E. LES PAYS DU SUD AURONT DES GAINS INÉGAUX À LA LIBÉRALISATION : (2) LES PRODUITS MANUFACTURÉS

La combinaison des bases MAcMap et de droits de douane consolidés avec le modèle MIRAGE permet d'analyser les principales dimensions de l'ambitieux agenda de libéralisation contenu dans la Déclaration Ministérielle de Doha concernant l'accès au marché pour les produits non agricoles (NAMA). Le CEPII l'a fait en s'attachant à reproduire aussi fidèlement que possible les mécanismes en cause : on applique les formules de libéralisation au niveau des produits, et non des secteurs comme dans la plupart des travaux de modélisation jusqu'ici.

De nombreux pays en voie de développement sont réticents à l'idée de libéraliser l'accès à leur propre marché et conditionnent toute avancée dans ce domaine à un meilleur accès aux marchés des pays développés pour les produits agricoles. Aussi le travail réalisé au CEPII accorde-t-il une attention particulière à ces pays : dans quelle mesure ces positions dans les négociations reflètent-elles des intérêts objectivement différents pour les pays en voie de développement, et pour quelles raisons ?

Une littérature abondante traite de la libéralisation dans le cadre du NAMA, montrant que l'accès au marché reste très imparfait, dans la mesure où la protection appliquée est substantielle dans de nombreux pays (pour l'essentiel les pays en voie de développement). De plus, le champ de consolidation (« scope of binding », part des lignes tarifaires dont le droit de douane est consolidé) est loin d'être complet dans de nombreux pays en voie de développement ; enfin, la marge de consolidation (différence entre le droit de douane consolidé et le droit appliqué) est souvent considérable dans les mêmes pays.

Ces études d'impact de la libéralisation commerciale ont généralement été menées en mobilisant des MEGC. Parmi les avancées récentes on retiendra l'introduction de scénarios détaillés prenant en compte un certain nombre de développements récents dans une situation de référence, la prise en compte de la différence entre droit consolidé et appliqué, la prise en compte des accords préférentiels et enfin la comparaison de scénarios définis au niveau fin des produits. Dans ce contexte, le CEPII a apporté de nombreuses contributions originales, la plus importante étant de combiner pour la première fois l'ensemble des éléments venant d'être cités.

Les scénarios considérés comprennent ce qu'il est convenu d'appeler la proposition Girard (avec des valeurs différentes pour le coefficient de la formule de libéralisation), la suppression des pics tarifaires et une libéralisation totale de l'accès au marché, l'ensemble de ces scénarios étant défini au niveau fin des produits (nomenclature SH6). Tous les accords préférentiels en vigueur en 2001 sont pris en compte, auxquels s'ajoutent les engagements des pays venant récemment d'accéder à l'OMC. Une simulation initiale a été réalisée sur cette base afin de disposer d'un scénario de référence incluant l'ensemble de ces éléments.

Ces différentes améliorations sont de nature à influencer largement les résultats de l'évaluation du Cycle et donc à déboucher sur les conclusions tranchant avec le reste de la littérature faisant des hypothèses beaucoup plus simplifiées. Les négociations à l'OMC portent en effet sur la réduction des droits consolidés , ce qui laisse dans de nombreux cas les droits appliqués inchangés, en particulier quand la différence entre le droit initial et le droit appliqué est importante. De même, la prise en compte des préférences permet de s'intéresser à la question de leur érosion, centrale dans les négociations en cours. Enfin, la libéralisation des droits de douane au niveau fin des produits permet de prendre la pleine mesure de l'impact des formules envisagées.

Le Tableau 7 rend compte de la protection initiale. Sans exception, la protection est plus forte dans les secteurs textile-habillement-cuirs-chaussures (dans la suite textile-habillement par simplicité), que pour le reste des produits non agricoles, et ceci quelque soit l'exportateur ou l'importateur de ces produits. Il est rare de trouver des droits moyens inférieurs à 10%, voire 15%, pour ces produits. Sur les marchés pris individuellement, les pays en développement se voient rarement opposer une protection inférieure à celle à laquelle leurs concurrents des pays développés font face. Au contraire, la protection qu'ils rencontrent les désavantage fréquemment : cela vient en partie de leur spécialisation sur le bas de gamme en présence de droits de douane spécifiques, et en partie du fait qu'ils sont spécialisés sur des produits à droits de douane élevés (en réalité la causalité peut être inverse en raison de l'endogénéité des structures de protection). Très concrètement, on retiendra que de nombreux schémas préférentiels concédés aux pays en voie de développement excluent le textile-habillement.

S'agissant des autres produits non-agricoles, la protection à l'entrée des marchés industrialisés est très réduite (dans la plupart des cas inférieure à 4%), en particulier vis-à-vis des exportateurs des pays les moins avancés. Cette situation tranche avec ce qui est observé à l'entrée des marchés des pays en développement, où la protection pour les produits industriels reste élevée. La protection moyenne y est supérieure à 10% en Argentine, au Brésil, au Maghreb, en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud, et atteint même 30% en Inde.

En résumé, la protection moyenne est très nettement inférieure dans les pays industrialisés que dans les pays en développement, et la plus élevée dans les pays pauvres. Le Maghreb et l'Inde constitue par ailleurs deux régions très protectionnistes.

En présence de telles disparités dans les schémas de protection initiale, il est prévisible que les scénarios de libéralisation retenus auront des implications très différentes selon les pays considérés. En particulier, en raison d'un taux de consolidation très bas, les pays les moins avancés et l'Asie du Sud vont être de facto entièrement épargnés par la baisse des tarifs, et ceci dans l'ensemble des scénarios décrits ci-dessous.

Tableau 7 : Protection moyenne initiale pour les produits non-agricoles (AVE, %)

Note: Marchés en ligne, exportateurs en colonne.

Source : MacMap_HS6, CEPII [4]

Les scénarios considérés sont les suivants (sachant que les hypothèses de libéralisation retenues portent exclusivement sur les produits non agricoles au sens de la définition de l'OMC et ne concernent évidemment que les membres de l'OMC) :

- Élimination des pics : les pics tarifaires pour les produits non agricoles, c'est-à-dire les équivalents ad valorem supérieurs à 15%, sont tous remplacés par un droit de douane ad valorem de 15% ;

- Libéralisation complète : les droits de douane sont supprimés pour tous les produits non agricoles ;

- Girard 0.65 : proposition Girard avec un coefficient B=0,65 ;

- Girard 1 : Les droits sont réduits en utilisant la formule Girard avec un coefficient B= 1 ;

- Girard 2 : même chose avec un coefficient B=2 ;

- Girard 1 + Traitement spécial et différencié (TSD) : le traitement spécial et différencié est ici introduit dans le scénario, le coefficient B prenant la valeur B=2 pour les pays en voie de développement ayant consolidé au moins 35% de leurs lignes tarifaires ;

- Girard 1 sur droits appliqués : les droits appliqués et non consolidés sont réduits selon la formule du scénario (d).

Tous ces scénarios s'appuient sur l'hypothèse que les pays ayant un taux de consolidation inférieur à 35% de leurs lignes tarifaires, ainsi que les PMA, sont exemptés de toute baisse des droits.

L'application de la formule de Girard avec un coefficient égal à l'unité a un impact prononcé sur le niveau de la protection. Dans les pays développés, la protection moyenne pour les produits industriels est réduite de moitié environ, avec des baisses plus fortes dans le textile-habillement, pour lequel l'effet d'harmonisation est important. La baisse du niveau moyen de protection est moins forte en valeur relative pour les pays en développement, mais plus importante en termes absolus. Cette formule de réduction des droits de douane entraîne également un effet prononcé d'harmonisation des droits entre pays en développement, en particulier dans le textile-habillement, à l'exception de l'Inde et du Maghreb.

Les autres scénarios conduisent à des résultats attendus compte tenu des changements de coefficient de libéralisation qu'ils impliquent, sous réserve bien entendu de l'écart initial entre droits consolidés et appliqués. La différence de ce dernier point de vue n'est pas très importante pour les pays développés, à l'exception de la Corée. Pour les pays en développement, au contraire, appliquer la libéralisation directement aux droits appliqués plutôt qu'aux droits consolidés conduirait à une libéralisation beaucoup plus prononcée de leurs échanges, soulignant au passage l'écart très important entre ces deux catégories de droits pour ces pays.

Ces éléments sur la libéralisation des droits de douane sont introduits dans une version statique du modèle MIRAGE. La simulation initiale permettant d'obtenir une situation de référence prend en compte l'élargissement de l'Union européenne à 25 pays, le démantèlement des accords multi-fibres, l'entrée de nouveaux membres à l'OMC (au premier rang desquels la Chine) et l'application complète de l'AGOA par les États-Unis. L'équilibre de l'économie mondiale résultant de ces différents changements constitue donc la situation de référence.

Un des résultats essentiels de cet exercice concerne les prix : on s'attend généralement à ce que la libéralisation commerciale multilatérale se traduise par une augmentation des prix, au moins pour les produits concernés par les plus fortes libéralisations. Or, ceci n'est pas observé dans le scénario central appliquant une formule de Girard avec un coefficient unitaire.

L'explication réside dans l'approfondissement observé de la division internationale du travail. Les biens intermédiaires importés représentent aujourd'hui une part substantielle du coût total dans de nombreux secteurs d'activité en raison de la fragmentation internationale des processus de production. Dans ces conditions, réduire les droits de douane se traduit, pour de nombreux producteurs, par une baisse de leur coût de production qui est répercutée dans leur prix de vente.

Le pendant de cette évolution est une détérioration des termes de l'échange pour les pays en développement, modérée pour les pays intermédiaires mais plus prononcée pour les pays pauvres, et ceci à l'exception de la Chine et de la Russie (Tableau 8). En raison de leur spécialisation initiale, c'est au Maghreb et en Inde que les termes de l'échange reculent le plus fortement.

Un deuxième résultat mérite d'être souligné. En raison des contraintes pesant sur la balance des paiements, les variations des exportations et des importations sont très liées. C'est pourquoi une forte progression du commerce des produits industriels est observée dans des régions initialement fortement protégées comme l'Inde, le Maghreb ou SACU. Le commerce augmente également de façon significative pour les pays ayant des positions concurrentielles initiales fortes, en particulier la Chine, le Japon et la Corée.

L'Afrique Subsaharienne, comme l'Asie du Sud, sont quant à elles pour l'essentiel deux régions exemptées d'engagements en matière de libéralisation, d'où aucune augmentation significative de leurs importations. Et dans le même temps, ces pays doivent faire face à l'érosion de leurs préférences interdisant à leurs exportateurs de profiter de l'ouverture des marchés étrangers.

Tableau 8 : Effets de l'application de la formule Girard (coefficient B=1)
sur la valeur ajoutée industrielle, les exportations et importations industrielles,
les termes de l'échange et le bien être (variations en %)

Note : Le chiffre reporté dans le colonne « Welfare » (bien-être) est la variation équivalente de revenu réel. Il peut donc s'interpréter comme un impact sur le revenu réel de la zone.

Source : CEPII [4]

En termes de variation équivalente de revenu réel, les gains au niveau mondial apparaissent limités (+0,04%). Au sein des économies industrialisées, les économies asiatiques retirent les plus grands gains de la libéralisation, en raison de leurs positions offensives. Ces gains proviennent essentiellement d'un accès facilité aux marchés extérieurs, et d'une amélioration des termes de l'échange : les intérêts « offensifs » sont donc particulièrement évidents pour les économies asiatiques. Le mécanisme en cause est le suivant : le nombre de firmes nationales augmente, tout comme le nombre de nombre de variétés disponibles pour le consommateur, lesquels bénéficient de surcroît d'un accès facilité aux biens étrangers. Cette augmentation du niveau de la production, en présence de rendements d'échelle croissants, se traduit par des gains. Le Canada est le seul pays perdant parmi les pays industrialisés, en raison d'un recul de ses termes de l'échange lui même du à une érosion de ses préférence sur le marché américain.

Parmi les pays en développement, les conséquences de la libéralisation sont plus contrastées. Les pays du Maghreb enregistrent une augmentation substantielle de leur revenu (environ 2%) et la Russie, les Tigres et la Turquie enregistrent des gains. Toutefois, les autres pays en développement enregistrent une perte de revenu, en raison généralement d'une perte de termes de l'échange. Même si ces pertes sont limitées, le résultat obtenu mérite d'être souligné, en particulier parce qu'il diffère de celui observé pour les pays industrialisés.

La comparaison des scénarios (a) à (e) souligne que les gains de la libéralisation sont d'autant plus mal partagés que celle-ci est ambitieuse (Tableau 9).

Tableau 9 : Variations de bien être dans les différents scénarios de libéralisation.

Source : CEPII [4]

L'Inde illustre parfaitement cette logique : la perte de bien être s'élève à -0,15% dans le scénario central. Elle double lorsque l'on choisit un paramètre 0,65 au lieu de l'unité dans la formule de Girard. Elle est encore quatre fois plus importante en cas de libéralisation complète, alors qu'elle est négligeable avec un coefficient égal à 2 dans cette formule. Notons enfin que même si la plupart d'entre eux sont exemptés de tout engagement de libéralisation, les pays d'Afrique Subsaharienne sont affectés négativement dans l'ensemble des scénarios, à l'exception du scénario de suppression des pics tarifaires. Cette perte, qui reste d'une ampleur limitée, s'explique à la fois par l'érosion des préférences et par la baisse du prix relatif de leurs principaux produits exportés.

Il convient finalement d'insister sur le fait que l'étude sur l'accès au marché non agricole réalisée au CEPII ne vise pas à donner une évaluation globale des gains à attendre du Cycle. D'autres éléments de l'Agenda comme la facilitation des échanges ou l'ouverture des marchés de services ne sont pas repris ici, mais ce choix tient à ce que généralement leur modélisation est relativement ad hoc . De plus, l'approche retenue ne s'intéresse pas aux gains importants pouvant être tirés d'un meilleur accès pour les produits agricoles ou encore d'une réduction des subventions à l'exportation dans ce secteur. Mais l'analyse de sensibilité valide l'hypothèse selon laquelle l'accès au marché pour les produits non agricoles peut être étudié indépendamment de la libéralisation agricole, sans que cela biaise les résultats de façon significative.

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