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N° 664

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2014-2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 août 2015

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

instaurant la fonction de procureur général de la Nation ,

PRÉSENTÉE

Par M. Jean-Pierre GRAND,

Sénateur

(Envoyée à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

I. - Orientation générale

La présente proposition de loi constitutionnelle vise à réguler les liens entre le pouvoir politique et le parquet. Cette proposition est née d'une interrogation, autour de la non délimitation de la répartition des compétences entre le ministère de la justice et le procureur de la République. Interrogation qui n'est pas nouvelle.

En 1930, le garde des sceaux en place s'étonnait déjà de cette répartition des compétences, quelque peu floue. Henri CHÉRON adressa la circulaire ministérielle suivante à son Gouvernement :

« que le ministre de la justice soit consulté sur les questions de droit, sur l'application des lois nouvelles, sur des mesures d'administration générale et tenu exactement au courant des faits importants qui se produisent dans un ressort, rien de plus normal. Mais j'entends, en matière de poursuites pénales, quelles que soient les personnes en cause, que les chefs de parquet décident selon la seule inspiration de leur conscience, dans le cadre des prescriptions de la loi. Dans ma pensée, cette mesure est destinée, en développant le sentiment de responsabilité chez les représentants du ministère public, à élever encore leur conscience professionnelle et à fortifier l'indépendance de la magistrature ».

Quatre-vingts années se sont écoulées depuis et le problème de l'indépendance de la justice reste inchangé. Aucun cadrage ne permet aux chefs de parquet de décider seuls.

Le Conseil constitutionnel a toutefois rappelé, dans deux décisions rendues les 11 août 1993 1 ( * ) et 2 février 1995 2 ( * ) , que les magistrats du parquet étaient, au même titre que leurs collègues du siège, gardiens des libertés publiques.

À ces décisions, s'ajoute une recommandation adoptée en 2000, du comité des ministres du Conseil de l'Europe sur le « Rôle du ministère public dans le système de justice pénale ». Celle-ci définit le ministère public comme une « autorité chargée de veiller, au nom de la société et dans l'intérêt général, à l'application de la loi lorsqu'elle est pénalement sanctionnée, en tenant compte, d'une part, des droits des individus, et d'autre part, de la nécessaire efficacité du système de justice pénale ». Cette recommandation, sans valeur contraignante, montre une nouvelle fois que le ministère public doit avoir comme seule conduite l'intérêt général.

L'ordonnance du 22 décembre 1958 3 ( * ) affirme que les magistrats du ministère public sont placés « sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice » .

Toutefois, il faut rappeler l'adoption par le Parlement de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en oeuvre de l'action publique. Celle-ci inscrit dans le code de procédure pénale l'interdiction pour le ministre de la justice d'adresser aux magistrats du parquet des instructions dans des affaires individuelles (article 1, alinéa 3). Cette loi porte modification à l'article 30 du code de procédure pénale, qui définit les attributions du ministre de la justice : le garde des sceaux « adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales. Il ne peut leur adresser aucune instruction dans des affaires individuelles ».

En revanche, le projet de loi constitutionnel n° 625 (2012-2013) portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature prévoyait d'instaurer un avis conforme, et non plus simple, du Conseil supérieur de la magistrature quant à la nomination des magistrats. Le garde des sceaux gardait la prérogative de la nomination mais se devait de faire une autre proposition en cas d'avis non conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Ce projet de loi a été suspendu par le Gouvernement en juillet 2013 4 ( * ) .

Si les textes cités précédemment donnent une impression d'indépendance du parquet et de ses magistrats, la pratique semble plus floue.

À l'heure actuelle, le procureur de la République reçoit des instructions du garde des sceaux (circulaires et directives ministérielles), par son supérieur hiérarchique, le procureur général de la Cour d'appel. Des réunions de concertation sont également organisées entre les procureurs de la République, la Chancellerie et les procureurs généraux. L'objectif est de définir les orientations générales pour la conduite de l'action publique. Cette ligne de conduite permet d'éviter toutes divergences dans l'application de la politique pénale du Gouvernement.

Ancien procureur général de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal 5 ( * ) , a récemment tiré la sonnette d'alarme concernant le problème d'indépendance de la justice. Il souhaite « extraire le venin de la suspicion » 6 ( * ) en coupant « tout lien entre l'échelon politique et le parquet pour ce qui concerne les nominations » .

Plusieurs magistrats français affirment que ce lien de subordination entache l'action des procureurs. Robert Gélie, président de la conférence des procureurs, souligne que les « décisions sont de plus en plus contestées, au motif que nous serions dépendants du pouvoir exécutif » . Jean-Louis NADAL va dans le même sens en soulignant, qu'il faut « doter la justice des moyens nécessaires pour juger les responsables des affaires de corruption ».

Cette préoccupation de l'indépendance du pouvoir judiciaire face au pouvoir exécutif trouve des échos au sein de l'Union européenne. La Cour européenne des droits de l'homme a déclaré dans son arrêt Moulin c/France du 23 novembre 2010 que « les magistrats du siège sont soumis à un régime différent de celui prévu pour les membres du ministère public. Ces derniers dépendent tous d'un supérieur hiérarchique commun, le garde des sceaux, ministre de la justice (...). Contrairement aux juges du siège, ils ne sont pas inamovibles [et] sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques au sein du parquet, et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice » . (56).

Les nominations et les progressions des carrières des magistrats du parquet étant entre les mains du ministre de la justice, cette subordination au pouvoir exécutif ne peut garantir l'indépendance de la justice. À l'article 33 du code de procédure publique, il est toutefois rappelé que « La plume est serve, mais la parole est libre » .

II. - Dispositions de la proposition de loi constitutionnelle

Afin de clarifier la situation et de concilier l'indépendance du parquet et de ses magistrats, nous souhaitons le rattachement des magistrats du ministère public à une hiérarchie au sommet de laquelle se trouverait une autre autorité que celle du garde des sceaux.

Il s'agit de créer la fonction de procureur général de la Nation, magistrat indépendant du politique, sans lien direct avec le pouvoir exécutif. On mettra ainsi un terme au lien de subordination ou de « coopération » entre le Parquet et la Chancellerie.

La présente proposition de loi institue la fonction de procureur général de la Nation.

Nommé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) parmi les magistrats du parquet ou du siège, sa nomination est soumise à l'approbation de la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés de chaque assemblée parlementaire.

Sa révocation intervient dans les mêmes formes que sa nomination.

Placé au sommet de la hiérarchie du ministère public, le procureur général de la Nation est irrévocable par le pouvoir politique. Il est chargé de la nomination et de la gestion des carrières de l'ensemble des magistrats du parquet. Le procureur général de la Nation nomme les magistrats du parquet, après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Il ne s'agit donc pas de changer l'unité des corps, mais plutôt de redéfinir la tête au sommet de la hiérarchie du ministère public.

Du fait de son pouvoir de nomination, le procureur général de la Nation est pénalement responsable des actes accomplis durant l'exercice de ses fonctions, devant la Cour de justice de la République.

En matière disciplinaire, le procureur général de la Nation peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature et lui proposer une sanction. Il peut également diligenter une enquête administrative.

Le garde des sceaux conserve sa prérogative de définition du budget et de la politique pénale. Il ne sera plus en mesure d'intervenir dans les dossiers par des instructions générales. Il ne procédera plus aux nominations.

Le procureur général de la Nation communique aux magistrats du parquet la politique pénale du Gouvernement. Il peut leur donner des instructions individuelles.

Cette proposition de loi a pour conséquence d'accroître les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature. En effet, le CSM voit ses prérogatives étendues en matière de sanctions: il est désormais le seul à pouvoir les prononcer. Il est également en charge d'engager la procédure en vue de la révocation du procureur général de la Nation.

Si la proposition de loi est adoptée, l'alinéa deux de l'article 30 du code de procédure pénale sera modifié ainsi que l'alinéa deux de l'article 1 de la loi du 25 juillet 2013 et l'ordonnance du 22 décembre 1958 7 ( * ) .

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE

Article 1 er

Le deuxième alinéa de l'article 64 de la Constitution est complété par les mots : « et le procureur général de la Nation ».

Article 2

L'article 65 de la Constitution est ainsi modifié :

1° Au cinquième alinéa, après le mot : « avis » sont insérés les mots : « , au procureur général de la Nation » ;

2° La première phrase du septième alinéa est ainsi modifiée :

a) Les mots : « donne son avis sur » sont remplacés par les mots : « prononce » ;

b) Sont ajoutés les mots : « sur saisine du procureur général de la Nation » ;

3° À la deuxième phrase du huitième alinéa, les mots : « ministre de la justice » sont remplacés par les mots : « procureur général de la Nation ».

Article 3

Après l'article 65 de la Constitution, il est inséré un article 65-1 ainsi rédigé :

« Art. 65-1. - Le procureur général de la Nation nomme les magistrats du parquet, après avis du Conseil supérieur de la magistrature. Il a autorité hiérarchique sur les magistrats du parquet. Il est chargé de la gestion de leur carrière. En matière disciplinaire, il peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature et lui proposer une sanction. Il peut également, à cette fin, diligenter une enquête administrative.

« Le procureur général de la Nation adresse aux magistrats du parquet des instructions relatives à l'action publique. Il peut leur adresser des instructions individuelles.

« Le procureur général de la Nation est nommé par décret en conseil des ministres, pour sept ans non renouvelables, sur proposition de la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature, parmi les magistrats du parquet et les magistrats du siège. Sa nomination est soumise préalablement à l'approbation de la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés de chaque assemblée parlementaire.

« La révocation du procureur général de la Nation intervient dans les mêmes conditions que sa nomination.

« Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. »

Article 4

Au premier alinéa de l'article 68-1 de la Constitution, après les mots :

« Les membres du Gouvernement » sont insérés les mots : « et le procureur général de la Nation ».


* 1 Cons. const., 11 août 1993, n° 93-326 DC : RFD const. 1993, p. 848, note Renoux.

* 2 Cons. const., 2 févr. 1995, n° 95-360 DC ; J. Pradel, D. 1995, chron. n° 23, p. 171 ; T. Renoux, RFD const. 1995, p. 405 ; J. Volff, D. 1995, chron. n° 26, p. 201.

* 3 Ord. n° 58-1270, 22 déc. 1958, art. 5.?

* 4 C. TAUBIRA « Je crois que la réflexion n'est pas aboutie à ce sujet », « L'Etat de droit face à l'institution judiciaire », in Les annonces de la Seine, n° 61 octobre 2013

* 5 Jean-Louis NADAL, fut procureur général de la Cour de Cassation du 20 octobre 2004 au 30 juin 2011.

* 6 Phrases tirées des articles du Monde du 10 janvier et 17 juin 2011 intitulés « Les magistrats du parquet veulent plus d'indépendance» et «Un procureur général de la nation doit être instauré, indépendant du politique ».

* 7 En particulier les chapitres 1 (art. 5), 2 (section I), 3, 5 et 5 ter, 7 (section I, II et III) et 9.

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