III. DÉBAT THÉMATIQUE : LES PÔLES, TÉMOINS POUR LES HOMMES

A. MME NELLY OLIN, MINISTRE DE L'ÉCOLOGIE ET DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

Monsieur le Président du Sénat,

Monseigneur,

Monsieur le Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, cher Ami,

Monsieur le Sénateur, cher Christian,

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Mesdames et Messieurs les Scientifiques,

Mesdames, Messieurs,

Les pôles constituent des lieux particuliers qui jouent un rôle clef dans le système global de notre planète.

Ce sont des catalyseurs de la coopération internationale.

Seul, il n'est pas possible d'appréhender les phénomènes géophysiques qui les parcourent, et nul ne peut se les approprier.

Depuis 1882, chaque année polaire internationale est ainsi l'occasion de réaffirmer la nécessité d'une mobilisation pluri-thématique pour faire avancer la connaissance des phénomènes en jeu.

La concentration momentanée des efforts de recherche et de communication doit conduire à une accélération de l'état de nos connaissances globales de la planète.

Par le passé, pendant la « grande dépression » (1932-1933), cette mobilisation scientifique a permis de justifier l'octroi de fonds importants à la recherche.

Nous vivions alors la deuxième année polaire internationale ; il s'agissait d'étudier les implications mondiales du Jet Stream nouvellement découvert.

Plus important encore, cette même coopération scientifique a participé à l'argumentaire sur le gel des revendications territoriales en Antarctique, acté par le Traité de l'Antarctique, signé en 1959 à l'issue de la troisième année polaire internationale.

L'Antarctique, consacré comme patrimoine commun de l'humanité, reste pourtant l'enjeu de tentatives d'appropriation, notamment économique, face auxquelles la France reste vigilante.

Il ne fait aucun doute que cette quatrième année polaire internationale fera preuve de la même utilité.

Les problématiques qui justifient aujourd'hui une coopération scientifique internationale ont néanmoins changé.

Il ne s'agit plus, et le Professeur Le Maho ne me contredira pas sur ce point, de chercher à comprendre les dynamiques stables d'un système dans lequel nous inscrivons nos actions, mais d'améliorer la connaissance de dynamiques qui découlent pour partie de nos actions.

Les pôles constituent des lieux privilégiés de cette réflexion par leur qualité de témoins de nos actions et de leurs conséquences.

Les pôles, autrefois lieux distants et exotiques, frontières au-delà desquelles s'étendait l'inconnu, enjeux d'expéditions où la fierté nationale accompagnait la démarche scientifique, sont aujourd'hui nos meilleurs témoins, à la fois proches parce qu'en prise directe avec les conséquences de nos actions, et fidèles parce que conservant scrupuleusement la trace de ces mêmes actions.

Les pôles sont les témoins de notre passé. Ils conservent les archives des variations de la composition chimique atmosphérique mondiale et du climat.

Il est possible de lire certains moments de l'histoire humaine dans une carotte glaciaire : essais nucléaires atmosphériques, traité international de Montréal qui est la date à partir de laquelle les quantités de fréons atmosphériques diminuent, éviction du plomb des carburants. J'espère un jour y lire les effets du Protocole de Kyoto.

Ces archives-là ne sont pas falsifiables, du moins tant qu'elles existent et qu'elles existeront.

Les pôles sont également les témoins privilégiés du présent.

Ils sont aux premières loges du changement climatique, exposés à des évolutions tangibles.

Les pôles nous renvoient ainsi une image sans fard des conséquences présentes des activités humaines.

Comme vont l'évoquer Valérie Masson-Delmotte, Yvon Le Maho et Joëlle Robert-Lamblin, le changement climatique affecte tant les équilibres de ces régions que leur biodiversité spécifique et les sociétés humaines qui les habitent.

Les régions polaires sont aujourd'hui le lieu de changements significatifs dont les évolutions sont amplifiées et présentent un caractère plus rapide qu'ailleurs.

Les températures moyennes arctiques ont crû près de deux fois plus vite que la moyenne mondiale au cours des cent dernières années. Les températures au sommet de la couche de pergélisol - le terme français synonyme de « permafrost » - ont généralement augmenté depuis 1980 en Arctique (jusqu'à 3°C).

La surface maximale de l'étendue saisonnière des terres gelées a décru, quant à elle, d'environ 7 % dans l'hémisphère Nord depuis 1900, avec une baisse au printemps allant jusqu'à 15 %.

Les informations paléo-climatiques confirment l'interprétation que le réchauffement du dernier demi-siècle est atypique, au minimum, sur les 1 300 dernières années.

La dernière fois que les régions polaires ont été significativement plus chaudes qu'actuellement pendant une longue durée (il y a environ 125 000 ans), la réduction du volume des glaces polaires a conduit à une élévation du niveau des mers de quatre à six mètres.

Pour les cent prochaines années, les simulations produisent une diminution des glaces de mer dans l'Arctique comme dans l'Antarctique pour tous les scénarios étudiés par le GIEC.

Pour certaines simulations, la glace disparaît presque entièrement en Arctique à la fin de l'été dans la seconde partie du 21 e siècle.

Les impacts du changement climatique au niveau des régions polaires sont à la fois incertains et potentiellement considérables.

Est-il possible que la calotte glaciaire groenlandaise s'effondre et quelles en seraient les conséquences ?

La voie de navigation Europe-Asie par le nord va-t-elle s'ouvrir, et avec quelles conséquences économiques, écologiques et géopolitiques ?

Face à ces changements que nous percevons à l'échelle globale et pour l'étude desquels nous soutenons la mobilisation scientifique internationale, les comportements locaux des sociétés humaines arctiques sont particulièrement riches d'enseignements.

Ces sociétés en prise directe avec leur environnement ne bénéficient pas du recul et de la vision globale que nous avons. Il s'ensuit que le changement climatique, ressenti localement, n'est pas toujours perçu comme une menace dans le cas de certains groupes sibériens. En revanche, c'est une réalité pour nombre d'établissements humains en Alaska. Ceux-ci ont dû s'adapter. Cependant, l'adaptation de peuples, autrefois nomades et aujourd'hui sédentarisés, commence à atteindre ses limites.

Parce que nous bénéficions du recul nécessaire et avons conscience des impacts à venir du changement climatique, nous sommes comptables, devant ces peuples et devant les générations à venir, des efforts que nous ferons pour comprendre, anticiper et maîtriser les conséquences des activités humaines sur les écosystèmes.

A ce titre, il convient de souligner l'impact direct des activités humaines sur l'évolution de la biodiversité spécifique des régions polaires.

L'image de l'ours blanc, certes, est très médiatique, mais ô combien difficilement supportable, lui qui se noie, épuisé après des dizaines de kilomètres de nage, incapable de rejoindre la banquise après s'en être éloigné dans son effort de pêche, porté par un fragment de glace.

Je voudrais ici souligner le sérieux et l'importance de la recherche sur le vivant. Certes, la sensibilisation aux menaces qui pèsent sur la diversité biologique est passée par une médiatisation de la crise biodiversité, mais cette seule médiatisation, soyons clairs, n'est pas à la hauteur de l'enjeu.

Ce n'est que par la recherche sur le vivant que nous pourrons aborder les questions d'adaptabilité des écosystèmes, anticiper les invasions biologiques, prévenir les impacts d'un tourisme naissant et accompagner la bioprospection.

Je tiens ici à féliciter la recherche française sur le vivant dans les régions subantarctiques qui tient, je suis fière de le dire, le premier rang mondial selon une étude de l'Institut Paul-Emile Victor, et a conçu de nombreuses innovations aujourd'hui généralisées.

Face à l'ensemble de ces défis scientifiques et humains, le ministère de l'écologie et du développement durable entend prendre sa part dans la mobilisation internationale de l'année polaire et plus largement par sa politique dédiée à la recherche et à la gestion des territoires polaires.

La communauté française et le ministère de l'écologie se mobilisent fortement sur les problématiques relatives aux milieux polaires.

J'en veux pour preuve l'effort sans précédent de la communauté scientifique française dans l'élaboration des scénarios climatiques présentés dans le quatrième rapport d'évaluation du GIEC.

Les travaux réalisés dans ce cadre par les centres de calcul français (IDRIS, CEA, centre de Météo-France) ont permis d'améliorer toutes les composantes des modèles climatiques et d'en accroître la résolution. Ce projet représente plus de 20 000 heures de calcul pour l'Institut Pierre-Simon Laplace et Météo-France.

Cet institut est en train de créer un groupement d'intérêt scientifique sur les impacts du changement climatique que j'ai, je le dis avec fierté, le plaisir de soutenir.

Pour compléter le tableau scientifique du climat en tirant des enseignements du passé, les chercheurs français s'investissent et sont reconnus dans le domaine de la paléoclimatologie, comme l'ont encore montré les travaux qui ont été menés sur les archives glaciaires gelées au sein des calottes polaires et ont permis de confirmer le lien entre changement climatique et gaz à effet de serre.

L'implication française dans des programmes internationaux tels les forages en Antarctique apporte de nouvelles pièces pour compléter le puzzle très complexe du climat mondial.

Je tiens également à souligner le fort engagement français pour la préservation de la biodiversité dont témoigne l'instauration de la réserve naturelle des terres australes en octobre dernier.

Cette réserve, il faut le savoir, s'étire sur 700 000 hectares terrestres et 1,6 million d'hectares marins, entre la zone subantarctique et la zone subtropicale avec les îles Crozet, Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam. Très isolée, à plus de 2 000 kilomètres de tout continent, cette réserve constitue un sanctuaire unique à préserver de façon définitive.

Cette réserve constitue aussi, ce qui semble primordial, un lieu exceptionnel pour mener des recherches de qualité sur les milieux vivants subantarctiques.

J'entends que la gestion de cet espace naturel protégé se fasse en synergie avec les projets de recherche.

Concernant spécifiquement l'année polaire internationale, le programme de recherches scientifiques et d'observations interdisciplinaires, lancé de manière coordonnée, cherche à atteindre deux objectifs.

Le premier recouvre l'amélioration de nos connaissances des processus polaires et de leurs liens en considérant à la fois l'Arctique et l'Antarctique et en coordonnant des moyens logistiques lourds tels que navires et satellites.

Le second est l'information et la sensibilisation du grand public, des médias et des décideurs sur l'intérêt sociétal des travaux menés dans ces zones extrêmes.

Parmi les 209 projets reconnus au niveau international, 55 ont une composante française et cinq sont sous la responsabilité d'un scientifique français. Le ministère de l'écologie est extrêmement attentif aux travaux menés dans le cadre de l'année polaire internationale compte tenu de l'importance du volet environnemental de ces zones.

Je veux rappeler à ce sujet le rôle du ministère dont j'ai la responsabilité dans le maintien d'une position forte de la France pour la préservation de l'Antarctique de toute exploitation économique déraisonnée, ce qui passe notamment par l'interdiction de l'implantation d'infrastructures durables à usage touristique ou le renforcement de la législation et du pouvoir de police dont nous disposons.

Enfin, je souhaite conclure sur le bel exemple de collaboration entre scientifiques et à destination de la sensibilisation du grand public que constitue l'expédition Tara Arctic.

Cette expédition de dérive arctique, menée par Etienne Bourgois, constitue une aventure scientifique et humaine qui a la volonté de sensibiliser les citoyens de la planète sur l'importance des équilibres écologiques.

Scientifique, elle s'inscrit dans l'année polaire internationale au travers du programme européen DAMOCLES qui vise à observer, comprendre et quantifier les changements climatiques en Arctique.

Mon ministère, bien évidemment, est associé à l'expédition en apportant un soutien à la mise en oeuvre de pratiques de réduction de la consommation d'énergie, et au travail de sensibilisation du grand public mené par l'expédition.

Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que je souhaitais vous dire. Je vous remercie de votre attention.

Bruno ROUGIER

Merci, Madame la ministre. Après l'exposition de l'importance scientifique de cette année polaire internationale, et avant de passer aux trois exposés suivants, je souhaiterais, Monsieur le Sénateur Gaudin, m'adresser à vous. Vous avez souligné, dans votre rapport, que les programmes de recherche doivent durer plusieurs années.

Christian GAUDIN

En effet, toute recherche implique l'accumulation d'un potentiel. Je prendrai un exemple : en biologie animale, l'observation effectuée sur certaines espèces depuis cinquante ans a permis la constitution d'une base de données qui nous est enviée par le monde entier. Nous sommes en mesure d'apporter les traceurs de l'adaptation de ces espèces à l'évolution du climat, mais également à leur vie en milieu extrême.

Il est important, aujourd'hui, de fournir les moyens nécessaires à la poursuite de ces recherches, dans des milieux très difficiles d'accès, où la vie des scientifiques est rude. Pour apporter la logistique nécessaire, il nous faut engager une mutualisation, à travers un rapprochement des pays membres de l'Union européenne. La France seule ne peut agir, sans la constitution de ce noyau européen nécessaire dans le concert international, dans une période où de nombreux pays, en particulier les pays émergents, ont mesuré les enjeux stratégiques de ces recherches.

Bruno ROUGIER

Je vous remercie, Monsieur le Sénateur. Nous allons maintenant découvrir quelques-unes des recherches en cours, à travers trois thèmes : les glaces et les informations qu'elles renferment, la biodiversité et les peuples arctiques.

Nous commençons par les glaces de l'Antarctique, véritables archives du climat. Un forage réalisé au Groenland a permis des reconstitutions climatiques remontant jusqu'à 123 000 ans, en Antarctique jusqu'à 800 000 ans. Valérie Masson-Delmotte, qui va nous présenter ce sujet, est paléo-climatologue, responsable de l'équipe Glacios au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement, une unité mixte de recherche CEA-CNRS, rattachée à l'université de Versailles-Saint-Quentin et à l'Institut Pierre-Simon Laplace (IPSL). A travers cette énumération, je tiens à saluer tous les organismes travaillant dans ce secteur.

En 1997, vous avez effectué des découpes de glace pendant deux moins. Depuis lors, vous avez participé à de nombreux projets nationaux et internationaux. Je vous demanderai donc, si vous le permettez, de nous raconter, par le biais des glaces, notre histoire.

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