B. LE DÉFI DE L'UNITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION

Outre le maintien de la paix, la gestion du retour des réfugiés et le redressement économique, le Rwanda doit également restaurer l'unité nationale mise à mal par des années de heurts entre communautés, qui ont trouvé leur aboutissement dans le génocide de 1994. Depuis 1999, le pays s'est donc engagé dans une difficile entreprise de réconciliation nationale à l'aide de deux outils : la commission nationale pour l'unité et la réconciliation et les juridictions Gaçaça.

1. La commission nationale pour l'unité et la réconciliation : l'éducation civique pour tous

Avec le prolongement de la période de transition, la politique de réconciliation nationale devient prioritaire, en vue de préparer la tenue d'élections démocratiques dans un climat apaisé et de favoriser la reconstruction du pays. A cet effet, une commission nationale pour l'unité et la réconciliation (Cnur) est instituée par le Parlement, en mars 1999, dans le cadre du programme de réconciliation nationale.

Les missions de la commission nationale pour l'unité et la réconciliation

1. Préparer et conduire des débats a l'échelle nationale dont l'objectif est de promouvoir l'unité et la réconciliation du peuple rwandais ;

2. User de tous les moyens possibles en vue d'éveiller les Rwandais pour l'unité et l'asseoir sur une base solide ;

3. Préparer et diffuser les idées et initiatives visant à promouvoir la paix au sein du peuple rwandais et à encourager la culture de l'unité et de la réconciliation ;

4. Dénoncer et combattre les actes, écrits et langages susceptibles de promouvoir toute sorte de discrimination ;

5. Préparer et coordonner le programme national pour la promotion de la réconciliation des Rwandais ;

6. Sensibiliser les Rwandais à leurs droits, au respect des droits des autres peuples et ériger entre eux une culture de lutte pour leurs propres droits ;

7. Émettre des réflexions afférentes aux projets de loi visant à combattre tout sectarisme et à promouvoir l'unité et la réconciliation du peuple rwandais ;

8. Suivre de près le respect, par toutes les institutions, des objectifs de l'unité et la réconciliation ;

9. Veiller au respect par les forces politiques, les dirigeants, ainsi que toute personne, de l'idéologie de l'unité et la réconciliation nationale.

Le programme de réconciliation nationale peut être assimilé à un programme d'éducation civique apolitique à destination de la population rwandaise, avec pour objectif de rompre définitivement avec les représentations ethniques ancrées dans les mentalités. Il prend la forme de séminaires, de conférences-débats radiodiffusées et télédiffusées, ainsi que de réunions régulières avec la population de chaque colline, dont les thèmes sont établis sur la base des idées et des souhaits de la population, recueillis au cours des enquêtes d'opinion menées par la Cnur dans les 106 districts du pays. Chaque année, un sommet national sur l'unité et la réconciliation réunit plus 800 personnes pour travailler sur ces questions.

Une formation a également été entreprise en direction des responsables de partis politiques, des parlementaires, des journalistes, des organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent sur le sol rwandais et des juges des juridictions Gaçaça, afin d'assurer le respect des principes d'unité et de réconciliation et de leur rappeler l'existence des différentes lois qui punissent toute division et discrimination ethniques.

Un enseignement d'éducation civique a, en outre, été intégré dans les programmes scolaires du primaire et du secondaire, sur proposition de la Cnur. Les élèves se rendent régulièrement dans les lieux de mémoire du génocide. C'est notamment le cas du mémorial de Murambi , où la délégation sénatoriale s'est rendue pour rendre hommage aux victimes de ce drame.

Par ailleurs, des messages appelant à la paix, à la tolérance, à l'unité, à la réconciliation et à la justice sociale sont régulièrement véhiculés dans le pays à travers des représentations théâtrales, des poèmes, des chansons et des publications. Des clubs de paix, d'unité et de réconciliation ont également été créés dans des milieux estudiantins, professionnels et communautaires et commencent à voir le jour dans les églises.

Un grand nombre de formateurs parcourt donc le pays pour mettre en oeuvre le programme de réconciliation nationale. Pour leur venir en aide, la Cnur a récemment édité et diffusé un guide d'éducation civique.

Au niveau législatif, la Cnur est à l'initiative de la loi sur la répression des crimes de discrimination et la pratique du sectarisme . Elle a participé à l'élaboration et à la révision des différents textes, afin de vérifier leur adéquation avec les principes d'unité et de réconciliation.

Désormais, la mention ethnique ne figure plus sur la carte d'identité. L'accès à l'enseignement, au travail, aux services de sécurité et aux postes à responsabilité se fait sur la seule base des mérites personnels. La discrimination sexiste est également supprimée : la nouvelle Constitution, votée en mai 2003, accorde ainsi d'office 30 % des sièges aux femmes au Parlement.

La propagation d'idées divisionnistes est interdite par la Constitution, de même que, plus largement, toute action visant à promouvoir les différences ethniques. C'est ainsi que plusieurs associations ont récemment réclamé la dissolution du parti MDR- Parmehutu.

Enfin, les forces armées rwandaises d'origine et les anciens combattants du FPR, jadis ennemis, forment aujourd'hui une même armée nationale et participent ensemble à des opérations de maintien de la paix, comme c'est actuellement le cas au Darfour.

Le programme de réconciliation nationale affiche donc à ce jour un bilan positif, qui a permis de sortir sans difficulté de la période de transition . Ainsi, plus de quatre millions de réfugiés, anciens et récents, ont été rapatriés, ont en majorité récupéré leurs biens et vivent en harmonie avec leurs compatriotes dans les villages. De même, plus de 300.000 orphelins du génocide ont trouvé des familles d'accueil.

2. Les juridictions Gaçaça : comment combiner la justice et le pardon ?

Inspiré de la justice participative coutumière, les juridictions Gaçaça ont été créées en 2002 pour suppléer les instances de jugement classiques dans le traitement des contentieux relatifs au génocide de 1994. L'objectif est tant d' accélérer les jugements pour les crimes et délits les moins graves que de réconcilier la population rwandaise, en recherchant la vérité et en développant une culture du pardon.

Le régime rwandais a donc pris le parti d' une justice de masse pour répondre à un crime de masse, en se refusant à ne juger que les seuls responsables de haut niveau et en basant sa politique en la matière sur deux principes : la participation de l'ensemble de la population et la transparence totale.

Les juges et les 150.000 jurés, élus par chaque colline, entendent les témoignages des accusés, des rescapés et ceux de la population. Les personnes accusées d'avoir participé au génocide sont ensuite classées en quatre catégories en fonction de la gravité des crimes qui leur sont reprochés. Seuls les crimes les plus graves sont renvoyés devant les tribunaux, les autres étant directement jugés par les Gaçaça.

a) Une mise en oeuvre difficile

Une phase pilote a été lancée en juin 2002, régie par la loi du 19 juin 2001. Quatre-vingts Gaçaça ont été mises en place dans douze secteurs, choisis en raison du nombre d'aveux qui y avaient été recueillis, de la qualité et de l'intégrité des juges élus, mesurées à l'issue de leur formation, et de la motivation de population locale pour participer au processus.

La deuxième phase a débuté en novembre 2002, portant le nombre des Gaçaça à 758 dans 118 secteurs, soit 8,4 % des 9.000 Gaçaça prévues pour un dispositif opérationnel dans l'ensemble du pays. Le processus a ensuite été quelque peu délaissé pendant l'année électorale de 2003.

Durant cette première période, les Gaçaça ont établi une liste de 40.983 présumés coupables, à partir des résultats d'une large collecte d'informations effectuée auprès des habitants. Parmi ces accusés, 7.013 (soit 14 %) avaient un dossier complet : 3.791 cas ont été envoyés au service national des juridictions Gaçaça (SNJG) pour vérification et transmission au parquet pour les crimes de première catégorie, aux Gaçaça de secteur pour les crimes de seconde catégorie et aux Gaçaça de cellule pour la troisième catégorie.

Selon les rapports d'observation du projet d'appui de la société civile au processus Gaçaça (PAPG), qui rassemblait jusqu'en 2003 la plupart des associations pour la défense des droits de l'homme, le dispositif a rencontré de nombreuses difficultés d'application durant ses deux premières années d'existence et ce, en raison de plusieurs facteurs :

- les carences des juges : ont été observées des absences et des défections fréquentes pour des raisons personnelles ou par la crainte d'être à son tour dénoncé pour des crimes commis en 1994, des incompétences allant parfois jusqu'à l'illettrisme et un manque de cohésion entre les différents instances ;

- l' absence de protection des témoins : des menaces, des cas de harcèlement, des violences physiques et plusieurs assassinats de témoins ont été constatés ;

- la faiblesse des témoignages : les rescapés, souvent cachés au moment des crimes, n'ont pu apporter que des témoignages indirects ou partiels, d'autant qu'ils ont été victimes de pressions manifestes. De même, les victimes de viol ont souvent hésité à témoigner en public dans les Gaçaça. Enfin, il est apparu que, alors que les rescapés du génocide instruisaient à charge, le reste de la population adoptait souvent une attitude de solidarité négative qui visait à décharger les personnes détenues présentées à l'audience ;

- les problèmes de procédure : les réunions n'ont pas eu lieu au jour et à l'heure fixés dans de nombreuses cellules, les rapports et les comptes rendus n'ont pas toujours été lus à la fin des audiences, voire même pas rédigés, les témoignages des rescapés ont été rejetés par certains juges, qui contraignaient ainsi les témoins potentiels au silence ; enfin, les autorités locales ne se sont pas investies suffisamment dans le dispositif alors qu'elles sont chargées de mobiliser la population et ont parfois fait preuve d'ingérence.

b) La relance du dispositif

Les Gaçaça ont été relancées en janvier 2005 par la loi du 19 juin 2004 portant réforme de la loi du 19 juin 2001 précitée, qui étend le dispositif à l'ensemble du territoire.

Cette phase devrait voir plus de 600.000 dossiers traités, mais le chiffre d'un million est souvent évoqué, compte tenu du nombre de victimes. Sur ce nombre, plus de 50.000 personnes peuvent légalement encourir la peine de mort et plus de 450.000 de lourdes peines d'emprisonnement.

Toutefois, la réforme intervenue avec la loi de 2004 n'a pas réglé tous les problèmes identifiés au cours de la période antérieure :

- la participation des populations est variable. Elle est cependant obligatoire, sous peine d'amendes, quand il n'y a pas de rescapés (la majorité des cas) ou que la juridiction Gaçaça n'est composée que de personnes absentes en 1994. En outre, les résidents qui assistent aux sessions se réfugient souvent dans le mutisme, parfois même dans la fuite à l'étranger, pour ne pas avoir à témoigner ;

- les témoins ne sont toujours pas protégés alors que les forces de l'ordre ont été déployées dans les provinces ;

- la tenue des débats est largement fonction de la qualité, variable, des juges , qui ne sont théoriquement censés que les diriger, l'assemblée ayant en principe le dernier mot. Ils subissent eux aussi davantage de pressions avec l'extension du processus, et des cas de corruption ont également été rapportés ;

- la qualification des crimes est compliquée par le passage de quatre à trois catégories. A la première catégorie (organisateurs, personnes en position d'autorité, grands criminels et violeurs), la loi de 2004 a, en effet, ajouté les personnes coupables de torture, y compris quand celle-ci n'a pas occasionné la mort, et d'actes de sarcasme et de moquerie commis sur le cadavre d'une personne. La deuxième catégorie (tueurs ordinaires) a fusionné avec la troisième (personnes coupables de coups et blessures). Enfin, la dernière catégorie regroupe les coupables de pillage et de vols ;

- les prisons, déjà surpeuplées avec 120.000 détenus, doivent accueillir de nouveaux prévenus. La loi de 2004 a, certes, introduit la possibilité de prononcer, en cas d'aveux ou de plaidoyer de culpabilité, une peine d'emprisonnement avec sursis assortie de l'obligation d'exécuter un travail d'intérêt général, celui-ci demeurant une mesure d'aménagement de la peine lorsque le condamné a déjà été emprisonné. Mais les travaux d'intérêt général ne sont pas encore opérationnels, la structure qui doit les gérer n'ayant été créée qu'à la fin de l'année 2005.

Il n'en demeure pas moins que les Gaçaça ont désormais toute leur place dans la société rwandaise : la quasi-totalité des habitants participe, plus ou moins régulièrement, aux réunions qui se tiennent une demi-journée par semaine ; les médias relatent chaque jour les débats et les autorités politiques sont fortement mobilisées.

L'exercice devra toutefois vraisemblablement se prolonger plus longtemps que prévu , soit dix ou quinze ans, pour atteindre ses objectifs : permettre aux victimes de faire leur deuil, punir les coupables et permettre la réconciliation du peuple rwandais.

Les observateurs étrangers, d'ailleurs non conviés aux procédures, respectent pour le moment une prudente expectative . Quelques bailleurs internationaux, notamment l'Union européenne et la Belgique, apportent leur appui au dispositif, mais uniquement en matière de formation et de logistique.

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