TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. AUDITION DE M. DOMINIQUE MOÏSI (IFRI)

Au cours de sa réunion du 9 mars 2005, la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'audition de M. Dominique Moïsi, conseiller à l'Institut français des relations internationales (IFRI), sur les relations transatlantiques.

M. Serge Vinçon, Président , a remercié M. Dominique Moïsi, d'avoir accepté de se rendre une nouvelle fois devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pour évoquer l'évolution attendue de la diplomatie américaine au cours du second mandat du Président Bush.

Les questions étaient en effet nombreuses : quelle orientation les relations bilatérales franco-américaines pourraient-elles prendre ? Une action diplomatique conjointe entre européens et américains serait-elle possible face aux enjeux internationaux représentés par l'Irak, par l'Iran et son programme nucléaire militaire, par le conflit israélo-palestinien, ou encore par la Chine, avec le projet européen de levée de l'embargo sur les armes à destination de ce pays ? Enfin, quelle serait la nature de la relation des Etats-Unis avec l'ONU et le multilatéralisme en général après la nomination de M. John Bolton, dont on connaît les positions à ce sujet, au poste d'ambassadeur à l'ONU ?

M. Dominique Moïsi a relevé que les « signaux » adressés au monde par le Président Bush depuis sa réélection apparaissaient contradictoires à certains égards : d'un côté, des signes d'ouverture, à l'image du discours prononcé à Paris par Mme Rice : « l'Amérique a besoin d'une Europe forte », de l'autre côté, la nomination de M. John Bolton comme ambassadeur auprès de l'ONU, démarche qui ne saurait être perçue autrement que comme un signe de défiance à l'égard de l'Organisation.

L'analyse que porte le président américain sur le monde se fonde sur la marque de confiance que le peuple américain lui a manifesté en le réélisant : il y trouve une forte validation de sa stratégie conduisant à porter la guerre contre les Etats-voyous, sanctuaires du terrorisme. Ainsi se trouve légitimée la synthèse réalisée entre action « préventive » et action « préemptive » qui a révolutionné l'approche des relations internationales pour relever le défi lancé contre la sécurité des Etats-Unis. A cet égard, deux dates apparaissent essentielles pour le président américain : celle du 11 septembre 2001, bien sûr, mais également celle du 30 janvier 2005, qui a vu le succès des élections irakiennes. Qui aurait pu imaginer, il y a un an, s'est interrogé M. Dominique Moïsi , que les Afghans, les Irakiens, les Palestiniens se seraient ainsi précipités pour voter, parfois au péril de leur vie ?

Si le Président Bush se voit ainsi assuré dans ses choix, il n'en relève pas moins les coûts excessifs qu'ils ont pu entraîner au regard de l'image des Etats-Unis dans le monde ou de la solidité de ses alliances. Conscient d'un certain isolement, inutile et coûteux, le Président américain entend, pour son second mandat, modifier la « forme » de sa diplomatie, même si, sur le « fond », la continuité sera la règle. Pour les Etats-Unis, les gestes de bonne volonté adressés à l'Europe sont d'autant plus légitimés qu'à leurs yeux, leur stratégie a porté ses fruits et que l'histoire leur rend justice, justifiant de renouer des liens avec leurs alliés qui partagent les mêmes valeurs.

Cela n'empêche pas, a considéré M. Dominique Moïsi , l'émergence de contradictions profondes liées à la nature du peuple américain, opposant la politique des Etats-Unis dans le monde, d'un côté, aux attentes du peuple américain, de l'autre. Une tension existe ainsi entre, d'une part, la démarche « révolutionnaire » de la diplomatie américaine visant à transformer le monde sur la base d'une vision messianique du rôle des Etats-Unis pour rendre ce monde meilleur et, d'autre part, l'objectif final de cette transformation du monde visant à s'en protéger, seul objectif répondant au voeu profond des Américains.

Les réalités internationales ont aussi leur importance : les disparitions successives de Yasser Arafat et Rafik Hariri ont ouvert une voie complexe qui accélère le cours de l'histoire. De la même manière, l'évolution de la Russie est sujet de préoccupation : la nature de plus en plus autoritaire du régime russe tend à faire de la Russie un problème, alors qu'on a longtemps cru, à Washington, qu'elle serait une partie de la solution.

Trois dossiers viennent s'ajouter à ces réalités contraignantes : celui de l'Iran, d'abord, où les Etats-Unis cherchent à gagner du temps, mais pensent qu'une intervention militaire sera un jour inévitable ; le conflit israélo-palestinien, ensuite, dont l'évolution est positive, mais qui reste tributaire des groupes terroristes ; le dossier chinois, enfin, qui va revêtir une importance croissante.

Concluant sur les relations franco-américaines, M. Dominique Moïsi a estimé qu'elles s'étaient incontestablement améliorées dans la mesure où, des deux côtés et au plus haut niveau, existait une volonté en ce sens. La presse américaine elle-même a considérablement modifié son langage. Il reste que des divergences subsistent dans la lecture des événements internationaux, qu'il s'agisse de l'Irak, de l'Afghanistan ou du conflit israélo-palestinien. Quant aux opinions, elles demeurent antagonistes. De ce fait, a estimé M. Dominique Moïsi , le rapprochement s'opère davantage sur la forme que sur le fond.

A la suite de cet exposé, M. Jean François-Poncet a déclaré partager globalement l'analyse de M. Dominique Moïsi selon laquelle, au-delà d'une réelle volonté politique de rapprochement de part et d'autre de l'Atlantique, les objectifs de la politique étrangère américaine demeuraient inchangés, laissant entiers nombre de sujets potentiels de désaccord. Il s'est toutefois demandé si les Etats-Unis n'allaient pas devoir tenir compte des limites objectives à la puissance américaine apparues au cours des derniers mois, que ce soit sur le plan militaire, politique, économique ou financier. Il a évoqué, à cet égard, l'absence de forces disponibles pour ouvrir un nouveau théâtre d'opération militaire, la nécessité de réduire les dépenses de défense, le risque d'impopularité croissante de l'administration américaine dans le tiers-monde et en Europe ou encore les conséquences d'une poursuite de la baisse du dollar.

M. Jean François-Poncet a d'autre part estimé que la question de l'attitude à l'égard de la Russie risquait de devenir un nouveau facteur de tension transatlantique. Les Etats-Unis ne semblent pas disposés à accepter l'actuel raidissement du pouvoir russe, ce qui pourrait créer des difficultés avec la France, et plus encore avec l'Allemagne, cette dernière accordant une importance primordiale, tous partis politiques confondus, au partenariat avec la Russie.

Enfin, M. Jean François-Poncet a constaté qu'en l'espace de quelques semaines, le paysage politique du Moyen-Orient s'était profondément transformé, offrant une image totalement différente de celle d'il y a à peine un an. Il s'est toutefois interrogé sur le caractère durable de ces évolutions. Il a rappelé la fragilité de l'Afghanistan en raison du poids des « seigneurs de la guerre » et du trafic d'héroïne, tout comme les difficultés de constitution d'un gouvernement irakien. Il a également observé que les manifestations du 8 mars à Beyrouth pouvaient laisser penser que la Syrie n'est pas aussi affaiblie qu'on pouvait le croire. Il a souhaité connaître l'opinion de M. Dominique Moïsi sur les possibilités de retournement de tendance au Moyen-Orient dans les mois à venir.

M. Didier Boulaud a interrogé M. Dominique Moïsi sur la nature réelle des inquiétudes américaines à l'égard de l'émergence de la Chine.

M. Josselin de Rohan a constaté que la volonté affichée des Etats-Unis de promouvoir la démocratie et les droits de l'homme plaçait la Russie dans une situation difficile, faisant ressortir le déficit démocratique interne du régime politique russe, et surtout, sa perte d'influence sur le proche étranger. Il s'est demandé si, dans ces conditions, Moscou n'allait pas être conduit à raidir son attitude et à s'opposer de plus en plus souvent à la politique américaine. S'agissant de la Chine et de sa situation vis-à-vis des Etats-Unis, il a établi un parallèle avec le rôle que jouait le Japon avant la seconde guerre mondiale, suggérant que Pékin pourrait à l'avenir heurter de front les intérêts américains. Il a interrogé M. Dominique Moïsi sur l'éventualité d'une alliance russo-chinoise pour contrebalancer l'influence des Etats-Unis.

M. Dominique Moïsi a convenu des limites objectives, tant politiques, économiques que militaires, qui s'imposent à la puissance américaine. Il a également souligné une limite d'ordre culturel, à savoir le faible engagement du peuple américain à l'égard des affaires du monde. Il a toutefois estimé que tout en reconnaissant ces limites, les Etats-Unis sont eux-mêmes surpris de l'ampleur des résultats qu'ils ont obtenus en bousculant le statu quo au Moyen-Orient. Le président Bush est à cet égard convaincu qu'il a pleinement su répondre au défi posé par les attaques du 11 septembre, tout comme le président Roosevelt avait su en son temps réagir à l'attaque de Pearl Harbour. Le président américain ne doute pas de la pertinence de sa politique, tout en reconnaissant qu'il faut désormais la faire accepter par le monde extérieur pour qu'elle obtienne un plein succès.

S'agissant des relations avec la Russie, les Etats-Unis, a estimé M. Dominique Moïsi , ne peuvent se permettre de les faire échapper aux objectifs de démocratisation qui inspirent leur politique étrangère, et ce, à un moment où Moscou s'engage dans une orientation opposée. Le régime du président Poutine paraît aujourd'hui très affaibli. Le drame de la prise d'otage de Beslan a mis en évidence l'incompétence et la corruption de l'appareil de sécurité russe. Les élections en Géorgie et en Ukraine ont constitué un revers cinglant pour Moscou. Ces événements ont accentué l'humiliation d'un régime blessé qui n'a d'autres recours aujourd'hui que l'appel au nationalisme et à la nostalgie de l'empire passé. Une alliance de revers entre Pékin et Moscou aurait actuellement peu de sens, la Russie ayant beaucoup plus à craindre qu'à espérer de la Chine. Seuls les prix élevés de l'énergie permettent à la Russie de « faire illusion » sur le plan économique. Mais le pays est confronté à une crise démographique extrêmement grave, puisqu'il pourrait perdre 35 % de sa population d'ici 2050, qui porte en germe un affaiblissement profond et durable. Cette situation peut devenir une source de divergences entre les Etats-Unis et l'Europe, tout comme entre les Européens eux-mêmes. Une partie des nouveaux membres de l'Union, au premier rang desquels la Pologne, se défient de la Russie quand d'autres, comme l'Allemagne et la France, continuent de la considérer comme un partenaire incontournable.

En ce qui concerne la Chine, c'est le seul pays, dans l'esprit des Américains, qui pourrait à l'avenir représenter une menace du même ordre que celle incarnée durant la guerre froide par l'Union soviétique. Le fait qu'en levant l'embargo sur les ventes d'armes, les Européens puissent contribuer à accélérer cette échéance, constitue une source d'incompréhension aux Etats-Unis. A la différence du Japon de l'avant-guerre qui s'inspirait, dans une certaine mesure, des régimes autoritaires européens, la Chine n'a aucun intérêt à prendre le risque d'une tension frontale avec l'Occident. Elle a le sentiment que le temps joue pour elle et considère qu'au terme d'une évolution naturelle, elle retrouvera une place de premier plan dans le concert mondial.

Abordant les évolutions en cours au Moyen-Orient, M. Dominique Moïsi a souligné que les conséquences d'événements majeurs, comme la mort de Yasser Arafat ou l'assassinat de Rafic Hariri, se conjuguaient à quatre tendances de fond.

La première tendance de fond tient à l'émergence, dans le monde arabo-musulman, d'une société civile longtemps brimée et opprimée et qui voit dans les circonstances présentes une fenêtre d'opportunité pour conquérir son droit à s'exprimer. La politique américaine a libéré des dynamiques qui n'étaient pas toujours attendues, confirmant la formule d'Hegel, selon laquelle les hommes font l'histoire, mais ne savent pas l'histoire qu'ils font. Cette société civile arabo-musulmane aspire à la démocratie, mais conteste l'Occident.

La deuxième tendance lourde tient à l'état d'épuisement des deux acteurs du conflit israélo-palestinien. Les palestiniens ont pris conscience que le 11 septembre avait considérablement renforcé la marge de manoeuvre du gouvernement israélien. A l'inverse, Ariel Sharon a opéré une réelle conversion stratégique, rejoignant les thèses qui étaient celles du parti travailliste il y a quelques années. L'analyse de la démographie l'a convaincu que le projet de Grand Israël n'était pas compatible avec la préservation de la dimension juive de l'Etat hébreu et qu'il n'y avait donc d'autre perspective que de rendre des territoires. Le premier ministre israélien a jugé qu'il était opportun de le faire à un moment où les palestiniens et leurs alliés sont faibles, à l'inverse des soutiens d'Israël, à savoir les Etats-Unis, mais également l'Inde ou la Chine. Convaincu de la fragilité démographique d'Israël, Ariel Sharon s'oriente vers des propositions d'échanges de territoires, notamment pour préserver les implantations juives autour de Jérusalem, quitte à donner aux Palestiniens des terres israéliennes du nord du pays. Cette solution impliquerait également des compensations symboliques et financières en contrepartie d'un abandon du droit au retour des réfugiés. Bien entendu, le déroulement du processus en cours peut toujours être remis en cause par une reprise des attentats terroristes.

Pour M. Dominique Moïsi , le troisième facteur de changement réside dans le nouvel équilibre régional qui s'établit au Moyen-Orient au détriment des sunnites et au bénéfice des chiites, ces derniers étant les plus attachés à la remise en cause du statu quo.

Enfin, la quatrième tendance de fond qui est à l'oeuvre peut être perçue dans les pays du Golfe comme le Qatar, Oman ou les Emirats arabes unis qui se projettent déjà dans la période de l'après-pétrole. Ils ont dépassé la question du conflit israélo-palestinien et reconnaissent la nécessité du changement pour s'intégrer dans le monde futur. Dans ce contexte, la décision du président Moubarak d'autoriser la pluralité des candidatures à l'élection présidentielle apparaît en première analyse comme un choix tactique, mais elle va libérer des forces qui ne pourront peut-être pas être contrôlées, avec un risque de renforcer des mouvements extrêmes. Au Moyen-Orient, les opinions sont conscientes des conséquences négatives de l'absence d'état de droit. Elles éprouvent un sentiment d'humiliation face à une corruption qui a sans doute privé les pays arabes des bénéfices que les pays asiatiques ont su tirer de la mondialisation. De ce point de vue, on peut considérer que les pays arabes ont moins besoin d'un Etat de droit à l'occidentale que de s'inspirer des exemples de pays d'Asie, comme Singapour.

M. Robert Del Picchia a souligné les différents obstacles qui pouvaient s'opposer à une éventuelle intervention américaine en Iran, qu'il s'agisse des difficultés strictement militaires d'une neutralisation des sites nucléaires, des risques de rétorsion sur le marché pétroliers ou encore des conséquences politiques d'une telle opération. Il s'est demandé si, dans ces conditions, les Etats-Unis ne seront pas conduits à accepter un Iran nucléaire comme un moindre mal. S'agissant de la Russie, M. Robert Del Picchia a convenu de sa grande dépendance économique vis-à-vis des hydrocarbures, mais il a observé que le niveau élevé des prix de l'énergie était sans doute appelé à perdurer. Enfin, au sujet de la question des relations avec la Chine, il s'est interrogé sur la possibilité d'un dialogue politique entre les Etats-Unis et l'Union européenne.

Mme Maryse Bergé-Lavigne a évoqué les nombreuses questions soulevées par la nature messianique de la politique étrangère américaine. Elle s'est demandé s'il fallait y voir une forme de néo-colonialisme, si elle ne constituait qu'un habillage pour des préoccupations beaucoup plus mercantiles, comme l'approvisionnement énergétique, et si les Etats-Unis étaient disposés à la promouvoir partout dans le monde, et non seulement au Moyen-Orient.

M. Robert Bret a souhaité savoir si une intervention américaine en Iran n'entraînerait pas un embrasement général de la région, du fait de la solidarité des communautés chiites qui sont renforcées depuis la guerre d'Irak.

En réponse à ces différentes interventions, M. Dominique Moïsi a souligné qu'une intervention militaire américaine en Iran entraînerait une réaction nationaliste qui étoufferait immédiatement les fortes aspirations de la société civile iranienne vis-à-vis de la liberté et de la démocratie. Il a estimé que les Etats-Unis demeuraient convaincus que l'accession de l'Iran à la capacité nucléaire militaire aurait un effet désastreux sur la prolifération dans tout le Moyen-Orient.

Il a estimé que les préoccupations économiques et commerciales n'étaient pas absentes dans la définition de la politique étrangère américaine, mais qu'il serait erroné de sous-estimer la dimension idéologique et la volonté réelle de transformer le monde.

Evoquant la démonstration de force opérée par le Hezbollah le 8 mars à Beyrouth, il a estimé qu'elle ne signifiait pas un retour au premier plan de la Syrie. A Damas, le pouvoir est actuellement affaibli et divisé. En revanche, le Hezbollah demeure un mouvement incontournable au Liban. Il y a là une différence fondamentale entre la « révolution du cèdre » et la « révolution orange ». L'opinion ukrainienne aspirait à rejoindre la norme démocratique en vigueur dans le reste de l'Europe, alors que le Liban se trouve dans un environnement où la démocratie fait encore figure d'exception.

II. PRÉSENTATION DU COMPTE RENDU DE LA MISSION D'INFORMATION

Réunie le 13 avril 2005 sous la présidence de M. Serge Vinçon, président, la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées a examiné le compte-rendu effectué du déplacement effectué par la délégation de la commission à Washington du 13 au 16 mars 2005.

M. Jean François-Poncet a précisé que la délégation qu'il conduisait et qui comprenait également Mme Monique Cerisier-ben Guiga et M. Robert Del Picchia, avait pu rencontrer en trois journées à Washington un grand nombre d'interlocuteurs, notamment des membres du Sénat et de la Chambre des représentants, M. Daniel Fried, conseiller du Président Bush pour l'Europe au Conseil national de sécurité, les sous-secrétaires d'Etat en charge de l'Europe et du Moyen-Orient au Département d'Etat ainsi que plusieurs spécialistes des « think tanks » et journalistes. Il a également évoqué les informations précieuses recueillies auprès de l'ambassadeur de France à Washington, M. Jean-David Lévitte, et de ses collaborateurs.

M. Jean François-Poncet a indiqué que les conclusions tirées par la délégation pouvaient être résumées autour de trois questions : la politique étrangère américaine a-t-elle changé ? Les relations franco-américaines se sont-elles améliorées ? Quels sont les sujets potentiels de friction dans les prochains mois ?

M. Jean François-Poncet s'est tout d'abord demandé dans quelle mesure l'on pouvait percevoir des changements dans la politique étrangère des Etats-Unis et si ces changements étaient durables.

Il a estimé que, comme le soulignent volontiers nombre d'analystes français, beaucoup de facteurs vont dans le sens d'un maintien des axes fondamentaux de la politique américaine, qu'il s'agisse des réticences vis-à-vis du multilatéralisme, d'une doctrine admettant le recours à des opérations militaires préventives ou encore du refus de ratifier le protocole de Kyoto ou le statut de la Cour pénale internationale. Le Président Bush s'est au demeurant vu renforcé dans ses choix par sa réélection de novembre dernier, comme par les évolutions les plus récentes intervenues au Moyen-Orient. Pour autant, des éléments nouveaux apparaissent, suffisamment nombreux et significatifs, pour que l'on ne puisse pas les réduire à un simple changement de ton.

M. Jean François-Poncet a ainsi constaté qu'après l'Irak, les autorités américaines semblaient peu disposées à envisager de nouvelles opérations militaires contre des régimes hostiles. Les Etats-Unis se réengagent sur le processus de paix israélo-palestinien. Sur la question nucléaire iranienne, le Président Bush a effectué un premier geste de soutien à la négociation menée par les Européens. S'agissant de la Syrie, il s'est rangé aux propositions françaises visant à appuyer le retour du Liban à l'indépendance politique, plutôt que d'entrer dans une confrontation directe avec Damas. Enfin, la visite du Président Bush en Europe au mois de février a montré que Washington reconnaît désormais l'Union européenne comme un interlocuteur valable.

Selon M. Jean François-Poncet , ces évolutions peuvent s'expliquer par deux facteurs. Les succès récemment rencontrés par l'administration américaine, notamment les élections en Afghanistan et en Irak, la rendent plus à même d'infléchir son attitude sans donner le sentiment d'agir sous la pression des événements. D'autre part, face au coût humain, financier et politique de ses interventions militaires, elle a pris conscience des limites de sa puissance supposée, tout comme de son impopularité, dans une large partie du monde. Les Etats-Unis savent désormais qu'il leur est difficile de « gagner la paix » et perçoivent l'intérêt d'un rapprochement avec l'Union européenne qui peut leur fournir une précieuse caution politique et un appui en hommes et en financements sur le terrain.

Evoquant les nominations de John Bolton comme représentant permanent des Etats-Unis au Conseil de sécurité des Nations unies et de Paul Wolfowitz comme président de la Banque mondiale, M. Jean François-Poncet a estimé qu'elles pouvaient s'interpréter de deux façons : soit comme une provocation à l'égard des partisans du multilatéralisme, compte tenu des positions précédemment exprimées par ces personnalités, soit, à l'inverse, comme une volonté de combler le fossé entre les Etats-Unis et les institutions multilatérales.

M. Jean François-Poncet a ensuite abordé la situation des relations bilatérales franco-américaines. Il a indiqué que la délégation avait perçu une évolution positive au sein de l'administration, qui n'évoque plus les différends du passé et met l'accent sur la qualité des coopérations, l'approche commune à l'égard du Liban en constituant l'illustration la plus récente. Il lui a en revanche semblé que les progrès étaient moins visibles au Congrès, malgré la création d'un « French caucus » regroupant une quarantaine de représentants et une quinzaine de sénateurs. A travers son plaidoyer pour un monde multipolaire, la France demeure souvent suspecte de vouloir contrer et réduire systématiquement l'influence des Etats-Unis. Enfin, l'opinion publique américaine reste influencée par de grands media, parfois ouvertement hostiles à la France, comme la chaîne de télévision Fox News.

Aux yeux de M. Jean François-Poncet , l'amélioration des relations franco-américaines doit être encouragée à travers une politique active de contacts et d'échanges.

Enfin, M. Jean François-Poncet a évoqué les différents dossiers qui pourraient constituer, dans un avenir proche, des sujets de friction entre les Etats-Unis et l'Europe, et singulièrement la France.

Il a cité en premier lieu la décision de principe de l'Union européenne de lever l'embargo imposé en 1989 à l'encontre des exportations d'armes vers la Chine. Cette perspective soulève une opposition unanime aux Etats-Unis. La Chambre des représentants a adopté, par 411 voix contre 3, une résolution hostile à cette levée d'embargo et le Sénat est saisi d'un texte analogue prévoyant en outre des mesures de rétorsion portant sur les transferts de technologies et d'équipements militaires américains vers l'Europe. Les responsables américains font valoir que la Chine n'a réalisé aucun progrès depuis 1989 en matière de Droits de l'homme. Celle-ci vient de surcroît d'adopter une loi légitimant une intervention militaire à l'encontre de Taïwan si cette dernière venait à s'engager sur la voie d'une déclaration d'indépendance. En cas de conflit, les Etats-Unis seraient amenés à s'engager et il n'est pas acceptable à leurs yeux que les forces de Pékin puissent bénéficier de technologies ou d'équipements européens. Derrière ces préoccupations transparaît l'inquiétude croissante des Etats-Unis face à l'émergence de la puissance chinoise.

M. Jean François-Poncet s'est demandé si les enjeux de la levée de l'embargo européen constituaient un enjeu suffisamment important pour risquer un contentieux majeur avec les Etats-Unis. Il a estimé que l'adoption par Pékin de la loi « anti-sécession » à l'encontre de Taïwan pouvait justifier un ajournement de toute décision européenne sur le sujet.

S'agissant de la question nucléaire iranienne, M. Jean François-Poncet s'est interrogé sur l'issue de la négociation en cours, dans la mesure où l'Iran ne semble pas vouloir renoncer à certaines capacités sensibles et où les Etats-Unis paraissent peu disposés à apporter certaines garanties au régime actuellement en place à Téhéran. Il a souligné qu'en contrepartie des gestes effectués par Washington sur la candidature de l'Iran à l'OMC et sur la livraison de pièces pour l'aviation civile, les Européens s'étaient engagés à transmettre le dossier iranien au Conseil de sécurité des Nations unies en cas d'échec des négociations. Il a estimé que dans l'hypothèse, probable, où le Conseil de sécurité ne parviendrait pas à un accord, les Etats-Unis demanderaient à l'Union européenne de décréter unilatéralement des sanctions à l'encontre de l'Iran. Tout en soulignant que l'administration américaine ne semblait pas guidée par une politique claire quant aux moyens de résoudre la crise iranienne, que ce soit par une négociation, des sanctions ou une destruction des sites nucléaires, il a considéré que ce sujet constituait une source potentielle de divergence entre les Etats-Unis et l'Europe.

Parmi les autres sujets pouvant mettre à l'épreuve les relations transatlantiques, M. Jean François-Poncet a évoqué le conflit israélo-palestinien, dans la mesure où la politique actuelle du Président Bush pourrait trouver ses limites dès lors que se posera la question du démantèlement des colonies en Cisjordanie, et l'attitude vis-à-vis de la Russie, plusieurs pays européens, et en premier lieu l'Allemagne, ne souhaitant pas remettre en cause leur partenariat privilégié avec Moscou.

En conclusion, M. Jean François-Poncet a estimé qu'en dépit de réelles évolutions positives dans le sens d'une amélioration des relations euro-atlantiques, les divergences d'intérêts et de sensibilités demeurent, maintenant durablement sous tension l'alliance entre l'Europe et les Etats-Unis.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga a souligné l'ambivalence de l'attitude américaine vis-à-vis de l'Union européenne, le souhait de disposer d'un partenaire solide et efficace étant contrebalancé par la crainte de voir émerger une puissance rivale. Elle a précisé que l'un des interlocuteurs de la délégation avait qualifié de « simple trêve » l'amélioration actuelle du climat transatlantique, en ajoutant que le Président Bush jugerait le rapprochement avec l'Europe à ses résultats. S'agissant des relations franco-américaines, elle a estimé que les contacts au Congrès avaient permis de vérifier la persistance de divergences de fond, comme l'illustre par exemple la mise en cause de la France en tant qu'instigatrice de la levée de l'embargo européen sur les ventes d'armes à la Chine. A propos de l'Iran, il lui a semblé que la vision de certains cercles néo-conservateurs demeurait extrêmement idéologique, notamment sur la question d'éventuelles sanctions décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Enfin, elle a indiqué qu'aux sources de divergences euro-atlantiques citées par M. Jean François-Poncet s'ajoutaient celles sur le rôle des institutions multilatérales et sur la lutte contre le terrorisme, envisagée aux Etats-Unis sous un angle exclusivement sécuritaire et militaire.

M. Robert Del Picchia a pour sa part estimé que l'écoute attentive dont avait bénéficié la délégation traduisait l'amélioration des relations bilatérales. Il a souligné que certaines incompréhensions vis-à-vis de la politique française ou européenne étaient parfois imputables à un défaut d'information, particulièrement au Congrès. S'agissant de la levée de l'embargo européen sur les ventes d'armes à la Chine, il a précisé que la délégation s'était efforcée d'expliquer les motivations de l'Union européenne, notamment le caractère anachronique de cet embargo qui place la Chine sur le même plan que le Zimbabwe, la Birmanie et le Soudan, les seuls autres pays à subir une telle mesure. Il a également rappelé que plusieurs alliés des Etats-Unis n'avaient jamais appliqué d'embargo, notamment Israël, ou l'avaient levé, comme l'Australie. Il a toutefois souligné que la démarche européenne suscitait une désapprobation générale parmi les responsables américains. Parmi les autres sujets de friction, il a cité l'attitude vis-à-vis du Hezbollah libanais, que nombre de parlementaires américains souhaitent voir inscrit par l'Union européenne sur la liste des organisations terroristes. S'agissant des relations économiques franco-américaines, il a précisé qu'une étude réalisée à la demande du Congrès chiffrait à 1 milliard de dollars le volume des transactions journalières entre nos deux pays et à 600 000 le nombre d'emplois au sein d'entreprises françaises aux Etats-Unis, ce qui témoigne de l'intensité de nos échanges économiques. Il a estimé que les Etats-Unis avaient tourné la page de la crise irakienne, sans toutefois l'oublier.

MM. André Dulait et Serge Vinçon, président , ont demandé des précisions sur les informations recueillies par la délégation à propos de l'attitude américaine vis-à-vis des colonies israéliennes en Cisjordanie, d'une part, et vis-à-vis de la réforme des Nations unies, d'autre part.

S'agissant de l'arrêt des implantations et du démantèlement des colonies israéliennes en Cisjordanie, M. Jean François-Poncet a estimé que le Président Bush semblait avoir compris que le succès de sa politique au Moyen-Orient dépend en grande partie de sa capacité à infléchir la politique israélienne pour faire aboutir le processus de paix. D'une manière plus générale, il a souligné que l'objectif d'expansion de la liberté et de la démocratie, dont le Président Bush fait désormais l'axe majeur de sa politique étrangère, lui interdit de transiger sur certains principes et réduit ses marges de manoeuvre. S'agissant des Nations unies, il a indiqué que dans la période où la délégation s'était rendue à Washington, les responsables américains semblaient moins préoccupés par le projet de réforme que par les enquêtes relatives aux irrégularités ayant affecté le programme « Pétrole contre nourriture ».

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