B. MME VALÉRIE MASSON-DELMOTTE, CLIMATOLOGUE, CEA

Les pôles, témoins et acteurs du changement climatique

Je vous remercie. Ne maîtrisant pas toutes les subtilités du protocole, je me contenterai de vous dire « Bonjour, Mesdames et Messieurs », en m'adressant tout particulièrement aux curieux des pôles.

L'image de la station Concordia illustre l'impression, dans les régions polaires, d'éloignement du tumulte du monde. On y trouve les composantes lentes de la machine climatique : dans les océans polaires se forment les eaux profondes qui tapissent le fond des mers, tandis que les glaces polaires archivent, année après année, l'histoire du climat. Les personnes qui ont foulé le sol de Concordia ont ainsi marché sur des glaces vieilles de plus de 800 000 ans.

Loin des tumultes du monde, certaines régions polaires subissent pourtant des changements extrêmement rapides. Ainsi, dans l'Arctique, la couverture de banquise a reculé de deux millions de kilomètres carrés. Depuis 1975, l'observation des pôles par satellite permet de mieux observer les évolutions aux pôles. Ainsi, on constate un recul important de l'extension de la glace de mer, aussi bien en hiver avec 4,5 % de retrait par décennie, qu'en été, particulièrement au cours des dernières années.

A ce reflux s'ajoute une variabilité importante d'une dizaine d'années à l'autre. Notre recul vis-à-vis de ces variations, à travers les données obtenues par satellite, demeure court. C'est pourquoi nous disposons également de modèles climatiques permettant de projeter l'impact de l'activité humaine sur la couverture de glace. Ainsi, le modèle de Météo-France prévoit une disparition de la couverture de glace en Arctique pour 2060, le modèle de l'IPSL pour 2080. Si la prochaine année polaire a lieu dans cinquante ans, la couverture de glace sur l'océan arctique aura donc presque disparu. Il s'agit d'un réchauffement global de 3,5° C correspondant à la poursuite des rejets de gaz à effet de serre au rythme actuel, c'est-à-dire sur la base d'une augmentation de 25 % depuis 1990.

En Antarctique, on constate un retrait de l'ordre de 25 % de l'extension minimale de glace de mer, avec des conséquences importantes sur les écosystèmes qui se sont adaptés à cette couverture.

L'évolution de la température est mesurée depuis l'année géophysique de 1957-1958, qui a vu l'installation de nombreuses stations météorologiques dans ces zones. Les enregistrements datant de plus de cinquante ans sont très rares. On a donc pu mesurer une augmentation générale de 0,6° C depuis 1958, qui a produit des effets très contrastés sur les régions polaires : la péninsule antarctique et certaines régions de l'Arctique ont connu un réchauffement de plus de 2° C, tandis que, dans d'autres régions, la forte variabilité décennale, et la circulation atmosphérique et océanique qui redistribue la chaleur, viennent atténuer le réchauffement.

L'augmentation de la température est, quoi que l'on puisse faire, amenée à s'amplifier : le réchauffement global se situerait à 2° C si nos efforts devaient atteindre leur niveau optimal mais dépasserait les 3,5° C si les émissions se poursuivent au rythme actuel.

La communauté scientifique possède donc certaines certitudes : en particulier, elle anticipe une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, qui produira un réchauffement accéléré en Arctique. Cependant, les incertitudes restent considérables : un réchauffement global de 3,5° C signifie une incertitude de près de 3° C à l'échelle mondiale, et d'un facteur deux en Arctique. Il est urgent de réduire cette incertitude et la dispersion entre les modèles de climat. La solution consiste à les tester systématiquement à l'aune de leur capacité à représenter les grands changements passés.

Les spécificités climatiques des régions polaires résident dans les éléments suivants :

• des mécanismes amplificateurs ;

• la fonte de la banquise ;

• le couplage entre la circulation atmosphérique océanique et l'extension de la glace de mer ;

• le couplage avec le cycle du carbone, le pergélisol enfouissant du carbone, l'océan austral joue un rôle critique dans le bilan global du dioxyde de carbone ;

• la possibilité, dans ces régions à constante de temps lente, de ruptures, comme on le voit pour l'extension de la glace de mer en été ;

• le manque d'enregistrements météorologiques sur le long terme, malgré la progression des connaissances.

Pour aller plus loin, il faut combiner des campagnes d'observation intensive pour cartographier les changements en cours dans les régions polaires, et mettre en perspective ces séries météorologiques avec l'histoire du climat enregistrée dans ces glaces.

Les deux coupes de glace polaire présentées ici sont issues du forage EPICA au site de Dôme C en Antarctique. C'est le résultat d'un partenariat international impliquant dix pays, et d'un savoir-faire logistique, technologique et scientifique.

Les forages les plus anciens - 123 000 ans au site de North GRIP au Groenland, 800 000 ans au site de Dôme C en Antarctique - s'inscrivent dans le cadre d'une réflexion destinée à élaborer une stratégie de recherche à dix ans, dans l'objectif de remonter davantage dans le passé, et de cartographier spatialement et temporellement, à différentes échelles de temps, l'évolution du climat dans les régions polaires.

Le graphique présenté ici retrace donc 800 000 ans d'évolution des températures en Antarctique. Le rythme naturel montre une succession de glaciations et de périodes chaudes, avec une durée de transition de l'ordre de 10 000 ans. L'amplitude d'une glaciation est de 10 degrés en Antarctique et de 25 degrés au Groenland, en moyenne globale de 4 à 7 degrés. Par le passé, à cause de la position de la Terre dans son orbite autour du soleil, les pôles ont connu des périodes plus chaudes qu'aujourd'hui.

Lors de la dernière période interglaciaire, qui correspond à peu près à l'apparition de notre espèce, les deux pôles connaissaient des températures plus élevées qu'aujourd'hui de 5° C. C'est le maximum de réchauffement enregistré à ces échelles de temps. Le niveau des océans était plus élevé de quatre à six mètres. Pour des facteurs naturels, un réchauffement persistant aux pôles peut avoir des conséquences sur le bilan de masse des calottes polaires et, partant, sur le niveau des mers.

On constate également le couplage étroit entre l'évolution des températures en Antarctique et l'effet des concentrations en dioxyde de carbone. Les variations naturelles passées de cette concentration, amplificateur majeur de ces glaciations, sont responsables de la moitié de l'amplitude entre périodes glaciaires et périodes chaudes. On mesure ainsi l'ampleur de la perturbation humaine, en 150 ans, depuis la période industrielle, qui représente l'équivalent radiatif des changements naturels passés entre périodes chaudes et périodes interglaciaires.

Le rythme du climat se trouve ainsi rompu : par le passé, l'orbite terrestre pilotait les glaciations, amplifiées par les concentrations de gaz à effet de serre. Actuellement, ce sont les rejets de gaz à effet de serre qui pilotent le système. Nous ne disposons donc plus d'analogie pour comprendre l'effet de ces rejets sur le climat. En revanche, nous pouvons nous servir des périodes de réchauffement observées par le passé pour tester la capacité des modèles de climat à représenter ces grands changements.

J'ai évoqué le niveau des mers. Le GIEC, dans son rapport rendu en 2007, présente l'état actuel des connaissances à ce sujet. Entre 1993 et 2003, l'observation par satellite révèle une augmentation du niveau des mers de l'ordre de 3 mm par an, une contribution importante de la fonte des petits glaciers et de la dilatation thermique de l'océan, ainsi qu'un rôle non négligeable du Groenland et de l'Antarctique. Cependant, dans ce dernier cas, l'incertitude reste très forte car il est difficile de déterminer le bilan de masse de la calotte. La plupart des observations par satellite de l'altitude de cette calotte remontent à moins de dix ans, les observations de gravimétrie à trois ans. Dans ces conditions, il est difficile de s'affranchir des variations annuelles ou décennales.

Les estimations à long terme peuvent provenir du croisement entre, d'une part, des raids de terrain prévus dans le cadre de l'année polaire, des carottages superficiels, une mesure des variations passées d'accumulation et d'écoulement de la glace, et d'autre part les mesures par satellite offrant une couverture de plus grande échelle.

Pour résumer quelques ordres de grandeur, on a observé une augmentation de 20 centimètres du niveau des mers au 20 e siècle, tandis que le risque estimé pour le 21 e siècle est compris entre 19 à 58 cm. Il faut prendre en compte les incertitudes majeures sur les calottes polaires, l'accumulation de neige et la réaction à l'écoulement.

Enfin, les pôles sont à la fois témoins et acteurs du changement climatique. La stratégie de la communauté scientifique comprend deux volets :

• connaître la variabilité climatique passée et la réaction des calottes polaires à travers les carottages ;

• cartographier le changement climatique en cours aux pôles et ses processus au niveau de l'atmosphère et de la circulation océanique, de la fonte de la banquise dans l'Arctique, de la réaction des calottes polaires, à travers un croisement entre campagnes de terrain et télédétection.

Ces deux volets sont essentiels pour améliorer les modèles de climats et de calottes polaires, seuls outils à notre disposition pour prévoir le devenir des pôles et s'y adapter. Un double couplage est donc nécessaire, d'abord entre les différentes facettes des recherches sur le climat, ensuite entre ces recherches qui s'inscrivent dans la durée et des enjeux de société majeurs. L'année polaire est à mes yeux l'occasion d'un pacte entre la science et la société, pour montrer aux jeunes générations qu'il est possible de pratiquer la science avec une conscience, pour comprendre le monde et se rendre utile. Peut-être un tel pacte suscitera-t-il de nouvelles vocations ? Je vous remercie.

Bruno ROUGIER

Merci à Valérie Masson-Delmotte. Nous allons maintenant parler des animaux qui vivent sur la banquise. La biodiversité polaire, nous le savons, est menacée par le changement climatique. L'un des animaux emblématiques de la banquise, le manchot empereur, présente une double particularité surprenante. En premier lieu, le mâle peut jeûner pendant quatre mois pour s'occuper de l'oeuf, tandis que la femelle part à la recherche de nourriture. En second lieu, un processus biologique envoie au mâle un signal lorsque le moment est venu de reprendre son alimentation, en abandonnant éventuellement son oeuf. Plus étonnant encore, ce signal prend en compte le temps de déplacement nécessaire à la recherche de nourriture.

Je sais, Monsieur Le Maho, que vous ne limiterez pas votre exposé au manchot empereur ; c'est néanmoins l'un de vos sujets de prédilection. Je rappelle que vous êtes biologiste au CNRS, directeur adjoint de l'Institut pluridisciplinaire Hubert Curien, membre du Conseil des programmes scientifiques et technologiques de l'Institut polaire et membre de l'Académie des Sciences.

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