n) Mme Marie-Françoise MARAIS, Magistrate, Présidente de section à la quatrième chambre de la cour d'appel de Paris, Présidente de la commission nationale des inventions de salariés - Jeudi 3 mai 2001

Mme Marie-Françoise Marais - La quatrième chambre de la Cour d'Appel de Paris traite de tous les aspects de la propriété intellectuelle : propriété littéraire et artistique, marques, dessins et modèles, brevets. Elle est composée de deux sections de trois magistrats chacune.

En première instance, la troisième chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris, qui dispose de trois sections, traite en moyenne d'une affaire de brevet par semaine pour chacune des trois sections. En appel, nous traitons environ 30 dossiers de brevets par an, sur un total de 7 à 800 dossiers. Les parties interjettent donc assez rarement appel en la matière. Il s'agit d'une matière technique, traitée directement par des magistrats, sans passer par des experts : je me souviens de ma première affaire à la section, qui portait sur une machine à concasser les pierres, sont je devais déterminer la nouveauté...

Les avocats sont assistés par des Conseils en propriété industrielle, spécialistes de la matière, qui sont parfois présents, mais qui ne sont qu'exceptionnellement amenés à s'exprimer. Je sais qu'ils souhaitent obtenir le droit de co-plaider, avec les avocats, devant les juridictions. Est-ce la solution idéale ? L'avocat n'est pas un homme de l'art, c'est un juriste. S'il arrive à faire comprendre au magistrat l'inventivité de l'invention, la partie est gagnée. Je me souviens par exemple d'un cas où l'avocat plaidant le dossier était davantage technicien que les juristes habituellement saisis de ce type d'affaires. Les magistrats ont été gênés dans leur appréciation du dossier par ce type d'approche.

L'analyse fréquente est de dire : il y a deux « conseils » des parties, l'avocat et le conseil en propriété industrielle, pourquoi ne pas en « économiser » un ? Je ne suis pas pleinement persuadée que cela soit la solution. Les avocats en propriété intellectuelle sont des professionnels extrêmement spécialisés. J'ajoute qu'il existe déjà, en droit, la possibilité pour les magistrats de se faire assister par un consultant. D'autre part, il y a des domaines dans lesquels nous avons systématiquement recours à une expertise : la chimie, par exemple.

M. Francis Grignon - Pourquoi les indemnités accordées ont-elles des montants peu élevés ?

Mme Marie-Françoise Marais - En appel, il est plus fréquent de traiter de brevets de perfectionnement, ou à caractère secondaire, que du coeur de l'activité inventive dans notre pays. C'est déjà une première explication. De plus, de nombreuses transactions sont conclues -sans que nous en soyons informés- entre les parties, pratique qui se heurte d'ailleurs parfois aux principes du droit de la concurrence (pour un rachat de brevet de perfectionnement, par exemple, qui tend à reconstituer un monopole rompu).

M. Francis Grignon - Quelle est l'efficacité du système français en matière de litiges de propriété industrielle ?

Mme Marie-Françoise Marais - Il satisfait la majeure partie des professionnels. Mais j'ai peur qu'au sein de la communauté européenne, dans le cadre de la mise en place du brevet communautaire, les systèmes juridictionnels anglais et allemands n'aient plus d'influence que le système français. Je redoute les phénomènes de « forum shopping » et de choix des juridictions par les entreprises plaignantes.

M. Francis Grignon - La concentration de fait des affaires sur quelques tribunaux devrait elle être consacrée par le droit ?

Mme Marie-Françoise Marais - Il est vrai que, sur les 10 tribunaux compétents, Paris et Lyon traitent la grande majorité des dossiers. C'est une matière pour laquelle il faut être spécialisé, car elle a un aspect technique qui rebute.

M. Francis Grignon - Revenons sur la question du montant des indemnisations accordées.

Mme Marie-Françoise Marais - La question de la réparation en matière de responsabilité civile ne se pose pas que pour les brevets. Nous raisonnons au cas par cas, car il faut réparer tout le dommage mais rien que lui. Ceci dit, nous pouvons aller assez loin, j'ai en mémoire un cas où le vol d'une disquette contenant un savoir-faire d'une entreprise, actif immatériel, même non exploité, a donné lieu à d'importants dédommagements, de l'ordre de 75 millions de francs.

M. Francis Grignon - Ce cas est assez rare : en matière de brevets, les sommes avoisinent plutôt les 300.000 francs ...

Mme Marie-Françoise Marais - C'est exact, mais il faut s'interroger aussi sur la valeur intrinsèque des brevets dont nous avons à connaître. Quand les dossiers sont argumentés sur le montant chiffré du préjudice, ce qui est extrêmement rare, les sommes peuvent atteindre plusieurs millions de francs. Déterminer le préjudice est extrêmement difficile car le brevet est le point de départ potentiel d'un envol économique qu'il faut évaluer, en se livrant à un exercice de prospective périlleux.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous d'une inscription dans le droit de dommages et intérêts à vocation « punitive » dans ce domaine, par exemple en confisquant les profits réalisés par le contrefacteur ? La question des délais de jugement est également primordiale, surtout pour les PME.

Mme Marie-Françoise Marais - Faut-il aller jusqu'à l'écrire dans la loi ? Cette démarche « punitive » sous-tend en fait bien souvent notre raisonnement. Dès que nous disposons d'éléments chiffrés fiables sur, par exemple, la marge ou le profit liés à la contrefaçon, nous les utilisons. Je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il ne faut pas que la contrefaçon puisse être un bon calcul économique, même en cas de condamnation, en raison de la faiblesse des indemnités. Mais il existe des effets pervers à l'octroi de dommages punitifs : le titulaire du brevet peut laisser le contrefacteur agir suffisamment longtemps pour qu'ensuite le poids des pénalités juridictionnelles doit d'autant plus lourd.

M. Francis Grignon - Combien de magistrats sont affectés dans votre section et comment expliquez vous les délais de jugement ?

Mme Marie-Françoise Marais - La section compte trois magistrats. Nous sommes envahis d'une multitude de « petits » dossiers qui sont traités de la même façon que les dossiers de plus grande importance. Au total, entre la première instance et l'appel, il faut trois à quatre ans pour obtenir le jugement. Nous disposons en droit d'une possibilité d'accélérer les choses si le magistrat estime le dossier en état d'être jugé, mais, paradoxalement, les parties sollicitent peu sa mise en oeuvre. La longueur des délais de jugement est due aux expertises (qu'une des parties a toujours intérêt à faire traîner) et surtout au nombre de dossiers à traiter. Notre charge de travail est endémique.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous des propositions tendant à adjoindre un expert aux magistrats pour les formations de jugement ?

Mme Marie-Françoise Marais - Il s'agirait alors d'un expert placé auprès des juges, à leur disposition, et non d'un expert des parties. Pourquoi ne pas l'envisager ? A la Commission nationale des inventions de salariés, je suis entourée d'un représentant des employeurs et des employés, ce qui est très utile. Il reste à mon avis toutefois à régler la question de la rémunération et de l'indépendance d'un tel expert.

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