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N° 325

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er février 2012

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
PORTANT AVIS MOTIVÉ

PRÉSENTÉE AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

EN APPLICATION DE L'ARTICLE 73 OCTIES DU RÈGLEMENT,

sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2005/36/CE relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles et le règlement concernant la coopération administrative par l'intermédiaire du système d' information du marché intérieur ,

PRÉSENTÉE

Par M. Jean-Louis LORRAIN,

Sénateur

(Envoyée à la commission des affaires sociales.)

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La Commission européenne a présenté le 19 décembre 2011 une proposition de directive modifiant la directive 2005/36/CE du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles. Elle fait suite à un Livre vert et à une phase de consultation. Sa portée est très large puisque ce texte vise la quasi-totalité des professions dites réglementées dans les États membres. Ces professions, dont l'accès est restreint par des conditions de diplômes et de qualifications, seraient au nombre de 800 dans l'Union européenne, étant entendu que certaines professions ne sont réglementées que dans quelques États membres. La France se situerait dans la moyenne avec environ 120 professions réglementées. La Suède est la moins réglementée avec une vingtaine de professions seulement. A l'inverse, des pays comme le Royaume-Uni comptent plus de 200 professions concernées.

Le constat global de la Commission européenne est que la directive en vigueur, qui date du 7 septembre 2005, n'a pas atteint tous ses objectifs. La liberté d'établissement et la liberté de prestation de services demeurent entravées, selon elle, par des délais et des obstacles administratifs non justifiés. Pour y remédier, la Commission européenne propose de réviser la directive du 7 septembre 2005. Sa principale proposition est la création d'une carte professionnelle européenne, en réalité un certificat électronique, qui serait délivrée par l'État membre d'origine. C'est le fameux « principe du pays d'origine ». Cette carte certifierait l'authenticité des diplômes, l'expérience et les qualifications du professionnel. L'État membre d'accueil n'aurait pas ainsi à demander et vérifier ces documents, d'où un gain de temps en théorie. Cette carte n'est bien sûr qu'une des nombreuses dispositions de ce texte.

Au sein de ces professions, il convient d'isoler une catégorie bien particulière : les professions médicales. Ces professions à part motivent la présente proposition de résolution, car leur nature particulière pose la question du respect du principe de subsidiarité.

Depuis de nombreux mois, les ordres des sages-femmes, des chirurgiens-dentistes et des médecins, aussi bien en France que dans la plupart des Etats membres, ont exprimé leur inquiétude à propos des projets de la Commission européenne. L'adoption de la proposition de directive en décembre a confirmé ces craintes.

La crainte principale, s'il faut la résumer, est celle d'un dessaisissement des autorités compétentes du pays d'accueil au profit des autorités du pays d'origine. Les autorités du pays d'accueil - c'est-à-dire les ordres professionnels en l'espèce - seraient réduites de facto à un rôle d'enregistrement. Ce changement ne serait pas de nature à assurer la sécurité des patients.

Une fois ce tableau général dressé, deux points posent particulièrement problème au regard du principe de subsidiarité.

Le premier est celui de l'intelligibilité du texte de la Commission européenne.

Le raisonnement est le suivant. Des notions mal définies, des responsabilités superposées ou mal délimitées ne permettent pas d'identifier les compétences de chacun des acteurs. Le manque de clarté d'un texte, lorsqu'il ne permet pas de cerner le partage des responsabilités, fait obstacle par nature au contrôle du respect du principe de subsidiarité.

En l'espèce, les conditions pour invoquer cet argument semblent réunies. Il existe en effet un décalage entre la présentation de la directive et la réalité du dispositif juridique proposé. En effet, l'exposé des motifs indique que « la carte professionnelle européenne constituera un outil alternatif qui pourra être mis en oeuvre par les professions satisfaisant à plusieurs critères [...]. La carte professionnelle sera introduite s'il existe une demande de la part de certaines professions . » Or, dans le corps du dispositif, on ne retrouve pas trace de ce caractère optionnel. Toutes les professions semblent concernées, qu'elles réclament ou non la carte professionnelle.

Enfin, de manière plus générale, il faut relever l'extrême complexité de ce texte. La carte professionnelle serait une nouvelle voie de reconnaissance des qualifications professionnelles qui cohabiterait avec les procédures déjà en vigueur.

L'absence de clarté de la proposition constitue une première difficulté du point de vue de la subsidiarité.

Le second problème concerne le respect des compétences des États membres en matière de santé, telles qu'elles ressortent des traités. Il porte sur deux points, en particulier.

Il s'agit, tout d'abord, de l'introduction du principe de l'accès partiel à une profession.

La Commission se conformerait ainsi à une jurisprudence de la Cour de justice datant de 2006 qui vise à couvrir les situations où une profession ne recouvre pas les mêmes activités d'un État à un autre. Ainsi, dans le secteur de la santé, il faut savoir que les sages-femmes françaises effectuent davantage de tâches : elles ont le droit de prescription et peuvent également assurer le suivi gynécologique des femmes en bonne santé, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des autres États membres.

Avec l'instauration de ce principe, des professionnels appartenant à une profession réglementée pourront bénéficier de la mobilité dans un autre État membre, mais en étant autorisés à exercer seulement certaines tâches. Il est inutile de pousser très loin la démonstration pour comprendre que la mise en oeuvre de ce principe comporte des risques pour les systèmes de santé nationaux. L'accès partiel donnerait lieu à une fragmentation du champ des professions de santé et pourrait porter atteinte à la continuité et à la qualité des soins. Il créerait une confusion chez les patients et au sein des autorités compétentes chargées, malgré elles, de contrôler et d'administrer ces « professions partielles », pas nécessairement adaptées au système de santé national.

Consciente de ces écueils, la Commission a prévu une mesure de sauvegarde autorisant l'État d'accueil à refuser un accès partiel. Toutefois, les termes employés par la Commission européenne laissent la place à bien des interprétations. L'accès partiel pourrait être écarté, « si ce refus est justifié par une raison impérieuse d'intérêt général, telle que la santé publique, s'il permet la réalisation de l'objectif poursuivi (lequel ?) et s'il ne va pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire ». En réalité, cette disposition ouvre la porte à un examen « au cas par cas » des demandes d'accès partiel et ne garantit pas, comme il serait souhaitable, la non-application de ce principe aux professions de santé.

Autre point : le contrôle des compétences linguistiques des professionnels de santé migrants.

Compte tenu des enjeux liés à la santé, il est capital de s'assurer que le professionnel puisse communiquer efficacement et intelligiblement dans la langue du pays d'accueil avec ses interlocuteurs, les patients au premier chef. Un exemple illustre le danger d'une maîtrise insuffisante de la langue : une sage-femme migrante en France a confondu les termes « plaquette » et « comprimé » lors de la prescription d'un médicament à une patiente.

Certes, le texte de la directive rend possible un contrôle linguistique qui serait confié aux ordres professionnels du pays d'accueil. Toutefois, il a le défaut de faire intervenir ce contrôle après que la décision de reconnaissance des qualifications a été prise.

Or l'impératif de sécurité des patients, selon l'avis unanime des ordres professionnels de santé, commande au contraire que l'évaluation des connaissances linguistiques intervienne lors de la procédure de reconnaissance des qualifications afin de faire de la maîtrise de la langue une condition nécessaire à l'inscription sur le registre professionnel national.

Sur ce point comme le précédent, on constate que la volonté de la Commission européenne de mettre en oeuvre le principe de libre circulation pourrait se faire au détriment du bon fonctionnement des systèmes de santé nationaux et/ou de la sécurité des patients. Or, il s'agit là d'enjeux sur lesquels les États membres conservent, selon les traités, des prérogatives pleines et entières. L'Union européenne est seulement autorisée à compléter l'action des États membres. C'est l'article 168 du traité sur le fonctionnement de l'Union qui le dit : « L'action de l'Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l'organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux. »

La mise en oeuvre de l'accès partiel et des modalités du contrôle des capacités linguistiques dans le cadre des professions de santé conduirait donc l'Union européenne à outrepasser ses compétences et, à ce titre, à porter atteinte au principe de subsidiarité.

Pour ces raisons, la commission des affaires européennes a conclu, à l'unanimité, au dépôt de la proposition de résolution suivante :

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE
PORTANT AVIS MOTIVE

La proposition de directive tend à modifier le système de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles dans l'Union européenne, afin de favoriser la mobilité des professionnels qualifiés dans le cadre de la liberté d'établissement et de la liberté de prestation de services. Les professions médicales, qui continueraient à bénéficier de règles adaptées, seraient directement visées par ces nouvelles dispositions, en particulier celles relatives à la carte professionnelle européenne, l'accès partiel à une profession et la vérification des compétences linguistiques.

Vu l'article 88-6 de la Constitution,

Le Sénat fait les observations suivantes :

1) L'intelligibilité d'un texte européen est une des conditions nécessaires à sa conformité au principe de subsidiarité. Un manque de clarté ne permet pas de cerner les limites des compétences et des obligations des États membres, ainsi que la portée d'un dispositif. Il n'est dès lors pas possible pour les parlements nationaux d'exercer le contrôle de subsidiarité qui leur est dévolu.

Dans ce cadre, il convient de constater les fortes incertitudes entourant le projet de carte professionnelle européenne. Alors que l'exposé des motifs de la proposition de directive souligne le caractère optionnel de la carte pour chaque profession, le dispositif ne reprend pas clairement ce caractère optionnel. Cette ambiguïté sur un élément essentiel du dispositif met en cause son intelligibilité et, par voie de conséquence, sa conformité au principe de subsidiarité.

2) L'Union européenne ne dispose que de compétences limitées en matière de santé. En particulier, elle est censée mener ses actions « dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l'organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux . Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux . » (article 168, paragraphe 7, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne)

Or, plusieurs dispositions de la proposition de directive, appliquées aux professions de santé, sont de nature à porter atteinte au fonctionnement des systèmes de santé nationaux et à la sécurité des patients. C'est en particulier le cas des dispositions relatives à l'accès partiel aux professions et à la vérification des compétences linguistiques qui priveraient les Etats membres d'une partie de leur pouvoir de contrôle. En agissant ainsi, l'Union européenne irait au-delà des compétences que les États membres lui ont reconnues dans les traités. Les États membres demeurent les garants du bon fonctionnement de leur système de santé. Il n'est pas conforme au principe de subsidiarité de les empêcher d'exercer certains contrôles qui concourent à la sécurité des patients.

Le Sénat estime, en conséquence, que la proposition de directive (E 6967) n'est pas conforme, dans sa rédaction actuelle, à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n° 2 annexé à ce traité.

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