Table-Ronde

Comment développer son affaire en Russie

Cette table ronde était animée par Philippe PELE-CLAMOUR, Président, Thaïs Capital Partners, Président de la Commission CEI-Eurasie des CCEF, Fondateur du Courrier de Russie.

Maurice DIJOLS

Créée en 1928, la compagnie Schlumberger emploie aujourd'hui 80 000 personnes, issues de 140 nationalités différentes et comptabilisait, en 2008, un chiffre d'affaires de 27,16 milliards de dollars. Le Groupe investit, à l'heure actuelle, 2 millions par jour dans le domaine de la R&D, ce qui est évidemment colossal et atteste de notre engagement en la matière.

Présents en Russie pour l'accomplissement du premier plan quinquennal, notre contrat n'a pas été renouvelé en 1937 et nous avons alors dû quitter le pays, pour n'y revenir que dans les années 1990, pour le compte de compagnies canadiennes. Nous avons ensuite travaillé pour Ioukos et Sibneft, qui avaient envie d'initier une exploitation moderne des champs pétroliers à disposition.

Avec l'effondrement de l'URSS et la complexité croissante des champs à exploiter dans le Nord de la Russie, le Groupe doit être, tout à la fois, un partenaire économique, social, régional et scientifique, pour parvenir à mener à bien des projets de coopération sur le long terme, avec ce pays de la taille d'un continent.

Dans le contexte actuel, nous nous efforçons en outre de réduire notre présence à Moscou et aux alentours, tout en développant nos implantations dans les autres régions de Russie. Nous avons ainsi réussi à multiplier notre chiffre d'affaires par cinq en l'espace de cinq ans et le Groupe emploie, en 2009, 13 000 salariés en Russie, dont 98 % sont de nationalité russe.

Nous avons ouvert un centre de formation en Sibérie et avons conclu un programme de coopération avec un certain nombre d'écoles. 17 écoles sont ainsi d'ores et déjà connectées à notre réseau d'experts, en Russie, et nous avons par ailleurs investi 2,5 milliards de dollars dans ce pays, au cours des dernières années.

Schlumberger, qui est un partenaire scientifique pour le centre technologique de Novossibirsk, a récemment inclus, dans son Conseil d'administration, Nikolai Kudryavtsev. Nous avons par ailleurs signé, en mars 2004, un partenariat stratégique avec le gouvernement de Tioumen, lequel a été suivi d'effets, ce qui a sensiblement accru notre crédibilité sur la place. Enfin, nous venons de conclure un accord avec l'administration de Sakhaline, dont le potentiel en termes de production de gaz est véritablement énorme.

Philippe PELE-CLAMOUR

Vous devez faire en sorte que ce qui est signé, au niveau stratégique, soit suivi d'effets sur le terrain.

David LASFARGUE

Le partenariat est le mot-clé de la réussite en Russie, comme en atteste les deux interventions que nous venons d'entendre. A cet égard, nous avons d'ailleurs assisté à une véritable évolution des mentalités, en la matière, au cours des dernières années ; car si nous avions coutume, au début des années 2000, de mettre en garde les entrepreneurs français contre les risques induits par la conclusion de partenariats avec des acteurs russes locaux et que l'on me regardait avec des yeux ronds les rares fois où j'évoquais la nécessité de nouer un pacte d'actionnaires, nous recommandons dorénavant le plus souvent une alliance avec des acteurs économiques locaux. Et celle-ci est d'autant plus aisée qu'une évolution récente du droit facilite dorénavant la conclusion de pactes d'actionnaires et reconnaît la validité des accords conclus entre associés. Nous assistons en outre à une amélioration sensible de la gouvernance des sociétés russes, laquelle est essentielle pour que les partenariats conclus puissent fonctionner efficacement.

Catherine JOFFROY

Comme cela a déjà été souligné à plusieurs reprises, la notion de long terme est extrêmement importante, lorsqu'il s'agit de coopérer avec la Russie ; on ne peut en effet réussir dans ce pays si l'on décide de s'y rendre pour « faire un coup » et repartir aussitôt. Partant de là, lorsque les entreprises nous demandent conseil, nous nous efforçons de déterminer, dans un premier temps, si les candidats au départ se sont réellement préparés pour une expérience de long terme.

Par ailleurs, force est de reconnaître que plus une entreprise est grande, plus elle songe naturellement à créer une joint-venture avec un partenaire russe, ce qui est moins le cas des PME/PMI, qui continuent à s'implanter en Russie dans un cadre contractuel, ou en qualité de filiales. L'implication dans les projets sociaux, sur le terrain, reste également plutôt réservée aux grands groupes.

Jean-Claude ABEILLON

Comment le groupe Total a-t-il initié un changement de tactique et de stratégie pour parvenir à s'implanter de manière durable sur le marché russe ?

Quid des acquisitions d'actifs que Schlumberger a dû effectuer sur ce même marché ?

Pierre NERGUARARIAN

Nous avons dû prendre le temps de mûrir nos projets et de faire montre de davantage d'écoute à l'attention de nos partenaires russes. Par le passé, les négociations que nous engagions avaient du mal à aboutir car nous rencontrions des blocages, au seuil de la conclusion des contrats. Nous avons ainsi mis quinze ans à signer le contrat Chtokman, ce qui vous donne une idée des efforts que nous avons dû mettre en oeuvre pour y parvenir. En tout état de cause, il convient de faire montre d'humilité si nous entendons parvenir à nos fins. Nos amis russes jouissent d'un niveau élevé de compétences, dont il faut savoir tirer parti en lui adjoignant des notions de management moderne.

Maurice DIJOLS

Pour réaliser des acquisitions en Russie, il convient de développer une stratégie et de déterminer un plan d'attaque. C'est ce que nous avons fait en 2003, lorsque nous avons identifié quatre compagnies que nous pouvions prétendre acquérir, sur ce marché.

De la salle

Quelles relations entretenez-vous, en votre qualité d'acteur économique de premier plan, avec les universités et les écoles en Russie ?

Pierre NERGUARARIAN

Nous entretenons des relations suivies avec les universités russes, tant à Moscou, qu'à Mourmansk ou à Saint-Pétersbourg et nous efforçons notamment de favoriser les échanges d'étudiants entre ces universités et les universités ou instituts français.

Par le biais de l'entité « Total Professeurs Associés », nos anciens viennent en outre prêcher la bonne parole et promouvoir les bonnes pratiques, sur le terrain. Nos efforts, en matière de formation, sont donc importants, mais restent insuffisants. Nous allons donc mettre au point un grand programme de formation, à l'attention des personnes qui travailleront sur le projet Chtokman, au premier rang desquels les marins qui nous rejoindront et qui bénéficieront, en cela, d'une possibilité de reclassement.

Véronique GALLIOT, Trio Concept, de la salle

L' « ADN soviétique » de certains dirigeants n'est-il pas source de problèmes, lorsqu'il s'agit de diriger une entreprise internationale ?

Maurice DIJOLS

Pas le moins du monde. Comme je l'indiquais précédemment, ce serait selon moi une grossière erreur que de vouloir imposer notre système de gouvernance aux pays dans lesquels nous nous implantons. A cet égard, nous avons fait en sorte de favoriser la mise en place d'un management local, au sein des différentes régions de la Fédération de Russie dans lesquelles nous sommes aujourd'hui présents.

Pierre NERGUARARIAN

Notre approche consiste à recruter de jeunes de talents, à l'échelle mondiale. Les jeunes cadres russes que nous formons bénéficieront ainsi des mêmes possibilités d'évolution que leurs homologues des autres pays.

Philippe PELE-CLAMOUR

En ma qualité de professeur associé au sein d'HEC et de directeur du MBA de Saint-Pétersbourg, je peux vous garantir que nos promotions regorgent de cadres russes tout aussi compétents que les cadres européens ou américains. Le niveau d'excellence des managers russes en poste est donc bien réel.

Jean-Yves COLIGNON, de la salle

La France s'apprête à vendre un bâtiment de guerre à la Russie, et ce alors même que d'aucuns n'hésitaient pas à parler de « nouvelle guerre froide », il y a quelques années encore. Partant de là, sur quel niveau de stabilité pouvons-nous selon vous compter, dans les prochaines années, pour ce qui concerne nos relations avec la Russie ?

Thierry DAVID

Je suis présent en Russie pour ma part depuis 1990 et cela fait vingt ans que je ne dispose que de deux mois de visibilité, en termes de business. Cela fait toutefois également vingt ans que je me dis que ce pays est décidément insubmersible et que nous nous trouvons par conséquent confrontés à une situation pour le moins paradoxale.

Jean-Claude ABEILLON

Quel que soit le régime politique en Russie, le mouvement d'affaires entre nos deux pays a toujours été important. Nous vendions ainsi, à l'époque soviétique, énormément de biens d'équipements à nos partenaires russes, à qui nous vendons dorénavant plutôt des biens de consommation. La coopération est néanmoins toujours de mise entre nos deux pays.

Nicolas MEGRELIS

De fait, il faut faire montre de beaucoup d'humilité pour faire du business en Russie. Je suis pour ma part présent sur ce marché depuis 1993-1994 et j'ai donc d'ores et déjà dû faire face à un certain nombre de crises.

Lorsque je suis arrivé en Russie, en 1993, j'étais un peu perdu et j'ai alors commencé à importer un peu, puis beaucoup de chocolat. J'ai ensuite cherché à faire de même avec les gâteaux car le marché du chocolat était de plus en plus saturé, mais sans grand succès. J'ai alors rencontré tout à fait par hasard dans un avion le mari de l'héritière de la marque Nina Ricci, qui venait de connaître des problèmes avec sa boutique implantée sur la Tverskaya. J'ai alors décidé de mettre ma connaissance du marché russe au service de cette marque et, au terme d'un procès fleuve avec la mairie de Moscou, cette dernière a été contrainte de mettre à notre disposition une boutique gratuite durant cinq ans, pour développer la marque Nina Ricci en Russie. La crise de 1998 a marqué un coup d'arrêt à notre ascension, puisque le cours du rouble a dégringolé et que nos 10 milliards de chiffre d'affaires ont ainsi fondu comme neige au soleil.

A cette époque, 10 % des acteurs internationaux présents en Russie ont fait le choix de quitter ce marché, alors que les autres, dont je faisais partie, ont au contraire décidé d'y rester, et de tout recommencer à zéro. Dans la mesure où le niveau de vie des Russes avait été divisé par quatre, dans le contexte de cette crise de 1998, j'ai pour ma part décidé de créer ma propre marque, accessible aux consommateurs russes. Äëÿ äóøà äóøè (Dlia Doucha Douchi) a ainsi vu le jour et nous avons ouvert notre premier magasin en 1999. Cette ouverture a été couronnée de succès, ce qui a nous a permis d'ouvrir d'autres boutiques en Russie, dont une dans le prestigieux Goum, situé sur la Place Rouge. Nous avons ensuite créé une nouvelle marque, Bath & Beauty, en réponse à une demande de bien-être des consommateurs russes.

Nous travaillons à l'heure actuelle avec une quarantaine de pays et la France représente dorénavant 40 % de notre chiffre d'affaires (contre 20 % il y a encore quelque temps). A ce jour, notre groupe collabore avec une cinquantaine de partenaires, gère en propre 130 magasins environ et possède 70 magasins en franchise. Nous couvrons ainsi la quasi-totalité de la Fédération de Russie, de Moscou à Vladivostok et comptons 750 employés sur l'ensemble du territoire (contre 1000 avant la crise).

Depuis peu, nous avons créé un nouveau concept, Âî èìÿ Ðîçû (Vo Imia Rozy) et nous disposons d'ores et déjà de 11 magasins à Moscou, lesquels nous permettent de vendre chaque année 2 millions de roses fraîches, en provenance des Pays-Bas, de l'Equateur ou du Kenya.

Enfin, nous avons récemment fait l'acquisition, en master franchise, de la marque Jeff de Bruges en Russie et possédons à ce jour cinq magasins dans la capitale russe.

Dans le contexte de crise actuelle, nous ne disposons quasiment plus d'aucun budget pour faire de la communication sur nos marques. Nous essayons par conséquent de faire de plus en plus de relations publiques et de faire porter nos efforts, autant que faire se peut, sur la promotion de la vente par correspondance et de la vente par internet.

Philippe PELE-CLAMOUR

Vous avez vu de nombreux entrepreneurs arriver, en Russie, dans la mesure où vous êtes présent dans ce pays depuis les années 1970. Pourriez-vous nous raconter comment les choses se sont passées ?

Jean-Claude ABEILLON

Entre 1990 et 1998, le rouble était surchauffé et le marché devait se remplir. Nombre d'étrangers ont alors fondé leurs entreprises, dans ce marché en pleine croissance. La crise de 1998 est ensuite venue modifier sensiblement la donne dans la mesure où le rouble a alors perdu les deux tiers de sa valeur. Ceux qui avaient anticipé des perspectives de croissance importantes ont plus souffert que les autres. A l'heure actuelle, les entreprises russes comptabilisent vingt ans d'expérience du marché et nos entrepreneurs doivent donc se montrer de plus en plus pointus pour parvenir à conquérir de nouvelles parts de marché sur le territoire de la Fédération.

Philippe PELE-CLAMOUR

Quels sont les modes d'entrée à privilégier, à l'heure actuelle, sur le marché russe ? Comment peut-on se comporter en tant que patron propriétaire et quels sont les risques encourus ?

Catherine JOFFROY

L'entrepreneur individuel a généralement moins de moyens et moins de ressources que les grands groupes et doit donc compter davantage sur lui-même ; il choisit ainsi souvent de se lancer en solitaire à l'assaut d'un nouveau marché, avec toutes les difficultés que cela implique. De grands groupes tels que Total ou Schlumberger ont quant à eux la possibilité de coopérer sur tous les plans avec leurs homologues russes et de s'impliquer par là même dans un certain nombre de projets sociétaux, sur le terrain. Un réel clivage s'établit donc entre les acteurs de petite et de grande taille, présents sur ce marché.

La notion de long terme est en outre primordiale. Seules la persévérance et l'humilité peuvent ainsi permettre de réussir sur ce marché russe, en mouvement constant.

David LASFARGUE

Les petits entrepreneurs ont l'avantage d'être soumis à des processus de décisions beaucoup plus courts que les grands groupes d'envergure internationale. Ils peuvent donc parvenir à en tirer parti, à condition, toutefois, de connaître les risques encourus sur tel ou tel marché.

Le droit russe est en outre en pleine évolution et, quoique excessivement formel, n'en est pas moins plus libéral que le droit français sur le fond. Les entrepreneurs disposent donc d'une certaine marge de manoeuvre à condition, toutefois, d'éviter de tomber dans le piège de la corruption, laquelle constitue l'un des principaux maux de la Russie, comme l'a rappelé le Président Medvedev dans l'un de ces discours récents.

Sarah DA COSTA, de la salle

Je viens de créer, en Russie, une entreprise spécialisée dans le domaine de l'assistance à la maîtrise d'ouvrage, et j'aimerais que vous me disiez comment je peux me protéger contre la corruption.

Thierry DAVID

Il me semble que la situation s'améliore depuis peu en la matière. Si le principe consistant à ristourner une partie du budget au client, dans le cadre de certains appels d'offres, avait encore cours il y a deux ou trois ans, c'est en effet de moins en moins le cas à l'heure actuelle.

Catherine JOFFROY

Je ne saurais que trop vous conseiller de ne jamais céder à cet appel de la corruption. Si vous y cédiez, cela entacherait en effet votre business pour plusieurs années.

De fait, ceux qui ont fait montre de ténacité au cours des dernières années ont certes perdu deux, voire trois ans de gains et de développement au niveau local. Ils ne s'en sont pas moins créés, en retour, une réputation d'incorruptibles, ce qui a forcé le respect des acteurs russes et a fini par payer. Dans un tel contexte, seuls les acteurs ayant les reins suffisamment solides ont donc pu résister.

Nicolas MEGRELIS

Je ne vous ferai quant à moi qu'une recommandation : payez vos taxes et évitez tout paiement au noir, vous réduirez ainsi sensiblement votre exposition au risque de la corruption.

Maurice DIJOLS

Nous avons pour notre part instauré une charte d'éthique et de lutte contre la corruption et nous n'hésitons pas à décréter des sanctions contre les personnes qui s'en rendraient coupables, au sein de nos entreprises.

Pierre NERGUARARIAN

En tout état de cause, il faut faire montre de fermeté et de clarté, en indiquant d'emblée qu'il n'y a pas de place pour la corruption.

Monsieur MOREAU, de la salle

Il convient de distinguer la corruption administrative de la corruption en entreprises ; ces deux phénomènes ne se traitent en effet pas de la même manière.