EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le mois de février 2021 a marqué un véritable tournant en Europe en matière de lutte contre le cyberprécariat suite aux décisions fortes de la Cour suprême britannique le vendredi 19 de requalifier les chauffeurs VTC d'Uber en « workers » et du parquet de Milan de procéder le mercredi 24 à la même procédure concernant la situation de 60.000 livreurs à vélo de différentes plateformes. En France, en quelques années, seules quelques requalifications individuelles ont été prononcées dont celle d'un chauffeur Uber le 4 mars 2020 par la Cour de Cassation, et de nombreuses procédures individuelles sont en cours.

La requalification est un véritable objet de revendication pour les travailleurs des plateformes numériques. A tel point qu'en janvier 2021, la plateforme Just Eat a annoncé proposer des contrats de salariés pour 4500 livreurs à vélo. S'il faut souligner cette évolution, il n'est pas possible de s'en satisfaire.

Depuis plusieurs années, le groupe socialiste du Sénat propose des alternatives aux dérégulations provoquées par l'ubérisation de l'économie. L'une d'elle a été de valoriser la solution coopérative. Si la proposition de loi qu'il a porté sur le sujet a été rejetée en janvier 2020, les auteurs de cette proposition de loi ne se satisfont pas de constater que le coopérativisme est devenu une solution crédible pour l'ensemble des acteurs : rapport de la Fondation Jean Jaurès de janvier 2020, rapport d'information de la commission des affaires sociales du Sénat de mai 2020 mais aussi rapport Frouin, commandé par le gouvernement et remis en octobre 2020, bien qu'il dévoie cette alternative en l'associant au portage salarial. La création d'un intermédiaire entre les travailleurs et les plateformes aurait pour conséquence de déresponsabiliser ces dernières.

Pendant ce temps, et alors même que deux recours constitutionnels portés par les groupes socialistes du Sénat et de l'Assemblée contre les lois Avenir Professionnel en 2018 et d'Orientation des Mobilités en 2019 ont été gagnés, le gouvernement persiste dans sa volonté de vouloir davantage protéger les plateformes plutôt que les travailleurs.

En cela, toute personne attachée au droit du travail peut se satisfaire du fait que le rapport Frouin démontre l'ignominie que représenterait la création d'un tiers statut, véritable Cheval de Troie contre le droit du travail et le salariat, obligeant donc le gouvernement à y renoncer. En sus, il propose de créer une autorité indépendante de contrôle des plateformes numériques de travail. Dès lors il apparaît primordial de renforcer le salariat et de mieux définir les périmètres du statut d'indépendant.

En ce sens, l'arrêt du 4 mars 2020 de la Cour de cassation contribue grandement à cette clarification en ce qu'il sacralise le terme d'« indépendance fictive ». C'est la raison pour laquelle les auteurs de la présente proposition de loi entendent contribuer à mettre fin aux pratiques abusives des plateformes qui, sous couvert des statuts dévoyés d'auto et de microentrepreneurs - qu'il conviendra de profondément réformer dans d'autres textes - condamnent des milliers de travailleurs à la précarité et les privent de droits sociaux.

Cette proposition entend donc répondre à ce sujet en créant une procédure de requalification par action de groupe (article 1) . Une solution d'autant plus juste qu'elle permettrait à nombre de ces travailleurs précaires et pauvres de faire valoir leurs droits devant les tribunaux, eux qui n'en ont aujourd'hui pas les moyens tant les procédures sont longues et couteuses. Elle permettra par ailleurs d'assainir le monde des plateformes numériques entre celles qui sont en mesure de rémunérer le travail à sa juste valeur et celles qui n'ont pour seul modèle économique que de faire pression sur son coût, notamment au travers d'algorithmes qui permettent de faire varier sans véritable contrôle la valeur nominale des tâches de ces « cyberprécaires ».

Il est donc primordial d'agir dans le même temps sur l'algorithme.

Si l'humain a longtemps maitrisé l'outil, depuis la révolution industrielle c'est l'outil qui bien souvent rythme de plus en plus le travail de l'humain. Ce combat de la régulation de la relation Homme/machine est une des bases du droit social et du combat syndical contre l'exploitation : tâcheronnage au XIXe, fordisme au XXe, ubérisation au XXIe siècle. Il n'est plus possible, sous prétexte de secret de fabrication de l'algorithme et de droit de la concurrence, de tolérer les excès de la cyberéconomie qui nie les droits sociaux élémentaires : droit réel à la déconnexion, menace sur la sécurité physique et psychique des travailleurs avec la pression du résultat dicté par le smartphone, faible rémunération horaire, contrôle des heures de travail et des temps de repos...

La précarité de ces travailleurs des plateformes de travail s'accroît, particulièrement dans le domaine des transports et les cas de travail illégal sont nombreux.

Bien sûr, tout ne peut pas être réglé dans un seul texte, aussi est-il proposé de parer à l'urgence et de renverser la charge de la preuve à propos du statut de ces travailleurs.

D'abord, et c'est l'objet de l' article 2 , en supprimant la présomption de non-salariat issue des lois Madelin de 1994 et Fillon de 2003, et en la remplaçant par une présomption de contrat de travail dès lors que la majeure partie du revenu est issue de l'exploitation d'un algorithme. Si une plateforme conteste le statut de salarié de l'un ou plusieurs des travailleurs à qui elle fait appel, elle devra prouver leur qualité de travailleurs indépendants.

Ensuite, et en complément, en donnant la possibilité aux conseils de prud'hommes d'ordonner aux plateformes numériques de travail qui intenteraient des recours pour requalifier des salariés en indépendants, de produire la preuve que l'algorithme n'est pas au centre de la relation contractuelle. Face à la complexité des outils informatiques utilisés et pour les aider à se forger leur conviction, les conseils des prud'hommes auront recours à l'expertise d'une ou plusieurs personnes qualifiées qu'ils désigneront. C'est l'objet de l' article 3 .

Cette proposition de loi simple et brève est une première réponse face à la nécessité d'améliorer la situation de travailleurs de plus en plus nombreux, et que les conséquences de la crise sanitaire que nous traversons rend encore plus vulnérables. Elle permet de poser un acte fort face à l'ubérisation grandissante de la société et de montrer que notre pays ne peut être à la remorque de ses voisins.

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