IV. UNE POLITIQUE D'INFRASTRUCTURES DÉFICIENTE

A. LA SATURATION DES INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT

1. La fragmentation de l'espace européen des transports

L'Union européenne dispose de l'un des réseaux d'infrastructures de transport les plus denses du monde. Toutefois, en dépit de la réalisation du marché unique et de l'intégration croissante des économies nationales, l'espace européen des transports reste fragmenté. En effet, quand deux villes ou deux régions sont séparées par une frontière, le trafic de marchandises ou de personnes entre elles est divisé par un facteur considérable, de l'ordre de 5 à 10, par rapport à ce qui se passerait si elles étaient situées dans le même pays.

Ainsi, Münich est plus peuplé que Marseille et à la même distance de Paris. On compte pourtant chaque jour 25 avions de 250 places en moyenne et 10 trains de 350 places entre Paris et Marseille, et seulement 10 avions de 125 places et pratiquement aucun train entre Paris et Münich. Du point de vue des transports, contrairement aux Etats-Unis, l'Union européenne n'est pas un continent mais un archipel.

A cet effet de fragmentation résultant de la force des réalités nationales en Europe s'ajoutent, pour les transports terrestres, les barrières physiques constituées par les chaînes de montagnes. Le franchissement routier des Alpes et des Pyrénées devient de plus en plus difficile à mesure que les camions sont plus nombreux et plus lourds. La déprédation de l'environnement et l'hostilité des populations concernées se renforcent.

Située au coeur du continent européen, la Suisse impose des limites de poids aux camions qui traversent son territoire. L'Autriche a négocié un système de contingentement lors de son adhésion à l'Union européenne, et la Slovénie aimerait bien faire de même. La France, seul Etat alpin à n'imposer aucune restriction au passage des camions, supporte de ce fait l'essentiel du trafic routier transalpin.

L'an dernier, l'Union européenne a obtenu de la Suisse un relèvement progressif de sa limite de poids maximum, actuellement de 28 tonnes, jusqu'aux 40 tonnes qui sont la norme communautaire. En échange, la Suisse accroîtra considérablement les redevances prélevées sur les camions traversant son territoire (mais aussi sur ses propres transporteurs) afin de financer un ambitieux projet de transfert du trafic de la route vers le rail, qui suppose le percement de deux nouveaux tunnels ferroviaires de grande longueur sous les Alpes.

La politique de la Suisse de transfert de la route vers le rail

Le transport de marchandises à travers les quatre grands cols des Alpes suisses (Saint-Gothard, Saint-Bernard, Simplon, Bernardino) représentait en 1999 un trafic de 1,4 million de camions. La croissance du trafic est continue. Dans le prolongement des tendances actuelles, un total de 1,8 million de camions est attendu vers 2007.

Actuellement, grâce à des mesures restrictives de circulation, la Suisse prend une part des camions moindre que celle qui résulterait de la seule géographie : 75 % du trafic routier transalpin passe par la France et l'Autriche. Mais une étude de la Commission européenne de 1998 prévoit une multiplication par deux du trafic de marchandises à travers l'arc alpin vers 2020, et la Suisse en subira le contrecoup si elle reste sans réagir.

« L'initiative des Alpes », qui a été adoptée par référendum en 1994, a inscrit expressément dans la constitution de la Confédération helvétique un objectif de transfert de la route vers le rail du maximum de fret transalpin.

L'Union européenne avait alors bloqué pendant un an la négociation des accords bilatéraux visant à pallier l'échec du référendum de 1992 sur l'adhésion de la Suisse à l'Espace Economique Européen (EEE). La négociation n'a été rouverte qu'en 1995, quand l'Union européenne a obtenu l'assurance que la Suisse ne recourrait pas à la contrainte pour réduire le trafic routier, mais se fonderait uniquement sur une politique libérale d'incitation par les prix.

L'accord bilatéral entre la Suisse et l'Union Européenne relatif aux transports terrestres, approuvé par référendum le 21 mai 2000, constitue ainsi le « chapeau communautaire » de la politique helvétique de transfert de la route vers le rail, qui garantit que cette politique sera acceptée par l'Europe et coordonnée avec les pays voisins.

D'un côté, la Suisse était d'accord pour accepter de relever la limite de poids maximum des camions à 40 tonnes, mais souhaitait en retour accroître sa fiscalité routière.

De l'autre côté, l'Union Européenne souhaitait intégrer la Suisse dans sa politique routière, mais les intérêts de ses Etats membres étaient divergents. L'Italie et la Grèce voulaient les plus bas prix possibles, tandis que la France et l'Autriche voulaient réorienter vers la Suisse les trafics « détournés » sur leurs territoires.

L'accord prévoit une libéralisation totale des transports bilatéraux et du trafic de transit , sauf avec l'Autriche, avec laquelle s'appliqueront des contingents comme pour tous les Etats membres de l'Union. Le cabotage international sera libéralisé au bénéfice des transporteurs suisses à partir de 2005, le cabotage national leur restant interdit bien qu'il soit autorisé au sein de l'Union européenne.

La limite maximale de poids, actuellement de 28 tonnes, sera portée à 34 tonnes en 2001 et à 40 tonnes en 2005 . Le but est de trouver un équilibre entre la limite maximale de poids et le niveau de la fiscalité routière pour reprendre en charge les « détournements de trafic » vers les pays voisins de la Suisse.

La taxe forfaitaire sur les poids lourds, d'un niveau de 40 francs suisses en 2000, est relativement basse. Dès 2001, le relèvement de 28 à 34 tonnes de la limite de poids maximale s'accompagnera d'une hausse de la fiscalité routière , par l'instauration d'une taxe kilométrique sur les poids lourds.

L'Union européenne a demandé à disposer d'un contingent immédiat de 300.000 camions de 40 tonnes dès 2001-2002, auxquels est appliqué un tarif supérieur. En 2003-2004, ce contingent sera porté à 400.000 véhicules.

Le contingent est à répartir entre les Etats membres, qui souhaitent tous en disposer, même ceux qui ne font guère de trafic à travers les Alpes. Il est partagé en 50 % pour le trafic de transit et 50 % pour l'import-export. La France, l'Espagne et le Portugal sont plus intéressés par ce second type de trafic, à la différence de l'Allemagne et de l'Italie, qui sont naturellement plus concernées par le transit.

Si la progression du nombre de camions est plus forte que prévue, la Suisse pourra unilatéralement augmenter le niveau de la redevance sur les camions, pendant une période limitée mais renouvelable.

Par ailleurs, l'interdiction de circuler entre 22H00 et 5H00 est maintenue , ce qui était essentiel aux yeux de la population suisse, avec des exceptions pour les produits agricoles périssables.

Actuellement, la Suisse est déjà le pays d'Europe le plus favorable au rail, qui y assure les deux-tiers du transport de marchandises. L'orientation du trafic est à 90 % Nord-Sud. L'objectif est de diviser par deux le trafic routier, grâce à un développement des capacités du rail à travers les Alpes, qui permettra accessoirement de gagner aussi de la compétitivité sur l'avion.

Le projet de Nouvelle Liaison Ferroviaire Alpine (NLFA) prévoit le percement de deux tunnels nouveaux. Le tunnel du Lötschberg, sera d'une longueur de 34,5 kilomètres, et celui du Saint-Gothard sera d'une longueur de 57 kilomètres. Chacun de ces ouvrages viendra doubler un tunnel plus court déjà existant, mais ils seront d'un gabarit adapté au ferroutage et leur accès sera situé à une altitude bien plus basse (700 mètres contre 1200 mètres, environ).

La mise en service du tunnel du Lötschberg est prévue vers 2005-2006, et celle du tunnel du Saint-Gothard vers 2010-2011.

In fine , l'offre commerciale des compagnies de chemin de fer conditionne le succès de l'opération. L'un de leurs atouts est que la traversée de la Suisse sur des trains sera comptabilisée comme temps de repos pour les chauffeurs des camions, qui pourraient se voir offrir des repas. Le gain de temps sera également un argument essentiel : à partir des pays les plus proches, l'aller-retour dans la journée via la Suisse sera possible.

Les estimations de coûts de ce projet, sur la période 2000-2010, sont les suivantes :

- 2,8 milliards de francs suisses pour la contribution à l'exploitation du transport combiné et le financement de terminaux intermodaux à l'étranger ;

- 30 milliards de francs suisses de travaux d'infrastructures , dont 13 milliards de francs suisses pour les seuls tunnels du Lötschberg et du Saint-Gothard.

La principale source de financement sera la nouvelle taxe kilométrique sur les camions, la Redevance Poids Lourds liée aux Prestations (RPLP).

L'assiette de la RPLP est constituée par les véhicules lourds (plus de 3,5 tonnes) destinés au transport de marchandises, suisses et étrangers. Les personnes publiques en sont exonérées et les transports combinés bénéficient d'une rétrocession. Le montant de la RPLP est fonction du niveau de pollution du véhicule, de son poids maximal autorisé, et du kilométrage parcouru sur le territoire suisse.

Au total, la RPLP rapportera entre les deux-tiers et 70 % du total des 30,5 milliards de francs suisses nécessaires sur vingt ans pour financer la politique suisse d'encouragement au transport ferroviaire. On considère qu'environ un tiers de ces recettes sera fourni par les transporteurs routiers étrangers.

L'Union européenne devrait prendre exemple sur la méthode suivie par la Suisse pour lancer ses ambitieux projets de ferroutage à travers les Alpes. Les Suisses ont considéré la question des transports comme un sujet politique majeur, digne d'être arbitré par les citoyens. Ils se sont fixé des objectifs fondés sur une vision à long terme, et ont su dégager les financements nécessaires pour réaliser des investissements très importants.

Ainsi, ce pays de 7 millions d'habitants s'apprête à investir, seul, près de 52 milliards de francs dans deux tunnels ferroviaires qui bénéficieront aux transporteurs de toute l'Europe. Non seulement la Suisse ne demande pas d'aide financière à l'Union européenne, mais elle est même disposée à financer des terminaux de transport combiné dans les pays voisins, comme l'Italie.

Cet exemple est éloquent. Il contraste avec la pusillanimité des Etats membres de l'Union européenne concernés par le franchissement des barrières montagneuses, et d'abord de la France. Certes, la fermeture accidentelle du tunnel sous le Mont-Blanc ont décidé la France et l'Italie, après des années d'atermoiements, à signer le 29 janvier 2001 un accord bilatéral pour la réalisation d'une liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin. Mais le tunnel de base long de 52 kilomètres qui en constituera le coeur n'entrera pas en service avant 2015 et les modalités de son financement ne sont pas précisées.

2. La saturation croissante des infrastructures européennes

Le réseau européen de transports terrestres est en situation de congestion chronique. La Commission estime que 7.500 kilomètres de routes, soit 10 % du réseau européen, sont encombrés et que 16.000 kilomètres de voies ferrées, soit 25 % du réseau européen, constituent des goulots d'étranglement.

La situation n'est pas meilleure pour le transport aérien si l'on en croit la communication sur le ciel unique européen publié par la Commission au mois de décembre 1999 (COM (1999) 614 final - E 1406). Dans l'Union européenne, d'après les statistiques de l'association européenne des compagnies aériennes, les retards de plus de quinze minutes concernaient 12 % des vols en 1986, 23,8 % en 1989, 18,5 % en 1996 et 25,5 % en 2000.

La Commission considère que l'espace aérien européen ne peut être géré de manière optimale du fait de sa fragmentation, qui se traduit par la multiplicité des centres de contrôle et par l'absence de standardisation des équipements. Cette fragmentation est aggravée par l'importance des zones réservées à des usages militaires, parfois proches des routes les plus fréquentées. Quant au personnel de la navigation aérienne, l'Union européenne manque actuellement au moins d'un millier de contrôleurs pour s'adapter à l'évolution du trafic.

Les compagnies aériennes ont également leur part de responsabilité dans la saturation du ciel européen, avec leur stratégie de multiplication des navettes à partir de hubs qui conduit à une concentration du trafic aux meilleurs moments de la journée et de la semaine. L'insuffisance des infrastructures aéroportuaires est un problème commun à tous les Etats membres.

La Commission propose de confier la gestion de l'espace aérien européen à un organe central unique, qui pourrait être Eurocontrol. La convention Eurocontrol révisée en 1997 doit permettre à cet organisme de prendre des décisions contraignantes à l'égard des Etats, adoptées à la majorité et non plus à l'unanimité, une clause de sauvegarde étant prévue pour préserver les intérêts nationaux en matière de sécurité. L'adhésion de l'Union européenne à Eurocontrol n'a toutefois toujours pas pu intervenir en raison du différent opposant l'Espagne au Royaume-Uni à propos de l'aéroport de Gibraltar.

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