CONCLUSION PROSPECTIVE : L'IRAK ET LES DÉFIS DE LA CITOYENNETÉ ET DE LA JUSTICE

M. Jan KUBIS, Représentant spécial et Chef de la Mission d'assistance des Nations Unies en Irak

Les thèmes de la citoyenneté et de la justice sont tout à fait critiques pour la période post-État Islamique en Irak. L'Irak a besoin de stabilité durable pour garantir son unité et mettre fin au cercle vicieux de la violence et du terrorisme. L'État Islamique n'est que la dernière incarnation d'actes de terrorisme commis par de nombreux groupes. Avant cela, des dictateurs massacraient leur peuple. Encore avant, des victimes avaient été forcées à quitter le pays en raison des pressions qu'elles subissaient. Il suffit de se souvenir de l'exode des juifs irakiens, qui formaient pourtant une composante relativement importante du vieil Irak.

Nous ne devons pas nous inscrire uniquement dans la perspective de la situation actuelle. Prenons-la comme un point de départ après la tragédie qui vient de frapper le pays. D'ailleurs, cette tragédie est née et s'est développée en Irak. Elle n'a pas été importée. Dans leur majorité, les combattants de Daech étaient irakiens. Il ne faut pas l'oublier. Ce n'est pas par hasard si Daech a reçu autant de soutien en Irak.

Aujourd'hui, une porte s'est ouverte. L'État Islamique a prouvé qu'il ne pouvait pas offrir de solution viable. La population s'en est rendu compte. Nous avons une chance. Saisissons-la en déployant des instruments et des approches qui nous permettront de relever les défis qui se posent depuis 2003. Cela concerne notamment la citoyenneté, la justice et la réconciliation.

Il y a encore 3 millions de personnes déplacées en Irak, et des centaines de milliers de personnes qui ont quitté leur pays. Beaucoup d'entre elles voudraient rentrer. Il est indispensable d'organiser les conditions d'un retour sûr et durable, pas uniquement sur un plan matériel, mais également sur un plan juridique et politique. Ces populations doivent sentir qu'elles font partie intégrantes du pays.

La stabilité est liée à toutes les mesures qui seront mises en place après la victoire militaire contre l'État Islamique. Cette victoire a été cruciale. Il ne faut pas oublier que plusieurs communautés de la population irakienne se sont alliées pour combattre Daech.

Je suis arrivé en Irak il y a 3 ans, lorsque Daech était présent à Bagdad et que Tikrit n'avait pas encore été libéré. Ramadi était sur le point de tomber. A l'époque, l'on disait déjà qu'il fallait faire les choses autrement. Ce discours ne provenait pas que des élites.

Il était également celui des chiites, qui formaient la colonne vertébrale du système politique en place. Les représentants des élites chiites reconnaissaient eux-mêmes qu'il y avait quelque chose de perverti à la base. Ils parlaient déjà de réconciliation, de citoyenneté et de justice. Je crois qu'ils étaient sincères. Ils voyaient bien que l'unité de leur pays était remise en question, non seulement par l'État Islamique, mais également par les Kurdes, qui ont même pensé que la défaite de Daech était le bon moment pour eux de se séparer du pays. L'unité même de l'Irak était ainsi remise en cause.

La situation actuelle est différente de 2003. L'Irak est composé de différents groupes et communautés. Il convient d'en tenir compte. Les prochaines élections seront un jalon crucial. Il en ressortira un nouveau gouvernement et un nouveau programme. Il s'agira de faire en sorte que les idées soient mises en oeuvre. Le gouvernement actuel a dû composer avec un certain nombre d'obstacles, au premier rang desquels le combat contre Daech. Le prochain gouvernement n'aura pas cette excuse. Il devra petit à petit s'acheminer sur la voie de la transition. La période de transition a démarré en 2003, mais elle est loin d'être terminée. Les vieilles habitudes ont disparu. Un nouvel ordre a été mis en place, mais il n'est pas solide. Certains de ces éléments ne doivent pas être maintenus.

De nombreux partis politiques participeront aux prochaines élections. Ils sont convaincus que l'approche sectaire et confessionnelle n'a plus lieu d'être, qu'ils doivent s'intéresser à l'égalité et aux citoyens. Je leur demande de mettre cela en pratique à l'avenir.

Les différentes composantes de l'Irak ont une lecture différente de ce que doit être la justice. Pour la majorité des chiites, il faut prioritairement s'attaquer aux atrocités commises par l'ancien régime.

Pour les sunnites, il s'agit de s'attaquer à la marginalisation dont ils sont victimes, mais les chiites y voient un risque de démantèlement de l'ordre contractuel et le retour au régime précédent, qui a commis de nombreuses atrocités dans le pays et la région. Les arguments des uns et des autres sont tout à fait valables. Néanmoins, comment faire face à la situation post-Daech ? Des Irakiens se sont rangés aux côtés de Daech. Des femmes ont perdu leurs maris, tués pendant la guerre. Que vont-elles devenir ? La société irakienne est également constituée de groupes vulnérables et de minorités. Ainsi, comment prendre en charge les femmes qui ont été mises en esclavage par Daech, et que certains considèrent comme des partisanes de Daech ?

De leur côté, les Kurdes ont une lecture différente de ce que la justice pourrait signifier pour eux. Ils souhaitent la mise en oeuvre de la constitution et demandent, à tout le moins, que les droits de leur région fédérale soient reconnus. La population du Kurdistan veut un bon gouvernement. Après ce qu'elle a vécu en 1991, puis en 2003, cette population est très déçue.

Comment se fait-il que la minorité chrétienne ait diminué de moitié entre 2003 et 2014 ? Des centaines de milliers de personnes ont fui les avancées de Daech. Elles demanderont des comptes, comme le feront les yézidis, qui ont été victimes d'une véritable politique de génocide.

Le défi est absolument immense pour l'Irak et son système politique. Tout le monde comprend bien qu'il faut faire différemment. Il s'agit d'une opportunité. Une porte s'ouvre. Saisissons-la. Nous devons travailler avec tous nos amis, partout en Irak, écouter ce qu'ils ont à dire et comprendre leurs besoins. Jusqu'à présent, il nous manque une chose : nous ne savons pas comment introduire la voix des minorités, des femmes et des jeunes dans un discours qui est monopolisé par les politiques.

L'an dernier, les Nations Unies ont organisé une série de tables rondes dans 8 provinces d'Irak. Les participants nous ont évidemment parlé de stabilité, d'emploi et de corruption. Au-delà, ils ont également demandé, notamment, que soit éradiqué l'extrémisme, que les sermons religieux soient réglementés, que les discours haineux, le racisme et l'incitation à la provocation sectaire soient interdits, qu'il soit enfin tenu compte de la place des minorités. De nombreux propos sont allés dans ce sens, partout où nous sommes allés. Nous devons écouter ces personnes et essayer de les intégrer à un processus politique valable.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie pour cette intervention spontanée. Je suis très heureux que les Nations Unies travaillent dans le même sens. Nous serons très attentifs aux résultats des élections du 12 mai prochain en Irak.

Nous vous remercions, Monsieur Kubis, pour cette mise en perspective.

J'appelle maintenant Monsieur Christian Cambon, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, lointain successeur de Georges Clémenceau, afin de conclure nos travaux.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page