C. DES EFFETS PERVERS POUR L'ÉCONOMIE

Lors de la discussion du projet de loi, M. Louis Souvet avait souligné, en tant que rapporteur de votre commission, que la nature des activités émergentes qui devaient être mises en place et subventionnées était ambiguë : " s'agit-il d'activités relevant de la sphère privée, du secteur marchand des services ou s'agit-il d'activités relevant de la sphère publique voire d'un secteur mixte qui, bien que privé, ne peut survivre qu'avec des aides publiques ? ".

Poser cette question, c'était montrer à juste titre les distorsions que pouvaient entraîner les emplois-jeunes sur le marché du travail et sur l'économie marchande.

Votre rapporteur pour sa part se demandait " s'il n'aurait pas mieux valu aller chercher les nouveaux métiers ou les métiers à rénover, non encore solvables, mais pouvant le devenir, auprès des entreprises ".

Il apparaît aujourd'hui que les craintes de distorsion de concurrence due aux emplois-jeunes n'étaient pas infondées. D'autant que le retournement de conjoncture, produisant tous ses effets à compter de 1998, a entraîné une augmentation des embauches des entreprises. Le dispositif des emplois-jeunes a entraîné parfois un détournement des flux d'entrées sur le marché du travail et une concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises du secteur privé.

1. Le risque confirmé d'un détournement des flux d'entrée sur le marché du travail

Les entreprises et, en particulier, les entreprises industrielles rencontrent aujourd'hui de plus en plus de difficultés à satisfaire leurs besoins de recrutement. Au-delà de la reprise économique, se pose la question de la structure démographique de la population active qui va conduire à un remplacement massif des salariés issus du " baby boom " qui vont prendre leur retraite.

Dans ce contexte, la création des emplois-jeunes a eu quelques effets déstabilisants.

a) La force d'attraction des emplois-jeunes

L'emploi-jeune a créé une forme de " sécurité trompeuse " qui a dissuadé un certain nombre de jeunes de postuler à un emploi dans le secteur privé, soit au moment de la création de l'emploi-jeune lui-même, soit en cours d'exécution de celui-ci. La création des emplois-jeunes a entraîné certainement un effet d'éviction à l'encontre de l'emploi privé .

Il est d'ailleurs très intéressant de constater qu'une proportion non négligeable des emplois-jeunes ont été recrutés parmi des salariés ne bénéficiant pas de contrats aidés :

19,1 % des emplois-jeunes embauchés étaient auparavant salariés, soit 41.400 environ.

Sur ce total, 61 %, soit 25.000 environ, bénéficiaient d'un contrat aidé (contrat emploi solidarité, contrat emploi consolidé, contrat emploi ville et contrat en alternance) et 39 %, soit 16.000, étaient salariés dans le cadre d'un contrat de droit commun.

De fait, l'emploi-jeune nécessairement rattaché au secteur public ou para-public et assorti d'une hypothétique promesse de " pérennisation " a pu être considéré à tort comme un " emploi public ".

Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) fait observer d'ailleurs que, s'agissant des emplois-jeunes de l'Education nationale, certains ont préféré quitter des emplois du secteur privé à caractère précaire et insuffisamment rémunérés pour accéder à un emploi-jeune qui devait apporter plus de sécurité.

Or, cette sécurité est illusoire pour trois raisons.

L'emploi-jeune demeure, dans la majorité des cas, un CDD d'une durée limitée à cinq ans 7 ( * ) .

Même s'il est apparemment plus intéressant qu'un CDD de 6 mois, le poste d'emploi-jeune connaît inéluctablement un terme à un moment où son titulaire entrera en concurrence sur le marché du travail avec des générations directement issues du système scolaire.

Par ailleurs, l'image de l'emploi-jeune à l'issue d'un contrat risque d'être diversement interprétée selon les entreprises . Certes, le ministère souligne qu'il est demandé aux emplois-jeunes de faire figurer sur leur curriculum vitae la nature des fonctions qu'ils ont occupées et non pas le " statut " d'emploi-jeune.

Le MEDEF a souligné toutefois que certains employeurs avaient une image négative des emplois-jeunes parce que les activités confiées ne semblaient pas de réels emplois, que la professionnalisation des emplois-jeunes était insuffisante et que leur sens du travail en équipe était parfois contesté. A contrario , le groupe ACCOR rappelle que les responsables des recrutements dans les différente unités apprécient qu'un titulaire d'un emploi-jeune cherche à quitter son poste par anticipation.

Enfin, il est important de rappeler que la pérennisation des emplois-jeunes ne signifie pas que tous les jeunes titulaires d'un poste puissent bénéficier d'une reconduction de leur contrat : en particulier à l'Education nationale, il a été précisé dès 1997 que les aides éducateurs n'avaient pas vocation à rester dans l'Education nationale.

Pour prendre l'exemple des emplois-jeunes dans l'Education nationale, l'effet attractif des emplois-jeunes au détriment des embauches dans le secteur privé ne semble pas avoir joué un effet sur les jeunes ayant suivi des études longues débouchant sur un doctorat. Ainsi, par exemple, le recrutement de jeunes docteurs, agents de développement des nouvelles technologies dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) en application de la circulaire du 23 juin 1998 a-t-il été faible (79 recrutements sur 400 postes ouverts) car il semble que les jeunes concernés aient intégré directement des entreprises du fait de l'amélioration du marché de l'emploi.

En revanche, le démarrage très lent des accords passés par l'Education nationale avec les fédérations professionnelles du secteur privé au niveau national ou au niveau local traduit bien les réticences des titulaires d'emplois-jeunes à intégrer le monde de l'entreprise .

Le représentant du groupe ACCOR a souligné le paradoxe de la présence d'emplois-jeunes titulaires d'un BTS hôtelier ou d'un BTS " action commerciale " lors des réunions d'information organisées par le groupe. A l'évidence, ces jeunes auraient eu vocation à trouver des emplois sur un secteur où la demande est forte ; le poste d'emploi-jeune risque fort d'avoir été perçu comme un élément de confort permettant de différer l'entrée dans un monde professionnel où les contraintes et les horaires sont relativement astreignants.

D'une manière générale, le CEREQ met en évidence que les dispositifs d'accords-cadres avec les groupes industriels et de service n'ont pas eu le succès escompté : le taux de sortie des emplois-jeunes dans l'Education nationale est faible : les jeunes eux-mêmes déclarent ne pas vouloir lâcher " la proie pour l'ombre ".

En somme, le contrat de cinq ans apparaîtrait plus sécurisant qu'un CDI assorti d'une période d'essai dont le résultat est perçu comme aléatoire. Beaucoup de jeunes considéreraient qu'ils ne seraient pas adaptés qualitativement aux emplois proposés, ceci bien que les critères de sélection du groupe ACCOR, par exemple, semblent conçus de manière souple.

De fait, le dispositif des emplois-jeunes dans l'Education nationale opère un phénomène de " captation " d'étudiants jeunes aptes à manier une ou plusieurs langues étrangères et souvent doués pour les activités de service.

Il convient de rappeler enfin que la situation du marché du travail s'est sensiblement modifiée depuis l'instauration du dispositif . Durant la période 1993-1997, 40 % des jeunes occupaient un emploi en mars de l'année suivant leur sortie de formation initiale, c'est-à-dire dans les neuf mois de celle-ci. Cette proportion est passée à 60 % en mars 2000 8 ( * ) . On assiste donc bien à une détente sur le marché de l'emploi pour les jeunes qui modifie sensiblement le paysage économique dans lequel s'inscrivait la loi d'octobre 1997.

Simultanément il est observé que le taux d'emploi augmente régulièrement pour les diplômés du supérieur mais que, pour les " sortants sans qualification ", le taux de chômage est resté stable de 1997 à 2000, soit environ 57 %. Cela pose le problème à terme de savoir si le dispositif emploi-jeune ne devrait pas être plus " ciblé " vers les jeunes les plus en difficulté.

b) La dérégulation des recrutements de fonctionnaires

Concernant les employeurs publics et en particulier l'Etat, la création des emplois-jeunes a certainement pour effet de modifier les flux de recrutement de nouveaux fonctionnaires par concours au cours des prochaines années .

La situation des adjoints de sécurité recrutés par le ministère de l'Intérieur est révélatrice à cet égard.

En l'espèce, les adjoints de sécurité devraient intégrer la Police nationale à travers un concours spécifique prévu initialement pour les auxiliaires. Il est envisagé que les adjoints de sécurité puissent accéder, après trois ans d'expérience, à 40 % des postes de gardiens de la paix ouverts aux concours. En réalité, le dispositif des emplois-jeunes n'a fait que décaler dans le temps des flux de recrutement annuel dans la fonction publique.

Le mécanisme permet assurément d'intégrer dans la Police nationale des agents dotés d'une formation appropriée et d'une expérience de terrain utile. Il reste que les candidats aux concours de gardien de la paix, à partir des filières d'enseignement général classique, devraient connaître une réduction relative des postes ouverts aux concours.

Les emplois-jeunes décalent les flux d'embauche publique dans le temps : si ce rôle régulateur de la puissance publique est compréhensible dans une période de diminution de l'offre d'emploi pour les jeunes, on peut se demander s'il est plus opportun de recourir aux emplois publics ou parapublics ou de prévoir des incitations ad hoc dans le secteur marchand pour avoir un effet contracyclique sur les flux d'embauche.

La question se pose d'autant plus que les pressions vont augmenter en faveur de la mise en place de concours spécifique d'accès à la fonction publique , pour les titulaires d'emplois-jeunes.

Devant la difficulté d'un financement direct des activités assumées par les emplois-jeunes des collectivités territoriales, l'Association des maires de France (AMF) s'interroge sur la possibilité de créer des concours réservés aux emplois-jeunes pour entrer dans la fonction publique territoriale à l'image de ce qui se fait dans la Police nationale.

S'agissant de l'Education nationale, le Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) souhaite la transformation des postes existants d'emplois-jeunes en emplois statutaires soit sur des emplois déjà existants (maître d'internat et surveillant d'externat) soit sur des emplois totalement nouveaux. Le Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et professeurs d'enseignement général des collèges (SNUIPP) se prononce en faveur de la possibilité élargie pour les aides éducateurs de se présenter aux concours d'enseignants ainsi que pour la validation des années passées en tant qu'aide éducateur pour ceux qui intégreront la fonction publique.

Le dispositif d'emplois-jeunes exerce un " effet d'éviction " qui ne peut être négligé au moment où des pénuries de main-d'oeuvre sont constatées, notamment dans les domaines de l'informatique et des services d'hôtellerie et de restauration. Il reste vrai néanmoins que ces phénomènes ne pouvaient être pris en compte au moment où la loi avait été votée.

* 7 Seules les associations peuvent recruter en contrats à durée indéterminée (CDI), solution qu'elles retiennent dans près d'un cas sur deux. Mais, au total, seuls environ 10 % des emplois-jeunes ont été recrutés en CDI.

* 8 INSEE première n° 741 octobre 2000.

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