D. LES POLLUTIONS D'ORIGINE AGRICOLE

1. Les nitrates

La dégradation des eaux souterraines liée à la présence du nitrate est connue et incontestable. De très nombreux rapports l'attestent. Les auditions de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques n'apportent aucune information supplémentaire qui ne soit déjà connue, sauf, peut-être une tonalité alarmiste. Quelques améliorations ponctuelles et localisées ne doivent pas faire oublier que le mouvement d'ensemble est largement négatif, avec parfois des pics localisés très préoccupants. L'évolution de la qualité des eaux souterraines, au cours des trois dernières années, montrerait la poursuite de la dégradation d'ensemble. Quelques observateurs et responsables administratifs relèvent des « dégradations colossales » dans certaines régions. Plusieurs notent l'urgence d'intervenir avant que la dégradation ne soit trop catastrophique.

La rédaction de cette partie a été confiée à M. Ghislain de MARSILY, Professeur à l'Université Paris VI . (32 ( * ))

a) Les sources naturelles de nitrates dans les sols

En l'absence de toute fertilisation azotée, on trouve néanmoins toujours des nitrates dans les sols. Ceux-ci proviennent de la fixation de l'azote atmosphérique par certaines espèces végétales, les légumineuses, qui sont capables, grâce à des bactéries qui vivent en symbiose avec elles, de capter l'azote et de le transformer en matière organique azotée dans leur racines. Quand la plante a fini son cycle saisonnier, cette matière organique azotée est peu à peu décomposée par les bactéries nitrifiantes du sol, et transformée en nitrates. Ces nitrates sont à leur tour utilisés par les autres espèces végétales pour leur propre croissance, car on rappelle que pour se développer, les végétaux ont besoin de trouver dans le sol trois éléments majeurs : nitrates, phosphates, et potassium, qui sont d'ailleurs les principaux fertilisants apportés par l'agriculture industrielle. On estime qu'un sol normal contient environ 1000 kg d'azote (N) par hectare, sous forme de matière organique plus ou moins fraîche ou en cours de décomposition, le cycle de cette matière organique dans les sols pouvant être très long (plusieurs dizaines d'années de résidence). Chaque année, seule une fraction de cet azote est transformée en nitrates (on dit minéralisé), mais en régime normal, cette fraction minéralisée est remplacée par de la matière organique fraîche, si bien que le stock d'azote est constant. Si la majorité de ces nitrates « naturels » est consommée par la végétation en place, une légère fraction est cependant toujours « lessivée » par l'infiltration de l'eau de pluie en hiver, et se retrouve dans les nappes en profondeur. On estime la concentration « naturelle » en nitrates des eaux souterraines en l'absence de fertilisation à 5 à 15 mg/l (en NO 3 ).

Cependant, tout changement de l'occupation du sol peut venir perturber ce cycle naturel. On sait par exemple que le labourage d'une prairie, le défrichage d'une forêt, l'assèchement d'une zone marécageuse engendrent immanquablement une augmentation du flux de nitrates vers les nappes, car le stock de matière organique se décompose et s'oxyde plus vite, libérant ainsi des nitrates. Même sans apport d'engrais, de tels changements d'occupation du sol peuvent entraîner une augmentation pendant quelques dizaines d'années des teneurs en nitrates dans les nappes sous-jacentes, jusqu'à ce que le système retrouve un nouvel équilibre (En Israël, des teneurs en nitrates dans les eaux souterraines dans une zone tourbeuse en cours de drainage ont été relevées au-delà des 50 mg/l alors qu'aucune fertilisation n'était encore pratiquée).

Une dernière source naturelle de nitrates dans les eaux est due à l'urine des animaux. Celle-ci contient de l'ammoniac et de l'urée (contenant de l'azote), qui peuvent être rapidement oxydés en nitrates dans les sols. En général, en pays tempérés, cette source de nitrates est diffuse, et négligeable devant les nitrates d'origine atmosphérique. Mais dans les pays arides, les animaux viennent s'abreuver autour des rares points d'eau, et en général urinent en buvant. Les alentours des points d'eau sont alors en général riches en nitrates. Il en va de même des déjections humaines, qui contiennent aussi de l'ammoniac et de l'urée, et qui, si elles sont concentrées en un point, vont engendrer un excès de nitrates. Ainsi à Madagascar, on a observé des teneurs en nitrates pouvant aller jusqu'à 300 mg/l dans certains forages, alors que les populations n'utilisent pas d'engrais, simplement parce qu'autour de ces forages viennent s'abreuver les troupeaux, et sont rejetées les eaux usées domestiques des villages.

Pour être exhaustif, ajoutons que les éclairs peuvent fabriquer des nitrates avec l'azote de l'air, que les termites produisent aussi des nitrates, enfin qu'au Maroc il a été démontré que les cimetières (par décomposition des cadavres) engendrent aussi des nitrates. Mais ces sources là sont entités négligeables devant celles déjà citées.

b) Les sources anthropiques de nitrates dans les sols.

Le changement d'occupation des sols peut être une source d'origine anthropique des nitrates dans les sols, mais la source majeure est l'apport d'engrais azotés. Cet apport peut se faire soit directement sous forme de nitrates, soit sous forme d'ammoniac, ou d'urée, lesquels se transformeront dans le sol en nitrates, comme cela se fait pour l'ammoniac de l'urine ou la matière organique naturelle azotée. Dans le cas d'épandage de lisiers d'élevage, c'est la forme ammoniaquée qui domine. Certains engrais cumulent les deux formes, par exemple le nitrate d'ammonium, qui dans les sols libérera immédiatement les nitrates, puis plus lentement produira un flux de nitrates issu de l'oxydation de l'ammoniac.

Les apports en azotes aux cultures se chiffrent en kilo d'azote par hectare. Les agriculteurs parlent en « unité d'azote ». 200 unités, par exemple, signifient un apport de 200 kg par hectare de N, quelle que soit la forme où l'azote est apporté (nitrates, ammoniac, urée, etc...). Les apports varient en général entre 150 et 300 unités. La majorité de cet azote est consommé par les plantes. Cependant, comme pour les nitrates d'origine naturelle, une fraction des nitrates présents dans les sols est lessivée par l'eau de pluie et peut rejoindre soit directement les cours d'eau (par ruissellement ou écoulement dans le réseau de drains enterrés, s'ils existent) soit s'infiltrer vers les nappes. Pour l'agriculteur, il est nécessaire que les nitrates soient présents au niveau des racines des cultures au moment de leur croissance, quand elles en ont besoin. Il fera donc des apports peu après les semis, sous forme directement assimilable (nitrates). Si une pluie survient juste après l'épandage, les nitrates peuvent être lessivés et emportés, source de pollution des eaux, et il faudra refaire un apport. Si l'agriculteur utilise un engrais moins directement assimilable (ammoniac, urée), il faudra que la décomposition de cet apport (fonction de l'humidité du sol, de la température, etc...) se fasse au rythme de la demande de la végétation, ce qui est plus hasardeux, à moins d'en mettre en excès. L'idéal pour la protection des eaux serait qu'à la fin de la saison culturale, la végétation ait consommé tous les nitrates apportés, afin que la saison pluvieuse qui suive ne puisse lessiver que peu de nitrates. Il faudrait donc viser très juste, et ne mettre que ce dont les cultures ont réellement besoin. C'est faisable, il faut bien mesurer le stock d'azote déjà présent dans le sol en début de culture, et n'apporter que parcimonieusement l'engrais, en plusieurs fois. Mais l'engrais n'est pas cher, le mettre en une fois est moins cher, et, du point de vue du rendement, un excès d'azote est de bien loin préférable à un manque, il est donc fréquent de surfertiliser les sols. La meilleure preuve en est que les doses de fertilisation ont été peu à peu réduites ces dernières années, sans que les rendements en soient affectés (programme FERTMIEUX par exemple, mis en place par les Ministères chargés de l'agriculture et de l'environnement).

Faisons un rapide calcul. Supposons que l'apport d'azote soit de 200 unités, et que 90 % de cet azote soient consommés par la plante. Supposons que les 10 % en excès soient lessivés par la pluie, et se retrouvent dans la nappe. Sachant qu'il s'infiltre chaque année environ 150 mm de pluie, soit 1500 m3/ ha, l'eau de la nappe recevra une alimentation contenant déjà près de 60 mg/l en nitrates. On voit donc qu'une très faible erreur (10 %) dans le dosage de l'apport d'azote peut engendrer une très forte contamination des nappes. Si ceci se produit pendant de nombreuses années, l'eau de la nappe sera finalement entièrement contaminée à des concentrations dépassant la norme des 50 mg/l pour l'eau de boisson. Une saison pluvieuse ou froide, où les rendements des cultures sont moindres, aura le même effet, l'apport d'azote prévu pour une année normale à rendement élevé sera en excès par rapport à la consommation, et cet excès sera lessivé.

c) La migration des nitrates vers les nappes en profondeur

Produits naturellement dans le sol superficiel, ou apportés sous forme d'engrais, les nitrates en excès vont être entraînés vers la profondeur par l'eau de pluie qui s'infiltre dans les sols. Cette infiltration va se faire en hiver parce que la pluie qui tombe au printemps et en été ne s'infiltre en général pas en profondeur, elle est reprise rapidement par la végétation et évaporée. Les nitrates descendent donc vers la profondeur, mais cette migration est lente, de l'ordre de 1 à 2 m/an. Cette lenteur s'explique parce que le sol contient déjà de l'eau, maintenue sur le profil vertical par capillarité, et que l'eau nouvelle doit donc pousser vers le bas et remplacer. Si la nappe aquifère sous-jacente est par exemple à 10 m sous la surface du sol (on définit le sommet de la nappe comme la surface de l'eau que l'on peut observer dans les puits), alors il faudra environ entre 5 et 10 ans pour que les nitrates arrivent à la nappe. Sous les plateaux crayeux, par exemple, où la nappe peut être à 50 m sous le sol, c'est cinquante ans après la première fertilisation azotée que l'on va voir commencer à monter les concentrations dans la nappe. Mais cette lente migration vers le bas est inexorable, une fois en route, les nitrates poursuivent leur migration vers le bas sous les sols, ils ne sont en général ni retenus ni dégradés dans ces milieux qui sont en contact avec l'atmosphère.

d) La migration dans la nappe

Une fois arrivées dans la nappe, les eaux d'infiltration s'écoulent des points hauts vers les points bas. Ces points bas sont les sources, ou encore les forages de captages, ou enfin les rivières qui sont alimentées par les nappes. Au bord de la mer ou des lacs, les nappes se vidangent directement dans ces plans d'eau. Les vitesses de migration des eaux dans les nappes sont également lentes, de l'ordre du mètre par jour ou moins. Il faut donc plusieurs années pour que les nitrates qui sont transportés par l'eau progressent de l'amont à l'aval. Pour une nappe dont un captage se trouverait à 10 km en aval d'une parcelle qui reçoit un excès de nitrates, c'est encore 10.000 jours, ou 27 ans, qu'il faudra attendre pour que les nitrates se retrouvent dans le captage, sans compter le temps de migration vertical déjà cité. Rien d'étonnant dès lors que l'on constate en France que la concentration en nitrates dans les nappes continue à croître, au rythme d'environ 1mg/l de plus par an, alors que l'apport de la fertilisation azotée artificielle a véritablement commencé à se généraliser dans les années 50. Il semblerait cependant que ce rythme d'augmentation commence à se ralentir, bien que cela ne soit en rien certain.

Les nitrates disparaissent-ils naturellement des eaux de la nappe ? La réponse est en général non : une fois arrivés en profondeur, ils subsistent dans la nappe, pendant tout le temps où ils y migrent. Il y a cependant trois cas importants où une élimination naturelle des nitrates peut se produire. Le premier est le cas où la roche dont est constituée la nappe contient un minéral assez rare, la pyrite. C'est un sulfure de fer, qui est se trouve sous forme de très petits minéraux non visibles à l'oeil nu. Ce sulfure réagit avec l'oxygène contenu dans l'eau et s'oxyde en sulfate de fer, qui est soluble. En l'absence d'oxygène, la pyrite est oxydée par les nitrates, pour former aussi des sulfates de fer, et de l'azote gazeux, qui s'échappe vers l'atmosphère. Cette réaction est réalisée par des bactéries dénitrifiantes du milieu. Cette disparition des nitrates peut être totale, elle se traduit cependant par une augmentation des sulfates dans l'eau, lesquels ont cependant une norme de potabilité plus forte, de 250 mg/l en SO4, si bien que l'augmentation en sulfates liée à la réduction des nitrates ne rend en général pas les eaux non potables. En France, on trouve de la pyrite en Bretagne, dans les roches cristallines, les granites ou les schistes métamorphiques, en profondeur, car la pyrite proche de la surface a été consommée par l'oxygène de l'air ou dissout dans l'eau. Certaines eaux de Bretagne, si elles circulent assez profond, sont exemptes de nitrates, alors que l'origine de l'eau est superficielle et fortement chargée en nitrates. Mais ce phénomène de dénitrification naturelle n'est en général pas suffisant pour épurer les eaux, et très rares sont les forages Bretons où les nitrates sont absents, tout au plus peut-on se réjouir qu'une partie des nitrates aient disparu. Plus les forages sont profonds, meilleure est la probabilité de réduction de la concentration en nitrates, mais malheureusement plus les forages sont profonds, moins la quantité d'eau que l'on peut y pomper est élevée. Cette réduction des nitrates consomme la pyrite, donc cet effet positif n'aura qu'un temps, mais en vérité ce temps est long, plusieurs dizaines ou centaines d'années selon les cas. On rencontre aussi cette pyrite dans certaines zones du Massif Central, dans les Pyrénées, et de façon fréquente en Allemagne du Nord, par exemple.

Un deuxième cas de dénitrification naturelle se produit sans la présence de pyrite, dès que la nappe se trouve isolée de l'atmosphère. Il faut en général que la nappe plonge vers la profondeur, et qu'elle soit surmontée par une couche d'argile formant un écran. L'air du sol ne peut plus communiquer avec l'eau de la nappe, et on constate alors que les bactéries présentes dans l'eau de la nappe et qui ont besoin d'oxygène pour vivre vont le chercher dans l'ion nitrate, dès que l'oxygène dissout a été consommé. Les nitrates disparaissent alors comme par enchantement, l'azote produit diffuse et retourne à l'atmosphère. On explique ainsi, dans le Nord de la France, l'absence de nitrates dans certains forages dans la nappe de la craie, alors qu'en général cette nappe de la craie est très chargée en nitrates. Il faut simplement que la nappe soit surmontée d'une couche d'argile isolante, ce qui ne se produit que rarement.

Un dernier cas à citer est celui des nappes alluviales proches de certains cours d'eau. On constate que la teneur en nitrates diminue dans la nappe quand on se dirige de la bordure de la plaine alluviale, au contact des coteaux, jusqu'à la rivière. On constate même que la concentration de l'eau dans la rivière peut être environ la moitié de celle de la nappe, quand bien même l'eau de la rivière provient en totalité de la dite nappe comme en étiage estival ! Ceci a été mis en évidence en région Parisienne, pour les grands cours d'eau comme la Seine ou la Marne, ou sur la Garonne près de Toulouse, mais se produit presque pour chaque rivière. A ceci, il y a deux explications. La première est que la végétation alluviale qui borde le fleuve puise son eau dans la nappe, et y consomme une partie des nitrates dont elle a besoin. La seconde explication, plus significative, est que, dans les alluvions, on constate très souvent que les parties graveleuses en profondeur, là où l'eau circule, sont surmontées par des dépôts fins limoneux. Ce dépôt de limons fins joue alors le rôle de la couche d'argile citée plus haut, et permet une certaine dénitrification naturelle dans les graviers sous-jacents, dénitrification qui n'est en général pas totale, faute de temps pour se réaliser.

e) La nuisance des nitrates dans l'eau des nappes, traitements

La nuisance des nitrates pour la consommation des eaux des nappes pour la boisson mise à part, les nitrates dans les nappes ont d'autres effets pervers. D'abord, ils finissent par arriver dans les rivières, les lacs ou la mer, qui sont les exutoires naturels des nappes. Ils y engendrent l'eutrophisation (voir l'annexe « les nitrates dans les eaux de surface »). De plus, ils modifient les conditions d'oxydo-réduction du milieu, et donc la teneur en certains autres éléments en solution. En Bangladesh et en Inde par exemple, la présence excessive d'arsenic dans les eaux de la plaine du Gange serait à mettre en relation avec les nitrates, ceci est encore à l'étude. Il se pourrait aussi que l'écologie de ces milieux souterrains soit affectée (bactéries, micro-invertébrés souterrains vivant dans les nappes), ceci a été peu étudié jusqu'ici. Si on remonte dans les sols, on sait cependant que l'excès de nitrates peut y engendrer une modification de la végétation naturelle, certaines plantes ne supportant pas les fortes concentrations en nitrates. Ceci a été déjà observé en Hollande, pas encore à ma connaissance en France.

Peut-on traiter les eaux souterraines in situ pour les débarrasser des nitrates ? Certaines expériences ont été tentées dans ce but. La méthode proposée est limitée au voisinage immédiat d'un captage pour l'eau potable. On fore autour de ce captage un grand nombre de trous (une dizaine, par exemple) à une distance de l'ordre de 10 m, et on injecte dans l'eau de la nappe un composé organique tel que du méthanol, ou un sucre, qui va fournir aux bactéries dénitrifiantes le substrat qui alimente leur métabolisme. Si la nappe est profonde ou protégée de la surface par un écran argileux, alors les bactéries n'auront pas assez d'oxygène pour respirer, et se mettront à consommer les nitrates. Quelques expériences positives ont été effectuées en France par le BRGM, mais n'ont pas été généralisées, le procédé étant onéreux et à mettre en balance avec une dénitrification en surface, dans des réacteurs où le même apport de substrat permet la dénitrification, mieux contrôlée que dans la nappe. Mais cette dénitrification en surface est également chère, de l'ordre d'un demi euro par m 3 , et est difficile à réaliser quand il fait froid.

La vraie façon de se protéger des nitrates est d'abord d'en moins utiliser en agriculture, éventuellement d'en moduler les apports en fonction des propriétés locales des sols (ce qu'on appelle l'agriculture de précision), et surtout de protéger les bassins versants des captages en en faisant des « Parcs Naturels Hydrologiques ».

* (32) Annexe 32 - La dénitrification naturelle.

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