B. Les freins socio-économiques

La marche vers la société de l'information est susceptible de se trouver contrariée par des problèmes d'ajustement entre l'offre et la demande. Tout d'abord, entre l'offre de technologies et les investissements des principaux acteurs concernés dans le domaine des infrastructures et des équipements correspondants (production et accès aux données). Ensuite, entre l'offre d'équipements, celle de contenus et la demande des usagers, en fin de compte déterminants.

Un triple décalage risque ainsi de se produire entre :

•  l'état de la technologie et celui des équipements disponibles,

•  la production de contenus et les capacités de diffusion,

•  enfin, entre la demande finale de l'usager, essentielle pour l'investissement, et l'offre de contenus et d'équipements.

Ce décalage diffère selon qu'il s'agit d'usagers privés ou professionnels et affecte Internet de façon tout à fait particulière (dans la mesure où la situation n'y est pour le moment pas celle d'une économie de marché, ce qui explique que la demande paraisse anticiper l'offre, d'où les problèmes, déjà évoqués, de congestion du réseau).

1. Les facteurs d'incertitude

a) Les aléas du comportement des usagers

L'investissement, souvent considérable, que nécessite le recours aux nouvelles technologies par les principaux acteurs concernés (opérateurs de réseaux, fournisseurs de contenus...) est déterminé par l'anticipation qu'ils font du comportement des usagers.

Le marché n'existe en fait que pur les grandes entreprises financières ou industrielles. Celles-ci sont quasiment contraintes de s'équiper en matériels performants et d'utiliser les réseaux (à proportion, naturellement, de leurs capacités d'investissement). Il y va de leur compétitivité qui, de plus en plus, dépend de leur accès à l'information et aux connaissances, des facilités de communication avec leurs clients, fournisseurs et sous-traitants et des gains de productivité et de qualité permis par les nouvelles techniques.

Pour les autres entreprises, la viscosité de l'information et la nouveauté conduisent à une apathie ou un attentisme : un récent sondage Louis Harris, publié dans le numéro d'octobre du magazine Enjeux , révèle que 65 % des patrons français considèrent Internet comme un phénomène de mode !

La dynamique du marché du grand public est affectée en revanche, comme l'a souligné le rapport précité, par de nombreuses incertitudes relatives à la demande.

Le consommateur peut être en effet dissuadé par plusieurs facteurs :

•  insuffisance de convivialité et prix encore élevé des ordinateurs personnels multimédia ;

•  obsolescence rapide des équipements en informatique ;

•  insuffisance de l'offre de services télématiques moyens et grands débits alors que l'offre télématique Minitel est importante ;

•  peur du changement et poids des habitudes.

Mais le facteur crucial, c'est surtout qu'il ignore tout de ce qui, dans son cas particulier, pourrait lui faciliter sa vie professionnelle, ou satisfaire ses habitudes ou ses passions.

Il faut par ailleurs noter que le public concerné n'a pas l'habitude de payer des services tels que l'enseignement, la formation professionnelle, la prévention médicale, ou même les soins de santé, l'information civique ou la culture. Il s'agit pourtant des services qui sont les plus importants en volume et en importance nationale que les inforoutes permettaient de développer.

Dans le rapport lui-même, j'ai insisté sur les problèmes que pose le cercle vicieux (ignorance par les usagers des services possibles, ignorance par les fournisseurs de services de la nature de la demande et des circuits financiers qui assurent la solvabilité de cette demande d'intérêt général) et enfin sur l'importance des expérimentations avec leurs effets d'anticipation d'offre d'infrastructure et d'offre de service pour des usagers qu'il convient, au préalable, d'informer, de sensibiliser et de former.

b) La conjoncture économique et budgétaire

Les aléas du comportement des usagers entretiennent les hésitations des investisseurs. L'État, les pouvoirs publics locaux et les industriels opérateurs doivent donc développer une politique de l'offre ?

Dans un article paru en novembre 1993, le magazine américain Business Week observait que le coût du déploiement généralisé d'inforoutes en cinq ans (1994/1998) serait du même ordre, en dollars constants, que celui afférent au programme de construction d'autoroutes inter-États (1959/1963) ou à la vague d'investissements immobiliers des entreprises durant la période 1985/1989.

Gérard Théry, pour sa part, avait préconisé, dans son rapport d'octobre 1994, la mise en place d'une politique dynamique de câblage en fibre optique. Permettant la réalisation d'économies d'échelle et enclenchant une dynamique de création de services interactifs multimédia, ce programme aurait représenté 150 à 200 milliards de francs d'investissements sur 20 ans, soit un coût annuel supérieur certes à celui des investissements réseaux de France-Télécom, mais du même ordre que le budget spatial français pour des effets économiques sans doute supérieurs.

Ce type de politique implique à mon sens que l'effort en matière d'infrastructures soit associé et même succède à un effort comparable pour lancer services et contenus et encore plus pour former, informer et sensibiliser les diverses catégories de public.

Compte tenu de l'interdiction faite à France Télécom par l'Etat d'augmenter ses ressources (augmentation de l'abonnement pourtant l'un des plus faibles d'Europe), France Télécom a limité certains investissements sur son réseau téléphonique pour privilégier son désendettement.

En tout état de cause, l'Europe vit une phase de dogmatisme libéral exacerbé, sous l'influence de certains commissaires européens. Ce libéralisme laissez-faire européen est plus important qu'aux États-Unis, au Canada ou au Japon. Toute politique industrielle est soumise au contrôle sourcilleux, et sans doute néfaste, de ces dogmatiques libéraux. Pourtant, l'entrée dans la société de l'information mérite une action délibérée des pouvoirs publics parallèle à la nécessaire suppression des monopoles : "Quos vult perdere Jupiter dementat" .

Le retard regrettable pris dans la réalisation de réseaux transeuropéens pourtant recommandée par le livre blanc Croissance, compétitivité, emploi dès 1992, puis par le rapport Bangemann en 1994 n'ont pas pour cause unique les problèmes budgétaires des États. Le stade des déclarations d'intention n'a, à ce jour, pas encore été dépassé.

2. L'exemple des services en ligne

a) Les expériences de télévision interactive aux États-Unis ont provoqué une grande perplexité des opérateurs quant à la possibilité de rentabiliser les très lourds investissements nécessaires (100 à 150 milliards de dollars dépensés à la fin de 1996 par Time Warner à Orlando).

Un foyer américain loue en moyenne 2 films ½ par mois (soit un budget mensuel de l'ordre de 90 à 100 $). Certes, la vidéo à la demande peut être complétée par d'autres services (voir encadré ci-après), mais à condition que soient constituées des bases de données coûteuses elles aussi. Or, le supplément de dépenses que les Américains sont prêts à consacrer à l'ensemble des nouveaux services (télévision interactive, téléachat, jeux électroniques...) n'excède pas 50 à 60 francs par mois. Ce n'est pas dans de telles conditions que l'on peut espérer rentabiliser un investissement estimé à près de 10.000 F par foyer desservi dans le cas de l'installation d'un réseau large bande interactif !

Systèmes de vidéo à la demande

1. Principaux investissements

•  infrastructures,

•  serveurs (1,35 million de $ l'unité),

•  logiciels,

•  contenus.

2. Principales applications

•  loisirs, divertissements (films, jeux),

•  information, éducation,

•  transactions financières,

•  produits de nécessité (alimentation, timbres),

•  achats d'impulsion (vêtements, objets de décoration),

•  produits durables et semi-durables (renseignement sur les automobiles, les gros équipements ménagers.

3. Principales sources de revenus

•  abonnements,

•  paiements à l'acte,

•  recettes publicitaires,

•  commissions sur transactions,

•  ventes ou locations aux abonnés de matériels spécifiques (décodeurs, imprimantes).

Source : Omnium Services Partners

b) Pour l'Europe et la France,

il n'existe pas, pour l'instant, de services multimédia rentables financés par les seuls particuliers. En Grande Bretagne, la téléphonie laisse ainsi les cablo-opérateurs espérer, au mieux, un équilibrage de leurs résultats que la seule diffusion de programmes télévisés ne leur permettrait pas d'atteindre. Elle nécessite, en outre, des investissements coûteux et le recours à une technique encore imparfaitement maîtrisée. Enfin, l'ouverture à la concurrence du téléphone devrait entraîner une guerre des prix et une baisse des marges.

En France, la rentabilisation d'un système tel que celui prévu par le projet DORA [17] (desserte en fibre optique jusqu'au pied des immeubles) sera difficile à assurer assurée par les seuls services annoncés. L'expérimentation devrait montrer quels nouveaux usages doivent être mis en place.

Il existe aussi d'autres solutions qui pourraient permettre de tester rapidement les nouveaux services (voir plus loin : ADSL, MMDS, vidéo presque à la demande...).

La plupart des cablo-opérateurs américains espèrent aussi améliorer leur situation par un recentrage de leurs activités sur Internet (les réseaux câblés permettent des débits nettement plus élevés que le réseau téléphonique). C'est aussi l'impression que donnent les premières réactions à l'expérimentation de la Lyonnaise dans le VIIe arrondissement de Paris.

L'incertitude des retours sur investissement due aux aléas de la demande des usagers, peut donc constituer un frein à la généralisation de l'utilisation des nouvelles techniques d'information et de communication. Les évolutions dans ce domaine ont pourtant tendance à s'accélérer.