B. PRÉSERVER LA CAPACITÉ EUROPÉENNE D'ACCÈS À L'ESPACE

L'autonomie de l'Europe repose sur la disponibilité conjointe de deux éléments : des lanceurs et un centre de lancement, Ariane et le centre de Guyane .

La préservation de cette autonomie d'accès à l'espace implique la pérennisation de ces deux éléments qui, dans une très large mesure, sont indissociables. Cela n'exclut pas le recours à des capacités non européennes et à des coopérations internationales dont Starsem est un excellent exemple, mais compte tenu de la nature et de l'importance des intérêts en jeu et du faible niveau des capacités existantes autres qu'américaine, russe ou chinoise, il n'existe aucune garantie que l'Europe puisse, dans la durée, répondre à ses besoins et satisfaire à ses ambitions, qu'elles soient civiles ou militaires, si elle ne dispose pas d'un accès autonome à l'espace.

Les questions d'ordre politique que posent les lanceurs d'une part, le centre de lancement d'autre part ne coïncident pas exactement ; il y a lieu de les considérer séparément.

1. Produire des lanceurs bien adaptés aux futurs marchés et développer des installations de lancement

a) Améliorer Ariane 5

Le marché du lancement des satellites est conditionné par trois facteurs : l'évolution de la masse des satellites commerciaux, le coût du kilogramme mis en orbite et le nombre de lancements à effectuer. Le premier paramètre a une influence directe sur l'architecture des lanceurs.

Depuis dix ans, les satellites géostationnaires de télécommunications n'ont cessé de s'alourdir et compte tenu de leurs nouvelles fonctions (téléphonie mobile, multimédia...) ils vont devenir de plus en plus massifs. On estime qu'en 2006, 50 à 60 % des satellites à lancer pèseront plus de 5 tonnes. La capacité actuelle d'emport d'Ariane 5, plafonnée à 6,5 tonnes de charge utile (contre 4,8 tonnes pour Ariane 4) n'est plus suffisante.

L'un des éléments clés de la compétitivité du système Ariane réside dans sa capacité, à ce jour non partagée, à emporter simultanément deux satellites par lancement, ce qui permet de répartir entre les deux clients le coût du lancement. Compte tenu de l'augmentation de masse des satellites de télécommunication, il est impératif d'accroître les capacités d'emport d'Ariane 5 pour conserver cette capacité de lancement double. De plus, la diversité accrue des missions demandées par les clients (commerciaux ou gouvernements européens) impose de développer les capacités et la versatilité des étages supérieurs. Il est en particulier nécessaire aujourd'hui de les doter d'une capacité de réallumage, c'est-à-dire l'aptitude, pour l'étage supérieur, à enchaîner au cours de la mission plusieurs phases propulsées réparties dans le temps permettant d'atteindre plusieurs orbites distinctes. Plusieurs étapes sont déjà prévues par le programme Ariane 5 Plus.

En 2001, Ariane 5 Evolution, grâce à une amélioration du composite inférieur de la fusée, permettra de placer des satellites de 7,3 tonnes en orbite GTO. Puis le lanceur sera doté d'un moteur Vulcain 2 aux performances accrues de 20 %.

L'étage supérieur de la fusée, qui fonctionne actuellement avec des ergols liquides classiques, sera remplacé par un étage cryotechnique (oxygène-hydrogène liquides) plus puissant, l'ESC décliné sous deux variantes.

L'ESC-A, équipé du moteur cryotechnique de l'actuelle Ariane 4 permettra, à l'horizon 2002, de placer 10 tonnes en orbite GTO.

Fin 2005, Ariane 5 sera dotée d'un étage supérieur cryotechnique ESC-B. Cet étage sera équipé du nouveau moteur Vinci développé spécialement et qui portera sa capacité d'emport à 12 tonnes en orbite de transfert géostationnaire avec une capacité de réallumage.

Cette dernière capacité conférera à Ariane 5 ce qu'on appelle la « versatilité » : la possibilité de réallumages multiples, permettant de remplir des missions complexes. Grâce à cette souplesse, Ariane 5 desservira aussi bien l'orbite géostationnaire des gros satellites de télécommunications que les orbites moyennes ou basses, plus souvent requises par les constellations de satellites et certains satellites scientifiques. Elle pourra également injecter directement en orbite géostationnaire et non plus seulement en orbite GTO (orbite de transfert géostationnaire) les futurs satellites à propulsion électrique.

Ces développements sont indispensables, d'une part, pour améliorer l'accès d'Ariane 5 au marché, et, d'autre part, parce qu'un programme de lanceurs ne se pérennise que si, à côté de l'activité des productions, existe une activité de développement. Seule cette continuité de l'effort de développement permet d'éviter la dispersion des équipes qui détiennent l'expertise.

Le programme Ariane 5 Plus représente une enveloppe financière de 1164 M€ -dont 100 M€ viennent d'Arianespace- qui correspond au développement :

- de l'étage supérieur cryotechnique ESC-A,

- de la versatilité de l'étage à propergols stockables,

- du moteur cryotechnique réallumable Vinci,

- de l'étage supérieur cryotechnique ESC-B équipé du nouveau moteur Vinci.

Il convient de souligner que, si les trois premiers éléments de ce programme ont été lancés en 1998 et confirmés à la Conférence ministérielle de l'ESA de 1999, le quatrième élément est en suspens. Il est essentiel qu'il soit approuvé lors du prochain Conseil ministériel prévu en novembre 2001.

b) Diminuer les coûts de production industrielle du lanceur

Il s'agit d'un enjeu vital pour l'avenir de la filière Ariane et l'ensemble des acteurs est conscient de la nécessité d'atteindre dans les trois années à venir un coût de lancement inférieur à 15 000 $ le kilo.

Cet effort implique l'ensemble des partenaires, qu'ils soient gouvernementaux ou industriels. La problématique est résumée dans le tableau ci-après. Un certain nombre de résultats ont été atteints à ce jour, en particulier lors de la négociation du contrat d'achat du 2 ème lot de lanceurs Ariane 5 appelé P2 (-35 % environ par rapport à P1).

Impérieuse nécessité de réduire fortement les coûts de lancement

... et notamment les coûts de production,

pour faire face à la concurrence

lot P1 (lanceurs 503 à 516) négocié en 1995

lot P2 (lanceurs 517 à 536) - 35 % effet de cadence annuelle
effets d'apprentissage
quelques évolutions techniques

le lot P3 (àpartir de 2005) vise « P1 - 50 % », mais il faudra probablement anticiper

Lot P3/ Ariane 5-ECB Division par quatre
du coût au Kg
par rapport à P1/ Ariane 5

Les constructeurs du lanceur européen doivent être prêts à faire de réels efforts pour relever le défi. Cette nécessaire réduction des coûts de production passe aussi bien par des aménagements de l'organisation de la filière de production que par des solutions techniques. Il s'agit d'abord en effet, aujourd'hui, de repenser l'organisation de la filière Ariane, que ce soit celle en place pour mener les développements ou celle liée à la production.

L'enjeu est bien d'accroître l'efficacité d'un système dont l'organisation a principalement été façonnée depuis 1973 par des contraintes d'ordre politique matérialisées dans les fameuses règles de retour géographique qui s'imposent aux programmes développés dans le cadre de l'Agence spatiale européenne. La conséquence en est la multiplication des circuits de décisions et des interfaces, ce qui génére une perte d'efficacité et des coûts additionnels. Il faut donc simplifier les schémas contractuels. A cet égard les mouvements de concentration industrielle auxquels on assiste aujourd'hui en Europe (avec en particulier la création d'EADS) devraient constituer une occasion de rationaliser les processus de fabrication d'Ariane.

Le rapprochement des organisations en place pour les développements et la production est une deuxième voie prometteuse pour s'assurer que les évolutions du lanceur Ariane répondent à la fois au besoin du marché et prennent en considération les impératifs économiques de coût de production du lanceur. La création de la Direction des développements Ariane (équipe mixte CNES-Arianespace) en 1998 constitue une avancée dans cette direction. Il faut sans doute poursuivre dans cette voie.

Par ailleurs, les techniques mêmes de fabrication vont être modifiées. Plusieurs voies sont envisagées :

- l'utilisation de nouvelles technologies, notamment pour simplifier l'architecture du lanceur à tous les niveaux ; citons par exemple le remplacement des protubérances métalliques dotées de protections thermiques, coûteuses en fabrication et au montage, par des capots monoblocs en composite, plus économiques ; le collage des gouttières électriques des boosters ; le remplacement, dans la case à équipements, de la structure d'aluminium par du matériau nid d'abeille pour gagner plus de 150 kg ; le remplacement des joints mécaniques des boosters par des joints soudés.

- l'analyse des coûts et le recours à des sous-traitants pour les réduire. SNECMA, par exemple, maître d'oeuvre de la propulsion, fait largement appel à la sous-traitance (50 % de la fabrication d'un moteur) et a recours à plus de 200 fournisseurs. La simplification des procédures d'achat a permis d'abaisser de 20 à 30 % les coûts en quatre ans ;

- la réduction des cycles de fabrication : ils doivent passer de quarante à trente mois, voire vingt-cinq mois, de l'ébauche des premières tôles à la livraison de l'étage complet. Dans cette optique, EADS Lanceurs a mis en place trois équipes « plateau » associant opérateurs, contrôleurs, préparateurs, équipes de bureaux d'études et de qualité. Le montage peut s'effectuer en trois phases (bâti moteur, jupe avant, étage complet) avec des objectifs de délais et de coûts pour chaque lanceur.

SNECMA met en place des unités de production autonomes et procède à une remise à plat des processus qui devrait déboucher sur une réduction de 30 à 40 % du cycle de fabrication (fabrication par lots de quatre à six unités, assemblage de moteurs en parallèle, etc.).

La demande des Etats membres de l'ESA d'une réduction de 10 % du coût du programme Ariane 5 Plus a conduit SNECMA à envisager, au début de l'année 2000, une alliance avec l'entreprise américaine Pratt & Witney pour développer un nouveau moteur cryogénique, le SPW 2000, pouvant équiper à la fois le lanceur européen et les deux nouveaux lanceurs américains, Delta 4 (Boeing) et Atlas 5 (Lockeed Martin). Cette coopération posait de réels problèmes : le transfert de technologie devait être accepté par le département d'Etat américain. Il fallait ensuite obtenir l'accord des Etats membres de l'ESA et, enfin, un accord entre les industriels européens. De plus, pour éviter une dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, il fallait obtenir que les parties critiques du moteur restent en Europe.

Le Conseil de l'ESA a repoussé cette solution en juin 2000. Compte tenu notamment de l'opposition de l'Allemagne, c'est la voie purement européenne du moteur Vinci qui a été choisie.

Cet épisode illustre les conflits que peut susciter la conciliation des objectifs d'autonomie et de réduction des coûts.

c) Améliorer les conditions de lancement

Comme on l'a déjà relevé, une distorsion considérable du marché des lancements est induite par le fait qu'aux Etats-Unis les frais occasionnés par les tirs sur les bases de lancement sont financés par l'US Air Force alors que, pour les lancements européens, c'est à l'organisme souhaitant mettre son satellite en orbite qu'incombent ces frais. Les clients d'Arianespace sont donc pénalisés par rapport à ceux qui choisissent des lanceurs américains, cette pénalisation s'élevant à 12 millions de dollars par lancement.

Le financement public aux champs de tirs US est de l'ordre de 450 millions de dollars ; il est nettement supérieur au financement total du Centre de Guyane, voisin de 300 millions de dollars dont près de la moitié est supportée par les utilisateurs alors que leur participation au financement des champs de tirs US est, comme le montre le tableau ci-après, à peu près négligeable.

Financement des bases de lancement aux États-Unis

millions de dollars

Source : Arianespace

Il serait donc souhaitable, pour rétablir des conditions de concurrence équitables, de consacrer des fonds publics au financement des bases de lancement.

d) Adapter les installations de lancement

Il est essentiel, pour satisfaire au mieux aux contraintes des utilisateurs, que les cycles de lancement d'Ariane 5 soient courts.

En 2003, la plate-forme ELA-2 d'Ariane 4 sera démantelée tandis que la plate-forme ELA-3 d'Ariane 5 tournera à la cadence de huit tirs par an.

Ariane 5 est un lanceur lourd qui, pour une masse de 750 tonnes au décollage, embarque près de 180 tonnes d'ergols cryogéniques et dispose de deux boosters à ergol solide de 27 mètres de haut pesant chacun 240 tonnes. Sa conception nouvelle a entraîné la mise en oeuvre d'installations spécifiques de lancement.

La campagne de lancement est très différente de celle d'Ariane 4 :

- alors que l'assemblage d'Ariane 4 s'effectue dans un bâtiment unique, celui d'Ariane 5 s'apparente beaucoup plus à un processus industriel : les installations de production des ergols, les bâtiments de stockage des segments de propulseurs et des boosters à ergols solides, le bâtiment d'intégration lanceur (BIL) et le bâtiment d'assemblage final (BAF), d'où sort le lanceur pour être transféré sur son pas de tir via 3 kilomètres de voie ferrée, constituent une ligne de production.

- le chevauchement des phases d'assemblage et d'intégration doit permettre de faire passer la campagne Ariane 5 de 35 jours à 20 jours.

De plus, tant pour satisfaire aux exigences des utilisateurs que pour éviter que des retards de livraison de satellites, comme ce fut le cas en 1999, bloquent pendant plusieurs mois les lancements, il est souhaitable de pouvoir intégrer sur place plusieurs satellites en parallèle. De même, il est essentiel de raccourcir la durée des campagnes de préparation des satellites et de mettre en place les moyens de traiter les très grosses charges utiles telles que l'ATV ( Automated Transfer Vehicle : véhicule européen ayant pour mission le support logistique de la Station Spatiale Internationale).

C'est pourquoi un nouveau bâtiment S5 pour la préparation des charges utiles (réception, intégration, remplissage en ergol des satellites) va bientôt être mis en service.

Doublant la capacité des installations existantes, il permet d'accueillir simultanément des satellites plus volumineux mais aussi, éventuellement, des satellites en constellation dont les lancements s'effectuent en grappes.

L'intégration de quatre satellites en parallèle permet une plus grande flexibilité : le premier satellite prêt est le premier mis en orbite (FIFO, First In First Out ). S'affranchir ainsi des retards de livraison de satellites et réduire les délais d'attente est d'autant plus important qu'Ariane 5, dans une configuration optimale, met en orbite deux charges utiles provenant de clients différents.

e) Définir une gamme de lanceurs européens en consolidant l'alliance avec la Russie.

Le sujet de la gamme de lanceurs européens a été abordé en juin 2000 par le Conseil ministériel de l'ESA, qui a voté à l'unanimité une résolution sur la stratégie européenne des lanceurs.

Celle-ci établit que les Etats membres doivent apporter leur soutien au programme Ariane 5 Plus pour lui permettre de garder sa place sur le marché mondial.

Elle précise ensuite que la gamme de lanceurs européens devra être complétée par des lanceurs petits et moyens fabriqués en Europe. Ces lanceurs seront constitués d'éléments communs (étages, sous-systèmes, technologies, usine de production et infrastructure opérationnelle) et pourront bénéficier des nouvelles techniques de propulsion à ergols solides.

En ce qui concerne le petit lanceur, la situation s'est débloquée au dernier trimestre 2000. L'ESA a pris officiellement la décision de développer un lanceur léger, Vega, comme le souhaitait l'Italie.

Le financement de ce programme est actuellement assuré à 85 %, soit 20 % pour certains Etats membres de l'ESA (Suède, Espagne, Hollande, Suisse, Belgique) et 65 % pour l'Italie qui coopère avec la France. En effet, afin d'optimiser les investissements à réaliser pour le lanceur Vega (2,2 milliards de francs, soit 335 millions d'euros), la France et l'Italie vont travailler sur un programme appelé P 80 (pour 800 millions de francs, soit 123 millions d'euros), dont la technologie (moteur à poudre) serait utilisable pour différentes applications : elle pourrait être utilisée pour améliorer les performances des fusées d'appoint à poudre d'Ariane 5 et en abaisser les coûts de production comme pour constituer le premier étage de Vega.

Le premier tir de Vega est prévu en 2005. Ce lanceur pourra mettre des satellites de 1500 kg en orbite polaire à 700 km. Il pourrait assurer quatre tirs par an et lancer des satellites scientifiques ou des satellites d'observation de la Terre. Il pourrait remplacer à terme les missiles balistiques russes et ukrainiens qui sont actuellement convertis en lanceurs de satellites.

Ce n'est pas encore le cas et l'Europe dispose actuellement, par l'intermédiaire de la société germano-russe Eurockot, formée par Khrounitchev à 49 % et Astrium GmbH à 51 %, du petit lanceur Rockot.

Le vol inaugural de ce petit lanceur commercial a eu lieu en mai 2000 à Plessetsk. C'est un missile intercontinental SS 19 doté d'un étage supérieur réallumable Breeze-KM. Le prix de Rockot varie de 12 à 18 millions de dollars selon les versions. Il peut lancer de très petits satellites de télécommunications en orbite géostationnaire (tels qu'Interspoutnik-M1 et M2 en 2003) ainsi que les petits satellites du CNES de la classe Proteus ou de l'ESA (programme Earth Explorer) en orbite basse.

Rockot fait partie de la gamme des lanceurs européens aux côtés de Soyuz. Eurockot a d'ailleurs conclu en juin 2000 un accord de partenariat avec Starsem, qui commercialisera le lanceur Rockot.

En ce qui concerne le lanceur moyen, le Conseil de l'ESA de juin 2000 a évoqué la possibilité d'en développer un, en utilisant des éléments dérivés d'Ariane 5 (P 230) et du petit lanceur Vega (P 80 et troisième étage), pour le marché des constellations.

On peut s'interroger sur l'intérêt d'un tel développement qui entrerait en concurrence avec la démarche consistant à intégrer Soyuz dans la gamme européenne par l'intermédiaire de la société Starsem ou de toute structure industrielle qui pourrait en dériver.

Soyuz est en effet un lanceur fiable, réactif et peu coûteux. Sa campagne de lancement, du début de l'assemblage de la fusée au tir est de moins de 20 jours, et son prix varie entre 35 millions et 50 millions de dollars en fonction de la mission à réaliser, contre 45 millions de dollars au minimum pour celui d'une Delta 2 américaine. Starsem achève la remise à niveau des lanceurs Soyuz. Aérospatiale a ainsi développé, de 1996 à 1998, le « disperseur » de charges utiles Ikar, qui permet des lancements multiples de satellites. De plus, le nouvel étage supérieur, Frégate, autorise le lancement de charges utiles plus lourdes et volumineuses vers un plus grand nombre d'orbites grâce à la possibilité de réallumages multiples (jusqu'à vingt). Dans un avenir proche, apparaîtra le nouveau lanceur Soyuz/ST, doté d'un étage supérieur Frégate, d'une coiffe plus volumineuse, de 4 mètres de diamètre, inspirée de celle d'Ariane 4 et d'une nouvelle avionique numérique.

L'Europe dispose ainsi d'une gamme complète de lanceurs, avec Ariane 4 (jusqu'en 2003), Ariane 5, Soyuz, et Rockot remplacé à terme par Vega. Cette offre de lanceurs devrait être gérée globalement par Arianespace afin d'éviter toute incohérence de politique commerciale.

A cette gamme de lanceurs européens devrait correspondre un marché gouvernemental européen. En effet, de même que le Congrès américain a institué l'obligation légale de lancer tous les satellites gouvernementaux, c'est-à-dire de défense, de science, d'observation et de météo avec des lanceurs américains, l'Union européenne devrait institutionnaliser la notion de préférence européenne systématique pour les lancements non commerciaux.

Dans ce cadre, chaque lancement gouvernemental européen doit, en fonction des impératifs du moment, préserver l'intérêt de la communauté spatiale européenne et sa capacité de lancement.

Tous les satellites gouvernementaux de télécommunication à lancer en orbite géostationnaire doivent évidemment utiliser Ariane 5 puisqu'elle est parfaitement adaptée à ce type de lancement. On peut citer par exemple le futur satellite militaire français de télécommunication Syracuse III.

Quant aux satellites d'observation, le problème peut se poser en termes d'opportunité politique européenne. Ainsi, le satellite militaire français d'observation Hélios B pourrait sans doute techniquement être lancé par un Soyuz. Encore convient-il d'examiner si nos partenaires européens sont préparés à comprendre que le Gouvernement français fasse appel, pour des satellites de défense, à un lanceur qui est tiré à partir d'un pays étranger.

2. Assurer la pérennité du Centre de lancement de Guyane

Le Centre spatial guyanais est indispensable au succès d'Ariane et plus généralement à l'autonomie européenne d'accès à l'espace. Il est non moins indispensable à l'équilibre socio-économique de la Guyane. L'examen général des actions nécessaires pour assurer cet équilibre excède le cadre de ce rapport, mais ce qui est certain, c'est que l'interruption des activités du Centre spatial guyanais engendrerait une déstabilisation socio-économique majeure de ce département français dont l'économie est étroitement liée au spatial.

De ce fait la pérennité du centre guyanais s'inscrit dans une double préoccupation politique ; politique spatiale : l'autonomie européenne, politique générale : la stabilité du département guyanais.

La dépendance de la Guyane à l'endroit des activités spatiales est mesurée en première approximation par deux chiffres :

- le secteur spatial représente 25 % du PIB du département et 50 % de la production locale ;

- 24 % des emplois : 1600 emplois directs et 12 000 emplois indirects sont générés par l'activité spatiale.

Un lancement d'Ariane injecte 100 MF dans l'économie locale.

On peut penser qu'un tel degré de dépendance à l'endroit du seul secteur spatial est un facteur de fragilité et de déséquilibre qui doit être corrigé. C'est pourquoi le Contrat de Plan Etat-Région (7 milliards de francs dont 30 % financées par l'Union européenne) a pour objectif de créer 25 000 emplois non spatiaux en 7 ans. Le CNES s'implique résolument dans ce programme. Il a créé en 1999 la « Mission Guyane » et a signé en mai 2000 une annexe au Contrat de Plan Etat-Région 2000-2006 allouant une somme supplémentaire de 175 millions de francs aux crédits prévus par le CPER dans le but de créer 1 000 emplois non spatiaux. Plusieurs pistes sont explorées, et notamment la création d'une technopole régionale avec une université, élément essentiel du dispositif, un centre de recherche et de nouvelles entreprises ( 7 ( * ) ).

La Mission Guyane a aussi pour objectif de dégager des synergies rendues possibles par la présence de très nombreux centres de recherche tels que l'Institut Pasteur, l'IRD, le Cirad, l'INRA, l'Ifremer, le BRGM, l'INSERM, etc...

Aussi louables que soient ces efforts, il est raisonnable de ne pas en attendre d'effets quantitatifs immédiats dans un département qui compte 25 % de chômeurs sur une population de 170 000 habitants.

La pérennisation de l'activité spatiale est donc, dans le moyen et le long terme, un enjeu politique capital.

Les atouts du site

Le site guyanais possède des atouts importants qui en ont fait, jusqu'à une époque très récente, le seul site équatorial disponible pour les lancements commerciaux (si l'on excepte le site brésilien d'Alcantara qui ne dispose pas, aujourd'hui, des moyens nécessaires pour accueillir des lanceurs et des satellites lourds).

Les atouts naturels sont nombreux :

- une très large ouverture sur l'océan Atlantique autorise toutes les inclinaisons de l'orbite avec des lancements aussi bien vers l'Est (pour l'orbite géostationnaire) que vers le Nord (pour l'orbite polaire), et avec un minimum de risques pour les biens et les personnes. La faible densité de population a permis, dès le début, de réserver une surface de 850 km², avec 52 km de côtes. Sur les collines avoisinantes, on a pu installer les moyens de poursuite (radars et antennes de télémesure) ;

- la proximité de l'équateur (5,3°N) permet de bénéficier tout à la fois au maximum de l'effet de fronde dû à la rotation de la terre (460 m/s) et de la moindre correction d'angle pour l'orbite géostationnaire. Le gain total par rapport à Cap Kennedy est de l'ordre de 17 % pour cette orbite ;

- cette zone est à l'abri des cyclones et des tremblements de terre. Elle présente une faible activité orageuse ;

- le site, à proximité des îles du Salut, a un climat très supportable malgré sa position équatoriale.

A ces atouts naturels s'ajoute la disponibilité d'installations techniques pour l'accueil des satellites qui sont considérées, par les utilisateurs, comme les meilleures du monde.

Cette qualité de l'accueil s'est conjuguée aux qualités du lanceur Ariane pour bâtir une image extrêmement positive auprès des utilisateurs et faciliter ainsi la tenue du marché.

Au-delà du maintien de cette réputation de qualité et de l'accueil des lanceurs européens, qu'on peut considérer comme allant de soi, la pérennisation de l'activité spatiale de la Guyane pose une question essentielle : faut-il accueillir en Guyane des lanceurs étrangers et rompre ainsi la relation quasi exclusive qui s'est établie, au fil des ans, entre le programme Ariane et le Centre de lancement ?

La réponse à cette question est à rechercher dans la stratégie de coopération internationale que l'Europe peut adopter pour asseoir sa politique d'autonomie de l'accès à l'espace.

3. Une démarche de coopération internationale à l'appui de l'objectif d'autonomie européenne d'accès à l'espace : Soyuz en Guyane

L'autonomie d'accès à l'espace de l'Europe repose sur la disponibilité conjointe et indissociable de deux éléments : des lanceurs et un centre de lancement.

A l'endroit de cet objectif essentiel, une stratégie internationale concerne pour l'essentiel deux partenaires : les Etats-Unis et la Russie.

S'agissant des Etats-Unis, il ne fait aucun doute que la démarche des deux grands acteurs industriels : Boeing et Lockeed-Martin, vise à reprendre une position dominante, voire un monopole, sur le marché des lancements commerciaux et à éliminer Ariane de ce créneau. Il n'est pas douteux non plus que le Gouvernement américain ne verrait pas d'un mauvais oeil cette évolution qui augmenterait la dépendance stratégique de l'Europe.

La stratégie que l'on voit s'amorcer comporte trois éléments :

- le développement de gammes de lanceurs compétitifs (que nous avons déjà décrit) ;

- la création de sites équatoriaux dont le premier est Sea Launch ;

- l'établissement d'une relation avec la Russie, qui vise à devenir exclusive et qui crée une concurrence à Ariane fondée sur les lanceurs Proton et Zénith (Sea Launch).

S'il n'est sans doute pas impossible d'établir entre les firmes européennes et américaines des coopérations ponctuelles (comme a tenté de le faire la SNECMA) à bénéfice mutuel, il est tout à fait clair que les objectifs stratégiques divergents de la politique américaine et de la politique européenne excluent, de la part des Etats-Unis, l'établissement d'une relation de dépendance mutuelle, ce que résume le propos de l'amiral Jeremiah ( 8 ( * ) ) : « En matière spatiale, l'Europe est plus une rivale qu'une partenaire »).

La situation de l'Europe vis-à-vis de la Russie est complètement différente et n'exclut nullement une base d'intérêts mutuels. La coopération amorcée avec la création de la société Starsem, qui commercialise des Soyuz lancés de Baïkonour et qui a procédé à des améliorations importantes du lanceur russe, constitue une expérience extrêmement positive. C'est donc une base sur laquelle on peut bâtir. Mais l'avenir de cette entreprise est menacé par l'échec, au moins provisoire, des programmes de constellations qui constituaient un marché d'une importance critique pour Starsem. L'accord entre les partenaires de Starsem est soumis à renouvellement en juillet 2001. C'est dans ce contexte que Boeing a offert à l'Agence spatiale russe, dans le cadre d'un projet intitulé « Soyuz by Boeing », d'implanter Soyuz sur un pas de tir équatorial (île Christmas), contrôlant ainsi l'utilisation du seul moyen de desserte de l'ISS en dehors de la Navette et créant une concurrence spécifique à Ariane. L'acceptation de cette offre accroîtrait le risque d'encerclement d'Ariane par les initiatives des Etats-Unis et surtout elle instaurerait, avec la fin de Starsem, une coopération exclusive entre Etats-Unis et Russie.

C'est dans ce contexte que doit être examinée la réponse qu'il convient d'apporter à la demande officielle du Gouvernement russe d'installer un pas de tir Soyuz en Guyane.

Des prises de position diverses, et souvent extrêmes, se sont exprimées à l'endroit de cette offre sans que, semble-t-il, les éléments d'une décision aient été, jusqu'à très récemment, examinés de façon approfondie et objective.

Tout indique qu'il ne s'agit pas d'une simple péripétie tactique mais d'une décision stratégique majeure dont les conséquences à court et surtout à long terme doivent être soigneusement pesées.

Il existe naturellement des difficultés de mise en oeuvre d'ordre juridique ou institutionnel d'une telle démarche. Ces difficultés sont certainement solubles et ne peuvent pas occulter les enjeux essentiels qui doivent déterminer la décision politique.

Un premier inventaire des avantages et des inconvénients peut s'établir comme suit :

- du côté des inconvénients est mise en avant, pour l'essentiel, la création d'une concurrence à Ariane 5 pour les satellites de la classe 1,5 t en orbite géostationnaire (soit environ 3 t en orbite de transfert géostationnaire) ; la maîtrise de cette concurrence ne peut résulter que d'une négociation avec le partenaire russe, négociation qui, dans ce cadre, est parfaitement concevable.

- du côté des avantages :

• la pérennisation de la coopération initiée avec Starsem qui pourrait se développer dans l'avenir et s'étendre à d'autres domaines. Le jugement très positif que nos partenaires russes portent sur cette coopération est un élément dont l'importance ne doit pas être sous-estimée ;

• l'élargissement de la base d'activité du centre guyanais avec la potentialité d'effets positifs sur les coûts d'exploitation d'Ariane 5 par le biais de synergies opérationnelles ;

• la possibilité d'offrir aux utilisateurs, pour certaines classes de satellites, une « double source » sur le même site ;

• un élargissement de la gamme dont disposerait l'Europe pour affronter la concurrence.

Par ailleurs, les menaces que constituerait l'installation d'un site équatorial Soyuz contrôlé par Boeing seraient écartées. Il s'agit d'une part d'une concurrence sur les lancements commerciaux en orbite géostationnaire, concurrence dont les termes ne seraient plus négociables, d'autre part d'une concurrence directe avec les vols Ariane 5/ATV vers la station spatiale internationale.

Dans l'hypothèse d'une décision positive, il va de soi que la gestion des lancements Ariane 5 et Soyuz de Guyane devrait être confiée à un opérateur unique qui ne peut être qu'Arianespace. Il est non moins évident que l'adhésion de nos partenaires européens doit être obtenue.

Il ne s'agit pas, ici, de formuler sur ce sujet une conclusion définitive. On relèvera cependant qu'il serait extrêmement dommageable qu'une décision stratégique d'une telle importance soit prise par défaut , soit du fait des lenteurs européennes, soit parce que certains aspects essentiels n'auraient pas fait à temps l'objet d'une étude approfondie et objective. Il serait naïf en effet de sous-estimer la capacité d'un concurrent comme Boeing de manoeuvrer de façon rapide et efficace au mieux de ses intérêts.

Parmi les aspects du problème qu'il semble essentiel d'approfondir très rapidement, on relèvera :

- l'établissement par Arianespace d'un « business plan » fondé sur la présence de Soyuz en Guyane,

- l'exploration, avec les partenaires russes, de leurs intentions quant au transfert de certaines activités de Baïkonour vers Kourou ; il y a là, à l'évidence, un domaine ouvert à négociation.

- l'examen des prolongements que cette coopération pourrait connaître dans d'autres domaines de l'activité spatiale ou dans des domaines voisins de l'activité industrielle comme l'aéronautique. L'avis des industriels concernés sur cette dimension de la question revêt évidemment une importance essentielle.

- l'étude du financement des installations nécessaires en Guyane et de la contribution que les parties concernées  - ESA, industriels, partenaires russes - pourraient apporter à ce financement.

Enfin, la cohésion avec nos partenaires européens doit être préservée ; à cet égard, le mandat que l'ESA a reçu des autorités françaises revêt une importance majeure.

Il ne fait pas doute qu'une démarche d'ouverture du Centre spatial guyanais à un lanceur russe s'inscrit en rupture de l'attitude d'isolement et d'autarcie sur laquelle l'Europe a fondé, avec un succès exceptionnel, sa politique d'accès à l'espace depuis les origines.

Les difficultés psychologiques qui peuvent s'attacher à cette mutation ne sont pas négligeables, mais il ne faudrait pas qu'elles conduisent à commettre une lourde erreur stratégique.

* ( 7 ) cf. Annexe 2 - Mission Guyane du CNES : objectifs de première approche en emplois.

* ( 8 ) Successeur de Donald Rumsfeld, nouveau secrétaire d'Etat à la Défense, à la Commission du Congrès chargée de la sécurité spatiale des États-Unis.

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