2. Humeurs et bonheurs des pensionnaires

On ne peut manquer d'être frappé par le contraste entre les témoignages globalement très favorables à l'institution qui émanent des réponses aux questions de votre rapporteur spécial, et les récriminations qui semblent caractériser les interventions des représentants des pensionnaires au sein du conseil d'administration comme les souvenirs littéraires inspirés par la Villa.

Tout se passe comme si le séjour à la Villa était - et l'on voudra pardonner cette comparaison - à l'image du service militaire, ce genre d'institution dont on se plaint beaucoup sur le moment, mais qui ne laisse, avec le temps, que de bons souvenirs !

Ce contraste est encore accru lorsque l'on considère les souvenirs littéraires des romanciers ayant séjourné à la Villa qui, -s'agit-il d'une loi du genre ?- jettent un regard impitoyable sur une institution qui apparaît non comme une espèce de paradis hors du temps, mais au contraire comme un univers quasi-carcéral, propice à toutes les frustrations et toutes les tensions.

Pourtant, la plupart des réponses reçues par votre rapporteur spécial, montrent que pour beaucoup de pensionnaires, en tout cas pour ceux qui ont répondu, le séjour à la Villa constitue une expérience unique, un moment de bonheur, dont ils sont sincèrement reconnaissants à la République.

On trouve néanmoins quelques rares nuances émanant de personnalités pour lesquelles le séjour à la Villa n'a constitué qu'une parenthèse plus ou moins longue dans une carrière déterminée par ailleurs.

La plupart des réponses comporte des formules souvent voisines qui montrent qu'un certain nombre d'anciens pensionnaires sont conscients de ce qui leur a été offert. Les uns parlent « d'expérience fantastique », « de chance extraordinaire », « d'institution merveilleuse », « de contexte exceptionnel » ; les autres soulignent également ce que cette parenthèse leur a apporté en leur donnant la liberté de créer à l'abri des soucis matériels :

- M. Bernard Comment parle d'une « possibilité de faire le point, de reprendre [son] souffle » : « j'ai pu accumuler un abondant matériau pour mes livres futurs et faire des rencontres interdisciplinaires. Et puis le luxe de l'inutilité, la possibilité de ne pas être soumis à un résultat, ni à production ou travail alimentaire pendant un an » ;

- M. Didier Laroque a indiqué que son séjour avait été l'occasion d'un changement d'orientation : « J'étais architecte, je suis devenu historien d'art. Le séjour romain est satisfaisant en ce qu'il permet un retrait pensif et donne à chaque pensionnaire de l'académie - la possibilité - d'estimer, dans le calme et en un lieu essentiel de l'esprit, quel est le meilleur de son intérêt ».

- M. Philippe Hurel insiste sur l'enrichissement qui résulte de l'interdisciplinarité : « Pas une journée ne s'est déroulée sans que des échanges artistiques aient lieu entre pensionnaires. Ces échanges existent encore aujourd'hui et ont fait « boule de neige ». J'ai eu la chance de rencontrer des artistes de haut niveau pendant mon séjour, artistes que je fréquente encore aujourd'hui et qui m'ont « déniaisé » dans beaucoup de domaines » ;

- M. Pascal Bonafoux parle des rencontres « fertiles » que lui a permis son séjour à la Villa : celle-ci « a donc été un moyen privilégié entre tous d'entrer en contact avec des personnalités dont les apports ont tous été décisifs ». Les recherches qu'il a pu y conduire ont déterminé et conduit 20 ans de [sa vie] : « c'est dire que, sans la Villa Médicis, ma vie aurait pris un tout autre sens, je lui dois d'avoir pu vivre d'une passion. Rare privilège » ;

- M. Philippe Hurteau souligne lui aussi les conditions de travail sans précédent qui lui ont été ainsi offertes : « tranquillité d'esprit (la bourse), un atelier spacieux et clair, du temps (deux années), la bibliothèque, le silence. J'ai avancé deux fois plus vite que je n'aurais pu le faire sans cette parenthèse. Un des charmes de la Villa, outre qu'elle est une des plus belles demeures du monde, c'est le mélange des disciplines : on y rencontre des créateurs de toute discipline, des historiens... La Villa reste un lieu attractif où passent beaucoup de personnalités du monde de l'art. C'est l'occasion de les rencontrer, d'ouvrir son atelier. La bourse, la disponibilité permettent des voyages en Italie et dans le monde... On parle beaucoup de l'enfermement des pensionnaires dans leur bastion : j'ai vécu au contraire ce séjour comme un moment important d'ouverture, d'évolution, de rencontres » ;

- Mme Sylvie Deswarte-Rosa parle d'année « fondamentale dans [sa] vie de chercheur [lui] permettant un énorme bond en avant » : « libérée de tout souci matériel, j'ai pu pendant ce laps de temps travailler de façon intensive, loin de toute dispersion. Je dois dire que je vis encore aujourd'hui sur cet acquis et que je n'ai toujours pas épuisé les trésors accumulés. Grâce à ce séjour de longue durée, je me sens depuis lors chez moi à Rome lorsque j'y retourne, je sais où et comment chercher. D'un point de vue humain, j'ai surtout aimé côtoyé peintres, sculpteurs, écrivains et compositeurs. Des amitiés se sont tissées pour la vie ».

Certes, cette vision des séjours à la Villa Médicis est parfois assortie, sinon de réserves, du moins de nuances liées notamment à la nécessité de trouver un nouvel équilibre.

C'est ainsi que M. Jean-Paul Réti-Desprez reconnaît que « l'expérience a prouvé qu'il faut un temps d'adaptation, se sentir « chez soi », apprendre la langue, prendre ses repères et ne pas se perdre dans cette ivresse que procure cette totale liberté ».

D'autres, comme M. François Delbecque, considèrent que si « humainement l'aventure a été très intéressante », il faut néanmoins indiquer « les limites de l'expérience : il ne faut pas compter sur des échanges professionnels entre disciplines... Par contre les échanges humains ont été riches, avec toute la variété de rencontres et de sentiments qui peuvent découler de la mise en promiscuité sur une longue période de 23 artistes caractériels avec leurs compagnes, compagnons, enfants, chiens, chat , etc... ».

M. Marc Le Mené oppose, lui aussi, cette grande qualité de la Villa qu'est le mélange des genres aux difficultés quotidiennes qu'elle suscite. Il a reconnu que le « cadre prestigieux » comme le « salaire » peuvent être « déstabilisants » au début.

Enfin, M. Guy Marlois souligne l'enrichissement que lui a apporté la culture italienne et le fait « d'avoir vécu deux années exceptionnelles dont on ne prend conscience qu'avec le recul des années quand se sont estompées les petites difficultés de la vie en lieu clos ».

Votre rapporteur spécial a pu constater que les observations critiques étaient finalement peu fréquentes. Elles se partagent entre l'expression d'une nostalgie d'une forme d'âge d'or des prix de Rome proprement dits, c'est-à-dire avant la réforme de 1971, et la manifestation d'une volonté de réforme d'un système actuel qui apparaît aux yeux de certains comme trop peu contraignant.

Dans la première catégorie on peut d'abord mentionner les propos de M. Stéphane Millet qui s'est fait également le porte-parole des anciens pensionnaires réunis dans l'association des Grands Prix de Rome d'architecture et des Grands Prix de Rome de l'Académie. Ce que souhaite l'association, c'est de :

« - préserver un lieu privilégié de réflexion et d'étude pour des créateurs des différentes disciplines dans une ville qui demeure un symbole de notre tradition culturelle et où tous les protagonistes occidentaux sont représentés de manière similaire ;

« - affirmer le caractère sélectif du recrutement des résidents en restituant, pour ce qui concerne notre discipline, le lien entre le concours et le séjour à la Villa Médicis. La sélection sur dossier nous semble manquer de crédibilité ;

« - insister sur la dynamique de rayonnement de l'Académie de France à Rome en marquant l'engagement des résidents pour des projets de recherche et d'innovation faisant l'objet de formalisation et de présentation à Rome comme à Paris ».

M. Stéphane Millet précise que « cette ambition requiert un engagement qualitatif fort », retrouvant ainsi la préoccupation manifestée par de nombreux pensionnaires de faire déboucher les séjours sur des projets tournés vers le public.

C'est ainsi que M. Marc Le Mené déjà cité a indiqué qu'il était de la responsabilité de l'artiste de prendre l'initiative d'exposer en parlant d'obligation morale, d'envie de montrer un travail accompli dans un moment où, avec quelques amis, il avait l'envie de partager quelque chose.

M. François Delbecque regrette « qu'il n'y ait pas eu dans les textes une obligation faite à chaque pensionnaire de laisser à la Villa une oeuvre réalisée dans ses murs, si modeste fut-elle, de façon à créer un fonds, une petite collection, une trace des artistes », indiquant qu'il avait laissé à la Villa une série de portraits photographiques de presque tous les pensionnaires des années 1983 à 1984, ainsi que le rapport de son voyage d'études à l'île de la Réunion.

Enfin, M. Jean-Paul Réti-Desprez a insisté sur le fait que le « privilège, la confiance dont [il a] bénéficié comporte un devoir, celui de rendre compte. Ceux qui y travaillent doivent en montrer le résultat au plus grand nombre. Ce que j'appellerai un retour sur l'investissement fait par l'Etat au nom de tous. C'est là où le bât blesse. Hormis l'exposition de fin de séjour à la Villa même, rien n'est fait pour montrer au grand public ce pour quoi il a payé, comme si l'on n'était pas sûr d'avoir bien choisi. »

Cette idée de l'exposition, que l'on voit apparaître de façon récurrente chez les pensionnaires se retrouve aussi notamment chez Isabelle Melchior associée à celle de commandes publiques : « mais une amélioration me semblerait souhaitable et cohérente, écrit-elle. Au moyen d'une exposition ouverte au public, la présentation à Paris des oeuvres faites à Rome. Cette exposition serait ainsi offerte au jugement de tous, et aussi au jugement d'une commission composée de personnalités impartiales et éclairées qui aurait pour mission d'acheter pour nos musées nationaux les oeuvres qu'elle jugerait être de qualité. »

Cette attitude nostalgique se trouve reprise dans les propos qu'a adressés à votre rapporteur spécial M. Jean Brasilier, qui remet directement en cause la réforme de 1971, évoquant les controverses suscitées par la qualité des pensionnaires : « cette question s'est posée à diverses époques ; par campagne de presse, notamment en 1881, à ce moment-là des journalistes contestaient en première page du Figaro les talents des Grands Prix de Rome. On a pu voir ce qui s'en est suivi, et nous avons bénéficié de la floraison d'oeuvres géniales dans tous les domaines de la création française. Si Paris a été la capitale la plus favorable aux éclosions d'art, c'est bien dû à l'effort des artistes de génie qui ont puisé dans la culture latine de nouveaux accents. Cet essor a été arrêté il y a quarante ans, par une Direction de fonctionnaires qui ont séparé l'architecture des autres arts, causant une brisure dont nous commençons à subir les conséquences ».

M. Michel Marot, pensionnaire à la Villa Médicis de janvier 1955 à avril 1958, critique lui aussi implicitement la réforme de 1971 en faisant l'éloge de l'ancien régime : c'était la « période euphorique de croissance et de reconstruction, où les pensionnaires bénéficiaient à leur retour du titre d'architecte des bâtiments civils et palais nationaux. Celui-ci donnait droit à la commande publique ou, éventuellement, à l'enseignement comme professeur chef d'atelier, à condition de prouver ses qualités tout au cours de sa vie... Après 1968, les trois années de séjour furent réduites à deux années, puis à une année puis à six mois, au profit de plus d'artistes non représentés jusqu'alors : photo, écriture, restauration, cinéma, théâtre, mode, design, etc. Ainsi, de cinq nouveaux pensionnaires par an -architecte, peintre, sculpteur, graveur, musicien- on est passé à huit puis dix pensionnaires sans travail assuré au retour. En conséquence, tout pensionnaire craignait une absence prolongée qui couperait son élan en France, si celui-ci était prometteur malgré la crise. Architecte de la Villa de 1980 à 1990 pour la maintenance, je pus me rendre compte de la différence de mentalité des pensionnaires entre les années 1945-1968 et après. La limite d'âge repoussée de 28 à 35 ans (et même plus au milieu des années 80) permettait à des artistes plus célèbres, davantage chargés de famille, d'être séduits, mais être très absents pour éviter les risques de coupures néfastes à la famille et au métier. Ainsi, le séjour trop court devient plus touristique que culturel ».

Deux thèmes reviennent également de façon récurrente dans les réponses des anciens pensionnaires : la nécessité d'intensifier les relations avec les milieux culturels italiens et le maintien de séjours longs.

Ainsi , M. Pierre Pinon, pensionnaire architecte de 1977 à 1979, estime-t-il qu' « il conviendrait de nouer des relations régulières avec l'université « la Sapienza », avec « Roma Tre », avec l'Accademia di San Luca », ainsi qu'avec les autres écoles étrangères. »

Dans le même esprit, M. Marc Le Mené estime que « le fonctionnement de la Villa tient beaucoup à la personnalité de son directeur, il y faut une personne liée au monde des arts et à l'Italie, quelqu'un qui fasse le lien... ».

M. Bruno Ducol souhaite lui aussi que « s'instaure une coopération plus active avec les institutions italiennes (RAI, nouvelle cité de la musique, Accademia Santa Cecilia, opéra...) et internationales mais, précise-t-il, à condition de préserver le temps et les espaces de réflexion, de calme et de silence qui sont la chance unique de cette résidence ».

Le thème de la durée revient également de façon fréquente :

•  M. Christian Marion, architecte urbaniste, met l'accent sur « la nécessité d'un long séjour (d'au moins deux années) [qui] s'impose afin de procéder à une intégration dans le milieu local, que ce soit le milieu français de la Villa ou le milieu artistique romain ; »

•  M. Luc Lambe, pensionnaire en 1990-1991, affirme pour sa part que, « pour que la Villa soit un outil efficace pour la recherche et la création, il faut de la durée, du calme et du silence. Faire défiler les pensionnaires tous les six mois dans ce lieu, c'est le transformer en hôtel de luxe, rien de plus. Pas d'imprégnation du lieu, plus de transmission de la mémoire du lieu, plus le temps de se concentrer et de travailler ! » ;

• Mme Sylvie Deswarte-Rosa, pensionnaire entre 1978 et 1980, proclame « qu'il faut absolument conserver l'institution et ne pas raccourcir la durée de séjour des pensionnaires. La durée de deux ans doit être [selon elle] maintenue, pour les artistes qui ont le temps de créer quelque chose, et peut-être encore plus pour les historiens de l'art. C'est en effet durant la seconde année que, généralement, on met le mieux à profit le séjour à Rome. » ;

•  Mme Antoinette Le Normand-Romain milite également en faveur des séjours longs pour les historiens d'art « car il faut beaucoup de temps pour être capable d'utiliser les innombrables ressources qu'offre Rome ; »

•  enfin, M. Philippe Hurteau estime lui aussi qu'il est important que « les pensionnaires puissent continuer à bénéficier d'un temps assez long pour s'installer vraiment et se mettre au travail : un an, c'est court »...

En dernier lieu, il convient de faire mention de deux contributions qui tranchent par leur tonalité avec les autres témoignages reçus par votre rapporteur spécial.

M. Jean-Paul Goux, après avoir remarqué non sans malice que la question posée évoquait « un bilan de rapport de stage » étant entendu, et votre rapporteur spécial en convient volontiers, qu'il « n'est pas sûr qu'on puisse faire rentrer dans un tel cadre, une expérience vivante étalée sur deux années, et qui met en jeu, des ressorts tout de même assez complexes, mal maîtrisables, irréductibles, aux catégories du crédit/débit ».

Pensionnaire à une période, de 1985 à 1987, où la limite d'âge était supprimée, ce séjour a joué pour lui « un rôle salutaire de réflexion et de recul sur le travail déjà accompli ». « J'ai beaucoup et fort mal travaillé à la Villa, n'ayant pu commencer véritablement le livre que j'y avais entrepris qu'au moment de mon départ. La puissante beauté des lieux, l'emprise qu'elle peut exercer sur vous, n'explique pas à elle-seule une telle inhibition, qui est en elle même passionnante car elle vous impose d'approfondir les ressorts de l'admiration aux fondements de la relation esthétique ; ce lieu clos qu'est la Villa porte assez vite les rapports humains à un degré de tension très particulier, ce qui intéresse nécessairement le romancier dans sa compréhension d'autrui et de lui-même. On arrive à la Villa avec quelques fantasmes stéréotypés sur les « communautés d'artistes » et l'on en vient bientôt à se demander si l'idée de rassembler des artistes en un même lieu n'est pas une pure perversité de l'administration culturelle. J'indique par là qu'un séjour est aussi une épreuve, et non pas seulement l'expérience paradisiaque que l'on se figure naïvement, une épreuve utile puisqu'elle est aussi une expérience intérieure ».

Enfin, M. François Macé de Lépinay, pensionnaire en histoire de l'art dans les années 1973-1975, aujourd'hui inspecteur général des monuments historiques, après avoir évoqué tous les gains qu'il avait pu tirer de son séjour romain, a fait quelques observations sur le fonctionnement de l'institution. Considérant qu'il est essentiel de laisser aux pensionnaires une grande liberté, évidemment propice à l'épanouissement personnel et à la création, il a néanmoins souligné que « cette liberté ne saurait être synonyme de laisser-aller et d'inefficacité ».

« Le séjour à la Villa n'est pas synonyme de grandes vacances, et la liberté dont on y jouit, ne doit pas aboutir à ce qu'[il] considère comme de véritables détournements».

En outre, il souligne lui aussi le décalage entre les historiens d'art qui savent naturellement ce qu'ils ont à faire à Rome, et les artistes qui ne trouvent plus d'inspiration ni dans l'étude de l'antique, ni dans celle des grands modèles italiens, ni même dans la lumière de la ville éternelle.

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