CONCLUSION GÉNÉRALE

M. Christian CAMBON, Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

Je voudrais d'abord saluer l'initiative du Président Bruno Retailleau, qui fait preuve d'une mobilisation constante sur la question des minorités d'Orient. Ce colloque vient de démontrer que la reconquête militaire observée en Irak et la réussite des offensives menées contre Daech dans la région ne seront décisives que si elles sont suivies d'un retour à la concorde civile dans les pays concernés. Celle-ci passe en premier lieu par l'accession de toutes les minorités à une citoyenneté pleine et entière, garantissant une égalité de droits et un accès à la justice. L'un ne va pas sans l'autre, comme ont pu le souligner les échanges de cet après-midi.

Ces valeurs sont au coeur du message de la France dans la région, et plus particulièrement en Irak. Il ressort de ce colloque que l'Irak pourrait être un laboratoire en ce qui concerne les conditions d'expression de la liberté religieuse, la citoyenneté et la réconciliation. Il est indispensable que ce laboratoire produise des résultats, sans quoi les germes de la guerre civile prospèreraient une nouvelle fois. Je pense particulièrement à Mossoul, souvent présentée comme un des symboles de la chute de l'État islamique. Cette ville à majorité sunnite doit faire l'objet d'une véritable attention du pouvoir irakien et de la communauté internationale. Ses un million et demi d'habitants ne doivent pas être laissés de côté, sous peine de créer de nouvelles frustrations.

Comme l'a répété à plusieurs reprises le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant notre commission : nous devons garder à l'idée que les combattants ne vont pas disparaître comme par enchantement. Certains vont se diriger vers d'autres territoires, que ce soit l'Afghanistan ou plus à l'est, jusqu'à la Malaisie ou les Philippines. D'autres reprendront le chemin de la vie civile, en attendant que les circonstances se retournent.

La France se place d'ores et déjà en Irak dans une phase de reconstruction. Partenaires dans la bataille, nous souhaitons désormais être partenaires de la paix. Notre pays dispose d'une bonne image, liée pour partie à notre présence dans les airs et au sol et durant les combats : l'apport de la task force Wagram a ainsi été très apprécié du commandement de l'armée irakienne. Cet a priori positif envers la France doit nous aider à faire progresser un dialogue national constructif et avancer l'idée d'une constitution irakienne permettant l'autonomie d'un Kurdistan irakien au sein d'un Irak intégré respectant chaque communauté, yézidie, chrétienne, chiite et bien sûr sunnite.

Ce texte inclusif pourra être le préalable à la réalisation de trois objectifs : la reconstruction, la stabilisation et, surtout, la réconciliation nationale.

Sans adoption d'une telle loi fondamentale, les sommes colossales que la communauté internationale s'est engagée à mobiliser en Irak au cours des prochaines années afin de faciliter la reconstruction du pays seraient, au mieux, perdues ou, au pire, exacerberaient un peu plus les tensions internes. La reconstruction n'est pas seulement matérielle ; elle est également humaine et sociale. Aucune région et aucune communauté, particulièrement celles qui ont été marginalisées dans l'histoire récente de l'Irak ou qui ont été martyrisées par Daech, ne devront donc être laissées de côté.

Le coût de la reconstruction est d'ores et déjà estimé à plus de 70 milliards d'euros. Là encore, la France assumera sa part, comme en témoignent les financements qu'elle va apporter grâce à l'Agence française de développement à des projets dans les secteurs de l'eau, de l'énergie et de la restauration des filières agricoles. Je vous parlais de Mossoul. La France s'est engagée à verser 2,5 millions d'euros au Programme des Nations unies pour le développement, pour qu'il facilite la réhabilitation de la faculté de médecine de l'université de Ninive, ainsi que la faculté des arts et le département de français de l'université de Mossoul. Cette action n'aura cependant de sens que si elle permet aux populations locales d'avoir le droit d'y accéder.

Le processus inclusif que la France appelle de ses voeux concerne bien évidemment les sunnites, mais aussi les chrétiens d'Orient et les autres minorités. La France est particulièrement attachée à la défense de ces communautés.

Notre pays a une relation historique avec les chrétiens d'Orient, depuis l'accord de 1535 avec l'Empire Ottoman jusqu'au discours de Jacques Chirac en 1996 à l'église Sainte-Anne de Jérusalem. Rappelons-nous de ses mots en direction des chrétiens d'Orient : « Vous êtes indispensables. Ne désespérez pas. Ne quittez pas cette terre. Vous demeurez, aujourd'hui comme hier, une garantie de respect de l'autre et de tolérance pour la société qui se crée. En cela, vous êtes nécessaires à la paix ».

Plus de vingt ans après, les mots du président de la République sont malheureusement d'une actualité douloureuse. Depuis ce discours, en une génération, la population chrétienne d'Irak aurait diminué de 75 %. Il s'agit d'un bouleversement tragique, pour les personnes concernées bien sûr, mais aussi pour l'ensemble de ce pays, tant l'appauvrissement de la diversité porte de conséquences négatives en termes de développement et de stabilité.

Dans le même temps, l'engagement français a, quant à lui, été renouvelé et élargi à toutes les minorités de la région. N'oublions pas que c'est à l'initiative de la France que les Nations Unies se sont saisies du sujet en mars 2015, puis qu'une conférence internationale a été organisée à Paris quelques mois plus tard.

Il s'agit aujourd'hui pour nous de défendre l'histoire de ces communautés, qui est aussi, au fond, notre histoire, car notre civilisation d'Europe occidentale est le fruit de l'essaimage du Moyen-Orient, et ce faisant de contribuer à ce qu'elles disposent d'un avenir sur leurs terres.

Mme Vian Diakhil vient de nous parler du sort de la communauté yezidie. Son premier droit est déjà de pouvoir retourner chez elle. La France a pris des initiatives, notamment en matière de déminage, dans la région de Sinjar, dans le nord de l'Irak, afin favoriser le retour du peuple yézidi. C'est une première étape absolument indispensable.

Plus largement, nous ne pouvons admettre que ces citoyens à part entière soient sempiternellement considérés comme des ennemis de l'intérieur, et donc privés de leurs droits élémentaires. L'Europe a connu par le passé de semblables pratiques, elle a su s'en affranchir pour se réinventer et accéder à une paix durable. Je souhaite le même destin à l'Irak et à l'ensemble de la région. Je me tourne vers nos amis de la région pour leur dire que l'Europe n'intervient pas, dans ces questions, en donneuse de leçons, mais plutôt en témoignage des déchirements que nous avons connus dans le passé, des souffrances que les pays européens se sont infligés entre eux et de la façon dont nous nous sommes efforcés de les surmonter.

La dernière partie de votre colloque a insisté sur la question de la justice. Là encore, la comparaison avec l'Europe est frappante. Notre continent n'a pu commencer à tourner la page du Troisième Reich et de la seconde guerre mondiale que lorsque les crimes ont pu être nommés, puis punis.

L'élaboration d'une nouvelle constitution, fut-elle la plus inclusive possible et la plus à même de restaurer la confiance, ne pourra effacer les exactions et les souffrances.

La France sera donc vigilante sur cette question de l'impunité. La communauté internationale dispose désormais d'outils qui ont fait leurs preuves, en Europe mais aussi en Afrique et en Asie. Nous devons permettre à ces structures de se déployer pour que les enquêtes indispensables soient menées et qu'un jugement soit rendu.

Nous devons proposer l'adaptation des expériences passées au contexte local irakien. Je pense à l'exemple cambodgien, particulièrement intéressant car, comme en Irak, on a pu observer une volonté totalitaire d'élimination de l'autre, de destruction de sa culture et de ses racines. La France soutient les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens depuis leur établissement en 2006. Elle appuie directement leurs travaux, élément de consolidation de la paix et de l'État de droit au Cambodge. Elle pourrait sans doute en faire de même en Irak, si tel était le souhait des Irakiens.

N'oublions pas qu'il y a là aussi urgence. La durée dans laquelle s'inscrit la justice si elle est trop longue peut aboutir à un phénomène d'oubli, de lassitude des victimes et de disparition des témoins comme des bourreaux. On a pu l'observer au Cambodge.

Dans le cas irakien une difficulté supplémentaire vient de ce qu'après cette période de troubles extrêmes étalés sur plus de trente ans (guerre avec l'Iran, deux guerres du Golfe, Daech) les minoritaires sont encore plus minoritaires.

La qualité de nos échanges a néanmoins montré que l'Irak est peut-être à un tournant qui laisse croire à une lueur d'espoir, après une période très sombre. L'apaisement, la justice et la réconciliation permettront, nous voulons y croire, au pays de retrouver sa place, si importante pour l'équilibre de la région. Dans l'absolu, l'Irak a de formidables atouts dont tous ses habitants pourraient profiter si la paix et la sécurité revenaient durablement dans le pays. Ce colloque montre une fois de plus que la défense des chrétiens et des minorités d'Orient dépasse largement le sort de ces communautés et s'affirme comme le combat pour la préservation des valeurs fondamentales qui nous sont chères : vivre-ensemble, dignité et justice.

Défendre les minorités au Moyen-Orient, c'est tout simplement défendre l'âme du Moyen-Orient, son vrai visage ; c'est respecter son passé et préserver son futur.

M. Bruno RETAILLEAU, Président du Groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient du Sénat

Je voudrais remercier chacun des intervenants, dont certains sont venus de loin. Je veux particulièrement saluer l'ambassadeur d'Irak en France et l'ambassadeur de France en Irak, qui nous ont beaucoup aidés à organiser ce colloque.

Cette journée illustre ce lien fort, tissé dans la trame de l'histoire, qui unit la France à cet Orient blessé et fracturé. Blessé et fracturé, tel est le visage qu'offre l'Irak aujourd'hui. Malgré la défaite militaire de l'État Islamique, qui est bien loin de signer sa totale capitulation, et malgré le combat des artisans de la paix qui oeuvrent quotidiennement et concrètement pour la reconstruction de l'Irak, les blessures et les fractures demeurent. Nous les avons constatées lors de notre mission parlementaire de début d'année en Irak, mais également au Liban. Nous les avons vues dans le regard de ceux qui ont connu l'indescriptible. Nous les avons entendues dans la bouche de ceux qui ont vécu l'indicible. Ce sont les blessures infligées par un nouveau totalitarisme, qu'il faut nommer, désigner et punir. Ses crimes sont des crimes contre l'humanité. Il faudra bien les juger un jour. C'est l'exigence de justice.

Les fractures sont confessionnelles, communautaires, et parfois même régionales. Elles sont indiscutables et incontournables, mais elles ne sont pas indépassables. C'est ce que nous voulons croire. Le ciment de la citoyenneté peut, à terme, contribuer à les combler.

Après la victoire militaire contre Daech et à l'approche des élections du 12 mai, nous n'avons pas seulement le droit d'espérer pour l'Irak. Nous avons un devoir d'espérance pour tous les Irakiens. Nous avons le devoir de ne pas céder à la facilité. A force d'être pessimistes, il existe un risque : que les prophéties catastrophiques se réalisent.

Ce colloque est aussi le regard de l'intelligence. Nous ne pouvons voler vers l'Orient compliqué avec des idées simples. Cette tentation de la simplification existe en Occident. Elle se nourrit d'une certaine ignorance sur la multiplicité des histoires et la complexité des mémoires. Elle ressurgit également sous le coup de l'émotion suscitée par la diffusion d'images choc. L'émotion est légitime. Elle est même nécessaire et humaine. Toutefois, l'émotion ne fait pas une politique ; elle ne saurait se substituer à la réflexion, à ce qui doit guider l'action dans le long terme, que ce soit en Irak ou en Syrie.

Ce colloque ne vise en aucun cas à porter un regard d'ingérence. La justice pour laquelle nous plaidons doit être rendue en Irak au nom des Irakiens, qui sont les premières victimes de l'État Islamique, y compris s'agissant de nos ressortissants, qui vous ont fait tant de mal, qui nous ont fait tant de mal. Bien sûr, la communauté internationale est concernée au vu de la nature des crimes commis. Il importe que le recensement de ces crimes et la collecte des preuves soient méticuleusement réalisés. C'était le sens de la résolution 2379, qui vise à créer une équipe d'enquête internationale des Nations Unies sur les crimes commis en Irak.

Pour le reste, c'est d'abord aux Irakiens de décider entre le recours à la Cour Pénale Internationale, le recours à un tribunal international spécial ou le recours à un tribunal national spécial. Le choix et la méthode relèvent de la souveraineté irakienne, et d'elle seule. Il ne saurait y avoir de réconciliation si certains Irakiens ont le sentiment que la justice a été celle des autres.

Ce qui vaut pour l'exigence de justice vaut pour l'exigence de citoyenneté. Nous avons, en France, notre conception de la citoyenneté. Elle est le produit d'une histoire singulière et d'une construction multiséculaire de l'État-nation. Cette conception n'a pas prétention ou vocation à devenir universelle. Si tel était le cas, l'Irak ne pourrait, ni ne voudrait l'épouser. Nos sociétés occidentales, minées par un certain individualisme, sont sans doute mal placées pour donner des leçons de citoyenneté. Le chemin de la citoyenneté n'est pas équivoque, que ce soit en Occident ou en Orient. À l'Irak de tracer le sien.

Il y a tout de même, sur ce chemin, des étapes qui sont incontournables parce qu'elles renvoient à l'expérience commune des peuples. Il s'agit d'abord de la reconstruction, y compris institutionnelle, pour que l'État irakien puisse exercer sa souveraineté et garantir la sécurité de tous.

L'élimination de Daech permet d'avancer, mais elle ne signifie pas la disparition de la menace. Les combattants de l'État Islamique n'ont pas tous été neutralisés ou arrêtés. Il existe encore des cellules dormantes. De nombreux islamistes se sont fondus dans la population. Le mode opératoire s'est modifié, avec une recrudescence des attentats. Tout ce qui peut contribuer à aider l'État irakien à l'élimination de la menace djihadiste doit être mis en oeuvre, avec l'appui de la coalition internationale et des Nations Unies.

La reconstruction est aussi économique. La conférence de Koweït a donné le coup d'envoi d'une mobilisation internationale pour laquelle la France est aux avant-postes. Il y a tant à faire dans les domaines des infrastructures, de l'énergie, de l'eau ou de l'agriculture. La France est prête à offrir son expertise et à coopérer en de nombreux domaines.

À l'enjeu de la reconstruction s'ajoute l'épineuse question de la réconciliation. L'unité irakienne ne saurait se faire à travers la négation de la diversité des Irakiens. Cette négation offrirait une victoire posthume aux djihadistes. Pour rester lui-même, l'Irak doit rester pluriel. De ce point de vue, la situation est critique. Les composantes sont devenues encore plus minoritaires. Je pense notamment aux chrétiens, dont la population a diminué de près de 70 % en Irak depuis 2003. Je pense également à la communauté yézidie, particulièrement éprouvée par les crimes de l'État Islamique. Je pense bien sûr au peuple kurde, dont les liens avec la France ont été renforcés dans cette fraternité d'armes face à Daech. Parce que nous sommes attachés à l'unité irakienne, nous nous réjouissons de la reprise du dialogue entre Erbil et Bagdad.

Quelle forme doit prendre la reconnaissance de la diversité irakienne ? Faut-il aller jusqu'à une stricte séparation des religions et de l'État ? Faut-il suivre le chemin d'une assez large décentralisation ? Certains le croient. Quant au régime confessionnel qui vise à une égale représentation politique, il a des vertus, mais ne présente-t-il pas également des limites ? Ici aussi, l'Irak doit choisir librement et collectivement.

J'ai la conviction que l'espace de la réconciliation ne saurait se limiter à la seule dimension institutionnelle, voire politique. Certes, il revient au pouvoir politique de garantir certains principes. Je pense à la liberté de conscience, à la liberté religieuse ou à l'égalité des droits dans l'espace public. Toutefois, l'expérience d'autres pays, eux-mêmes déchirés par de terribles fractures (Liban, Afrique du Sud, Irlande du Nord), montre que le processus de réconciliation est à la fois plus vaste et plus profond. L'exigence d'unité ne peut pas et ne doit pas être uniquement l'affaire des responsables publics ; elle doit associer la société toute entière. Je crois aux vertus de l'éducation. Je crois aussi à la capacité à réformer les enseignements de la religion.

Le processus de réconciliation obéit à des mécanismes dont les ressorts sont également intimes et intérieurs, voire spirituels. Je pense à l'Afrique du Sud, à la commission vérité et réconciliation et à cette expérience singulière du pardon.

Bien sûr, en Irak, les blessures sont encore trop vives, les plaies trop ouvertes, et le pardon ne se décrète pas, pas plus qu'il ne saurait évidemment se substituer à la justice. Néanmoins, il y a déjà eu des actes de pardon et de réconciliation en Irak, et il y en aura d'autres. Ce temps doit être recherché et espéré. Cette grande idée de la justice et de la citoyenneté ne peut être le fruit que de cette petite espérance de rien du tout, mais qui peut pourtant tout ; de cette petite flamme qui brûle dans le regard des Irakiens, et que les barbares de l'État Islamique ne sont pas parvenus à éteindre. Tant que cette flamme brûlera, alors l'Irak vivra ; alors il y aura une espérance et, avec elle, une certaine idée de l'Irak et de la France.

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