B. L'EXPRESSION D'UNE ASPIRATION AU CHANGEMENT

Une certaine tension semble aujourd'hui caractériser la situation politique intérieure, sans que l'on puisse penser pour autant que des évolutions brutales soient imminentes. Néanmoins, les manifestations étudiantes de juin 2003 à Téhéran, les comportements privés, rapportés à votre délégation, des couches économiquement influentes de milieux urbains, paraissent démontrer une contestation croissante de l'emprise religieuse sur la vie politique et dans la réglementation des comportements sociaux.

1. Espoirs et réformes suscités par l'élection de M. Khatami

L'élection de M. Mohammed Khatami, avec près de 70 % des suffrages exprimés, à la présidence de la République en 1997, qui marquait l'arrivée au pouvoir des réformateurs, a été le déclencheur de changements rapides dans la vie politique et sociale iranienne.

La politique réformiste que le président Khatami a tenté de mettre en place répond avant tout à une volonté de changement d'une part très importante de la population iranienne, marquée par plus de vingt ans de révolution, huit années d'une guerre meurtrière, un isolement international, une détérioration de la situation socio-économique du pays et un désir d'une évolution des règles issues de la morale islamique, qui pèsent parfois très lourdement sur la vie quotidienne 6 ( * ) .

Un certain nombre de réformes ont suivi cette élection : les libertés publiques ont été élargies, la liberté de la presse s'est accrue et de nombreux journaux se sont en conséquence développés. Par ailleurs, la vie sociale s'est libérée et l'activité culturelle a connu un essor important.

2. Une évolution chaotique

Toutefois, l'action des réformateurs, entravée par le Conseil des gardiens, le Guide de la Révolution et les juges, a déçu, ce qui s'est traduit par un taux d'abstention de près de 80 % aux dernières élections municipales de février 2003.

Les réformateurs n'ont pas eu les moyens institutionnels d'accomplir les réformes pour lesquelles ils avaient été portés au pouvoir. En outre, ils ne constituent pas un bloc uni et cohérent sur le plan doctrinal. Ils s'apparentent plutôt à une nébuleuse. Ils ont, par exemple, le plus grand mal à mettre en oeuvre une politique économique réformiste, car ils sont divisés entre dirigistes et libéraux.

Malgré le soutien de la population, le président Khatami s'est rapidement heurté aux conservateurs, qui détiennent encore, comme le démontre le panorama des institutions iraniennes, une part déterminante du pouvoir et disposent des moyens politiques et judiciaires de bloquer les réformes. Ces forces conservatrices ont procédé dès 1998 à la fermeture, sur décision judiciaire, des journaux les plus libéraux et ont contraint à la démission plusieurs personnalités réformatrices. La tension est montée d'un cran lors de l'assassinat de plusieurs intellectuels laïcs au cours de l'hiver 1998. Voulue par le président Khatami, l'enquête qui a suivi aurait démontré l'implication des services de sécurité. En outre, des manifestations étudiantes ont été lourdement réprimées en juillet 1999.

Malgré la victoire des réformateurs aux élections législatives de février-mai 2000 et la réélection de M. Mohammed Khatami en 2001, leurs opposants conservateurs ont mené une importante offensive politico-judiciaire. Au printemps 2000, le pouvoir judiciaire a interdit un grand nombre de journaux réformateurs et a engagé des poursuites contre des journalistes, militants, intellectuels et responsables de partis politiques sous le motif d'atteintes à la sûreté de l'Etat ou de comportements non conformes aux principes de l'islam. Certains d'entre eux ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Des députés ont aussi été poursuivis en dépit de leur immunité parlementaire et des responsables gouvernementaux ont été convoqués devant les tribunaux. Par ailleurs, les forces de l'ordre ont été mobilisées pour imposer le respect des règles islamiques. Les exécutions ont augmenté et la population carcérale a fortement crû du fait d'une répression accrue de la consommation d'alcool et de drogue. Les flagellations publiques de jeunes gens se sont multipliées et plusieurs femmes ont été lapidées en 2001.

Un conflit illustre parfaitement ces tensions entre réformateurs et conservateurs. Au cours de l'automne 2002, deux projets de loi ont opposé le président de la République au Conseil des gardiens. Le premier projet présenté par le Gouvernement visait à retirer au Conseil des gardiens son pouvoir de sélection des candidatures afin d'ouvrir plus largement le jeu politique. Le second projet de loi visait quant à lui à conférer au président de la République un pouvoir de contrôle de la constitutionalité des actes et des décisions prises par les trois pouvoirs constitutionnels.

Toutefois, en avril dernier, le Conseil des gardiens a rejeté et renvoyé devant le Parlement le premier projet de loi. Une telle décision était sans doute prévisible dans la mesure où il aurait été étonnant que le Conseil accepte une loi qui aurait limité ses prérogatives mais elle souligne la puissance des freins au changement.

Les réactions à ce rejet ont été modérées. Alors que ces projets étaient présentés comme la dernière chance pour le succès des réformes (les députés réformateurs avaient, à l'automne dernier, menacé de démissionner collectivement), ils n'ont soulevé qu'un faible intérêt dans la population. Un certain nombre de députés réformateurs qui s'étaient exprimés sur le sujet ont dû faire face à des poursuites judiciaires. Les citoyens ont par ailleurs exprimé, semble-t-il, leur découragement en ne se mobilisant pas lors des dernières élections municipales (avec des taux d'abstention approchant les 80 % dans certaines villes comme Téhéran).

3. Facteurs de blocages et d'évolution

Le poids des conservateurs, très important dans les institutions et les médias, s'explique sans doute par le fait que près de 40 % de la population vit encore dans le monde rural, où le poids des religieux est plus important qu'en ville même si les campagnes ont souvent donné des majorités aux réformateurs.

Si la situation politique apparaît à bien des égards bloquée, c'est qu'il n'existe, en définitive, à l'heure actuelle, aucune alternative crédible au pouvoir religieux dans le pays en raison de l'inexistence d'une opposition structurée, les réformateurs eux-mêmes constituant un groupe de députés et d'élus locaux sans appareil partisan.

Un ferment de changement peut toutefois se distinguer dans le fait que 50 % de la population a moins de 15 ans et 65 % moins de 25 ans . La grande majorité de la population est donc née après la révolution islamique. Contrairement à la génération précédente qui avait bénéficié d'un relatif plein emploi, la nouvelle génération d'Iraniens, qui n'a pas connu le régime du Shah, est confrontée aux réalités économiques et au chômage. En outre, la jeunesse est très attirée par les influences externes, par le biais de l'Internet et des paraboles de télévision par satellite, malgré la lutte prônée par les conservateurs à l'encontre de « l'invasion culturelle ».

Il existe, au sein de cette catégorie de la population, un esprit critique et une tendance à la contestation. Hantés par la perspective du chômage et portés vers la politisation depuis quelques années, cette part de la population a massivement voté pour M. Khatami et est en quête de plus de liberté sociale. Les contraintes morales qui pèsent sur la société sont l'une des causes principales de la crise de la jeunesse iranienne, dont les signes apparents sont l'augmentation de la consommation de drogues (près de deux millions de consommateurs en Iran contre 200.000 en France) ou la croissance du taux de suicide.

Les femmes, malgré un statut juridique marqué du sceau de l'inégalité (sur le plan pénal, la valeur de la vie d'une femme est la moitié de celle d'un homme ; sur le plan civil, elles sont considérées comme majeures à l'âge de 9 ans ; elles n'ont droit qu'à une part d'héritage égale à la moitié d'un garçon ; pour voyager, il leur faut l'autorisation du père ou du mari), l'obligation du port du voile et les entraves à la mixité, paraissent, elles aussi, accepter difficilement le carcan des dogmes officiels. Elles refusent ainsi leur rejet de la sphère publique et les revendications féministes sont, à en croire les témoignages recueillis, très intenses.

* 6 « Iran : l'illusion réformiste » opus cité.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page