui était arrivé aux Arméniens dans notre pays ! On méconnaissait totalement ce génocide car, traditionnellement, la gauche turque était kémaliste. Ils l'ont toujours nié, mais c'est un fait.

Comment avons-nous pu être internationalistes sans savoir ce qui passait dans notre propre pays ? C'est ainsi...

On a cependant fini par se pencher sur les mythes fondateurs de la République turque. On a parlé de la libération, de l'anti-impérialisme, etc. Nous avons donc -et je m'inclus dans ce pluriel- une responsabilité dans la situation actuelle et dans ce qui s'est passé.

Je vous ai dit que le public turc ne nous a pas entendus. On a écrit certaines choses. L'État turc le savait et n'a cependant pas interdit nos commémorations.

En Turquie, les manifestations, même silencieuses, pouvaient faire l'objet d'interventions policières violentes, où les manifestants étaient frappés. Si les autorités ne voulaient pas effectuer le sale travail, ils pouvaient faire appel aux Loups gris, groupe ultranationaliste paramilitaire. Elles ne l'ont toutefois pas fait car elles savaient que le public turc n'était pas intéressé par notre message. On n'arrivait pas à communiquer avec lui.

Ce que nous réclamions était plutôt radical. On voulait non seulement la reconnaissance, mais aussi la réparation et la compensation des pertes subies par les Arméniens -terres, matériels, etc. Nos demandes étaient lues à haute voix, en pleine rue. Les policiers étaient là, mais n'entreprenaient rien contre nous. Cela a changé depuis. On a vu ce qui est arrivé à certains.

Il y a deux raisons à ce changement. L'État turc a décidé de changer les règles du jeu. Il ne voulait plus prétendre faire partie du monde occidental démocratique, et a décidé de mettre un terme à ce qu'il considérait comme une chimère, en prenant la voie de la dictature totale.

Ce qu'a dit Garo Paylan à la télévision devant 60 millions de personnes était très important. Cela a constitué un signe de mauvais augure pour la suite.

J'ai parlé de l'engagement dans la lutte contre le déni. Il ne s'agit pas seulement d'un manque de reconnaissance. Cela va bien au-delà. Le déni, le négationnisme, consistent à empêcher les institutions de fonctionner et à obliger les personnes à respecter ce qu'impose l'État.

Cela engendre la haine des victimes du génocide, non seulement des Arméniens, mais aussi des Grecs et des Assyriens. Cela signifie que les descendants des assassins vivent aux côtés des descendants des victimes. Cela veut dire également qu'il existe une véritable inégalité structurelle entre les survivants et les descendants des auteurs de ces crimes.

Le déni représente un manque de sécurité. Il réduit les victimes au silence.

Tout au long de la période de la République -qui est d'ailleurs assez méconnue- l'opinion publique arménienne était obligée d'être d'accord avec les autorités turques, sous peine d'être réduite au silence.

Les journaux de l'époque ont été parmi les premiers à élever la voix. Des écrivains ont été jetés en prison, des organes de presse ont été fermés, et les Arméniens ont perdu leurs intellectuels pour la deuxième fois -poètes, écrivains, etc.

En Turquie, des crimes contre l'humanité ont été commis dans les provinces. Les corps des victimes ont disparu. Aujourd'hui, ce qui se passe en Turquie est en quelque sorte le résultat de ce génocide et du déni dont j'ai parlé. Si les gouvernements successifs ont changé, ce n'est pas le cas de l'État turc. Le peuple turc suppose qu'il est normal que l'État puisse commettre un crime au nom de l'intérêt de la Nation. Les crimes ne peuvent donc que continuer.

De manière pessimiste, je pense que l'État turc ne reconnaîtra pas le génocide tant qu'aucune crise profonde ne viendra bouleverser ses fondements.

Nous allons continuer notre combat. On ne peut vivre sans se battre. C'est un devoir moral. C'est une question de valeur, de personnalité.

On peut citer l'exemple de la Résistance française durant la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas exactement la même chose, mais les Résistants français, en faisant sauter un pont ou une ligne de chemin de fer, savaient qu'ils ne gagneraient pas contre la machine énorme et infernale que constituait le nazisme, mais ont néanmoins continué leur combat parce qu'ils ne pouvaient faire autrement.

Ils se sont battus pour défendre leurs valeurs et ce qu'ils étaient. Nous allons quant à nous continuer le combat. En tant que militants des droits humains, nous allons tout faire pour appuyer Garo Paylan bien que nous sachions que l'État turc ne changera pas tant qu'il ne plongera pas dans une grande crise destructrice.

M. Philippe KALTENBACH - Je vais à présent donner la parole à Garo Paylan pour conclure. J'ai senti chez les universitaires et les militants des droits de l'Homme un peu de pessimisme -peut-être un peu trop.

J'ai toujours en mémoire la phrase de Nelson Mandela qui, du fond de sa prison, continuait après vingt-cinq ans d'incarcération à dire qu'il restait toujours optimiste, même dans la pire des adversités. Si Nelson Mandela a pu résister vingt-cinq ans en prison et en finir avec l'apartheid en Afrique du Sud, c'est la preuve qu'il n'existe pas de combat perdu d'avance. On peut bien sûr se battre parce qu'il n'y a pas d'autres solutions, mais lorsque la cause est juste, on finit toujours par gagner.

Il ne faut donc pas sombrer dans le pessimisme. C'est à force de taper sur le mur que celui-ci finira par s'écrouler. Personne ne croyait que le mur tomberait à Berlin, ni que l'apartheid cesserait un jour en Afrique du Sud. Je suis persuadé que la Turquie reconnaîtra un jour le génocide arménien et j'espère le voir de mon vivant.

Les politiques sont souvent optimistes. Ils doivent porter l'espoir pour faire en sorte que la population adhère.

Garo, à toi la parole pour porter l'espoir d'une Turquie démocratique.

M. Garo PAYLAN
Député turc (d'origine arménienne) du Parti démocratique des peuples (HDP)

Oui, la Turquie vit malheureusement les mois les plus sombres de son histoire. Énormément de personnes souffrent, et pas seulement les Arméniens. Notre pays saigne et le quotidien apparaît très sombre. Chaque jour, beaucoup de nos amis sont arrêtés, et beaucoup meurent dans la région. La Turquie est engagée dans la guerre d'indépendance.

Une autre guerre d'indépendance a eu lieu, il y a 100 ans, contre les Anatoliens, les Arméniens, les Assyriens, les Grecs et les Juifs.

Comme je l'ai dit la semaine dernière au Parlement, nous avons, lors de cette guerre, perdu quatre peuples.

Aujourd'hui, la nouvelle guerre d'indépendance vise principalement les Kurdes.

Hier, je suis allé célébrer le dixième anniversaire de l'assassinat de Hrank Dink sur le trottoir où il est tombé. On n'a pas pu rendre justice à Hrank Dink, et tous ses espoirs sont malheureusement cachés derrière des montagnes.

Il y a dix-huit mois, lors des élections de juin 2015, nous étions ravis. Je suis l'un des fondateurs du HDP et tout le spectre politique s'est réuni pour dire au peuple turc que nous avions besoin d'être ensemble
-conservateurs, populations altaïques, alaouites, chrétiennes, etc.

Nous avons créé un parti brique après brique, sans argent. Nous avons obtenu 13 % des voix et avons surtout reçu 65 % de témoignages de sympathie. Notre voie est donc la bonne.

Les gens n'ont pas forcément voté pour nous, mais ont estimé qu'ils pourraient le faire un jour. C'est très important. Nous étions alors très heureux, et tout le monde entamait des danses kurdes, arméniennes, turques. Ces fêtes ont duré toute une semaine, durant laquelle Recep Tayyip Erdoðan s'est tu. Il n'est pas apparu à la télévision, restant dans son palais.

La tante de ma mère, qui est âgée de 95 ans, m'a conseillé de ne pas trop me réjouir, car quelque chose de mauvais n'allait pas manquer d'arriver. C'est ce que l'on dit en Anatolie en pareilles circonstances.

La nuit même des élections, le chef du parti nationaliste a dit qu'il fallait organiser de nouvelles élections.

Il a obtenu davantage de pouvoir -plus de quatre-vingts députés. On n'a pas compris pourquoi il souhaitait de nouvelles élections. Je pense que cet accord a été mis sur la table avant qu'ils ne s'entendent à propos de la coalition nationaliste.

Ils avaient besoin d'une guerre pour créer une autre identité et combattre l'identité kurde, qui se trouvait un peu partout à l'extérieur du pays. Ceci est apparu comme une gifle à l'encontre d'une idéologie turque vieille de plus de 100 ans, et tous ceux qui soutenaient le HDP ont été soit éliminés soit jetés en prison.

J'ai enterré énormément d'amis au cours de ces dix-huit derniers mois, des journalistes, des universitaires, des politiques, des militants. Nombre de personnes sont actuellement en prison et on n'en comprend pas la raison.

Ils ont même incarcéré des personnes qui n'avaient rien à voir avec notre mouvement. Recep Tayyip Erdoðan a voulu faire un exemple, alors que je ne suis même pas en prison. La politique de la peur a commencé à régner partout. Même Asli Erdoðan, la romancière, militante des droits de l'Homme, a été jetée en prison !

Hier, pour commémorer l'assassinat de Hrank Dink, un peu plus de 1 000 personnes étaient sur place. Les autres années, on en comptait plus de 10 000. Les gens ont peur. Comme vous le savez, on enregistre beaucoup d'attentats et d'explosions en Turquie.

On demande que la Turquie change, mais on n'aurait peut-être pas dû. On a laissé des choses en route.

Les Occidentaux ont collé une étiquette sur le président Recep Tayyip Erdoðan en disant qu'il constitue un leader musulman et démocratique, mais plus il a eu de pouvoir, plus il l'a perverti.

Il a aujourd'hui réalisé une coalition avec le parti nationaliste. La Turquie va donc devenir un pays réservé aux Turcs. La nouvelle Constitution va être établie en leur faveur.

La semaine dernière, j'ai fait un discours au Parlement durant lequel j'ai dû prononcer le mot de « génocide » au moins vingt fois. On m'a fait une remarque, mais rien n'a été tenté contre moi. Grâce aux efforts de personnes comme Hrank Dink, Ay°e et son groupe de défense des droits humains, on peut désormais utiliser le mot de « génocide ».

J'ai dit lors de ce débat que la nouvelle Constitution pouvait soulever des objections. Certains groupes resteront silencieux, comme c'est le cas depuis plusieurs générations, ou décideront de faire entendre leur voix. Ne commettons pas les mêmes erreurs qu'il y a 100 ans en prétendant que c'est une Constitution pour les Turcs, un pays turc, un pays musulman.

Notre mouvement de résistance n'a peut-être pas été aussi fort que celui des Kurdes, mais de 1913 à 1923, tous les peuples d'Anatolie et d'ailleurs ont perdu le droit de vivre dans un pays libre, avec une pluralité de tribus et d'origines.

Lorsque j'emploie le mot de « génocide », tout le monde se met à en parler. C'est le signe d'un changement de la société turque, alors que je l'avais déjà fait plusieurs fois auparavant ; mais bientôt, on ne reconnaîtra plus les droits des Kurdes ni le génocide. On ne permettra même plus que l'on utilise le terme. On sera revenu dans les années 1990.

Hrank Dink, qui était très courageux, dans ses publications, devait mettre le terme entre guillemets. Il a été emprisonné, traîné en justice pour avoir oublié les guillemets.

Après son assassinat, Agos n'a plus utilisé de guillemets. Aujourd'hui, les termes de génocide ou de génocide arménien doivent à nouveau être pourtant mis entre guillemets. Nous n'allons cependant pas les laisser faire !

La Constitution, instaurée en 1876, citait tous les peuples de Turquie -Arméniens, Grecs, etc. Les gens étaient très heureux en ce temps-là. Malheureusement, cette Constitution n'a pas duré très longtemps, et le Sultan l'a bafouée un an après sa promulgation, décidant que lui seul dirigeait. En 1908, sous la révolution, beaucoup de personnes ont été à nouveau très heureuses, mais cela n'a pas duré. Quelqu'un a pris le pouvoir et a piétiné tout le reste.

En 1920, nos idées se sont imposées, mais pas pour longtemps.

On nous demande toujours de ne pas aller pas trop loin pour que la réaction ne soit pas trop dure. C'est donc comme par le passé. Tout comme Ayþe, je ne suis pas très optimiste. Qui va se remettre de cette crise et de ces difficultés ?

Au Parlement, une centaine de racistes et de nationalistes s'en sont pris à moi. Les autres sont restés silencieux, mais je pense qu'ils les soutenaient. Le MHP (Parti d'action nationaliste) et l'AKP ont demandé qu'on me limoge. Ils ont voté à main levée pour qu'on me jette dehors à cause de l'emploi du mot « génocide ».

Qui se relèvera après cette crise ? C'est toute la question, et c'est terrible.

Notre pays dépend de nous, qu'il s'agisse de l'Anatolie ou des autres régions. Nous devons tenir pour notre pays, qui est en souffrance et qui risque de ne jamais se relever.

Lors du coup d'État de 1980 -j'avais huit ans- mon père avait bon espoir. Il m'avait dit de ne pas m'inquiéter, que le pays se redresserait et que nous allions y demeurer. Beaucoup de personnes de notre famille étaient alors parties en France ou au Canada.

Aujourd'hui, que va-t-il se passer ? Notre pays, c'est notre responsabilité, et il faut y faire face.

M. Philippe KALTENBACH - Je vous remercie.

Je propose de passer à présent à une série de questions du public à nos intervenants.

ÉCHANGES AVEC LA SALLE

De gauche à droite, M. Ahmet Insel, M. Garo Paylan, M. Philippe Kaltenbach, Mme Ay°e Günaysu et M. Cengiz Aktar

M. Benjamin ABTAN, président de l'EGAM - Je voudrais dire quelques mots pour les personnes qui sont ici, qui représentent d'autres intellectuels et qui prennent des risques pour leur carrière professionnelle, pour leur liberté et pour leur vie. C'est admirable. Ils méritent toute notre admiration et notre soutien.

Le mouvement antiraciste européen regroupe des associations dans toute l'Europe mais n'est pas une organisation arménienne.

Nous sommes engagés depuis la création du mouvement en faveur de la reconnaissance du génocide arménien et par rapport à la question de la démocratisation des droits humains en Turquie.

Nous sommes présents dans tous les pays, mais en particulier en Turquie. Même si le sujet n'était pas lié à la question de la démocratisation, il serait totalement légitime de s'engager pleinement en faveur de la reconnaissance du génocide arménien, car c'est un sujet qui touche à des questions et à des valeurs fondamentales. C'est un sujet d'actualité du fait du racisme qui se déploie aujourd'hui, notamment en Turquie, mais pas seulement, et également du fait du négationnisme qui se situe dans la continuité de la logique génocidaire et des menaces qui peuvent exister.

Sevag Balikçi a été tué un 24 avril parce qu'il était arménien. Toutes les menaces que reçoivent Garo Paylan ou ceux qui s'engagent sur le sujet vont dans le même sens, et si les critiques de l'opposition par rapport à ce qui se passe vis-à-vis de l'État arménien sont légitimes, les événements qui se déroulent au Karabagh reflètent évidemment une tendance génocidaire du fait de la haine qui se déploie contre l'État arménien.

Il est important de s'engager, car ces sujets sont d'actualité. Aujourd'hui, la société civile turque ne compte plus aucun coupable de génocide, ils sont tous morts. Néanmoins, il faut lutter en Turquie contre le négationnisme de l'État, contre l'éducation au négationnisme et à la haine. Ceux qui luttent ont pour cela besoin de soutien et que l'on fasse pression. La seule chose que nous puissions faire, c'est accompagner la société civile qui se bat pour cette cause, notamment à travers les commémorations.

Je vous invite à rejoindre les délégations internationales que nous montons avec nos partenaires de l'Union générale arménienne de bienfaisance Europe (UGAB Europe) depuis plusieurs années maintenant, soutenues par de nombreuses personnalités et associations, comme le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF), le collectif Vigilance arménienne contre le négationnisme (VAN), Séta Papazian, afin de soutenir ceux qui sont sur le front au quotidien et qui risquent leur vie.

Il existe certes d'autres manières de les soutenir, mais nous n'avons pas d'autres choix, au vu de la situation, pour résister à la dérive totalitaire de l'État, que de soutenir ceux qui résistent. C'est un impératif moral. Peut-être y aura-t-il un jour une reconnaissance de la population ou de l'État. Je suis également pessimiste à ce sujet, mais nous n'avons pas d'alternative.

M. Albert KALAYDJIAN, Conseiller pour les relations internationales au groupe de l'UDI-UC du Sénat - Nous sommes ici dans la salle Clemenceau. Je relisais hier soir quelques phrases que celui-ci avait écrites en 1912, au sujet des massacres de 1895 et 1896. Il estimait que ceux-ci avaient été commis au nom d'une idéologie nationaliste, et non au nom d'une religion, excluant ainsi l'islam.

Ne pensez-vous pas qu'il soit fait justice du génocide arménien par l'islam turc, car il est vrai que le génocide de 1915 a été perpétré pour des raisons religieuses et par des nationalistes du Comité Union et Progrès ?

En second lieu, comment expliquez-vous cette fascination des intellectuels et de la classe politique française vis-à-vis de la Turquie négationniste en général et de l'AKP ? Alexandre Adler, qui se trompe souvent, avait parlé de démocrates musulmans. Moi qui suis d'essence politique démocrate chrétienne, cela m'a beaucoup choqué.

Comment expliquer cette fascination tant vis-à-vis du président Erdoðan que de Mustafa Kemal Pacha et des kémalismes ? J'aurais la cruauté de rappeler que le Parti républicain du peuple a été longtemps membre de l'Internationale socialiste. Fils d'un rescapé du grand massacre de Smyrne en 1922, je suis bien placé pour rappeler que le génocide arménien perpétré par le Comité Union et Progrès a été achevé en septembre 1922, à Smyrne, par Mustafa Kemal Pacha.

Mme Claire MOURADIAN, Directrice de recherche au CNRS - Comment expliquez-vous le fait que, après deux cents ans de tentatives de réformes, les premières chartes de Gülhane, le Hatti-Humayoun, la Constitution de 1876, son rétablissement en 1908, les constitutions turques successives, les réformes pour transformer le pays en vue de davantage de démocratie et intégrer les minorités n'aboutissent pas, même avant l'ère du nationalisme moderne ? Est-ce parce que les choses sont venues d'en haut, et parfois même souvent de l'extérieur ?

Par ailleurs, la République turque est bâtie sur le traité de Lausanne, mentionné dans la Constitution, qui reconnaît des droits culturels et religieux pour trois groupes, les Grecs, les Juifs et les Arméniens. Or, dès 1926, sous la pression, ces trois groupes ont dû renoncer « spontanément » à leurs droits et privilèges, comme si eux-mêmes n'en avaient plus besoin.

Comment jongle-t-on aujourd'hui, dans la Turquie contemporaine, entre le traité de Lausanne, fondement de la République turque jusqu'à nos jours si je ne me trompe, et l'annulation, sous Mustafa Kemal, des droits et privilèges, ces groupes n'ayant dès le début pas eu le droit d'exister en tant que tels ? Je ne parle même pas des Kurdes...

De la salle - Je voudrais remercier toutes les organisations et mouvements de France et d'Arménie.

Comment se fait-il qu'on n'ait pas parlé du Karabagh ? Que s'y passe-t-il depuis dix ans ? Le Karabagh connaît de graves problèmes.

M. Cengiz AKTAR - Albert Kalaydjian a soulevé deux questions à propos de l'islam. Certes, il s'est bien agi d'un sursaut nationaliste qui remonte à l'invention de la Nation. Les historiens disent d'ailleurs que la Nation turque a été la dernière à avoir été inventée dans l'Empire ottoman.

Le socle, le ciment de la Nation turque est bien l'islam. Le discours est nationaliste, mais ne se réfère pas aux mêmes concepts que les autres Nations, pas même la langue : tous les Turcs, en 1923, ne parlaient pas turc. L'échange de populations entre la Grèce et la Turquie n'était pas un échange de populations entre Grecs et Turcs, mais entre orthodoxes et musulmans, même si cet islam n'a pu se manifester sur la place publique. C'est là la grande différence.

L'islam a eu l'occasion de se manifester après 1980, et le parti aujourd'hui au pouvoir se réclame de cette religion. Vous avez questionné le concept de démocratie musulmane. Il faut rendre à César ce qui est à César. Ce parti, malgré tous ses défauts et ses lacunes, a permis un travail de mémoire, mais pas seulement. Il a également soutenu la candidature de la Turquie à l'Union européenne.

Beaucoup de sociologues et d'historiens de la période récente estiment que l'Europe a été abusée à cet égard. Il n'empêche que le mot de génocide a été prononcé pour la première fois alors que ce parti était au pouvoir. Je ne peux le méconnaître, sans parler d'autres réformes révolutionnaires qu'on n'a pas le temps d'évoquer ici, comme l'abolition de la peine de mort.

Ce n'est pas notre sujet mais, pour les politologues, l'expérience de l'AKP a été une « belle expérience », mais malheureusement ratée, qui n'a pas débouché sur la démocratie musulmane.

Or, le monde espérait beaucoup que l'expérience politique de l'AKP ferait cesser le tabou classique de la science politique selon lequel l'islam et la démocratie ne peuvent fonctionner ensemble.

Est-ce que cela n'a pas fonctionné pour des raisons inhérentes à l'islam ? Je n'en sais rien. La question est ouverte. Croyez-moi, tous les sociologues de l'islam politique y réfléchissent aujourd'hui !

Claire Mouradian a demandé si le travail démocratique avait été vain. Il faut croire que, lorsqu'on casse le cosmopolitisme et la richesse ottomane, la démocratie ne peut tenir. C'est ce que Garo a évoqué l'autre jour au Parlement. Il a déploré le fait que l'on ait perdu notre richesse et que la multitude soit partie depuis longtemps. Après les Kurdes, ce sera le tour des Turcs qui refusent le discours officiel du parti au pouvoir.

Toutes ces tentatives n'ont donc pas donné le résultat escompté. Sevan Nichanian -qui est en prison pour avoir retapé des maisons grecques dans un village abandonné près d'Éphèse, ce que tout le monde fait en Turquie- a écrit un livre dont on peut traduire le titre par La République erronée , dont les fondements ont été mal posés dès le départ.

Enfin, pour ce qui est du traité de Lausanne, les minorités n'y sont pas citées expressément. Elles sont citées comme minorités religieuses mais, dès sa signature, l'État a tout fait pour ignorer le traité de Lausanne. Pour les Arméniens, c'était déjà fait. Il restait les Grecs. Ils en ont subi le contrecoup en 1964, date à laquelle des milliers de Grecs d'Istanbul et d'Imbros
-Gökçeada- ont dû partir, fermant ainsi la parenthèse du chapitre consacré aux minorités de Lausanne.

Mme Ay°e GÜNAYSU - À mon humble avis, l'islam est un des facteurs clés pour expliquer les crimes qui ont été commis dans le passé et qui sont commis aujourd'hui.

Nombre de mes amis de gauche qui appuient la démocratie sont contre. Ils me critiquent et pensent que je suis islamophobe. On pourrait le dire d'une certaine façon car, selon moi, le génocide arménien n'aurait jamais pu être exécuté par les jeunes du Comité Union et Progrès à une si grande échelle si la population locale n'y avait pas participé.

Il existait deux motivations. Je ne suis pas historienne, mais je pense qu'après le Sultan Mehmed, les musulmans étaient considérés comme inférieurs. Leurs témoignages devant les juges n'étaient pas même pris en compte. Ils ne pouvaient porter certaines couleurs, etc. Bien que leur statut sous l'Empire ottoman ait été meilleur que sous la République turque, force est de reconnaître que ce sont eux qui ont participé au génocide et exécuté les personnes, car la haine des chrétiens était bien présente.

L'autre élément déclencheur a été l'avarice, l'appât du gain, et le fait de posséder davantage de biens, de jeunes filles, etc.

Par ailleurs, malgré le traité de Lausanne, la République n'a pas permis l'ouverture d'écoles arméniennes en Anatolie.

Il était par exemple stipulé que les îles grecques d'Imbros et de Ténédos devaient devenir autonomes. Elles devaient s'auto-administrer. On a violé le traité au vu et au su des signataires. Personne n'a levé le petit doigt. On a procédé à un nettoyage ethnique dans ces îles. Je n'entrerai pas dans les détails, épouvantables, mais vous pouvez vous documenter à ce sujet.

Peut-on, dans la Turquie moderne, réconcilier tout cela ? La haine des chrétiens est profondément ancrée chez les Turcs et existe encore. C'est une grande motivation de l'Empire ottoman.

Ainsi, la ville kurde de Cizre, dans le département de Sirnak, traite les Arméniens de « salauds » en utilisant des haut-parleurs installés dans des véhicules militaires armés. Il y reste très peu d'Arméniens, mais la haine nationaliste et la haine religieuse perdurent.

M. Ahmet INSEL - On peut effectivement se poser la question de l'islam. Je suis personnellement athée. Affirmer que l'islam est responsable dans cette affaire apparaît comme une tautologie. Dans une société à dominante musulmane, le conservatisme et la haine sont alimentés par la religion dominante.

Les Allemands n'étaient pas musulmans et ils ont pourtant tué des millions de Juifs, mais la haine du Juif découlait de la religion dominante. Les Hutus n'étaient pas musulmans et ont cependant massacré les Tutsis. Ce sont d'autres valeurs qui expliquent leur geste.

Les Khmers rouges ont bien organisé un auto-génocide mais ils n'étaient ni musulmans, ni catholiques. Ils avaient d'autres références, probablement religieuses, sous couvert du communisme.

À Sebrenica, les génocidaires n'étaient pas musulmans, mais serbes orthodoxes et agissaient dans une logique ethno-religieuse extrêmement marquée.

Certes, il existe dans l'islam des facteurs qui permettent ces massacres et cette domination, car il s'agit d'une religion qui veut être dominante. Toute religion ou toute croyance qui se veut dominante est capable de faire la même chose. Le problème vient de la volonté et de la culture de la domination. Mais si l'on estime que cela vient de l'islam, il faudrait mettre à l'écart deux milliards de musulmans pour que la démocratie puisse s'exercer ?

Il faut bien que l'on fasse avec, que l'on puisse trouver des dynamiques de démocratisation dans l'islam, comme on l'a fait pour le catholicisme, l'orthodoxie, ou le paganisme, etc., et prendre garde à ne pas commettre d'autres génocides.

Qu'est-ce qui fait que les réformes ne fonctionnent pas depuis 200 ans ? Qu'est-ce qui fait qu'on ne parvient pas à sortir de l'autoritarisme ? Chez nous, c'est la permanence de l'autoritarisme qui est la plus marquante. Avant l'AKP, on était déjà dans un pays autoritaire. On ne parvient pas à en sortir. Les Russes non plus. Depuis deux siècles, ils tentent de réaliser des réformes, mais ne réussissent pas à s'affranchir de l'autoritarisme -pas plus que les Chinois.

Notre problème a probablement été la sortie de l'Empire ottoman. Si les Hongrois se jettent aujourd'hui dans l'autoritarisme, n'est-ce pas parce qu'ils s'en sont eux-mêmes mal sortis ? Quant aux Polonais, ils ont aussi subi la sortie de l'Empire. Il faut donc se poser la question sur le long terme.

Le problème est certes religieux et sociopolitique, mais il provient aussi d'une volonté de domination d'une minorité sur les autres. Au fond, le problème, dans le cas de l'Empire ottoman, vient du fait que la majorité sunnite refuse l'égalité avec les autres. Dans la Turquie d'aujourd'hui, la majorité turque refuse l'égalité avec les Kurdes. Nous avons un problème majeur d'égalité citoyenne, religieuse ou ethnique. Cela ne provient pas des Kurdes, mais des Turcs, comme en 1856 : les musulmans avaient alors soi-disant accepté de reconnaître l'égalité, tout en souhaitant ne plus jamais en entendre parler.

S'agissant du traité de Lausanne, trois citoyennetés différentes ont en fait été instaurées, d'abord celle accordée aux Turcs « turcisés », une citoyenneté accordée aux Kurdes car les fondateurs de la République avaient espoir que les Kurdes puissent être assimilés dans la majorité turque, et une troisième citoyenneté, celle que les hautes juridictions ont appelé les « citoyens étrangers », pour lesquels il n'existait aucun espoir d'assimilation. La politique était alors de les pousser vers l'extérieur -et ils ont réussi.

C'est ce qui explique pourquoi on demandera aux Grecs et aux Arméniens de ne pas utiliser leurs droits. On ne fermera toutefois pas les écoles mais ce sera la preuve qu'ils ne désirent pas s'assimiler, exactement comme les Jacobins au XVIII e siècle en France. On retrouve tout à fait cette volonté d'assimilation, non sur la base linguistique, mais religieuse : les Grecs, les Arméniens, les Juifs ne veulent pas s'assimiler parce que la figure dominante de la République, quoi qu'on dise, est d'abord religieuse.

M. Garo PAYLAN - Kemal Pacha Atatürk était probablement athée, comme Ahmet, mais il a instrumentalisé l'islam à des fins génocidaires. Aujourd'hui, le ministre de la justice propose de revenir au kémalisme, mais c'est une façade.

Il y a 100 ans, nous représentions 40 % de la population. Aujourd'hui, nous ne sommes que 0,1 %, de surcroît tous chrétiens, et tout cela se déroule sous les yeux des pays occidentaux. J'ai lu les comptes rendus des discussions du traité de Lausanne. Le génocide arménien n'était pas une affaire importante à l'époque.

Aujourd'hui, nous vivons les jours les plus sombres de notre histoire et nous avons de graves problèmes. On entend à nouveau les mêmes expressions que l'on entendait il y a quarante ou soixante ans.

Les Arméniens voudraient juste vivre mieux, mais ne savent pas comment y arriver. C'est le voeu des Turcs, des Kurdes ou des Arméniens. Le radicalisme et l'ultranationalisme viennent empoisonner nos relations. Nous sommes tous coupables de ce qui se passe en Syrie, en Afghanistan ou en Turquie. La Turquie est candidate pour rejoindre les pays schizophrènes. Si personne ne prend ses responsabilités, alors nous allons droit dans le mur. Nous allons continuer à nous entretuer et risquons de perdre notre foi en l'avenir.

Nous gardons cependant espoir, mais nous devons être soutenus par les uns et les autres. Nous devons également soutenir ce qui a été fait par le président François Hollande et la chancelière Angela Merkel.

Ils n'ont pas tenu compte de la situation politique de la Turquie et se sont préoccupés des réfugiés. Nous sommes les derniers dans le monde musulman à pouvoir demeurer un pays diversifié, mais nous ne savons pas comment y arriver. Nous avons besoin de soutien et d'aide. Cette aide doit venir de quelque part, faute de quoi nous perdrons tout espoir pour notre pays.

Mme Pascaline MARRE, photographe - Merci beaucoup d'être là. Je suis heureuse de revoir Ahmet Insel et Cengiz Aktar, que j'avais croisés en Turquie, où j'ai travaillé sur un projet concernant le génocide arménien.

Pourriez-vous nous parler de la jeune génération turque ? Comment se place-t-elle face à la politique du président Recep Tayyip Erdoðan concernant le génocide arménien ?

De quels moyens de résistance la jeunesse favorable à la démocratie dispose-t-elle ?

Mme Fatma CAKIR - Je représente les étudiants au conseil d'administration du département Eurasie de l'Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), qui comporte l'arménologie, la kurdologie, le persan, etc.

Je suis turque et ma langue étrangère est le kurde. Nous oeuvrons pour le vivre ensemble des peuples.

Hrank Dink était intervenu dans le journal L'Express , en 2006, ainsi que dans une émission de télévision, à la même date, à propos de la loi sur la reconnaissance du génocide arménien en Allemagne et en France.

Je ne suis pas là pour débattre de la position de la France à ce sujet. Cependant, en tant que Française d'origine turque, je constate que nous ne contribuons pas à la réconciliation des peuples et que ceci nous sépare chaque jour un peu plus.

En outre, on importe à chaque fois des problèmes extérieurs à la France. Je nous souhaite un avenir meilleur, car cela divise les communautés arméniennes, turques, kurdes, etc. Cela revient tout le temps, et je n'ai jamais entendu parler de réconciliation. En tout cas, cela ne se sentait pas dans les discours, et cela me dérange un peu, à vrai dire.

M. Philippe KALTENBACH - Tous les avis sont respectables. Nous sommes le pays de la liberté d'expression. La question mérite d'être posée. Nous avons à la tribune des personnes compétentes pour répondre.

De la salle - Une journaliste a dit que l'espoir viendra peut-être du lien entre les jeunes Arméniens établis en France ou ailleurs et ceux restés en Arménie. Ces derniers auraient-ils peur de prendre la parole en voyant le courage des jeunes des autres pays ?

Par ailleurs, la « disparition » du président Erdoðan apporterait-elle une solution au génocide arménien, comme ce fut le cas avec la disparition de Ceau?escu ou d'autres chefs d'État qui ont terrorisé leur peuple ?

De la salle - Je suis diplomate. Quand les pays occidentaux ont envie d'intervenir dans les affaires intérieures d'autres pays, ils savent le faire. Pourquoi ne le font-ils pas en Arménie ? Serait-ce parce qu'il n'y a là-bas ni pétrole ni richesses minières ? C'est grave ! Tout est guidé par l'intérêt. On adore toujours le veau d'or et ce sera malheureusement ainsi jusqu'à la fin des temps.

Je pense que le peuple arménien a commencé à comprendre. Il lit la presse, voit ce qui se passe en Occident, entend parler de mouvements comme « Nuit debout ». Cependant, le peuple a quand même peur. En Turquie, les Turcs aussi ont peur. Dès lors qu'ils sont instruits par des journalistes qui sont en prison ou assassinés, ils n'osent plus s'exprimer.

Je vois ici certains jeunes que je connais. Je pense que la jeunesse a envie de faire des choses, mais comment y parvenir ?

Mme Vilma KOUYOUMDJIAN, journaliste, AYP FM - Monsieur le sénateur, vous avez émis des regrets parce qu'en France, on ne s'intéresse pas assez à la Turquie et qu'on ne dénonce pas assez ce qui s'y passe, alors qu'on le fait pour la Russie.

Il est vrai que, dans les journaux, peu d'articles concernent la Turquie.

Aujourd'hui, c'était l'occasion pour les élus de la République d'être là. J'en vois très peu ici... Ils auraient pourtant pu entendre des voix dissidentes, et d'autres choses que ce qu'ils ont l'habitude d'entendre de la part des parlementaires turcs qui viennent ici quand il faut nier le génocide arménien ou prendre position à propos du négationnisme. Pourquoi ne sont-ils pas là aujourd'hui ?

Mme Hilda OKTAR - Je suis française d'origine arménienne, d'Istanbul. Je m'adresse à Garo Paylan. Toute ma famille est en Turquie. Ils sont arméniens, ont une belle vie et ne veulent pas en changer. Est-on en sécurité encore aujourd'hui là-bas ? Dans toutes les écoles, qu'elles soient françaises, franco-turques ou autres, l'islam est au programme et on ne peut faire autrement que de l'apprendre. Beaucoup parmi l'élite turque fuient aujourd'hui la Turquie et viennent en France ou se rendent dans d'autres pays de l'Union européenne ou aux États-Unis.

Comment les choses se passent-elles donc réellement ?

M. Vartan KAPRIELIAN, journaliste, AYP FM - Je suis vraiment très ému, car il s'agit d'une belle rencontre. Je suis impressionné par le courage de Mme Ay°e Günaysu : il est extraordinaire de voir qu'en Turquie, et non en France, sur la place de la République, il existe des personnes qui se battent avec courage, non pas seulement pour les questions turques, mais aussi pour les Kurdes, les Arméniens et les droits de l'Homme, toutes ces valeurs qui sont les nôtres. Je tenais donc à vous remercier : vous êtes exceptionnels.

Mon émotion est très grande du fait de la présence de Garo Paylan. Nous avons peur pour lui. On pense à lui tous les jours. Il existe bien des campagnes de presse, et le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) a fait circuler une pétition que nous avons tous voulu signer, mais on sait que celles-ci ne valent rien face à l'autoritarisme de l'État turc et du président Erdoðan, ou face à la haine de la rue. Nous avons peur pour toi, Garo, très peur !

Je partage votre pessimisme mais, malgré tout, la question est de savoir si, malgré les années 2 000, qui ont été des années d'espoir, on est en train de tout perdre, de perdre une décennie, voire deux ? Tout est-il conditionné par la personne de Recep Tayyip Erdoðan, ou son départ peut-il amener un renversement de situation ? On aimerait, même si l'on perd quelques années, revenir aux années 2000 en Turquie.

M. Sevak KOÇOÐLU - J'ai dix-neuf ans et j'aimerais remercier l'ensemble des participants, notamment Garo Paylan. Ce qu'il fait ou ce qu'a fait Hrank Dink il y dix ans nous permet de grandir en tant que jeunes Arméniens de France et Français.

Pourquoi faire un débat sur le génocide arménien en France et faire venir Garo Paylan ? On doit le faire, car cette question n'est pas seulement turque ou arménienne, mais universelle !

Mon amie, qui est marocaine et musulmane, écoute ce que vous êtes en train de dire. Je pense qu'elle apprend. Qu'on soit chrétien, musulman ou juif, il faut que l'on reste uni, et je remercie Garo Paylan d'être un modèle pour moi et pour l'ensemble de la jeunesse de France.

M. Bahri CESUR - Je suis français d'origine turque, et j'aurais souhaité qu'on soit un peu plus nombreux.

Je suis plutôt pour le vivre ensemble. Une question revient souvent : comment peut-on faire pour que le Gouvernement turc accepte le terme de génocide ? C'est une très belle question.

D'un autre côté, le Gouvernement turc tend la main et propose de réaliser une sorte de table ronde, dans un pays neutre, avec des historiens arméniens et turcs, et s'engage à en accepter les résultats. Pourquoi ne le fait-on pas ?

De la salle - Merci d'avoir organisé ce moment avec des personnes qui ont, dans leur trajectoire politique et militante, fait preuve de beaucoup de courage et ont parfois même évolué. Ils n'ont en effet pas toujours tenu ce discours. Cela démontre qu'il existe en Turquie une certaine classe qui peut reconnaître le génocide arménien, alors qu'il n'en était pas question au début des années 2000.

Le combat que mène Garo Paylan en Turquie force l'admiration de toute la diaspora, mais également en Arménie. C'est un combat qui est le nôtre, pour la justice et la réconciliation.

Alors que la République turque a été créée, cimentée sur le cadavre du génocide arménien, certains craignent aujourd'hui que la réconciliation soit le « décimentage » de cette République.

Vartan Kaprielian disait que nous avons peur pour la vie de Garo Paylan, comme on a eu peur pour celle de Hrank Dink. En 2006, France Arménie titrait son interview : « J'ai peur pour ma vie » . Il a été assassiné quelques mois plus tard, et la diaspora a organisé pendant plusieurs années des manifestations et des campagnes pour la démocratisation et les libertés en Turquie. Nous sommes en effet convaincus que la solution viendra de l'intérieur du pays, du sursaut du peuple turc, de ses minorités et de ses élites, mais cela ne fonctionnera pas s'il n'existe pas de pressions extérieures pour que la Turquie se démocratise.

Tout à l'heure, Garo, tu te demandais si tu avais un soutien à l'extérieur. Tu as le soutien qu'il faut dans le monde entier pour continuer ce combat avec tes camarades. Nous souhaitons que tu reviennes le plus souvent possible vers la diaspora pour porter la parole.

Ensemble, à l'intérieur comme à l'extérieur, nous réussirons à faire évoluer la Turquie vers la démocratie, la libéralisation et la reconnaissance du génocide arménien, mais aussi du fait kurde. Nous ferons reconnaître la République de Chypre et respecter les libertés dans tout le pays.

Sans cet objectif, le peuple turc lui-même ne sera jamais tranquille. Oui, Garo, tu as tout notre soutien !

M. Philippe KALTENBACH - S'agissant de la présence des élus, les salles ne sont utilisées pour les réunions externes que les lundi, vendredi et samedi, jours où le Sénat tient rarement séance publique dans l'hémicycle. Le mardi, le mercredi et le jeudi, qui sont des jours consacrés aux réunions des organes internes du Sénat, on ne peut occuper les salles pour des réunions externes. Le lundi et le vendredi sont malheureusement les jours où l'on compte ici le moins de sénateurs présents, les élus de province rentrant dans leur département. C'est pourquoi mes collègues n'ont pu être présents aujourd'hui.

Mais un compte rendu écrit de cette conférence sera établi et diffusé. Le groupe d'amitié France-Arménie fonctionne bien. L'information circule. Ce qui s'est dit ici sera connu des parlementaires. Ils suivent de près ces questions, car la Turquie est aux portes de l'Europe. Ce qui se passe en Turquie intéresse donc forcément les parlementaires.

J'aurais, comme vous, aimé que quelques-uns d'entre eux soient présents. Certains m'avaient promis qu'ils seraient là, mais ils sont très sollicités par d'autres obligations.

On organisera d'autres rendez-vous pour permettre aux élus de mieux appréhender ce qui se passe aujourd'hui en Turquie, et de connaître l'évolution de ce pays et les difficultés qu'il connaît.

J'ai bon espoir. Je crois à la réconciliation. C'est tout l'objet du travail mené dans les groupes d'amitié ; mais nous savons aussi que la réconciliation passe d'abord par la reconnaissance du passé. Il ne peut y avoir de réconciliation si on ne met pas le passé sur la table et si on ne le purge pas.

En parlant du massacre des Arméniens, Jean Jaurès disait que l'Europe a un cadavre dans sa cave. Tant qu'on ne le déterrera pas pour régler le problème, nous connaîtrons des difficultés.

La réconciliation est l'objectif poursuivi ; mais cela passe en l'espèce pour l'Arménie et la Turquie, par la reconnaissance du génocide et les réparations y afférent.

M. Cengiz AKTAR - La jeunesse, pour répondre à Pascaline Marre, c'est l'espoir et le futur. Je pense qu'en Turquie, ce sont les jeunes qui n'acceptent plus le discours officiel. Non qu'il s'agisse d'une majorité - loin de là - mais il existe plusieurs initiatives locales. Les jeunes Kurdes en sont de plus en plus conscients.

Auparavant, lorsqu'un jeune étudiant voulait travailler sur cette question, il fallait qu'il émigre. C'est de moins en moins le cas. Certes, l'université, dans son état actuel, connaîtra certainement un retour en arrière, mais les djinns , en Turquie, sont « sortis de leur bouteille ». Je le dis souvent : il n'existera plus de négationnisme béat, voire rustre, par rapport au génocide.

L'État ou le discours officiel tentera toujours de récupérer l'opinion publique, essaiera de s'imposer, mais la société turque connaît des changements, et on ne va pas pouvoir s'en débarrasser.

Les Anatoliens se taisent, mais ils savent parfaitement ce qui s'est passé, surtout dans les terres habitées autrefois par des Arméniens. Ils transmettent parfois ce savoir, surtout là où vivent les Kurdes. Les jeunes sont vraiment le fer de lance de ce travail de mémoire.

Terminons sur cette note d'espoir dans cette noirceur généralisée. Je pense que cela viendra tôt ou tard.

Mme Ay°e GÜNAYSU - Quelqu'un s'est interrogé sur l'intérêt de voter des lois sur le négationnisme, et un autre intervenant a demandé pourquoi les historiens n'acceptaient pas de débattre ensemble de cette question...

De la salle - J'ai demandé pourquoi le Gouvernement n'acceptait pas un débat d'historiens. Ce n'est pas la même chose.

Mme Ay°e GÜNAYSU - J'ai bien compris la question.

Vous vous demandez pourquoi les gouvernements refusent la suggestion que les historiens pourraient débattre ensemble de ces questions.

Je demande souvent aux intellectuels non arméniens d'imaginer qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne soit sortie victorieuse, et qu'elle ait pu cacher au monde la Shoah. Imaginez qu'on n'ait jamais vu les reportages, les images des chambres à gaz, les corps entassés. Imaginez que l'Allemagne réécrive son histoire et dise dans une nouvelle version, que ce sont les Juifs eux-mêmes qui portent la responsabilité de l'Holocauste et qu'ils sont à l'origine de tout. Imaginez que le mot « Juif » devienne une insulte.

L'Union européenne serait-elle ce qu'elle est dans ce cas ? Est-ce que les valeurs européennes seraient ce qu'elles sont ? Y aurait-il des conventions contre le racisme, la violence, le terrorisme, etc. ? Nier l'existence du génocide arménien et des autres génocides a totalement bouleversé l'organisation des valeurs en Turquie.

Quand quelqu'un dit, en Turquie, que les Arméniens ont droit à ceci ou méritent cela, on dit que ce sont les Arméniens qui sont la cause de tout et qu'ils l'ont bien mérité. On ne peut pas accepter ce déni. C'est une insulte aux Arméniens, à l'Histoire, aux survivants, à leurs petits-enfants, à leurs descendants ! Imaginez-vous un Arménien vivant en Arménie insulté à ce point dans sa mémoire en permanence ? Nous vivons cette situation de déni et de négationnisme tous les jours en Turquie.

Vais-je devoir rentrer chez moi, brancher la télévision, et entendre ce genre de propos chez mes voisins, chez les commerçants, etc. ? Non et non ! Je respecte profondément ce que vous dites, mais nous avons grandi dans un pays ou ce déni insulte l'Histoire, et cela nous tue et nous étouffe.

M. Ahmet INSEL - Pourquoi ne dénonce-t-on pas la Turquie et pourquoi n'en parle-t-on pas en France et en Europe ? Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. On en parle quand même pas mal dans des journaux comme Le Figaro , Libération, Le Monde. Les Nouvelles d'Arménie sont une source extraordinaire pour suivre tout ce qui se fait en Turquie. Même les radios s'intéressent au sujet.

Je suis également journaliste. La Turquie ne peut pas occuper plus de place, il faut le reconnaître. Il n'y a pas que la Turquie dans le monde. Vous vous demandez pourquoi on dénonce davantage la Russie : la Russie n'est pas la Turquie ! Que ce soit au niveau mondial ou à propos de la politique internationale, on ne peut traiter de la même manière la Turquie et la Russie.

Il faut demeurer modeste : la Turquie est une puissance moyenne. Beaucoup de pays dans le monde ont malheureusement les mêmes problèmes que la Turquie. Les Français ne peuvent pas se préoccuper que de la Turquie.

Néanmoins, ceux qui veulent être informés peuvent obtenir une information suffisante grâce aux journaux français.

En revanche, je suis d'accord avec le fait que l'accord sur les réfugiés était honteux, léonin et inapplicable. L'Union européenne s'est déshonorée en signant cet accord.

L'accord n'a absolument pas abouti, la Turquie ne pouvant remplir les conditions et l'Union européenne ne pouvant supprimer les visas, quand bien même la Turquie aurait rempli les conditions. C'est donc un mensonge mutuel des deux côtés et, également, une démonstration de l'habileté du président Erdoðan.

En ce qui concerne le mouvement social, je pense qu'en Turquie, la question que vous avez posée est totalement incongrue, Madame : nous ne voulons pas résoudre les problèmes comme les Roumains l'ont fait pour Ceau?escu. Nous voulons le faire démocratiquement, non par un coup d'État de palais ou un attentat.

La démocratie viendra si nous réussissons à faire perdre les élections au président Erdoðan. Dans le cas contraire, ce sont d'autres autocrates qui prendront le pouvoir.

Le problème ne vient pas que du président Erdoðan. C'est une vision extrêmement réductrice de ce qui se passe en Turquie. Nous vivons malheureusement en Turquie un mouvement de fond social. La France connaît une montée du Front national. La Turquie connaît un mouvement de haine, de peur et de défi par rapport à l'Occident, à la mondialisation et à l'Union européenne. La plupart des Turcs conservateurs, qui considèrent celle-ci comme hypocrite et ne lui pardonnent pas de leur avoir fermé la porte, en veulent particulièrement à l'ancien président Nicolas Sarkozy et à la chancelière Angela Merkel. Nous vivons un mouvement de ressentiment.

Ceci est très mauvais. Le nazisme a été essentiellement alimenté par le ressentiment. C'est pourquoi ce qui peut se passer en Turquie m'inquiète, non seulement pour les Arméniens, mais aussi pour les Kurdes et pour les démocrates kurdes. Nous pouvons tomber d'ici peu dans une guerre civile. Ce n'est pas exclu de notre horizon politique, même si j'espère que ce ne sera pas le cas.

Le seul espoir qui nous reste est de pouvoir changer les choses démocratiquement. Si la société turque, les démocrates, l'opposition, le parti que représente fièrement Garo Paylan et que je soutiens perdent espoir de changer les choses démocratiquement, je sais dans quel enfer nous allons tomber. Je ne suis donc absolument pas d'accord pour dire que la solution pourrait être antidémocratique !

Enfin, mon ami Garo Paylan est notre fierté en tant que député arménien. Je suis heureux de l'avoir soutenu et qu'il ait pu accéder au Parlement. Pour nous, Garo n'est pas qu'un député arménien - le Parlement en compte deux autres - mais d'abord un camarade socialiste démocrate. C'est pourquoi nous le soutenons. L'un des trois députés arméniens appartient d'ailleurs à l'AKP.

M. Garo PAYLAN - Merci. Mon ami a répondu à beaucoup de questions. Je ne suis pas en sécurité, mais personne ne l'est en Turquie aujourd'hui. Je suis ciblé, je le sais.

J'ai enterré énormément d'enfants de quatorze ou quinze ans ces douze derniers mois. J'ai quarante-cinq ans. Je voudrais vivre encore quelques années, mais quand on enterre des enfants, il ne faut pas être préoccupé par sa propre existence. Je ne le peux pas.

Ne se préoccuper que de soi constitue pour moi une maladie. Je parle bien sûr principalement des Arméniens, mais j'essaie d'en faire plus pour tous ceux qui souffrent, et cela me fait du bien. Le HDP m'a guéri : j'ai vu les Turcs et les Kurdes chercher ensemble à sortir de cette conjoncture.

Les questions concernant la reconnaissance du génocide sont nombreuses. L'espoir apparaît très lointain dans le contexte actuel. Il n'y a que les grands États qui puissent encore reconnaître le génocide. Le Parlement est au courant mais vit dans le déni. Cela fait quatre générations que cela dure. Ils se demandent ce qui va se passer s'ils le reconnaissent.

Il faut commencer par les crimes d'aujourd'hui, et éteindre l'incendie. Il y a quelques années un processus de paix existait. On avait alors le courage d'évoquer les différentes problématiques, les conflits, etc.

Il faut réhabiliter tout d'abord le processus de paix. Chacun doit inviter les politiques et les intellectuels à revenir autour de la table pour relancer la discussion, car la maison brûle ; et si l'incendie atteint le toit, toute l'habitation sera détruite.

Les gens en meurent. Je suis sûr que Hrank Dink aurait été favorable à tous ceux qui se donnent pour une cause. Nous devons encourager les démocrates turcs et travailler étape par étape. Nous avions lancé le processus mais, pour l'instant, tout est à l'arrêt. Il faut reconstruire notre édifice de la paix, non sans avoir éteint au préalable l'incendie qui menace notre maison.

CLÔTURE

M. Philippe KALTENBACH

Je me fais l'interprète des participants à cette conférence pour remercier nos quatre intervenants d'être venus à Paris pour partager avec nous leurs analyses. La France vous soutient. Beaucoup d'Européens suivent ce qui se passe en Turquie et souhaitent que la Turquie évolue vers la démocratie, vive en paix avec l'Europe et sur son territoire.

Beaucoup de sénateurs français sont engagés dans ce combat. La société civile française est également mobilisée. Ne pensez pas que vous êtes seuls et abandonnés ! Les questions turques sont suivies à Paris et nous mettrons tout en oeuvre pour vous aider.

De nombreux combats sont à mener, c'est le sens de l'engagement politique : faire évoluer et améliorer les choses.

Beaucoup de ceux qui sont ici souhaitent vous aider et vous soutenir. L'objectif premier de cette réunion était de permettre à la société civile turque de s'exprimer, de faire passer son message et d'obtenir le soutien d'élus, de responsables associatifs et des médias.

Merci encore. Votre combat est courageux et exemplaire.


* ( 1 ) Membres du groupe interparlementaire d'amitié France-Arménie : M. Philippe KALTENBACH, Président , Mme Esther BENBASSA, Vice-présidente, M. Luc CARVOUNAS, Vice-président, M. Mathieu DARNAUD, Vice-président, M. Michel FORISSIER, Vice-président, M. Hervé MARSEILLE Vice-président, M. Bernard SAUGEY, Vice-président, MM. Michel AMIEL, Philippe DALLIER, Mme Dominique ESTROSI SASSONE, MM. Bernard FOURNIER, Bruno GILLES, Mme Éliane GIRAUD, MM. Jean-Noël GUÉRINI, Didier GUILLAUME, Mmes Christiane HUMMEL, Sophie JOISSAINS, Christiane KAMMERMANN, Élisabeth LAMURE, MM. Jean-Yves LECONTE, Rachel MAZUIR, Alain NÉRI, Henri de RAINCOURT

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N° GA 146 - Mai 2017

* 2 European Grassroots Antiracist Movement.

* 3 European Grassroots Antiracist Movement

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