Rapport n° 208 (1995-1996) de M. Yann GAILLARD , fait au nom de la commission des finances, déposé le 8 février 1996

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N° 208

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996

Annexe au procès-verbal de la séance du 8 février 1996.

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation (1) sur la proposition de résolution de M. Paul LORIDANT, Mme Marie-Claude BEAUDEAU, M. Jean-Luc BÉCART, Mme Danielle BIDARD-REYDET, M. Claude BILLARD, Mmes Nicole BORVO, Michelle DEMESSINE, M. Guy FISCHER, Mme Jacqueline FRAYSSE-CAZALIS , M. Félix LEYZOUR, Mme Hélène LUC, MM. Louis MINETTI, Robert PAGES, Jack RALITE et Ivan RENAR tendant à créer une commission d'enquête sur les causes de la situation actuelle de la société Eurotunnel,

Par M. Yann GAILLARD,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : MM. Christian Poncelet, président ; Jean Cluzel, Henri Collard, Roland du Luart, Jean-Pierre Masseret, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Philippe Marini, vice-présidents ; Emmanuel Hamel, René Régnault, Alain Richard. François Trucy, secrétaires ; Alain Lambert, rapporteur général ; Philippe Adnot, Denis Badré, René Ballayer, Bernard Barbier, Jacques Baudot, Claude Belot, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Roger Besse, Maurice Blin, Joël Bourdin, Guy Cabanel, Auguste Cazalet, Michel Charasse, Jacques Chaumont, Yvon Collin, Jacques Delong, Yann Gaillard, Hubert Haenel, Jean-Philippe Lachenaud, Claude Lise, Paul Loridant, Marc Massion, Michel Mercier, Gérard Miquel, Michel Moreigne, Jacques Oudin, Maurice Schumann, Michel Sergent, Henri Torre, René Trégouët.

Voir le numéro

Sénat : 139 (1995-1996).

Transports.

RAPPORT

Mesdames, Messieurs,

La proposition de résolution présentée par M. Paul Loridant et plusieurs des ses collègues, tendant à créer une commission d'enquête sur les causes de la situation actuelle de la société Eurotunnel, est soumise a l'examen de la commission des finances.

Il nous faut apprécier la présente proposition de résolution au plan de la légalité et, si cette première condition est remplie, au plan de l'opportunité.

Est-il juridiquement possible de créer la commission d'enquête souhaitée par M. Paul Loridant et plusieurs de ses collègues ?

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires :

"Outre les commissions mentionnées à l'article 43 de la Constitution, seules peuvent être éventuellement créées au sein de chaque assemblée parlementaire des commissions d'enquête : les dispositions ci-dessous leur sont applicables.

Les commissions d'enquête sont formées pour recueillir des éléments d'information soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à l'assemblée qui les a créées.

Il ne peut être créé de commission d'enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l'ouverture d'une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d'enquêter... "

Selon l'article 11 du Règlement du Sénat :

"La création d'une commission d'enquête par le Sénat résulte du vote d'une proposition de résolution, déposée, renvoyée à la commission permanente compétente, examinée et discutée dans les conditions fixées par le présent Règlement. Cette proposition doit déterminer avec précision, soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services publics ou les entreprises nationales dont la commission d'enquête doit examiner la gestion... ".

Rappelons que deux propositions de loi, l'une présentée par M. Sarre et plusieurs de ses collègues (2232), l'autre présentée par M. Bussereau et plusieurs de ses collègues (2233) ont été déposées au mois de septembre 1995, sur le bureau de l'Assemblée nationale.

Toutes deux tendaient à la création d'une commission d'enquête sur Eurotunnel. Dans son rapport, fait au nom de la commission des finances, le député Dominati a conclu au rejet de ces deux propositions de résolution.

Dans une lettre adressée au Président de l'Assemblée nationale le 12 octobre 1995, le Garde des sceaux relevait que "des poursuites judiciaires sont actuellement en cours sur la totalité des faits qui ont motivé le dépôt de la résolution (Bussereau) (11 s'agit de la procédure diligentée à la demande de la COB à l'encontre de la Société des banques suisses et Salomon Brothers) et (paraissent) recouvrer partiellement les faits qui ont motivé (le) dépôt (de la résolution Sarre)". Le ministre laissait cependant à l'Assemblée nationale "le soin d'apprécier si ces informations ne sont pas de nature à faire obstacle à la création des commissions d'enquête ".

L'exposé des motifs de la résolution Bussereau visait, en effet, en priorité "les délits d'initiés" qui pouvaient être à l'origine des "mouvements spéculatifs constatés depuis plusieurs années" et, partant, de l'état actuel de "quasi-faillite " d'Eurotunnel.

Envisagés plus largement les "faits" (à l'origine de la situation actuelle du consortium) visés dans les exposés des motifs (identiques) de la proposition de résolution présentée par M. Sarre et de la présente proposition de résolution - c'est-à-dire les actes et les comportements de toutes les parties prenantes au-delà des éventuelles manipulations boursières constitutives de délits d'initié - ne sont, comme l'a indiqué le ministre de la justice, pas tous "couverts" par les poursuites judiciaires en cours.

Ainsi, les conditions légales de la création de la commission d'enquête, souhaitée par la proposition de résolution présentée par M. Paul Loridant et plusieurs de ses collègues, semblent remplies.

Est-il opportun, maintenant, de mettre en place cette commission d'enquête sénatoriale ?

Si elle était créée, cette commission devrait, selon votre rapporteur, s'attacher à l'examen de la situation actuelle de la société Eurotunnel avant de s'interroger sur le rôle et les responsabilités de l'ensemble des intervenants depuis le début des opérations.

Le Sénat a déjà été saisi à deux reprises du "dossier" Eurotunnel. On se reportera, avec profit, aux excellents rapports de nos collègues Josselin de Rohan en 1987 (rapport sur le projet de loi portant approbation de l'acte de concession) et Désiré Debavelaere en 1994 (rapport sur le projet de loi portant prorogation de la concession).

S'agissant de la situation actuelle de la société Eurotunnel, il est évident que les résultats de l'unique année d'exploitation 1995 (la mise en service, prévue en juin 1993, n'étant intervenue qu'un an plus tard pour les services de navettes et près de 18 mois plus tard pour "Eurostar") sont très inférieurs à ceux qui étaient attendus : entre 2,8 et 2,9 milliards de francs de recettes totales, 2,9 milliards de francs de charges d'exploitation et d'investissement et 6 milliards de francs de pertes.

Les prévisions d'Eurotunnel étaient nettement plus optimistes :

* lors de l'augmentation de capital de 1990, le consortium prévoyait 7,6 milliards de francs de chiffre d'affaires et 1,7 milliard de francs de pertes pour l'année 1995 ;

* lors de l'augmentation de capital de 1994, Eurotunnel annonçait plus prudemment, 5,2 milliards de chiffres d'affaires et 4,7 milliards de pertes pour la même année.

Mais c'est surtout la situation financière du consortium (expliquant les pertes enregistrées en 1995) qui apparaît préoccupante.

L'endettement principal s'élève à environ 65 milliards de francs (à taux variable -taux moyen 1995 : 9% marge comprise) prêtés par quelque 225 établissements financiers réunis dans un "syndicat bancaire" dont les chefs de file sont le Crédit Lyonnais, la BNP, National Westminster Bank et Midland Bank, réparties géographiquement de la manière suivante :

- Japon 23 %

- France 19%

- Allemagne 13 %

- Grande-Bretagne 12 %

- Amérique du Nord 4 %

- Reste de l'Europe 29 %

Eurotunnel a aussi bénéficié de 5,1 milliards de francs de prêts de la Part de la Banque européenne d'investissement (BEI) et de la CECA, ce qui Permet à ces deux établissements de faire partie, avec les quatre banques chefs de file, du "groupe de contact" chargé, actuellement, par le syndicat des banques de conduire les négociations avec Eurotunnel.

La charge de la dette en intérêts a représenté environ 5 milliards de francs en 1995.

Eurotunnel a décidé, le 14 septembre dernier, de suspendre, pour une période de dix-huit mois, le service des intérêts de sa dette principale dans le cadre d'une clause contractuelle prévue avec les banques créancières. Ce moratoire a accéléré le mouvement de baisse du cours amorcé au début de l'année 1994.

Le cours du titre sur le marché mensuel s'est établi aux alentours de 8 F en septembre-octobre dernier, après la décision par Eurotunnel de demander le "moratoire".

Il évolue actuellement autour de 6F 15 / 6 F 25 à quelques jours d'une restructuration financière négociée à Londres avec les banques créancières.

Le "prix de la dette" est passé de 65-70 % à 30-35 % de sa valeur faciale, depuis la suspension de l'intérêt de la dette, sur le marché secondaire de la dette à Londres. Relevons aussi que, le 26 janvier dernier, la Commission bancaire a enjoint aux banques créancières françaises de "provisionner" à hauteur de 30 % les créances de la dette principale d'Eurotunnel, ce qui incite Eurotunnel à tenter de négocier le prix de sa dette à 70 % de sa valeur.

Les cours actuels sont à comparer à certaines côtes atteintes par le titre depuis la première souscription au prix de 35 F, le 16 novembre 1987.

février 1989 : autour de 80 F

30 mai 1989 : 1 19,80 F (cours le plus élevé dans l'histoire du titre)

juillet 1989 : autour de 71 F (annonce du doublement du devis des navettes ferroviaires)

12 novembre 1990 : 28,50 F (prix d'émission pour l'augmentation de capital) (augmentation de capital)

janvier 1994 : autour de 55 F (depuis cette cote, le titre ne fera que baisser)

juin 1994 : 25 F (cours atteint juste avant l'augmentation de capital)

16 août 1995 : 12 F (une "rumeur" fait état de 8 milliards de pertes en1995)

19 septembre 1995 : 8,05 F (le service des intérêts de la dette est suspendu par Eurotunnel).

L'action Eurotunnel a été souvent qualifiée de valeur "hautement spéculative". Cette appréciation relève aujourd'hui de l'euphémisme.

Le capital du consortium a été acquis pour une valeur d'environ 23 milliards de francs. La valeur boursière d'Eurotunnel se situe actuellement aux alentours de 6 milliards de francs.

La part considérable des petits porteurs et plus particulièrement des petits porteurs français est considérable dans l'actionnariat d'Eurotunnel.

A la date du 31 décembre 1995, on dénombrait 745.000 actionnaires, dont 133.000 inscrits "au nominatif (britanniques pour l'essentiel) et 611.000 "au porteur" (français pour l'essentiel), ces derniers représentant 78 % du capital.

Les deux groupes d'actionnaires, qui détiennent plus de 3 % du capital, sont les fonds de pension américains du groupe Capital Group (4,92 %) et le groupe canadien Bombardier (3,35 %).

On notera donc et surtout que l'actionnariat d'Eurotunnel est composé à 60 % de petits porteurs et à hauteur de 80 % d'actionnaires français. Les "petits porteurs" français d'Eurotunnel constituent, soulignons-le, environ 10 % de l'ensemble des actionnaires français.

Si elle était créée, la commission d'enquête devrait rechercher les causes de la situation actuelle en s'efforçant de mettre en lumière les rôles et responsabilités des différents intervenants, sans oublier l'incidence vraisemblablement décisive de la conjoncture économique.

- S'agissant des États, rappelons que le traité de Cantorbéry signé le 12 février 1986 par les ministres des affaires étrangères de la France et de la Grande-Bretagne (et ratifié, du côté français, par le Parlement les 22 avril et 4 juin 1987) a ouvert la voie à la signature de l'acte de concession du 14 mars 1986 entre les deux États et le lauréat de l'appel d'offres : le consortium franco-britannique dénommé France / Manche - The Channel Tunnel Group (Eurotunnel) qui se voyait charger de la réalisation et de l'exploitation du tunnel sous la Manche pour une durée de cinquante-cinq ans à compter de la ratification du traité.

Une compétition avait en effet opposé dans les années 1984-1985, quatre projets (donc celui d'Eurotunnel). Pour mémoire, relevons que les trois autres projets étaient "Europont" (pont "tube" suspendu sur la Manche - coût estimé : 68 milliards de francs), "Euroroute" (deux ponts reliés par un tunnel immergé - coût estimé : 54 milliards de francs) et "Transmanche Express" (quatre tunnels forés, deux ferroviaires et deux routiers - coût estimé : 30 milliards de francs).

Avec ses deux tunnels ferroviaires et son tunnel central de service relié, c'est finalement le projet Eurotunnel qui apparaîtra le moins coûteux (coût estimé à l'époque : 30 milliards de francs) et présentant les meilleures garanties du point de vue des techniques et des délais de construction. C'est le 20 janvier 1986 que le Président François Mitterrand et le Premier ministre britannique Margaret Thatcher ont consacré ce choix conformément à l'avis des experts.

Le traité de Canterbury a prévu la création de trois instances pour veiller à son application :

. la commission "inter-gouvernementale" composée de deux délégations de huit membres chacune, chargée de superviser, au nom des États concédants, l'exécution de la concession, c'est-à-dire la réalisation et l'exploitation du lien transmanche 1 ( * ) ;

. le comité franco-britannique de sécurité ;

. le tribunal arbitral compétent pour traiter les litiges susceptibles d'intervenir entre les États, entre 1' (les) État (s) et le (les) concessionnaire (s), ou encore entre les concessionnaires eux-mêmes.

Le traité conférait aux États, à travers la commission "intergouvernementale" assistée par le comité de sécurité, le soin d'approuver les avant-projets présentés par le consortium Eurotunnel durant la réalisation des opérations et d'autoriser, in fine, l'exploitation du lien transmanche.

D'une façon plus générale, la responsabilité des États concédants s'est largement engagée dans l'opération Eurotunnel et aux titres les plus divers :

. décision de principe et mise en route de l'opération de construction,

. définition des normes de sécurité imposées au concessionnaire,

. détermination des conditions de la concurrence sur le lien transmanche (en particulier régime commercial des "Ferries"),

. tutelle des compagnies de chemins de fer,

. agrément technique à accorder, le cas échéant, aux organismes appelés à remplacer le concessionnaire en cas de "substitution" prévue par l'article 32 du contrat de concession.

- La commission d'enquête devrait, aussi, analyser le déroulement des relations, souvent orageuses, entre Eurotunnel et le consortium des constructeurs "Transmanche Link" réunissant cinq sociétés britanniques et cinq sociétés françaises : Balfour-Beatty, Costain, Taylor Woodrow, Tarmac, Wimpey, Bouygues, Dumez, SAE, SGE et Spie-Batignolles.

Signé le 13 août 1986, le contrat de construction faisait de Transmanche Link l'entrepreneur du projet. Il comportait trois parties :

* les travaux en dépenses "contrôlées" avec un "prix-objectif (forage des tunnels, construction des ouvrages souterrains) d'un coût estimé en 1987 à 13,2 milliards de francs ;

* les travaux à forfait (terminaux, installations fixes) d'un coût estimé en 1987 à 11,4 milliards de francs ;

* enfin, les marchés de fournitures (matériel roulant) d'un coût estimé en 1987 à 2,4 milliards de francs.

Le coût total de construction prévu en 1987 s'élevait donc à 28,4 milliards de francs (y compris 1,3 milliard de francs de "provisions pour aléas").

Dès la fin du mois d'août 1988, Eurotunnel constatait des retards dans les forages tandis que les constructeurs augmentaient leur devis de quelque 5 milliards de francs. Un premier accord, conclu le 16 janvier 1989, accordait, par ailleurs, à Transmanche Link, un montant de primes de l'ordre du milliard de francs si les échéances nouvelles étaient respectées.

Un nouveau protocole d'accord, signé le 8 janvier 1990 (augmentant notamment le "prix objectif des travaux en dépenses contrôlées de 3 milliards de francs), n'empêchera pas le consortium des constructeurs de formuler, à la fin de cette année, des réclamations supplémentaires qui atteignaient presque 11 milliards de francs tout en sollicitant des délais supplémentaires allant de 3 à 12 mois.

Les forages se sont achevés fin 1990, début 1991.

La mise en place du système de transport a, elle aussi, suscité de nombreux différends. En octobre 1991, Transmanche Link présentait une demande supplémentaire de 8 milliards de francs pour le financement des équipements fixes et sollicitait la révision du contrat de construction (passage du régime des "dépenses contrôlées" au régime du forfait pour la construction des installations fixes) dès lors qu'Eurotunnel, se conformant aux exigences de la Commission intergouvernementale, était contraint de réclamer une modification de la conception des wagons de navettes.

Au total, les équipements fixes (voies ferrées, signalisation, centres de contrôle...) auront été à l'origine de plus de 70 % des surcoûts de construction.

Actuellement, une demande de compensation d'un montant de quelque 7,5 milliards de francs, formulée par Eurotunnel (qui fait valoir que le matériel roulant livré a été souvent défaillant) contre le consortium des constructeurs, est examinée par le comité de cinq experts prévu par le contrat de construction.

D'une façon plus générale, indiquons d'ores et déjà qu'Eurotunnel juge, aujourd'hui, que le surcoût total du projet (environ 100 % de l'estimation initiale) s'explique :

- à hauteur de 30 % par l'imposition par la commission intergouvernementale de nouvelles règles de sécurité ;

- à hauteur de 30 % par les choix de l'encadrement technique du projet ;

- à hauteur de 40 % par les surcoûts en frais financiers.

- Les exploitants (c'est-à-dire la SNCF, British Rail et la SNCB) n'ont-ils pas, eux aussi, une part de responsabilité dans les difficultés financières d'Eurotunnel ?

C'est le 29 juillet 1987 que les compagnies de chemin de fer ont signé avec le consortium une convention d'utilisation leur attribuant la moitié de la capacité du système de transport.

L'accord prévoyait le paiement par les exploitants d'une redevance variable selon le trafic, un péage minimum étant établi pour les douze premières années d'exploitation.

Compte tenu du volume du trafic, c'est ce montant minimum qui représente aujourd'hui le péage de "droit commun" acquitté par les exploitants.

Le report de l'ouverture du service Eurostar (le 14 novembre 1994 au lieu du 30 juin 1994), annoncé au demeurant une semaine après l'achèvement des opérations d'augmentation de capital, a suscité l'émotion des actionnaires et n'a pas peu contribué à la dégradation du cours.

Le dynamisme de la politique commerciale conduite par les exploitants autour d'Eurostar pourrait aussi susciter des interrogations et des comparaisons avec les efforts déployés par les compagnies de "Ferries" et les compagnies aériennes.

Débouté au mois de novembre dernier par la juridiction de la chambre de commerce internationale de Bruxelles, de ses demandes d'indemnités d'un montant total de 20 milliards de francs à l'encontre de la SNCF et de British Rail, Eurotunnel a, néanmoins, pu obtenir, de ladite juridiction une expertise du préjudice résultant des retards de livraison du matériel Eurostar, les exploitants ayant, à cet égard, reconnu leur responsabilité.

Notons enfin qu'Eurotunnel souhaiterait engager une renégociation des conditions tarifaires arrêtées en 1987, et que cette demande paraît se heurter à une fin de non recevoir de la part des exploitants.

- Les banques ont joué un rôle décisif dans la mise au point et le financement du projet Eurotunnel. Initialement ce sont quatre d'entre elles, la BNP, le Crédit Lyonnais, Natwest Bank et Midland Bank (ces établissements étant actuellement "chefs de file " du syndicat des 225 banques créancières), qui, avec les dix constructeurs, ont assuré la première mise de fonds (0,5 milliard de francs).

Dans le cadre de la "convention initiale de crédit" conclue le 4 novembre 1987, les banques ont prêté au consortium 50 milliards de francs tandis qu'Eurotunnel procédait, de son côté, à une augmentation de capital de 7,7 milliards de francs (le besoin global de financement était alors estimé à 60 milliards de francs : 49 milliards pour le coût total de construction et 11 milliards de marge de financement).

En 1990, Eurotunnel fit état d'un besoin de financement complémentaire de 25 milliards de francs. Aux termes de la "convention de crédit révisée" du 25 octobre 1990, les banques accordaient 18 milliards de francs de nouveaux crédits tout en repoussant de cinq ans (2010 au lieu de 2005) la date de la dernière échéance. Le consortium augmentait, quant à lui, a nouveau son capital de 5,7 milliards de francs.

L'ensemble des crédits bancaires atteignait 71 milliards de francs à la fin de 1990. Sur cette base on pouvait déjà prévoir que les frais de remboursement d'intérêts atteindraient 5,7 milliards de francs en 1994 contre 2 milliards de francs dans les estimations de 1987.

Au total, les établissements financiers auront assuré près de 80 % du financement du projet.

Depuis le début des opérations, les banques auraient cependant perçu 25 milliards de francs d'intérêts et 6,1 milliards de francs de commissions et marges diverses.

Huit banquiers (Indosuez, Caisse des Dépôts, Crédit Lyonnais, BNP, Barclays, Natwest Bank, Abbey et Tractabel) figurent parmi les 16 membres du conseil d'administration d'Eurotunnel (auxquels il convient d'ajouter désormais un représentant des "petits porteurs").

De là à en conclure que lors des négociations successives en vue du financement du projet, certains "décideurs" ont été à la fois juge et partie, il y a un pas qu'il paraît choquant de franchir sans éléments de preuve, par définition bien difficiles à réunir.

Les seuls faits avérés à l'heure actuelle sont ceux qui ont donné lieu à l'ouverture d'une enquête par la COB, le 24 juin 1994 : peu avant la troisième augmentation de capital de 7,3 milliards de francs, une "spéculation à la baisse" a été constatée mettant en cause au moins deux établissements "initiés". La procédure a été transmise au Parquet.

- Y-a-t-il eu défaillance des autorités de contrôle ?

Un contrôle de la part des États, par l'intermédiaire de la commission inter-gouvernementale instituée par le traité, a bien été opéré mais essentiellement pour assurer le respect des règles de sécurité.

La "surveillance" de la gestion financière du consortium ne pouvait être exercée, côté français, que par la COB et à l'occasion des augmentations de capital entraînant appel public à l'épargne.

Beaucoup considèrent que la commission des opérations de bourse a fait preuve de beaucoup d' "indulgence" (en tout cas jusqu'à l'augmentation de capital de mai 1994 qui a suscité l'ouverture de cinq enquêtes) à l'égard des "campagnes publicitaires" comportant des prévisions très "optimistes" du consortium.

- Enfin, une commission d'enquête parlementaire ne pourrait pas ne pas s'interroger sur la nature de la société concessionnaire elle-même. Cette société est aujourd'hui en litige avec des "décideurs" (les constructeurs, les banquiers...) qui l'ont, en quelque sorte, "porté sur les fonts baptismaux", en fixant les grands principes de son mode de fonctionnement ; cette situation d'origine expliquant peut-être le fait que le consortium paraît parfois confronté à un problème d'identité et "abandonné" à une concurrence imprévue.

Il est vrai que la maîtrise de la moitié de l'exploitation lui échappe, ce qui explique en partie les difficultés rencontrées.

Au vu de tous les éléments en sa possession et compte tenu des auditions auxquelles il a procédé, votre rapporteur vous livrera son sentiment Personnel sur le dossier avant de formuler une appréciation sur l'opportunité de créer la commission d'enquête parlementaire souhaitée par M. Paul Loridant et plusieurs de ses collègues.

La construction du tunnel sous la Manche est, à n'en pas douter, le "chantier du siècle" mais aussi un grand succès industriel et technologique.

Au-delà de la "gourmandise" (intérêts, commissions, pénalités), des indélicatesses éventuelles, voire du "double-jeu" (délits d'initiés) d'un certain nombre de banques, des aléas qui ont pesé sur les coûts et les délais de construction, de la responsabilité des exploitants, de l'indifférence relative des États et des autorités de contrôle, il semble bien qu'une appréciation excessivement optimiste des possibilités commerciales, en début d'exploitation, soit, pour l'essentiel, à l'origine des graves difficultés financières d'Eurotunnel.

Les parts de marché conquises par le consortium après un an d'exploitation, sont en effet satisfaisantes et conformes aux prévisions.

En 1990, les consultants d'Eurotunnel estimaient que le consortium s'attribuerait très vite une part importante d'un marché transmanche : 32,3 % des passagers et 18,2 % du frêt. A la fin du mois de septembre 1995, Eurotunnel annonçait qu'il avait conquis entre 45 et 50 % du trafic de frêt et environ 35 % du trafic de voyageurs.

Si la montée en puissance de la société, en termes de parts de marché, s'est effectuée en définitive conformément aux prévisions, l'erreur d'appréciation a porté sur "l'effet volume" tant du point de vue du trafic "tourisme" que du volume du frêt transporté ainsi que sur la possibilité de maintenir des prix de péage relativement élevés face aux réactions prévisibles de la concurrence.

Ainsi, pour le transport de frêt, le tunnel a enregistré en 1995 des recettes inférieures de 30 % aux estimations. Le transport des véhicules de tourisme par navettes est inférieur de moitié aux estimations, alors même que le prix du péage a diminué de près de 30 % depuis l'été 1994.

La performance d'Eurostar s'est avérée, elle aussi, décevante en 1995 : quelque 3 millions de voyageurs contre plus de 9 millions selon les estimations faites en 1994.

Les nouveaux prix proposés par les Ferries (qui bénéficient par ailleurs, jusqu'en 1999, de la possibilité de vendre des produits détaxés) a généré une véritable guerre des tarifs qui contraint aujourd'hui le consortium à proposer un tarif promotionnel de 290 F pour un passage de nuit, alors que le prix du passage par automobile devait, selon les estimations faites en 1994, se situer entre 1.200 et 2.500 F pour une automobile.

Ce sont ces éléments de conjoncture, largement dus à la récession économique, qui expliquent, selon votre rapporteur, les graves difficultés financières du consortium Eurotunnel.

Faut-il rappeler qu'au début des années 1980, l'optimisme était fondé en ce qui concerne les perspectives du trafic transmanche : entre 1976 et 1988, ce trafic s'est accru de 6,2 % par an pour les passagers et de 5 % par an pour le frêt. Dès 1989, les estimations de trafic pour 1993 étaient atteintes. Les experts révisaient alors à la hausse les perspectives de trafic lorsque la récession économique de 1990-1991 a infléchi les tendances (ainsi, on a enregistré, semble-t-il, de 1994 à 1995, une baisse du trafic aérien transmanche de 20 à 25 %).

Le souci des auteurs de la proposition de résolution apparaît tout à fait légitime. Le devoir du Parlement et singulièrement de ses commissions des finances est aussi de protéger l'épargne publique.

On ne peut s'empêcher, à cet égard, de faire le rapprochement avec les grandes opérations du siècle dernier : construction du Canal de Suez et construction du Canal de Panama (voir annexe : quelques éléments de rappel sur la construction du canal de Panama).

Une raison d'opportunité conduit, cependant, votre rapporteur à ne pas recommander la solution de la commission d'enquête parlementaire.

Certes, comme le souligne le député Laurent Dominati dans son rapport (n° 2377) sur les propositions de résolution Sarre (n° 2232) et Bussereau (n° 2233), la commission d'enquête ne pourra exercer sa mission qu'à l'égard des parties françaises (Eurotunnel société anonyme, banques françaises, constructeurs français, SNCF...). "Eurotunnel, rappelle-t-il, est un dossier largement franco-britannique avec des ramifications internationales. La commission d'enquête risquerait, dans ces conditions, de nuire exclusivement aux entreprises françaises, dont certaines sont engagées sur des marchés étrangers, alors que leur responsabilité est au moins partagée avec leurs partenaires étrangers. "

A cet égard, votre rapporteur se demande s'il ne serait pas utile de réfléchir aux moyens de mettre en place un contrôle parlementaire adapté à ce type d'opérations engageant la responsabilité de plusieurs États. Pourrait-on envisager une commission d'enquête parlementaire du Parlement européen ? Vraisemblablement non, dès lors que le projet en cause s'est effectué sur une base exclusivement bipartite en dehors de la sphère de compétence de l'Union européenne. Ne serait-il pas nécessaire, dans ce cas de figure, de prévoir la constitution des commissions d'enquêtes composées de représentants des deux Parlements ?

Mais une raison plus dirimante incite votre rapporteur à ne pas donner suite, pour le moment, au souhait exprimé par M. Paul Loridant et plusieurs de ses collègues.

La création d'une commission d'enquête pourrait, en effet, gêner le déroulement de pourparlers très difficiles qui devraient connaître une "issue" dans les mois, voire dans les semaines qui viennent. En effet, si la société Eurotunnel est actuellement en litige avec le consortium des constructeurs, elle est surtout en train de négocier une "solution" financière aux conséquences capitales avec le groupe de contact (composé de représentants de la BNP, du Crédit Lyonnais, de Natwest Bank, de Midland Bank, de la BEI et du CECA) du syndicat des 225 banques créancières.

D'après les informations qui ont été communiquées à votre rapporteur, l'échéancier pourrait être le suivant :

- 9 février 1996 : annonce par Eurotunnel de nouvelles estimations sur les perspectives du trafic transmanche et, par conséquent, sur les résultats commerciaux escomptés ;

- fin février 1996 : remise aux 225 banques, par un consultant, d'un audit sur la situation d'Eurotunnel ;

- 14 mars 1996 : fin de la première période du moratoire des intérêts de la dette (période dite du "standstill" d'une durée totale de 18 mois) : 65 %des banques pourront, désormais, mettre fin au moratoire contre 80 %durant la première phase ;

- fin mars 1996 : le groupe de contact informe les 225 banques des résultats de la négociation avec Eurotunnel ;

- 15 avril/15 mai 1996 : mise au point consensuelle de la "solution» de redressement ;

- juin 1996 ou octobre 1996 : assemblée générale ordinaire (juin) ou assemblée générale extraordinaire (octobre) des actionnaires d'Eurotunnel pour statuer sur la "solution" de redressement.

Il apparaît que deux scénarios sont actuellement à l'étude. Le premier, que votre rapporteur qualifiera de "pessimiste", se fonde sur le constat que les contraintes sont trop fortes et les incertitudes trop lourdes pour maintenir en l'état le groupe Eurotunnel.

Il implique, au pire, le dépôt de bilan du concessionnaire, au mieux, l'exercice par les banques du "droit de substitution", prévu à l'article 32 du contrat, qui leur permet de demander la reprise temporaire de la concession ; les "entités substituées" proposées par les établissements financiers devant alors justifier devant les États qu'elles présentent une capacité financière et technique suffisante pour poursuivre la concession.

Le deuxième scénario, plus "optimiste", parie sur les chances de redressement du consortium dès lors que les causes des résultats décevants peuvent être analysées : la charge insupportable de la dette, une productivité insuffisante, une politique commerciale trop peu dynamique.

En conséquence, un effort significatif, impliquant inévitablement des "sacrifices" de la part des banques créancières et des modifications importantes dans la stratégie industrielle et commerciale du consortium, pourrait laisser espérer, d'ici quatre ou cinq ans, un rétablissement financier que la fin du privilège du "duty-free" pour les Ferries (prolongé, en 1994, par la Commission européenne, de 1996 à 1999) ne ferait que conforter.

A cet égard, il ne paraît pas inutile de rappeler que le consortium Eurotunnel couvre, d'ores et déjà, par ses résultats commerciaux, ses frais d'exploitation, alors que la moitié de la capacité d'utilisation du tunnel ne dépend pas de lui mais des compagnies de chemin de fer qui fixent les tarifs et les fréquences de passage des trains.

Est-il donc souhaitable, en cette période cruciale, de porter le débat sur la "scène politique" ? Votre rapporteur ne le croit pas, même s'il convient de veiller au sort qui sera réservé aux quelque 600.000 actionnaires français d'Eurotunnel (10% de notre actionnariat, rappelons-le), en particulier si la solution de la "substitution" par les banques était retenue.

La Commission des finances a suivi les propositions de son rapporteur et émis le souhait qu'il lui communique, le moment venu, les résultats des négociations en cours entre Eurotunnel et le syndicat des banques créancières.

ANNEXE

Quelques éléments de rappel sur la construction du canal de Panama.

En 1879, l'ingénieur Ferdinand de Lesseps "père" du Canal de Suez, fonde la compagnie universelle de Panama, société concessionnaire, dont l'objet était la construction et l'exploitation du canal du même nom. La durée prévue des travaux était de douze ans. Plusieurs centaines de milliers d'épargnants, attirés par des promesses de rendement de l'ordre de 11,5 % pour les actions et de 5 % pour les obligations (l'emprunt d'État est alors à 3,5 %), dès le début de l'exploitation, souscrivent pour plus de 1,5 milliard de francs de l'époque, soit environ 28 milliards de francs 1995.

Durant les dix années qui suivent, la charge des frais financiers apparaît rapidement disproportionnée, le besoin de financement de la compagnie exigeant de périodiques augmentations de capital pour lesquelles les banques, chargées des émissions, prélèvent des commissions d'un taux cinq fois plus élevés que les taux habituels.

En 1889, la compagnie est déclarée en banqueroute, peu après une ultime augmentation de capital organisée dans des conditions frauduleuses qui furent à l'origine de poursuites judiciaires contre certains membres de la classe politique (Rouvier, Baihaut, Clémenceau), des constructeurs (Eiffel) et le fondateur lui-même (de Lesseps).

En 1893, les liquidateurs de la compagnie universelle de Panama mettront en cause les fondateurs, certaines banques, des constructeurs et des fournisseurs en exigeant la restitution de sommes considérables (17 millions de francs, soit près de 300 millions 1995 pour les banques, par exemple). La même année voit la création de la compagnie nouvelle de Panama qui poursuit les travaux de creusement du canal.

Onze ans plus tard (1904), la concession de la Compagnie nouvelle de Panama, en pleine débâcle financière, est rachetée par un consortium américain pour 210 millions de francs de l'époque. Les actionnaires de la compagnie sont spoliés tandis que les créanciers obligataires perçoivent une indemnité représentant 11 % de la valeur de leurs titres. Ce n'est qu'en 1914 que le Canal de Panama sera enfin inauguré par les concessionnaires américains qui ont du, dans l'intervalle, apporter à l'opération un financement supplémentaire équivalent à la première "mise de fonds" des souscripteurs français, soit 1,5 milliard de francs !

* 1 Lors de la construction, deux "maître d'oeuvre" ont été chargés d'assister la commission intergouvernementale : Atkins and Partners, côté anglais et la SETEC (Société d'Etudes Techniques et Economiques), côté français.

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