MIGRATION ET DÉVELOPPEMENT

A. L'ENJEU EUROPÉEN : COMPENSATION DÉMOGRAPHIQUE OU DÉLOCALISATION ?

M. Jean-Pierre GARSON, OCDE, Chef de la Division des économies non membres et des migrations internationales remercie les organisateurs du colloque et relève que celui-ci se tient à la veille de la publication par l'OCDE de son rapport annuel, intitulé «Les tendances des migrations internationales». Ce travail est publié dans un contexte de regain d'intérêt pour les questions migratoires, en Europe et au-delà.

La situation est très contrastée en Europe. L'Europe du Nord a des traditions migratoires anciennes, qui remontent au marché nordique; elle est aussi concernée par des flux de réfugiés. Longtemps pays d'émigration, les pays de l'Europe du Sud, Espagne, Italie, Grèce, Portugal, sont devenus des pays d'immigration. France, Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas sont de leur côté confrontés à des flux migratoires importants et à un pourcentage non négligeable de clandestins. La forteresse Europe n'existe décidément pas. Il faut aussi préciser que dans le même temps, la vieille Europe souffre de pénuries de main-d'oeuvre dans certains secteurs.

Du point de vue de la démographie, la situation est elle aussi contrastée. Elle n'est pas aussi catastrophique en France ou en Suède qu'en Italie et en Espagne. Mais il apparaît clairement, à la lecture du rapport des Nations Unies de 2000 que les apports migratoires resteront limités et ne permettront pas de faire face au vieillissement de la population européenne, sauf à recourir à des flux sans commune mesure avec ce que connaît le continent aujourd'hui. Cela supposerait aussi que tous les immigrés restent, ou qu'on peut vider de leur main d'oeuvre les pays à fort taux de fécondité comme le Maroc ou la Turquie. Il faut en effet tenir compte du retour, de la baisse tendancielle à moyen et long terme du taux de fécondité des populations immigrées et surtout de l'intégration. On ne peut promouvoir une politique sélective d'immigration sans une politique d'intégration.

Différentes solutions ont été mises en place pour pallier les pénuries constatées de main-d'oeuvre: la green card à l'allemande, ciblée sur un secteur particulier (en l'espèce l'informatique) qui n'a cependant pas eu les résultats escomptés; la solution française, plus souple, qui laisse une grande latitude au niveau local; la labour shortage list à la britannique enfin. Ces dispositifs apportent de la souplesse au marché du travail, étant entendu qu'ils peuvent jouer dans les deux sens: quand le besoin est là, on ouvre; quand il disparaît, on ferme. C'est ce qui s'est passé il y a peu aux États-Unis: et sont restés sur le carreau la moitié des informaticiens immigrés embauchés dans le cadre des programmes particuliers ...

Il est clair qu'on ne règlera pas les problèmes du marché du travail par un recours à l'immigration, du moins tant que le taux de chômage avoisinera les 10% - c'est-à-dire 20% chez les jeunes, 30% à 40% dans certaines communautés étrangères en France, en Suède ou en Belgique. Dans une telle situation, le recours à l'immigration fait le lit du populisme et des extrêmes. Mieux vaut favoriser l'intégration des deuxième et troisième générations par l'éducation, la formation et l'emploi que, par exemple, mener une politique généralisée de quotas qui ne tiendrait compte ni des besoins, ni des conditions d'intégration. On s'en remettait, dans le passé, à de la main-d'oeuvre bon marché; il en va différemment avec les migrants qualifiés, compte tenu de la compétition entre pays développés pour les attirer. L'important est alors de développer des politiques structurelles, en matière de recherche, par exemple.

M. Michel GEVREY, Membre du Conseil économique et social (CES), rapporteur sur «Les défis de l'immigration future» relève d'abord l'ambiguïté du mot «intégration»: tout étranger qui vient en France n'aspire pas à s'intégrer ou à être intégré, par exemple les saisonniers ou les étudiants.

La France a réussi à intégrer dans les années 1960 des flux importants d'étrangers de culture éloignée de la sienne; les nouveaux ou futurs migrants, venant par exemple des pays de l'est européen, lui sont plus proches de par leur niveau de qualification, leur connaissance de la langue ou leurs valeurs. Il faut dès lors redéfinir ce qu'on entend, au cas par cas, par «intégration». Car celle-ci ne se décrète pas, c'est un processus d'autant plus long que le niveau d'instruction et de formation des migrants est bas; ce handicap social par rapport aux nationaux doit être compensé. L'intégration dépend en outre fortement de l'environnement de l'immigré, un environnement qui peut être marqué par l'exclusion ou le repli sur soi. Le pays d'accueil a besoin d'apprendre ce que sont, ce que font les immigrés et percevoir ce qu'ils peuvent apporter au développement national. Nombre de discriminations sont le résultat de réponses insuffisantes en termes d'éducation, de logement, de travail, de loisirs, de citoyenneté.

Le CES estime que le recours à une immigration maîtrisée, organisée, peut contribuer à la croissance économique, à l'emploi, voire au financement des systèmes de retraites et de protection sociale, non en concurrence ou en substitution des politiques familiales ou d'incitation à l'emploi des plus âgés, mais en complémentarité. Le CES relève le contexte nouveau, marqué par la mondialisation des échanges et l'élargissement des espaces régionaux multinationaux, marqué aussi par le risque, en France comme en Europe, de pénuries de compétences. Une relance ciblée de la politique d'immigration pourrait dès lors s'imposer. Après 2005, de nombreux métiers connaîtront des difficultés de recrutement, aggravées par la désaffection des jeunes générations pour certains d'entre eux - métiers peu qualifiés, emplois de service, bâtiment, travaux agricoles... Comme cette tendance se reflétera dans la plupart des pays développés, on peut s'attendre à une concurrence de plus en plus vive pour attirer une main-d'oeuvre complémentaire, jeune et productive, issue des pays d'émigration: les pays qui auront le moins anticipé seront d'autant plus pénalisés que les flux migratoires s'inscrivent dans la durée et dans des traditions: ils ne peuvent être créés ex nihilo sans inconvénient.

Le contexte démographique en France est marqué par un allongement de la durée de vie et une élévation de l'âge moyen de la population totale. Le taux de natalité se maintient en outre au dessus de 2,1, ce qui assure le renouvellement des générations. M. Héran, de l'INED., note que «la France est le seul grand pays d'Europe qui pourra maintenir les effectifs de sa population d'âge actif sur le demi-siècle qui vient. Elle atteindra cet objectif si sa fécondité reste voisine du seuil de remplacement et si elle continue d'accueillir des immigrants au rythme d'environ 120 000 par an en migration nette».

Les flux et soldes migratoires en France ont beaucoup varié depuis 1955. Ils ont atteint une moyenne annuelle de 180 000 jusqu'en 1973, puis ont chuté à 50 000 entre 1974 et 2001, soit un total sur 47 ans d'environ 4 880 000 personnes, ce qui représente encore une moyenne de 103 800 personnes par an. Pour l'avenir, le CES, comme M. Héran, estime les flux moyens annuels à environ 120 000 à 140 000.

La fécondité des femmes en France demeure la plus élevée d'Europe avec celle de l'Irlande. La tendance au vieillissement des autres populations est donc, de ce point de vue, plus élevée. Un certain nombre de pays européens, tels l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède, l'Italie, l'Espagne et le Portugal compensent par un recours accrû à l'immigration. A l'inverse, la France est devenu le pays d'Europe avec le plus faible solde migratoire: 0,8 % en 2000 et 0,7% sur la période 1995-1999, contre 1,8 dans l'Union européenne (2,5 en Allemagne, 2,1 en Italie, 1,1 en Espagne, 2,0 au Royaume-Uni et 4,3 en Irlande). Alors que les soldes migratoires représentent depuis 1990 les deux tiers de l'accroissement de la population de l'Union européenne, ils n'en représentent qu'un cinquième en France. La croissance démographique de l'Europe occidentale est ainsi de plus en plus conditionnée par l'immigration: en Allemagne, en Suède, en Belgique, en Italie, tout l'accroissement de la population peut être attribué à l'immigration du fait des faibles taux de fécondité.

L'orateur évoque enfin les délocalisations, qu'on oppose souvent au besoin d'immigration. Ce phénomène recouvre les transferts d'entreprises et la sous-traitance; il s'explique par la mondialisation, la recherche de la productivité et du moindre coût de main-d'oeuvre et n'est qu'exceptionnellement fondé sur une volonté de développement du pays hôte. Il est, dans certains cas, accompagné de formes d'exploitation humaine, comme le travail des enfants. Il affecte davantage les emplois qualifiés que les autres - voir la sous-traitance informatique en Inde.

L'orateur conclut en attirant l'attention sur quatre situations lourdes d'injustice: la double discrimination dont sont souvent victimes les femmes de l'immigration, en tant que femmes et en tant qu'immigrées; la situation préoccupante des mineurs isolés, proies faciles de la criminalité; celle des Roms, qui ne sont, par exemple, pas reconnus comme authentiquement roumains par la Roumanie alors qu'ils sont originaires de ce pays - ce qui relativise la portée des accords récents passés avec la France; enfin, l'immigration dans les DOM-TOM, porteuse de risques de déstabilisation, particulièrement en Guyane et à Mayotte.

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