v) Maître Pierre VÉRON, Président de l'Association des avocats de propriété industrielle (AAPI) - Mercredi 23 mai 2001

Me Pierre VÉRON est également président de l'EPLA (European Patent Lawyers Association, Association Européenne d'avocats spécialistes du contentieux des brevets d'invention).

M. Francis Grignon - Jugez-vous souhaitable une spécialisation accrue des tribunaux compétents en matière de brevets en France ?

Maître Pierre Véron - Sur les dix tribunaux de grande instance potentiellement compétents, Paris concentre de facto 80 % des affaires, tandis que Limoges et Toulouse ne sont saisis que d'une ou deux affaires par an, ce qui ne leur permet pas d'acquérir les compétences nécessaires. Je pense qu'il faut concentrer de jure les affaires à Paris et Lyon, voire à Paris.

M. Francis Grignon - Que devrait être, selon vous, le traitement judiciaire du brevet communautaire ?

Maître Pierre Véron - Tout le monde s'accorde à dire qu'une centralisation juridictionnelle est nécessaire pour le brevet communautaire, mais des divergences existent sur le moment où doit intervenir cette centralisation :

- dès la première instance -c'est la position de la grande industrie- ;

- ou au niveau de l'appel - c'est la position de l'EPLA qui est justifiée par des considérations pratiques.

En effet, la médiane des dommages et intérêts accordés en France en matière de brevets est de 200.000 francs. Même si ce montant est insuffisant, il donne une idée de l'enjeu économique de ces litiges. Cet enjeu ne justifie pas, à notre sens, une juridiction centralisée dès la première instance -cette dernière étant nécessairement plus lourde, en raison notamment du multilinguisme, comme le montre le fonctionnement actuel de la Cour de justice européenne, que des juridictions décentralisées-.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous de l'éventuelle introduction de techniciens dans les formations de jugement, comme en Allemagne ?

Maître Pierre Véron - Les avocats sont là pour dégager, parmi les données techniques des dossiers, celles qui sont importantes pour les juges et mettre ces derniers -auxquels la fonction de juger est dévolue par la Constitution- en situation de pouvoir trancher.

En Allemagne, seul le Bundespatentgericht, tribunal fédéral des brevets, établi au sein de l'Office Allemand des Brevets, qui juge de la validité du brevet, comprend des techniciens. Ce n'est pas le cas des tribunaux des différents Länder, compétents en matière de contrefaçon. De même, dans le système judiciaire anglais, réputé pour sa qualité, les juges de brevets sont des juristes.

En outre, un scientifique qui serait intégré à une formation de jugement n'aurait d'abord pas de compétence universelle dans les différents domaines scientifiques et verrait ensuite rapidement son expertise devenir obsolète, les brevets se situant, par définition, à la pointe de la technologie.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous de la possibilité de voir les conseils en propriété industrielle plaider aux côtés des avocats ?

Maître Pierre Véron - Les conseils présentent déjà parfois des observations à l'audience. S'il s'agit de se substituer ou d'être à égalité de droit avec les avocats, pourquoi les conseils, dont certains ont la qualification requise ou peuvent l'acquérir, ne deviennent-ils pas avocats ? Les avocats ont le droit de déposer des brevets et les conseils en propriété industrielle ne perdraient aucune de leur prérogative en devenant avocats, bien au contraire. Dans un autre ordre d'idée, il ne faut pas croire que les litiges portant sur les brevets soient purement techniques. Il ne faut pas sous-estimer la « charge juridique » d'un litige en brevets, qui ne porte souvent que pour environ un tiers sur des problèmes techniques, et pour les deux-tiers restants sur des problèmes juridiques (procédure, droit civil, droit des contrats, droit international privé...). Or les parties et les juges sont en droit de s'attendre à ce que de tels sujets soient traités par des avocats.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous des délais de jugement en France ?

Maître Pierre Véron - Ils sont importants, même si notre pays se situe, parmi les pays de droit continental, mieux que la Belgique, l'Espagne ou l'Italie, par exemple. La principale raison en est la charge de travail des magistrats français, qui est vraisemblablement plusieurs fois supérieure à celle des membres des chambres de recours de l'OEB. En outre, au sein des contentieux civils, les litiges en propriété industrielle ne semblent pas être considérés comme prioritaires par la Chancellerie.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous du régime d'indemnisation ?

Maître Pierre Véron - Il repose sur les règles de la responsabilité civile posées par l'article 1382 du code civil, c'est à dire que seul le préjudice démontré est réparé, sous forme de dommages et intérêts.

A titre personnel, je ne souhaite pas que soit adopté en France le système américain de dommages « punitifs », permettant de multiplier plusieurs fois les dommages-intérêts justifiés, en cas de mauvaise foi du contrefacteur, et dont les montants sont parfois exorbitants. Je pense toutefois souhaitable de revenir à un système qui a existé, en France, avant une décision de la Cour d'appel de Paris de 1963 (4 ème chambre,22 février 1963, Ann. PI 1963, p. 377), et qui permettait la confiscation des profits indûment réalisés.

Il suffirait pour cela d'étendre à la matière des brevets d'invention le dispositif organisé, en matière de droits d'auteur, par l'article L335-6 du Code de la propriété intellectuelle.

En effet, une grande entreprise contrefaisant un brevet que son titulaire n'exploiterait pas ne serait actuellement condamnée qu'à verser à ce dernier le prix d'une « licence raisonnable », autant dire ce qu'elle aurait payé si elle avait respecté le droit du titulaire du brevet. Ce système n'est absolument pas dissuasif.

M. Francis Grignon - Certains estiment que les montants des dommages et intérêts sont faibles parce que le caractère contradictoire de l'expertise amène les parties à s'autocensurer, s'agissant des éléments commerciaux et comptables nécessaires au chiffrage des dommages et intérêts, car elles souhaitent d'abord préserver le secret des affaires.

Maître Pierre Véron - Ce cas existe, je l'ai vécu, mais il est rare. Ce n'est pas l'obstacle le plus fréquent. La confiscation des recettes illicites est prévue pour la propriété littéraire et artistique, il faudrait étendre cette disposition au contentieux des brevets. L'ensemble de la profession n'est toutefois pas sur cette ligne.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous du montant des remboursements des frais de procédure accordés par les juges ?

Maître Pierre Véron - Ils sont faibles -20.000 francs en moyenne, pour entre 150.000 et plusieurs millions de francs de frais de procédure-. Mais ceci n'est pas spécial au contentieux de la propriété industrielle. Je pense qu'il s'agit du reflet de la culture des magistrats et non d'une rédaction insuffisante de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, sur lequel sont basés ces remboursements. Je crois en effet que, de façon générale, les juges français ne pensent pas que " le perdant doit payer tous les frais du gagnant" , peut être parce qu'ils sont bien placés pour constater que, dans un procès, tout n'est pas " tout noir " ou " tout blanc ". Cela dit, la justice française est, dans le domaine des brevets d'invention, d'accès peu coûteux (sans doute 10 fois moins qu'au Royaume-Uni et 100 fois moins qu'aux Etats-Unis).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page