EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 9 février 2022, la commission a examiné le rapport sur la proposition de loi n° 315 (2020-2021) visant à simplifier l'accès des experts forestiers aux données cadastrales.

Mme Anne-Catherine Loisier , rapporteure . - L'objectif de ce texte est de favoriser la gestion regroupée des parcelles, pour lutter contre une conséquence négative du morcellement de la propriété forestière : l'absence de gestion de ces espaces forestiers.

La proposition de loi simplifie les démarches administratives pour accéder aux données cadastrales, uniquement pour les gestionnaires de forêts agréés, leur permettant ainsi de connaître les propriétaires des parcelles non gérées pour les informer des modalités d'accompagnement existantes.

À ce jour, l'accès aux données du cadastre est payant, à raison de quelques demandes par mois. Si cette proposition de loi était votée, les experts forestiers, gestionnaires et groupements de producteurs forestiers auraient la possibilité, toujours moyennant paiement, d'accéder aux informations cadastrales sur leur périmètre d'exercice.

Ce texte tire son origine d'un amendement sénatorial, adopté de façon consensuelle dans le cadre de la loi du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt. Cet amendement prévoyait, dans le cadre d'une expérimentation de trois ans, un accès facilité des gestionnaires de la forêt aux données cadastrales. L'expérimentation a été mise en oeuvre de janvier 2016 à octobre 2017. Si nous pouvons regretter le manque d'évaluations consolidées, elle a donné satisfaction aux bénéficiaires de la mesure.

Depuis lors, la pérennisation de l'expérimentation a été tentée à diverses reprises, mais à chaque fois la greffe législative n'a pas pris, à cause de l'article 45 de la Constitution. Dernier exemple en date, lors de l'examen du projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), dont Daniel Gremillet était rapporteur, la mesure avait fait l'objet d'un accord en commission mixte paritaire (CMP), avant d'être censurée par le Conseil constitutionnel comme cavalier législatif.

C'est le texte de 2020 que nous examinons de nouveau. Comme il est déjà passé au filtre du débat parlementaire et qu'il ne fait l'objet d'aucun amendement, je vous proposerai un vote conforme, avec quelques explications préalables.

Voté il y a un an par l'Assemblée nationale, ce texte ressurgit aujourd'hui, car la filière bois est au coeur de l'actualité de la relance de l'industrie, le matériau bois répondant aux enjeux de développement durable. Les tensions grandissantes sur l'approvisionnement en matière première bois conduisent les pouvoirs publics à mobiliser plus et mieux la ressource existante sur l'ensemble du territoire.

Ainsi, la valorisation de la filière et les moyens de garantir son approvisionnement font, depuis octobre dernier, l'objet d'intenses discussions dans le cadre des assises de la forêt et du bois, auxquelles plusieurs d'entre nous participent, lesquelles rendront leurs conclusions la semaine prochaine. À cette occasion, plusieurs réflexions ont porté sur les moyens de mieux connaître le foncier forestier et, naturellement, la question du morcellement, caractéristique historique de la propriété privée, a été abordée.

La gestion des forêts implique un travail de terrain pour établir et suivre la mise en oeuvre du plan de gestion, des travaux d'entretien et des coupes des propriétés confiées aux gestionnaires.

Dans ce cadre, les gestionnaires s'efforcent de sensibiliser les propriétaires des parcelles attenantes à celles dont la gestion leur est déjà confiée, pour créer des unités plus propices à une gestion régulière et adaptée et optimiser les coûts fixes liés à la mobilisation d'engins et de main-d'oeuvre.

Les parcelles de moins de 25 hectares, pour lesquelles un plan de gestion n'est pas obligatoire, sont globalement peu gérées, voire pas du tout. On estime que près de 45 % des 12 millions d'hectares de forêts privées ne bénéficient pas d'un document et d'une gestion forestière suivie, sachant que deux millions de parcelles font moins d'un hectare.

Plus de la moitié de la surface de la forêt privée est ainsi « dormante » : c'est ce que l'on appelle la parcelle dite « timbre-poste », que l'on trouve dans beaucoup de régions forestières, mais surtout en montagne. Les raisons sont historiques : pour répartir également l'héritage et donner à tous un accès au bas comme au haut de la montagne, les parcelles étaient en effet taillées en bandes de dix ou vingt mètres de large, parfois sur plusieurs kilomètres de long. Cela donne des surfaces ingérables aujourd'hui.

Or la forêt privée, qui représente les trois quarts de la surface forestière métropolitaine, constitue un puits de biodiversité et de ressources forestières qu'il est devenu essentiel de gérer.

Selon les derniers relevés de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) et de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), seulement un tiers de la croissance biologique de la petite forêt privée est prélevé chaque année. Même si cette proportion a évolué rapidement ces deux dernières années avec les dépérissements massifs que nous connaissons, cela signifie que nous n'exploitons pas la croissance annuelle de la forêt, et que son volume sur pied continue à progresser.

La contribution de la forêt aux enjeux de transition écologique et énergétique, au regard de la mise en oeuvre de la réglementation environnementale RE2020, et la lutte contre les incendies de forêt de plus en plus nombreux justifient une meilleure gestion et un meilleur suivi de l'ensemble des forêts françaises.

Pour cela, il y a deux catégories de solutions. La première consiste à favoriser ce qui s'apparente au remembrement forestier : c'est ce que permet le droit de préférence au profit des propriétaires forestiers voisins, en cas de vente d'une petite parcelle boisée, ou encore les bourses aux échanges de parcelles menées dans les différentes stratégies locales de développement forestier (SLDF) de nos territoires.

Il faut bien sûr poursuivre dans cette voie, mais la route est longue et pavée de difficultés, à commencer par le manque d'information sur l'identité du propriétaire et la problématique bien connue des biens vacants et sans maître.

Le second type de solutions, complémentaire et dans lequel s'inscrit cette proposition de loi, consiste à accompagner les petits propriétaires, en améliorant l'animation territoriale pour mieux faire circuler l'information jusqu'à eux, et en mutualisant autant que possible les actes de gestion forestière, du diagnostic aux travaux sylvicoles.

Face à l'ampleur du sujet, je suis favorable à la mesure portée par l'article unique de cette proposition de loi du député Turquois, adoptée en janvier 2021 par l'Assemblée nationale. Comme je vous l'ai dit, je vous proposerai un vote conforme.

J'attirerai toutefois votre attention sur quelques points de vigilance.

D'abord, un accès élargi à des données personnelles implique pour le traiteur des données des responsabilités élargies en conséquence, d'autant plus dans le contexte du RGPD entré en vigueur en 2018, après l'expérimentation. Nous avons entendu la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui devra donner un avis sur le décret d'application de cette proposition de loi comme elle l'avait fait en 2014 sur l'expérimentation. Pour la CNIL, l'atteinte à la vie privée par la divulgation de données personnelles doit être proportionnée aux objectifs d'intérêt général recherchés, en l'espèce la gestion durable des parcelles par des gestionnaires agréés par l'État ou par un ordre professionnel.

À mon sens, pour sécuriser les gestionnaires dans leur usage des données cadastrales à venir, et surtout protéger les propriétaires de détournements de la loi, un code de bonnes pratiques élaboré par les pouvoirs publics et la filière serait bienvenu. Il permettrait l'appropriation par les bénéficiaires des règles par ailleurs fixées dans la loi, dans le règlement et rappelées par la CNIL. Je reprends là une proposition d'un rapport du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) de 2019.

Un tel code de bonnes pratiques distinguerait clairement l'information sur les possibilités de valorisation économique du démarchage commercial abusif. Il donnerait des lignes directrices afin de définir au sein d'une entité les acteurs habilités à accéder aux données et ceux qui ne le seraient pas, par exemple au sein de coopératives forestières ayant des activités allant au-delà de la gestion. Il rappellerait les sanctions encourues en cas de non-respect des règles applicables au traitement et à la conservation des données : jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires mondial ou 20 millions d'euros. Enfin, il définirait les modalités de suivi de l'impact de la mesure en termes de surfaces mises en gestion et de volumes de bois prélevés, ce que l'expérimentation ne nous a pas apporté.

Je demanderai un engagement formel du ministre de l'agriculture en séance publique pour que son administration appuie la filière dans l'élaboration de ce code qui, en toute logique, devrait être finalisé avant la mise en oeuvre de la mesure.

Il pourrait vous être proposé, d'ici à l'examen en séance, d'élargir le cadre de la mesure. Or ce que je viens de vous exposer plaide pour le maintien d'un accès limité, la mesure étant déjà dérogatoire au droit commun.

L'intitulé de la proposition de loi ne reflète que partiellement l'ampleur de la mesure. L'accès au cadastre est facilité non pour les seuls experts forestiers, mais pour trois familles de gestionnaires : les experts forestiers, les organisations de producteurs, c'est-à-dire en particulier les coopératives, et les gestionnaires forestiers professionnels.

D'autres acteurs ont manifesté leur intérêt pour la mesure, mais il ne semble pas opportun juridiquement de les inclure dans son périmètre.

D'abord, s'agissant des exploitants forestiers, la CNIL a en effet précisé, dans son avis sur l'expérimentation en 2014, qu'un tel accès « ne saurait être accordé aux autres acteurs de la filière bois dont les activités ne relèveraient pas d'une mission d'intérêt général ». Or les exploitants sont bien des acteurs économiques qui commercialisent les bois, et non des gestionnaires de forêts.

Ensuite, concernant les syndicats de propriétaires forestiers, le critère pour qu'un organisme soit habilité est, selon la CNIL, qu'il assume une « activité de service public » ou « relevant d'une mission d'intérêt général », ce qui est le cas des trois acteurs concernés via leur agrément administratif ou ordinal, mais pas de syndicats dont la finalité est de défendre les intérêts de leurs propres adhérents. Le Centre national de la propriété forestière (CNPF) bénéficie, lui, de cet accès facilité aux données cadastrales dans le cadre de ses missions d'intérêt public.

Enfin, les experts fonciers et agricoles ont eux aussi sollicité, à l'instar des experts-géomètres et des notaires, un accès plus facile au cadastre. À mon sens, cette demande est légitime, mais le texte que nous examinons n'est pas le véhicule approprié. Je rappelle qu'il vise à encourager la gestion forestière. Or les experts fonciers et agricoles ne sont ni des gestionnaires ni des forestiers.

Un dernier argument plaidant pour un accès limité aux données cadastrales est le risque de multiplication des acteurs, qui pourrait se traduire par un démarchage excessif des propriétaires privés.

La solution que je vous propose consiste à s'appuyer sur les gestionnaires forestiers agréés pour une gestion durable des petites propriétés forestières et une meilleure mobilisation de la ressource existante, tout en veillant au bon usage des données cadastrales dans le respect de la vie privée et du cadre défini par la CNIL.

Pour autant, il aurait été dommage de ne pas se saisir de ce texte qui, combiné à quelques dispositions complémentaires d'animation et de suivi, peut dynamiser la gestion forestière dans la petite propriété privée.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci à notre rapporteure, toujours très investie sur le sujet des forêts.

M. Daniel Gremillet . - Merci à notre rapporteure pour son travail sur ce sujet très complexe. La chambre d'agriculture des Vosges, que j'ai présidée, avait investi dans la numérisation du cadastre, y compris forestier, avant la tempête de 1999. Grâce à la numérisation, tous les bois couchés et cassés par la tempête ont été exploités.

Je partage entièrement votre analyse sur l'élargissement du champ du texte : il convient d'être prudent. Les acquisitions successives de parcelles boisées permettent à certains de se constituer un patrimoine forestier parfois au détriment des plus petits. Les bonnes intentions peuvent parfois dériver... Je suis donc favorable au vote conforme.

Cette question est intéressante parce que nous connaîtrons toujours des coups de vent ou des sinistres, mais, surtout, parce que la petite forêt privée recèle un potentiel économique énorme, que l'on peut exploiter tout en renforçant la biodiversité. J'appuie totalement la proposition d'un code de bonnes pratiques : le ministère doit être très clair sur ce sujet.

M. Laurent Duplomb . - Je partage entièrement l'opinion de la rapporteure et de Daniel Gremillet. Cependant, ne faudrait-il pas élargir aux propriétaires agricoles voisins la possibilité d'acheter les petites parcelles forestières en vente ? Beaucoup de bois ont poussé depuis les années 1960 sur des parcelles agricoles : dans ces cas-là, il s'agirait d'un retour à l'agriculture. Dans le système en vigueur, le voisin forestier a la priorité sur le voisin agriculteur. C'est dommage.

Mme Anne-Catherine Loisier , rapporteure . - Ce droit de préférence vise à faciliter la constitution d'unités de gestion plus importantes. Il est donc logique de le cibler sur l'acquisition de parcelles forestières supplémentaires.

En revanche, dans le cas de parcelles boisées auparavant d'usage agricole, votre demande peut se comprendre. D'autant que la forêt continue à grandir, et que nous avons déjà du mal à la gérer...

M. Laurent Duplomb . - Comme on donne la priorité au voisin propriétaire forestier, le voisin qui n'a pas de parcelle forestière n'est pas informé par le notaire de la mise en vente de la parcelle. Il conviendrait de mettre tout le monde sur un pied d'égalité. Je ne suis pas hostile à la libre concurrence, mais aujourd'hui l'agriculteur n'est ni informé de la vente ni prioritaire au moment de la transaction.

Mme Anne-Catherine Loisier , rapporteure . - Les maires eux-mêmes demandent cette information, mais le droit de préférence n'est pas le sujet de ce texte.

Mme Sophie Primas , présidente . - La mesure que vous proposez serait frappée par l'article 45 de la Constitution.

Mme Patricia Schillinger . - La forêt est aujourd'hui au carrefour de plusieurs enjeux. Elle est d'abord un enjeu environnemental, en participant par sa fonction de stockage du carbone à la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi par son rôle de réservoir majeur de biodiversité. La forêt représente aussi un enjeu économique : la France a l'une des plus grandes surfaces forestières d'Europe.

Mais ce potentiel se heurte au morcellement extrême de ses parcelles : la grande majorité de la surface forestière française est en effet atomisée entre de nombreux propriétaires privés - 3,8 millions de propriétaires possèderaient ainsi près de 76 % de la surface forestière.

Cette extrême parcellisation du foncier forestier est à la source d'un mauvais entretien des forêts privées, d'une sous-valorisation des bois et forêts, empêchant ainsi la forêt de remplir pleinement sa vocation environnementale et économique.

Les forêts de mon département, et plus largement celles du Grand Est, sont l'illustration de ce à quoi peut conduire l'absence d'entretien efficace des forêts. Il y sévit en effet une épidémie de scolytes que le morcellement des parcelles et l'absence d'entretien qui en résulte ont contribué à amplifier. Les parcelles mal entretenues ou laissées en friche deviennent des foyers pour les maladies qui s'étendent ensuite à l'ensemble des forêts. Aujourd'hui, la quasi-totalité des forêts d'épicéas de la moitié du nord de la France est touchée.

Cette situation appelle une gestion efficace de la forêt, en favorisant l'entretien et l'exploitation en commun des parcelles. Cela n'est possible que si les données cadastrales sont rendues accessibles aux experts forestiers.

Tel est l'enjeu de la proposition de loi sur laquelle nous avons à nous prononcer. Elle reprend les termes de l'expérimentation mise en oeuvre par la loi d'avenir pour l'agriculture, qui a pris fin en décembre 2018.

Ce texte donne aux experts forestiers l'accès aux informations cadastrales relatives aux propriétés forestières sans que leur soit opposé le principe du secret professionnel en matière fiscale.

Ces experts pourront dès lors encourager les propriétaires privés à mener les opérations de valorisation économique de leurs bois et forêts, tandis qu'une meilleure identification des parcelles permettra également de renforcer la résilience et l'entretien des forêts privées françaises.

Cette proposition de loi et plus largement la question de la protection de nos forêts ont vocation à dépasser les clivages partisans ; le groupe RDPI la votera, en espérant un consensus.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous terminons par le périmètre indicatif du texte.

La commission a considéré que sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé les dispositions relatives aux modalités d'accès aux données cadastrales relatives aux propriétés inscrites en nature de bois et forêts ; aux dérogations à la règle du secret professionnel en matière fiscale à des fins de dynamisation de la gestion des bois et forêts ; aux mesures de nature fiscale ayant pour objet d'informer les propriétaires forestiers sur les possibilités de valorisation économique de leurs bois et forêts ; aux obligations de gestion durable des forêts applicables aux experts forestiers, organisations de producteurs et gestionnaires forestiers professionnels et aux conditions d'agrément de ces gestionnaires par l'autorité administrative ou ordinale compétente ; à la protection des données à caractère personnel figurant dans la matrice cadastrale, aux règles et modalités de traitement et de conservation de ces données et aux sanctions applicables en cas d'utilisation abusive de ces données ; et enfin à l'entrée en vigueur des dispositions du texte.

EXAMEN DES ARTICLES

Article unique

L'article unique et ainsi l'ensemble de la proposition de loi sont adoptés sans modification.

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