INTRODUCTION

M. Naël GEORGES, Chercheur sur les droits de l'homme et le dialogue interreligieux à l'Université de Genève

La représentation des citoyens au Moyen-Orient : des fondements anciens, les modèles actuels

J'aimerais commencer par remercier les organisateurs de ce colloque d'avoir choisi le thème de la citoyenneté et de la justice au Moyen-Orient.

Cette région vit aujourd'hui une transformation majeure sur le plan politique, juridique et stratégique qui aura bien sûr des effets sur les libertés et l'avenir juridique et politique de cette région, dont l'instabilité dépasse les frontières. Ces dernières années, des millions de réfugiés sont arrivés en Europe. On a par ailleurs assisté à la création de Daech et déploré de nombreuses attaques terroristes à travers le monde.

Je traiterai ici de la situation des minorités religieuses et des libertés au Moyen-Orient.

Mon objectif est de vous éclairer sur l'origine des tensions religieuses et confessionnelles dans la région, qui amènent aujourd'hui à une guerre entre fondamentalistes et modérés, entre partisans d'un régime autoritaire et militants favorables à un État démocratique, d'autres groupes ayant un agenda particulier répondant aux intérêts de certains pays de la région ou du monde.

La liberté religieuse, c'est la liberté de croire ou de ne pas croire, d'appartenir ou non à une religion, mais aussi la possibilité de changer de religion.

La liberté religieuse doit protéger les citoyens de toute discrimination confessionnelle. Tel n'est pas le cas dans la majorité des États musulmans - surtout les États arabes, où les citoyens subissent de graves violations des droits relatifs à la liberté religieuse.

Ces États ne reconnaissent qu'une religion monothéiste, qu'il s'agisse de l'islam, du christianisme ou du judaïsme.

Les papiers d'identité de tous les citoyens doivent comporter la mention de la religion à laquelle ils appartiennent. L'athéisme n'existe pas. Même si cela va à l'encontre de sa croyance, chacun doit appartenir à une religion reconnue.

Beaucoup de gens se trouvent aujourd'hui en prison, même s'ils se considèrent comme musulmans, parce qu'ils ont essayé d'interpréter l'islam d'une manière moderne afin de permettre l'instauration d'une citoyenneté dans la région.

Les États du Moyen-Orient ont participé à l'élaboration des instruments internationaux des droits de l'homme. La principale opposition portait sur la liberté religieuse et l'égalité entre musulmans et non-musulmans, ainsi qu'entre l'homme et la femme.

Plusieurs pays orientaux ont participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) : l'Arabie saoudite, l'Égypte, le Liban, l'Irak, et la Syrie. Les quatre derniers pays ont voté en faveur de la DUDH, l'Arabie saoudite s'abstenant en prétextant l'incompatibilité du texte avec les principes de l'islam. Toutefois, même les États musulmans qui ont voté en faveur de la Déclaration des droits de l'homme se sont opposés à ses articles 16, 18 et 26.

L'article 18 de la Déclaration concerne la liberté religieuse. Une clause de cet article aborde le changement de religion. Elle a été ajoutée à l'initiative de Charles Malek, représentant du Liban, chargé avec d'autres de rédiger le texte de la DUDH « en raison de la situation de son pays où se sont réfugiées tant de personnes persécutées pour leur foi ou pour avoir changé de foi ». Malgré la pression des États islamiques, cette clause n`a pas été abolie.

L'article 16 traite du mariage sans discrimination. Le représentant de l'Égypte a déclaré à l'époque : « En Égypte, comme dans presque tous les pays musulmans, certaines restrictions et limitations existent concernant le mariage des femmes musulmanes avec des hommes d'une autre religion ».

L'article 13 posait surtout problème à l'Arabie saoudite. Il évoque en effet « la possibilité de pouvoir circuler à l'intérieur et en dehors de son pays ». Aujourd'hui, l'accès du territoire sacré de ce pays est toujours réservé aux musulmans.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP), adopté en 1966, est basé sur le texte de la DUDH. Cependant, les États islamiques ont aboli les clauses que je viens de mentionner.

L'article 18 du PIRDCP évoque en effet « la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix » : celle-ci a été supprimée par les États musulmans.

L'article 16, qui traite du droit au mariage sans discrimination, a également été modifié.

Il est regrettable que des textes internationaux relatifs aux droits de l'homme aient été amendés sous la pression. Il aurait été préférable que ces États émettent des réserves, celles-ci pouvant être retirées, ou ne ratifient pas les textes.

Les États islamiques se sont également opposés à l'article 14 de la Déclaration des droits de l'enfant, qui évoque sa liberté de changer de religion.

Beaucoup d'États arabes n'ont pas ratifié les conventions internationales relatives aux droits de l'homme. D'autres ont émis des réserves.

Pour sa part, le Gouvernement égyptien « vu les dispositions de la charia islamique, vu la conformité du Pacte avec lesdites dispositions ... [accepte ledit Pacte, y adhère et le ratifie] ».

Le Liban demeure au Moyen-Orient un État exceptionnel qui tente de sauvegarder l'égalité entre les groupes minoritaires. Il a donc ratifié toutes les conventions sans réserve, sauf concernant les droits de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Les États islamiques ont adopté des déclarations au nom d'un certain particularisme, d'une certaine identité culturelle. Il faut toutefois rappeler que les valeurs universelles des droits de l'homme, comme leur nom l'indique, doivent s'appliquer partout dans le monde.

On peut citer la déclaration de Dacca sur les droits de l'homme en islam, en 1983, ou la déclaration du Caire sur les droits de l'homme en islam de 1990, dont l'article 22, qui concerne la liberté d'expression, indique clairement que celle-ci n'est garantie que « dans les limites de la charia ».

La législation, dans la plupart des États du Moyen-Orient, n'est pas inspirée de la religion, mais son influence touche deux aspects.

La majorité de ces États affirment clairement dans la Constitution que l'islam constitue la religion de l'État, et que la charia est la source principale de la législation. Ceci porte bien évidemment atteinte aux droits sociopolitiques des autres communautés religieuses.

L'article 3 de la Constitution syrienne de 2012, comme celle de 1973, proclame que la religion du chef de l'État doit être l'islam, violant le principe de la neutralité de l'État en matière religieuse.

Dans l'appareil juridique et législatif, l'influence de la religion apparaît surtout dans les affaires relatives au droit de la famille - mariage, divorce, garde d'enfant. Les musulmans ont leur propre code, ainsi que les chrétiens et les Druzes. Ces codes sont à l'origine des tensions du fait de la discrimination contre les non-musulmans, certaines lois s'appliquant en fonction de l'appartenance confessionnelle des citoyens.

Toutefois, les Églises catholique et orthodoxe, se basant sur les Évangiles, affirment que l'homme ne peut séparer ce que Dieu a uni. Des milliers de chrétiens se convertissent donc chaque année à l'islam pour pouvoir divorcer et conclure un deuxième mariage.

S'agissant de la garde des enfants et de la religion, les enfants sont tenus d'adopter la même religion que leur parent musulman. L'éducation religieuse et le code de statut personnel sont également islamiques. La religion autorisant le mariage d'un musulman et d'une chrétienne - et non le contraire - la garde de l'enfant est généralement accordée à la partie musulmane, les enfants devant, aux termes du jugement, « suivre la meilleure des religions, l'islam ».

Selon l'article 48 du code de statut personnel syrien, « le mariage entre une musulmane et un non-musulman est nul, et tout enfant issu d'une telle relation est illégitime ». Il faut préciser que les codes de statut personnel druze et chrétien interdisent également le mariage mixte, mais il n'en est pas tenu compte lorsqu'une des deux parties est musulmane.

L'interdiction du mariage des musulmanes avec un non-musulman viole la liberté des femmes de choisir leur mari et a un fort impact sur la cohabitation religieuse entre communautés.

De la même façon, une chrétienne ne peut hériter de son mari musulman et doit changer de religion pour ce faire.

On pourrait donner de multiples exemples de discriminations ou d'entorses à la liberté religieuse :

- il arrive qu'on n'accepte pas non plus les témoignages des chrétiens devant les tribunaux islamiques ;

-  les chrétiens doivent se convertir à l'islam pour occuper certains postes clés et échapper à la pression sociale dans certains pays, comme l'Égypte ;

- les membres des minorités religieuses interdites sont accusés d'être des apostats.

Les chrétiens islamisés qui veulent revenir à leur religion initiale sont dans certains pays jetés en prison, ainsi que les musulmans modérés qui essayent d'interpréter l'islam de manière moderne.

Mahmoud Mohammed Taha, au Soudan, a été pendu par le régime Nimeiry après avoir publié un livre tentant d'interpréter l'islam de manière pondérée.

Nasr Hamid Abu Zayd, professeur égyptien à al-Azhar, a été séparé de sa femme par la force, le jugement affirmant qu'un non-musulman ne peut être marié à une musulmane.

Il faudrait une réforme juridique et politique très importante dans cette région. Les régimes autoritaires n'ont pas permis d'instaurer un principe de citoyenneté. Beaucoup de personnes ne se considèrent pas comme citoyens de première zone.

Il convient d'y réorganiser le système éducatif, qualifié par certains de « système de lavage de cerveau » à l'origine du fondamentalisme et de la radicalisation.

Le dialogue interreligieux est également indispensable, ainsi que la réinterprétation de la loi islamique. Il faut soutenir la société civile et les musulmans qui tentent par tous les moyens d'améliorer les choses, et instaurer la justice internationale pour lutter contre la violation des droits de l'homme, comme en Syrie, les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre, dans lesquels certain États sont impliqués.

Les puissances internationales et régionales règlent leurs comptes au Moyen-Orient, et personne ne semble s'en inquiéter !

Je vous remercie.


Introduction par M. Naël Georges

M. Jean-François COLOSIMO, Historien, essayiste, théologien

Monsieur le Président,

Béatitude,

Monsieur le Grand Rabbin,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

Le christianisme va-t-il mourir sur les lieux qui l'ont vu naître ? Le berceau de l'Évangile ne sera-t-il plus demain qu'un musée de l'Église ?

Ces questions sont dramatiques. Elles sont réelles. Elles entraînent aussi beaucoup de surdéterminations idéologiques et de représentations parfois faussées, où les chrétiens d'Orient n'ont pas leur part réelle. Il y va en effet du retour de la violence religieuse, du choc des civilisations, de l'embrasement de l'islam, de la domination de l'Amérique, du déclin de l'Europe, toutes questions qui cherchent à annexer en quelque sorte les chrétiens d'Orient à leurs propres préoccupations, parfois même à des conflits qui ne sont, ni ne peuvent être, les leurs.

Je pense que la principale question que nous posent les chrétiens d'Orient, qui sont pris dans un exode sans précédent, c'est celle du devenir de l'humanité historique à l'heure de la mondialisation. Ce sont là les signes avant-coureurs d'une grave question : les mondes vont-ils se resserrer au point que, nous qui luttons pour l'écologie des arbres, de l'air, de l'eau, nous acceptions la fin d'une biodiversité culturelle, aussi importante au fond que la biodiversité matérielle ?

Où en est la France de ce point de vue ? La France, dans les années 1980, face au terrorisme qui a ravagé Beyrouth et Paris, a reculé au Liban, donnant en cela un signal de désengagement à l'ensemble des chrétiens d'Orient dont, à la suite de François Ier, de Louis XIV et de deux empires, la République se voulait la protectrice.

Jusqu'en 2001, son magistère intellectuel, littéraire, philosophique et théologique a persisté. Il faut en effet savoir que la francophonie est pour une grande partie le résultat de l'action des congrégations catholiques.

Dans ce retrait, il existe tout de même une percée sur laquelle il convient de méditer : en 2005-2006, le président Jacques Chirac, dans la suite de son « non » à la guerre d'Irak, avait chargé le philosophe Régis Debray de conduire une mission d'État sur les chrétiens d'Orient qui, pour ne pas offusquer Bruxelles, avait été rebaptisée « mission sur les minorités ».

J'ai eu la chance de participer à cette mission. À Jérusalem, Aman, Beyrouth, Damas - l'Irak ne pouvant évidemment faire l'objet d'une visite - Régis Debray avait rassemblé les officiels et les dissidents. Je crois que c'est le métier de la France de réunir tout le monde de manière à parler des sujets qui fâchent sans se fâcher, alliés et adversaires, pour traiter du rapport entre tradition religieuse et modernité politique. C'est la question que l'on se pose ici aujourd'hui.

Figuraient au menu les principes de liberté de conscience, de citoyenneté de droit, de laïcité de l'État, qui était le programme même des chrétiens d'Orient au moins depuis le XIXe siècle, mais aussi celui des musulmans libéraux. Cela aurait pu être celui d'un monde turcophone, d'où les chrétiens ont pratiquement disparu il y a un siècle, non sous la pression de l'islam mais, au départ, du fait de l'importation d'une forme de jacobinisme révolutionnaire nationaliste.

C'est cette notion de progrès commun et partagé qui était au coeur de la tournée qui s'est conclue à Paris par un colloque, les 16 et 17 novembre 2007, sur l'avenir des chrétiens d'Orient et des minorités au Proche-Orient, c'est-à-dire leur condition de possibilité..

C'est important parce que, cette même année, George W. Bush eut le bizarre idée - qui a tenté l'administration américaine qui occupait l'Irak - de rassembler tous les chrétiens dans la plaine de Ninive, dans une sorte de « Bantoustan chrétien », ce qui allait à l'encontre de leur vocation. Ceci aurait non seulement entériné une sorte d'apartheid mentale et politique, mais fait surtout de cet endroit le charnier sûr des chrétiens d'Orient et des chrétiens d'Irak, principalement chaldéens !

C'est le pape Benoît XVI et la diplomatie vaticane, probablement bien conseillés, qui agirent pour contrecarrer ce projet américain qui, en consacrant la division, aurait en fait permis la victoire des islamistes.

Depuis 1990, la chute du mur de Berlin et la fin du rapport Est-Ouest, les Églises constituent, au Moyen-Orient, une cible privilégiée de la terreur islamiste, qui s'assure d'une certaine impunité en raison de problèmes sécuritaires et - il faut le dire - d'une certaine complaisance de la population.

Si on n'aborde pas les questions pour ce qu'elles sont, on n'avancera pas. Or il n'y a pas d'offense à considérer ensemble les mêmes problèmes pour essayer de les traiter en commun.

Aujourd'hui, pour une certaine rue islamisée, le chrétien tient lieu de bouc émissaire, à la manière, naguère, du juif dans les sociétés européennes, parfois avec les mêmes représentations complotistes et mythiques.

En 2007, les fatwas du futur État islamisme, qui s'appelait alors Al-Qaïda en Irak, ont dénoncé le chrétien comme agent objectif de l'ennemi, du Satan hébreu et croisé. Selon un schéma apocalyptique typique des fondamentalismes, il s'est agi dès lors d'éradiquer ce double démoniaque.

Le véritable problème ne vient pas du fait que les chrétiens aient pu être désignés de la sorte. Ce n'était en effet pas la première fois dans leur histoire qu'ils étaient considérés comme supplétifs de l'Occident : c'est un problème récurrent depuis les Croisades, bien qu'ils aient toujours protesté contre cette vision. Cependant, ils ont cette fois été pris dans un étau entre islamisme sunnite et évangélisme américain, ce qui peut se révéler fatal.

On ne peut comprendre si l'on ne tient pas compte de ces deux aspects. Cela ne signifie pas que les évangélistes américains valent les islamistes sunnites ! Il ne faut pas établir d'équivalence outrancière. N'importe quel yézidi qui a été accueilli par des évangélistes américains, s'il peut les trouver parfois un peu lourds du fait de leur volonté à le convertir, ne peut déplorer de violences de leur part.

Cependant la convergence existe bel et bien entre ces deux mouvements missionnaires à l'échelle planétaire, qui représentent chacun le fondamentalisme moderne.

Plutôt que vouloir laïciser à tout prix pour poursuivre cet idéal de citoyenneté, qui est rarement une réalité concrète, il nous faudrait peut-être reprendre la question à partir du religieux. Voyez aujourd'hui la situation des chaldéens d'Irak : d'un côté, on leur offre de les placer sous la protection des Kurdes, dont on ne peut dire historiquement que le lien leur a toujours été bénéfique ; de l'autre, on cherche politiquement et religieusement à les éloigner du monde chiite, alors que l'Ayatollah al-Sistani me semble porter un idéal de réconciliation national à partir de son fonds spirituel, qui constitue peut-être un lieu de partage plus évident que de vagues notions politiques sans effet.

En Orient, pactise-t-on sur le droit ou à partir de la notion de révélation ?

La question de citoyenneté est d'autant plus compliquée que nous assistons, même si les sentiments nationaux existent, à l'effacement de ce caractère national, et que toute la région semble redevenir le chaudron du communautarisme ottoman, accompagné d'une dissolution de la nation. Comment peut-on avoir un État de droit sans nation ?

Je pourrais ainsi multiplier les exemples...

De la même manière qu'on ne peut réduire le commencement de la France à 1789, il faut reprendre le problème le plus largement possible. Les chrétiens d'Orient, qui détiennent en eux une vocation de médiation, sont aux origines du christianisme, mais ont aussi partie liée aux sources de l'islam en tant que grande civilisation de synthèse : on pensera ici aux maisons de la sagesse de Bagdad et aux traducteurs syriaques d'Aristote...

Si on veut bien comprendre que le monde d'aujourd'hui ne veut pas de médiation, peut-être pourra-t-on aborder la question de la citoyenneté de façon différente.

Il faut considérer le temps long : la question des chrétiens d'Orient est multiple et se pose en trois endroits du monde qui sont essentiels.

Le premier semble loin de l'Orient. Il se situe sur une ligne allant de Riga à Split, qui a vu s'opposer au IXe siècle les missionnaires byzantins et latins. C'est une ligne zigzagante. C'est sur cette frontière que se sont affrontés les deux empires romains d'Orient et d'Occident et que se sont opposés les empires centraux et périphériques. C'est là aussi que se sont agrégées puis désagrégées la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie.

Pour aller vite, c'est sur cette ligne qui coupe l'Ukraine en deux, que s'opposent chrétiens d'Orient et chrétiens d'Occident - même si parfois les chrétiens d'Occident ont un rite oriental... L'Orient compliqué ne commence pas de l'autre côté de la Méditerranée !

Cette ligne crée en fait un arc double qui relie les Balkans au Caucase et au Levant. Si l'on observe l'Ukraine aujourd'hui, peut-être peut-on se poser des questions sur la réalité de la citoyenneté dans des termes assez analogues dans ce conflit potentiel entre Orient et Occident et entre formes de religiosité différentes.

Au milieu de ce monde se trouve la grande coulée verte qu'a laissée l'empire ottoman : Albanie, Kosovo, Bosnie. C'est dans ce monde, même si c'est aujourd'hui de manière plus latente et plus silencieuse, que prend corps le même combat que celui qui existe de l'autre côté de la Méditerranée, où un islam bektachi, d'affiliation plutôt chiite, affronte une vague d'islamisme - car il existe aussi un combat au sein de l'islam.

Le second lieu qui abrite des chrétiens d'Orient, qui constitue un sas, un lime 2 ( * ) , c'est évidemment le Caucase, théâtre permanent de guerres, ligne de démarcation, de passage, pour les Parthes, les Romains, les Sassanides et les Byzantins. La frontière scinde ce monde en deux, de la mer Noire à la mer Caspienne, en passant par le Haut-Karabagh, de la même manière que l'on trouve le Kosovo sur la ligne que j'ai dessinée.

Ce lime est un verrou et une passoire : c'est par le Caucase, où l'on trouve d'un côté des républiques dites chrétiennes - Arménie, Géorgie - de l'autre des républiques musulmanes - Tchétchénie, Daguestan, etc. -, que passe l'islamisme wahhabite pour atteindre les Ouïgours de Chine. Là encore, on trouve des chrétiens d'Orient sur une zone frontière déterminante pour l'avenir du monde.

Le troisième lime, c'est la ceinture de la Perse, qui a toujours constitué un sas infranchissable pour les empires romain, byzantin, puis ottoman. Cette ligne se situe à hauteur de Kirkouk. En dessous, commence l'influence persane. C'est là, pour d'autres raisons, dont le pétrole, qu'est menée par l'Amérique une politique de pacification dont le résultat le plus évident a été, jusqu'à aujourd'hui, l'intervention turque. Là aussi, les chrétiens sont principalement dans ce qui était l'Irak.

Nous devons bien prendre garde au fait que rien ne pourra se faire sur cette question des chrétiens d'Orient et des minorités sans impliquer cette autre Europe qu'est la Russie, ni cet autre islam que représente l'Iran. Il n'est pas sûr que nos gouvernants soient toujours bien conscients de ces nécessités. Traiter les choses diplomatiquement ne signifie pas toujours être dans une amitié confondante...

On voit bien que le problème est infiniment plus global que celui du droit. De la même façon, il est évident que l'Égypte elle-même est le lieu d'un tel combat, puisque si la détermination du président al-Sissi est extrêmement forte à l'égard des Frères musulmans, il existe aussi un fort substrat de type salafiste qui n'est pas forcément agressif, mais pour lequel la question politique ne se pose pas dans des termes de diversité.

Je pense que le combat est partout le même : il faut ouvrir la donne, et c'est le rôle de la France de soutenir de véritables affrontements autour de clivages réels. Il faut arriver à les exprimer pour enfin les traiter. Ne rien concevoir pour les chrétiens d'Orient et autres minorités équivaudrait, pour l'Occident, à approuver le choc des civilisations comme le seul futur de l'humanité globale.

Cela nous concerne tous. Les chrétiens d'Orient connaissent peut-être ce que sera notre futur : un affrontement radical d'identités fanatisées qui se constitueraient territorialement comme des blocs, dans une hostilité universelle. Ce serait abandonner les musulmans eux-mêmes à la guerre civile, à l'autisme, à la déréliction - puisque c'est aussi des musulmans qu'il s'agit. Il faut donc que la question des chrétiens d'Orient soit indissociable de celle de leurs compatriotes musulmans, et réciproquement.

Les meilleurs des chrétiens d'Orient qui n'entendent pas partir, ce sont ceux qui savent. Ils ne restent pas simplement pour rester, pour eux-mêmes, pour garder des pierres mortes : ils demeurent pour rester des pierres vivantes et construire une humanité commune des différences.

Il est évident que si la France en venait à entériner un tel état de fait - ce qui n'est pas le cas, grâce à vous, monsieur le président -, nous apporterions alors notre contribution au suicide moral de l'esprit européen.

Je vous remercie.

M. Jean-François Colosimo


* 2 Sous l'Empire romain, ligne fortifiée courant parallèlement à la frontière face aux pays barbares ou aux déserts.

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