EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Dès que l'ancien chancelier Schröder a conclu la première négociation portant sur la construction d'un gazoduc doublant la capacité de Nord Stream , les autorités américaines ont invoqué la menace qu'un tel projet représentait pour la sécurité énergétique de l'Union et tenté d'entraver la réalisation du gazoduc Nord Stream 2 . La vice-secrétaire d'État à l'énergie du président Obama notamment avait exprimé en mars 2016 une opinion ouvertement hostile, qu'elle affirmait partagée par les alliés européens des États-Unis.

Sous la présidence de Donald Trump, la loi du 2 août 2017 « contre les adversaires de l'Amérique » a imposé des sanctions contre plusieurs États, dont la Russie. À la lettre, les sanctions introduites à cette occasion ne visaient pas les cinq partenaires européens de Gazprom. Les lignes directrices d'application publiées le 31 octobre 2017 par le Département d'État américain l'ont confirmé via des critères d'application qui les épargnaient.

La situation a cependant changé deux ans plus tard, avec l'introduction, dans la loi du 20 décembre 2019 - relative aux crédits de la Défense pour 2020 - d'un dispositif qui avait été déposé le 14 mai 2019, sous forme de proposition de loi, par un sénateur républicain du Texas, M. Ted Cruz, en son nom propre et au nom de quatre collègues siégeant à la commission des affaires étrangères. En décembre 2019, cette proposition, sous forme d'amendement, a été reprise dans les articles 7501 à 7503 du texte de loi régissant les crédits de la Défense pour 2020, où ils forment un ensemble dénommé « Protecting Europe's Energy Security Act of 2019 » ou « loi de 2019 protégeant la sécurité énergétique européenne ». Cette disposition visait les navires utilisés par des opérateurs non américains pour la construction de Nord Stream 2 ou de Turkish Stream . En pratique, le texte pouvait s'appliquer uniquement à la société helvétique Allseas, propriétaire du Pioneering Spirit, seul bateau spécialisé dans la pose de gazoducs sous-marins utilisé sur le chantier de Nord Stream 2 : les caractéristiques du Pioneering Spirit le rendaient indispensable à l'aboutissement rapide du chantier. Le dispositif est entré en vigueur dès la promulgation du budget de la Défense par le président Trump, le 20 décembre 2019. La société Allseas a immédiatement mis fin à sa participation au chantier. Gazprom a donc dû se lancer seul dans l'achèvement de la pose, qui aurait pris environ une semaine avec le concours du Pioneering Spirit. D'après l'entreprise, le nouveau gazoduc devait être opérationnel pour la fin 2020, une fois achevés les tests indispensables à son utilisation effective.

Le 4 juin 2020, les cinq mêmes sénateurs américains ont pris une nouvelle initiative , officiellement motivée par la défense de la sécurité énergétique de l'Europe. Affirmant vouloir clarifier la loi du 20 décembre 2019, la nouvelle proposition tend à en modifier l'article 7503 pour infliger des sanctions liées à Nord Stream 2 à un champ élargi d'activités , puisque sont désormais visées l'assurance des navires utilisés sur le chantier, toute assistance technique à leur fonctionnement, et toute participation au test ou à la certification du gazoduc.

L'autre caractéristique de ce texte est particulièrement inquiétante pour l'Union européenne : son entrée en vigueur à titre rétroactif . En effet, la proposition du 4 juin est conçue pour entrer en vigueur en même temps que la loi de 2019, promulguée presque six mois plus tôt. La loi de 2019 exprimait déjà une volonté de tutelle énergétique américaine sur l'Union européenne. Avec la rétroactivité inscrite dans la proposition du 4 juin, l'Union européenne risque donc de vivre sous la menace de sanctions ciblées, frappant des activités considérées licites par les Américains au moment où elles ont été menées, mais rétroactivement sanctionnées par les États-Unis, qui les auraient, entre temps, jugées contraires à leurs intérêts. Or les activités en cause concernent l'Union européenne, sont conduites sur le territoire de l'Union, par des entreprises de l'Union, dans le respect du droit de l'Union et des États membres directement concernés. La souveraineté de l'Union européenne se trouve ainsi bafouée. Il s'agit ici d'énergie, mais tout autre secteur pourrait être, demain, victime de dispositions comparables.

Une nouvelle étape a été franchie le 15 juillet 2020 , avec la publication, par le Département d'État, d' une « mise à jour » des lignes directrices, immédiatement substituée au texte du 31 octobre 2017 . La finalité déclarée de cette dernière initiative consiste à sanctionner les entreprises européennes participant au projet de gazoduc à compter du 16 juillet, indépendamment de la date à laquelle remonte l'accord sur lequel se fonde cette participation. Les lignes directrices du 31 octobre 2017 comportaient une « clause du grand-père » qui mettait à l'abri de toute sanction la mise en oeuvre d'accords antérieurs au 2 août 2017. Le changement opéré le 15 juillet 2020 est donc d'une ampleur spectaculaire.

C'est pourquoi, lorsqu'elle s'est réunie le jeudi 16 juillet sous la présidence de M. Jean Bizet, la commission des affaires européennes du Sénat a adopté la proposition de résolution européenne suivante.

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