Deuxième partie :

LES ESSAIS NUCLÉAIRES

Une remarque liminaire s'impose : il n'entrait pas dans le cadre de ma mission de rapporteur d'un Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, de porter un quelconque jugement sur la politique de défense qui a été suivie pendant les quarante dernières années.

Qu'on approuve ou non cette politique, les faits sont là : la France a procédé à plus de 200 explosions expérimentales et ces essais ont conduit inévitablement à la dispersion de substances radioactives dans l'environnement et à la production de déchets qui vont subsister pendant des siècles, quand ce n'est pas pendant des millénaires.

Notre responsabilité est donc, aujourd'hui, de nous assurer que les conséquences de ces essais nucléaires seront les plus faibles possibles sur l'environnement et sur la santé humaine, et que les déchets seront gérés au mieux pour préserver les conditions de vie des générations futures.

Nous sommes les héritiers d'une situation que nous n'aurions peut-être pas souhaitée mais, bon gré mal gré, nous devons désormais en supporter les conséquences et réparer, dans la limite du possible, les erreurs qui ont pu être commises dans les premiers temps de l'utilisation de l'atome, que ces utilisations aient été civiles ou militaires.

Chapitre I

POURQUOI A-T-ON PROCÉDÉ À DES ESSAIS
D'ARMES NUCLÉAIRES ?

Depuis janvier 1994, dans le cadre de la Conférence du désarmement des Nations-Unies, des négociations ont été conduites en vue de la conclusion du Traité d'Interdiction Complète des Essais Nucléaires.

Malgré la complexité des négociations, on peut aujourd'hui raisonnablement espérer qu'on n'assistera plus, dans aucune partie du monde, à une reprise des explosions même pour des essais d'armes de très faible énergie.

La France, qui a signé, en 1996, le Traité d'Interdiction Complète des Essais Nucléaires, a commencé immédiatement à démanteler le Centre d'Expérimentations du Pacifique, opération qui sera très prochainement achevée.

Cela ne veut malheureusement pas dire que la France comme les autres puissances va renoncer à son armement nucléaire, cela signifie simplement que l'on dispose désormais de techniques de simulation qui permettent de faire l'économie des essais en puissance réelle.

La mise en oeuvre du programme de simulation devrait en effet permettre d'obtenir, en laboratoire, des informations qui ne pouvaient être obtenues jusqu'ici que par l'expérimentation directe.

Si la simulation est aujourd'hui possible, c'est en grande partie grâce aux progrès enregistrés dans la capacité des ordinateurs, mais c'est surtout grâce à la mise au point du laser mégajoule qui permet l'inflammation et la combustion de matières thermonucléaires à une micro-échelle.

Ce programme de simulation, qui devrait débuter en 2006 à puissance réduite puis en 2010 à pleine puissance, est très ambitieux et dès lors très coûteux puisqu'il pourrait, selon les estimations actuelles, s'élever à près de 16 milliards de francs.

Si on a procédé jusqu'à maintenant à des essais en vraie grandeur, c'est que les phénomènes extraordinairement complexes qui régissent le fonctionnement des armes nucléaires ne pouvaient être étudiés qu'au cours d'expériences permettant d'obtenir des températures, des pressions et des vitesses comparables à celles qu'on aurait obtenues en faisant exploser une arme réelle.

A partir du moment où la France avait décidé de se doter d'armes nucléaires, les essais étaient nécessaires.

Comme le notait M. Lucien Michaud, un des responsables de la Direction des Applications Militaires (DAM) du CEA 35( * ) : "Un engin nucléaire est un objet trop complexe pour être simplement conçu par le calcul sans aucune mise au point expérimentale. Sans confirmation possible par l'expérience, aucune innovation scientifique ou technologique n'aurait pu être introduite dans les armes dont nous disposons, aucune arme nouvelle n'aurait pu être créée."

Il faut d'ailleurs remarquer que tous les pays qui se sont dotés de l'arme atomique ont procédé à de multiples essais :

- 1 057 aux Etats-Unis,

- 715 en URSS,

- 45 en Grande-Bretagne,

- 46 en Chine.

Avec les 210 essais français, on arrive ainsi à un total de plus de 2 000 explosions expérimentales dans le monde.

Comme dans tous les autres secteurs de la recherche, les résultats des expériences ont servi à concevoir des engins plus puissants, plus précis ou répondant mieux aux attentes des utilisateurs et, dans ce cas particulier, aux demandes spécifiques des militaires.

L'énergie dégagée par une explosion n'est, de fait, pas le seul paramètre intéressant. Les moyens de mesure de plus en plus sophistiqués qui ont été utilisés permettaient en effet d'obtenir de nombreuses autres indications telles que la température, la pression, les flux de déplacement des éléments ou encore les réactions de ces différents éléments entre eux. Tous ces paramètres scrupuleusement enregistrés devaient permettre, une fois comparés aux prévisions théoriques, soit de valider soit de modifier les processus de fabrication des armes.

Engagées dans une course sans fin pour augmenter la puissance de leurs armes, les grandes puissances ne pouvaient pas renoncer aux essais. A partir du moment où on acceptait de rentrer dans une logique de compétition entre états et entre blocs, il fallait obligatoirement faire progresser la puissance et l'efficacité de ses armes pour ne pas prendre de retard sur les autres.

Ainsi la France, en une trentaine d'années, est passée de la simple bombe A aux bombes à fission renforcée pour en arriver comme les autres aux bombes H utilisant les réactions thermonucléaires. Dans le même temps, notre pays a dû également s'adapter à l'évolution des différents vecteurs : bombardiers, fusées à moyenne puis à longue portée, sous-marins lance-missiles, chars Pluton, ..., et pour chacun des types d'armes adaptées aux différents vecteurs, des essais spécifiques ont dû être organisés.

Malgré les précautions prises, il est indéniable que tous ces essais ont entraîné des retombées radioactives et ont généré des déchets. La seule manière d'éviter les conséquences écologiques et sanitaires de ces essais aurait été de renoncer aux armes nucléaires. Il aurait fallu pour cela initier une autre politique de défense, mais ceci relève d'un autre débat qui n'a pas sa place dans le présent rapport.

Comme l'ensemble de ces recherches a été et reste encore aujourd'hui couvert par le "secret défense", on ne peut qu'espérer que tous les essais ont été réellement utiles sans toutefois pouvoir en apporter la preuve.

La polémique sur la reprise des essais nucléaires français en 1995 a bien montré qu'il est quasi impossible d'avoir sur ce sujet une position scientifiquement établie si on ne fait pas partie du cénacle restreint des spécialistes de la Direction des Applications Militaires du CEA (DAM).

Le contrôle démocratique de ces activités est assez illusoire, on est en effet obligé soit de faire confiance aux seuls experts agréés, soit de remettre en cause en bloc tout le système.

Malgré une indéniable bonne volonté des militaires de la DIRCEN et des experts de la DAM, nous avons dû, nous aussi, nous contenter des rares sources d'information publiées et en particulier des trois tomes réalisés sous le timbre conjoint de la DIRCEN et du CEA/DAM, intitulés "Les atolls de Mururoa et de Fangataufa", le premier tome de cet ouvrage collectif traitant de la géologie, de la pétrologie et de l'hydrogéologie de ces atolls, le deuxième tome plus spécifiquement des expérimentations nucléaires et le troisième du milieu vivant et de son évolution.

Le quatrième et dernier tome qui devait être publié en 1997 aurait dû traiter "du bilan de la radioactivité sur les sites et en Polynésie française, du suivi médical des personnels ayant travaillé ou séjourné sur les sites" ; il aurait par conséquent constitué une source de renseignements très utile pour notre enquête. Sa parution ne semble toutefois plus être à l'ordre du jour et certains estiment même que l'ouvrage devrait s'en tenir aux trois tomes déjà parus.

On ne peut que le regretter. La qualité scientifique des trois premiers tomes et, il faut le reconnaître, un certain souci de la vérité qui avait présidé à leur rédaction, laissaient espérer que nous pourrions disposer d'informations officielles sur les points qui restent les plus sensibles dans l'opinion publique. Il serait vraiment dommage, surtout après l'arrêt définitif des essais, que les pouvoirs publics n'acceptent pas de faire un bilan sérieux de leurs conséquences sur l'environnement et éventuellement sur la santé humaine.

Il faut toutefois reconnaître que la France a demandé qu'une mission d'experts de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) enquête à Mururoa et à Fangataufa. Cette mission présidée par une personnalité américaine incontestée, Mme Gail de Planque, ancien membre de la NRC, remettra en principe ses conclusions au début de l'année 1998.

Au cas où le rapport de l'AIEA révélerait des faits graves ou en totale contradiction avec les positions officielles, je prends dès aujourd'hui l'engagement de proposer à l'Office de rouvrir ce dossier et d'organiser un débat public et ouvert à la presse comme ceux qui ont déjà eu lieu sur des sujets sensibles tels que les nouvelles normes de radioprotection ou le fonctionnement de Superphénix.

J'ai, pour éviter toute confusion des genres, volontairement renoncé à rencontrer les experts de l'AIEA. Ceux-ci doivent en effet pouvoir travailler en toute indépendance, mais nous nous réservons la possibilité, le cas échéant, de leur demander de venir éclairer la représentation nationale française une fois leur rapport publié.

De 1960 à 1996, la France aura procédé à plus de 200 essais nucléaires sur trois sites différents et avec des techniques variées puisque toutes les solutions connues ont été successivement utilisées : tirs à partir d'une tour, en galerie, sur des barges flottantes, sous ballons captifs et enfin tirs souterrains au fond de puits de grande profondeur.

Officiellement, ces évolutions dans les techniques de tir ont été justifiées par le souci de réduire au maximum les conséquences des essais sur l'environnement et sur la santé humaine. En réalité, on s'aperçoit qu'il a fallu aussi très largement tenir compte des circonstances politiques et en particulier de la pression des Etats voisins des polygones de tir, pression qui n'a jamais cessé pour atteindre son paroxysme lors de la reprise des essais en 1995.

Dès le départ, les essais nucléaires français ont eu des répercussions, souvent difficiles à gérer, sur l'environnement diplomatique de la France qui a dû, à de nombreuses reprises, s'opposer à des pays amis et en particulier à des puissances qui avaient elles-mêmes procédé à des essais ou qui avaient accepté d'en accueillir sur leur sol.

En revanche, la contestation intérieure est toujours restée très limitée et n'a, en tout cas, jamais atteint la grande masse de la population. Le problème des conséquences des essais nucléaires est resté quasiment ignoré du grand public qui n'y a attaché qu'une importance toute relative, peut-être parce que les champs de tirs utilisés se trouvaient très éloignés de la Métropole. La seule véritable contestation a en effet été le fait d'une partie de la population de la Polynésie française qui aurait pu se trouver directement concernée par les retombées éventuelles de ces expériences.