TABLES RONDES
INTRODUCTION PAR M. CHRISTIAN GAUDIN, SÉNATEUR, VICE-PRÉSIDENT DU GROUPE D'ÉTUDES SUR L'ARCTIQUE, L'ANTARCTIQUE ET LES TERRES AUSTRALES

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1ÈRE TABLE RONDE : LES ECOSYSTÈMES MARINS ET TERRESTRES

- M. GÉRARD JUGIE, DIRECTEUR DE L' INSTITUT POLAIRE FRANÇAIS PAUL-EMILE VICTOR (IPEV),

- M. YVES FRENOT, DIRECTEUR ADJOINT DE L'IPEV EN CHARGE DES PROGRAMMES SCIENTIFIQUES ET DES AFFAIRES ENVIRONNEMENTALES,

- M. YVON LE MAHO, DIRECTEUR ADJOINT DE L'INSTITUT PLURIDISCIPLINAIRE HUBERT CURIEN,

- M. GUY DUHAMEL, PROFESSEUR EN ICHTYOLOGIE AU MUSEUM NATIONAL D'HISTOIRE NATURELLE,

- M. PIERRE JOUVENTIN, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS

Introduction par M. Christian Gaudin, vice-président du groupe d'études sur l'Arctique, l'Antarctique et les Terres australes .

M. Christian GAUDIN - Je vais vous faire part de mon témoignage avec plaisir, lequel permettra de faire le lien entre l'intervention de Monsieur le Préfet, administrateur supérieur des TAAF, et les débats qui vont avoir lieu dans le cadre des tables rondes où s'exprimeront les scientifiques que je salue.

J'ai eu l'immense privilège d'être le premier parlementaire français à s'être rendu sur le continent antarctique. J'ai participé à une mission de cinq semaines, au cours de laquelle j'ai eu l'occasion de parcourir 2 500 kilomètres de ce territoire. Je suis parti de la base de banquise italienne Terra nova, j'ai séjourné une semaine sur la nouvelle base franco-italienne Concordia et je suis revenu avec le raid qui assure le lien entre la base Concordia et la base Dumont d'Urville. J'ai pris l'Astrolabe pour retourner en Australie, bateau que nous venons d'évoquer. Je peux témoigner des bonnes conditions de ce voyage même si le confort est quelquefois assez sommaire.

Vous pourriez légitimement vous demander comment j'en suis arrivé à m'impliquer dans ce projet. Il s'avère qu'en 2003, j'étais rapporteur au Sénat du projet de loi portant sur un texte de transposition en droit français du protocole de Madrid qui porte sur la protection de l'environnement de l'Antarctique. Par la suite, je suis parti en mission, laquelle était tout à fait extérieure au Sénat. Il me semble que cette mission de cinq semaines m'a permis d'avoir un regard neuf, en particulier sur la dimension logistique nécessaire pour entreprendre et conduire des recherches sur ce continent des extrêmes, très hostile. A mon retour, j'ai proposé à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques auquel j'appartiens de rédiger un rapport d'expertise sur l'état et la situation de la recherche en milieu polaire. Ce rapport avait également vocation à constituer une introduction à l'ouverture de l'année polaire internationale où la France avait beaucoup de sujets à évoquer. Au moment de l'ouverture de l'année polaire en France, le 1 er mars 2007, un colloque scientifique a été organisé au Sénat, colloque auquel de nombreux scientifiques présents aujourd'hui ont participé.

Je tiens à rappeler que les pôles sont des régions stratégiques, puisqu'il s'agit de lieux de recherche portant sur des sujets d'actualité tels que les changements climatiques, la menace sur la biodiversité, etc. Le réchauffement climatique et les progrès technologiques qui permettent une accession à ces pôles posent néanmoins un certain nombre de questions en termes stratégiques. Il convient ainsi d'examiner la question des axes de communication qui vont s'ouvrir ainsi que celle de l'accès aux ressources minérales. Au cours de l'été, les initiatives à mettre en oeuvre au sein du continent antarctique nous ont été présentées.

Ces régions doivent être protégées, les changements étant manifestes aux pôles. La fragilité des deux pôles mérite une attention particulière, l'impact du changement global y étant multiplié par deux ou trois. Des comportements nouveaux méritent également d'être pris en compte, compte tenu de l'attrait des touristes et de l'organisation du tourisme dans ces zones par des tour-operators. Cette nouvelle tendance soulève de nouvelles problématiques pour le continent antarctique. L'an passé, près de 32 000 personnes se sont rendues sur ledit continent via des voyages organisés par des tour-operators. Un tel constat nous invite à nous demander si le règlement international est véritablement adapté à de telles fréquentations, compte tenu de la fragilité de ces lieux.

Il me semble qu'une question est incontournable aujourd'hui : ne convient-il pas d'envisager un nouveau traité de Washington pour l'Arctique ? J'ai évoqué le cas de l'Antarctique mais il est évident que le problème se posera également au pôle Nord.

Les pôles constituent une plateforme de recherche, comme en témoigneront les scientifiques lors de leur intervention. A ceux qui se demandent pourquoi il est nécessaire de mener des activités de recherche aux pôles, je répondrais que les pôles sont les sentinelles de notre planète, d'où la pertinence de développer des activités en milieu polaire. Pour l'astronomie par exemple, la place et la qualité de l'observation conférées par les pôles en font un lieu de recherche d'exception à développer.

Le climat, la biodiversité, l'observation de la Terre, l'astronomie et la préparation de missions spatiales sont autant de thèmes qui représentent un intérêt certain pour l'avenir de notre planète et des populations animales qui vivent dans ces lieux.

Prenons l'exemple de l'astronomie polaire, qui a été largement développée au niveau de la base américaine du pôle Sud. Elle a donné lieu à des thèmes de recherche pour lesquels des prix Nobel ont été attribués (fond cosmique de l'univers, détection des neutrinos). Ainsi, une formidable opportunité existe pour les Français qui travaillent en collaboration avec les Italiens sur la base Concordia. Concernant les programmes scientifiques internationaux qui ont été évoqués un peu plus tôt, l'astronomie polaire constitue une discipline ouverte à la collaboration et au partenariat au plan international. Monsieur Jugie a évoqué le programme EPICA en matière de collaboration internationale mais il faut savoir que l'astronomie se révèle être un programme très prometteur. Nous jouissons de conditions exceptionnelles, qui sont en cours de validation et de certification concernant les domaines de l'infrarouge et de l'interférométrie.

Dans le cadre des préconisations formulées dans mon rapport pour l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques, j'évoque l'importance de privilégier une recherche et une approche bipolaires. Le lien entre les deux pôles est évident. Nous nous trouvons confrontés à un véritable problème de tableau dynamique entre les deux sources froides que sont les pôles, l'équateur et les courants atmosphériques et océaniques qui établissent des liens entre les deux pôles. L'approche bipolaire est par conséquent évidente. Elle doit être confortée au Sud. Comme l'a souligné monsieur le préfet, nous sommes historiquement bien placés au niveau des îles subantarctiques et de l'Antarctique avec la base Dumont d'Urville de la Terre Adélie et la nouvelle base Concordia en dehors de la Terre Adélie qui est le résultat d'une initiative franco-italienne. Par ailleurs, il est impératif que nous nous développions au Nord. Nous y sommes présents grâce à notre hébergement par les Allemands mais nous devons développer notre présence au Nord.

En tant qu'observateur parlementaire portant son regard sur l'organisation de la recherche aux pôles, et plus particulièrement au pôle Sud, il me paraît évident qu'il est indispensable et urgent d'améliorer l'articulation des relations entre les TAAF et l'IPEV. Nous serons certainement amenés à en reparler. Il est impératif de déterminer une gouvernance pour conforter la place des Français en recherche polaire qui est importante à l'heure actuelle. Si nous souhaitons conserver notre place, nous devons nous organiser de manière plus efficace. Mon rapport contient des préconisations à ce sujet.

Il convient également de mettre en place une vision stratégique et une coordination bipolaire. Selon moi, la mise en place d'un ambassadeur aux questions polaires itinérant serait judicieuse.

Par ailleurs, afin d'améliorer la coordination de la recherche car il s'agit d'une véritable priorité, le rôle de l'IPEV doit être conforté. Cet institut est incontournable puisqu'il intervient de la définition des programmes scientifiques avec les organismes à l'organisation et à la préparation de la logistique nécessaire pour conduire des programmes. En la matière, il conviendrait de s'inspirer de ce qui est pratiqué dans d'autres pays (la National Science Foundation -NSF- aux Etats-Unis par exemple), de nombreuses expériences méritant d'être examinées. L'objectif poursuivi doit consister à définir des priorités, assurer une cohérence, coordonner les niveaux national et international et faire émerger les talents de l'avenir sur les thématiques développées au niveau de la recherche polaire.

La recherche polaire peut être qualifiée de recherche sous-financée. En tant que rapporteur spécial de la recherche à la commission des finances, ce sujet me semble primordial au regard des disciplines qui sont étudiées dans ces territoires. La France, qui a une forte présence au niveau polaire, dispose des plus faibles moyens logistiques : elle n'a ni avion, ni brise-glace. Des besoins urgents doivent être satisfaits tels que la rénovation de la base Dumont d'Urville. Je m'en suis rendu compte par moi-même et je vous encourage, monsieur le préfet, à vous rendre en Terre Adélie pour le constater par vous-même. Certes des efforts importants ont permis de rénover un certain nombre de bases mais celle de Dumont d'Urville mérite une attention particulière, cette base étant d'une importance considérable pour les Français car elle représente le point de passage obligé pour l'ensemble de la logistique à destination de Concordia. Le lien entre la Tasmanie, le port d'Hobart en Australie et la base Dumont d'Urville est assuré par l'Astrolabe mais la base Dumont d'Urville mérite une attention particulière, d'autant plus qu'il s'agit d'une base de banquise permanente où d'importants travaux sont menés, comme pourront en témoigner les chercheurs présents aujourd'hui.

Selon moi, il est primordial de s'orienter vers une stratégie européenne. Nous collaborons avec les Italiens au Sud et avec les Allemands au Nord. Au niveau de l'IPEV, des programmes et des partenariats sont en cours d'élaboration sous une approche franco-italo-allemande. Cette stratégie contribuera à développer le moteur Nord-Sud d'une Europe polaire. Il est nécessaire d'évoquer l'importance du niveau européen compte tenu des investissements colossaux incontournables pour déployer des moyens logistiques. L'Aurora Borealis correspond à un projet de brise-glace européen en Arctique. Il est regrettable que la France ne participe pas à ce projet à la hauteur de ses ambitions. La place de la France mériterait d'être réexaminée en gardant à l'esprit le développement d'une initiative d'Europe polaire.

Cette dernière photo prise au cours de mon périple polaire me permet de vous remercier de votre attention.

M. Christian COINTAT, président - Je vous remercie pour votre récit qui nous a transporté un court instant en Antarctique. Il est temps d'ouvrir notre première table ronde sur les écosystèmes marins et terrestres. Monsieur Jugie, directeur de l'IPEV, ainsi que Monsieur Frenot, directeur adjoint de l'IPEV, participeront aux deux tables rondes. Je souhaite que les scientifiques s'expriment tour à tour et nous livrent le message qu'ils souhaitent transmettre aux parlementaires. Un temps sera ensuite consacré au dialogue. Les scientifiques qui seront amenés à s'exprimer dans le cadre de cette table ronde sont Messieurs Le Maho, Duhamel et Jouventin, en sachant que les autres scientifiques pourront également intervenir par la suite. J'invite Monsieur Jugie à prendre la parole.

Première table ronde : les écosystèmes marins et terrestres

M. Gérard JUGIE - Mes propos seront brefs car les présentations effectuées par Monsieur le préfet et Monsieur le Sénateur Gaudin ont permis d'évoquer tous les points que j'aurais souhaité aborder.

Je tiens à vous rappeler quelques généralités sur l'Institut polaire, puis je laisserai la place aux scientifiques afin qu'ils nous exposent les problématiques essentielles.

L'IPEV a la particularité d'être un groupement d'intérêt public. Il s'agit par conséquent d'une structure basée sur le partenariat qui nous permettra sans doute de développer - je suis particulièrement optimiste sur ce point - une excellente coordination avec nos collègues des TAAF mais aussi avec plusieurs ministères tels que le ministère de la recherche, le ministère des affaires étrangères et le ministère de l'environnement. La France est caractérisée par un système d'agence de moyens et de compétences, ce qui signifie que nous ne disposons pas de laboratoires de recherche intégrés avec leur structure logistique. Notre système est proche du système américain. Ce système s'avère néanmoins très efficace car il permet un renouvellement constant des thématiques et permet d'éviter l'enkystement sur certains sujets.

L'IPEV a le privilège de servir plus d'une soixantaine de partenaires de la recherche académique (universités, CNRS, INRA, etc.). Nous sommes au coeur de l'action internationale puisque la totalité de nos programmes reposent sur la collaboration internationale. Il me semble que la remarque de monsieur le préfet sur l'internationalisation porte sur la possibilité d'accueillir plus ouvertement des chercheurs d'autres pays sur nos bases, car il s'agit d'une de nos faiblesses à l'heure actuelle. Cet accès doit en effet être facilité.

Plusieurs mots-clés, qui sont très porteurs de nos jours, peuvent être associés à l'IPEV. J'ai la fierté d'affirmer que de nombreuses conclusions du GIEC (groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) présentées au mois de janvier ont été basées sur des travaux effectués avec l'aide prépondérante du système français. Nous abordons également les questions relatives à la biodiversité. Par ailleurs, il faut rappeler que la France a la chance de bénéficier d'une implantation particulière, puisqu'elle dispose d'un large gradient entre le Nord et le Sud ainsi que de nombreuses implantations tant subantarctiques que côtières ou centrales en Antarctique pour les fonctions d'observatoire. La France offre un maillage unique dans le système univers, aucun autre pays ne pouvant rivaliser en la matière.

En termes de vision européenne, j'apprécie particulièrement les propos qui ont été tenus par monsieur Christian Gaudin. Nous nous trouvons souvent dans une configuration caractérisée par un triangle équilatéral : la France se trouvant à la pointe, elle est reliée d'un côté aux Italiens au travers de Concordia et de l'autre aux Allemands pour le Nord. Il manque la base de ce triangle. Pour y remédier, nous avons besoin d'un fort soutien politique. Il est difficile pour nous, en tant qu'agence de moyens, de franchir ce pas. La volonté politique doit s'exprimer pour que nous puissions aller au-delà.

Pour conclure, je confirme que le Nord constitue notre faiblesse. Il est inutile de le cacher. D'ailleurs, le sénateur Gaudin en fait état dans son rapport. La tradition française se trouve au Sud à hauteur de 75 % mais il est primordial de tenter d'instaurer un équilibre avec le Nord, compte tenu des enjeux géopolitiques. Cette exigence ne s'impose pas uniquement à l'IPEV, l'ensemble de la communauté scientifique est concerné.

Nous avons une chance inouïe en France car nous pouvons compter sur de nombreux spécialistes dans des domaines-clés. Il serait judicieux de les entendre à présent car leurs propos porteront sur des sujets qui dépassent les aspects purement organisationnels.

M. Christian COINTAT, président - Je vous remercie. Monsieur Frenot, souhaitez-vous apporter quelques précisions ?

M. Yves Frenot, directeur adjoint de l'IPEV en charge des programmes scientifiques et des affaires environnementales - Laissons la parole aux scientifiques. J'interviendrai au cours des échanges pour compléter leurs réponses, le cas échéant.

M. Christian COINTAT, président - J'invite Monsieur Le Maho à prendre la parole. Pouvez-vous nous expliquer sur quoi portent vos activités de recherche ? Vous êtes également libre de vous exprimer sur des sujets que vous considérez pertinents.

M. Yvon LE MAHO, directeur adjoint de l'Institut pluridisciplinaire Hubert Curien, membre du conseil consultatif des TAAF - Je viens de participer à l'atelier sur la biodiversité du Grenelle de l'Environnement, piloté par deux de vos collègues. La transition est facile avec le sujet qui nous intéresse puisque nous sommes en présence d'une biodiversité exceptionnelle. En effet, nous avons la chance d'avoir un gradient qui a permis à la vie de s'adapter au travers de mécanismes comportementaux - étudiés par certains de mes collègues - et physiologiques. Fort de ce constat, il est regrettable qu'aujourd'hui, le grand public n'ait pas perçu l'importance et l'urgence de préserver la biodiversité au même titre que pour les questions liées au changement climatique.

Pourquoi est-il si crucial de préserver la biodiversité ? La réponse est liée à des raisons économiques et implique des décisions politiques. En effet, comment le décideur politique peut-il prendre des mesures, à l'image de celles qui sont prises au conseil consultatif des TAAF, sur des quotas si aucune recherche sérieuse n'a été mise en place ? L'expertise est pilotée par une recherche fondamentale de haut niveau. Si ce n'est pas le cas, elle est fragile et pourra être remise en cause.

Le chercheur qui effectue de la recherche fondamentale ne sait jamais ce qu'il va découvrir. En matière de biodiversité, il est important de retenir que chaque espèce qui existe aujourd'hui est une innovation exceptionnelle puisque un million d'années ont été nécessaires pour la créer et qu'elle survit depuis plusieurs autres millions d'années. Chaque espèce est caractérisée par des spécificités qui lui sont propres. L'étude de la manière dont les manchots font face aux contraintes des changements climatiques est riche en enseignement. Ainsi, tandis qu'un manchot couve, son conjoint part en mer pour chercher de la nourriture. Or ce dernier risquant d'être retardé et de ne pas pouvoir nourrir le poussin au moment de l'éclosion, celui qui couvait a conservé la nourriture dans son estomac trois semaines avant l'éclosion. Des chercheurs ont découvert le mécanisme qui consiste à produire une protéine. En la fabriquant par biotechnologie, il a pu être établi que ladite protéine a une action antimicrobienne et antifongique contre des agents de maladie nosocomiale. Inutile de préciser que cette découverte n'était pas prévisible. Cette assertion montre l'importance de préserver chaque espèce et d'étudier la mine d'or que représente la biodiversité. Le grand public n'a malheureusement pas saisi la portée de cet enjeu considérable puisqu'il ne peut y avoir de développement durable, c'est-à-dire une capacité de nous adapter à des situations nouvelles, sans préserver la biodiversité. Or la biodiversité de l'Antarctique est exceptionnelle.

Il ne fait aucun doute que le financement en matière de biodiversité n'est pas à la hauteur de celui des autres disciplines. Nous avons eu une chance exceptionnelle car plusieurs expéditions ont été menées dans les TAAF : les expéditions de Paul-Emile Victor, la mission de recherche des Terres australes, etc. nous ont évité l'effet de mode, ce qui n'est pas le cas d'autres nations qui se sont détournées de la biodiversité pour se focaliser sur la biologie moléculaire. Il y a une dizaine d'années, il n'était pas rare d'entendre qu'étudier les manchots était loin d'être une priorité. Fort heureusement, la situation a évolué aujourd'hui grâce à des découvertes comme celle que j'ai évoquée un peu plus tôt. Nous avons d'ailleurs déposé un brevet pour cette découverte. Il s'agit du seul projet de recherche qui n'a pas été mené en collaboration internationale car nous risquions de nous engager dans un processus complexe en termes de brevet.

La recherche sur la biodiversité n'a pas bénéficié de financements suffisants car le sérieux de cette recherche n'est pas suffisamment perçu et qu'un problème de fond se pose. En effet, les budgets n'étant pas intégralement révisés, le balancier n'évolue que très lentement. Faut-il qu'un prix Nobel soit attribué aux Etats-Unis pour que la décision d'augmenter le financement de la recherche sur la biodiversité soit prise ?

Les expéditions de Paul-Emile Victor, la mission de recherche des Terres australes et l'Institut polaire nous ont permis de disposer d'un suivi à très long terme qui a été abandonné ailleurs. C'est de cette manière que le centre de Chizé a pu se constituer une base de données fantastique sur le suivi des populations d'oiseaux et de mammifères.

Aujourd'hui, nous espérons que le Président prendra une décision politique qui fasse évoluer la situation, à l'image de celle qui a été prise par le Général de Gaulle pour la biologie moléculaire. Nous comptons sur le soutien des parlementaires. La même attente a été exprimée au sein du Grenelle de l'environnement. Nous ne pouvons pas attendre qu'un autre pays nous démontre qu'il est urgent de prendre des mesures. Il est plus intéressant d'être moteur sur ce type de question. D'ailleurs, il me semble que c'est Monsieur le Sénateur Lanier qui avait été chargé par le Général de Gaulle de lancer la biologie moléculaire en France, ce qui s'est traduit par un prix Nobel (décerné à Lwoff, Jacob et Monod).

Mon plaidoyer porte sur le renforcement de la recherche sur la biodiversité.

M. Christian COINTAT , président - Il revient à présent à Messieurs Jouventin et Duhamel de s'exprimer. Nous pourrons leur poser des questions à l'issue de leur intervention.

M. Pierre JOUVENTIN, directeur de recherche au CNRS - Pour commencer, il faut savoir que le rôle de la science française dans le domaine polaire a été moteur. Les Français ne le savent pas suffisamment mais les recherches françaises en glaciologie sont fondamentales. Elles ont notamment permis de mettre en évidence l'augmentation de CO 2 grâce à l'étude de la mémoire des glaces et cette découverte est actuellement au centre de la problématique mondiale. L'attribution de ce dérèglement à l'homme, encore discutée à l'heure actuelle par certains, a été révélée par des recherches menées à Grenoble par des chercheurs français qui travaillaient en Antarctique.

Personnellement, j'ai constaté que mon domaine a connu une évolution incroyable en l'espace de quarante ans et ce constat pourrait être effectué par toutes les équipes de biologie. Nous sommes passés d'une situation où les ornithologues baguaient les oiseaux à une situation dominée par des innovations technologiques, qui nous placent en position de leader au niveau mondial. En la matière, nous devons beaucoup à l'Institut polaire qui a servi de creuset et qui nous a permis de nous protéger car, il y a une dizaine ou vingtaine d'années, la biologie moléculaire était tellement dominante qu'elle nous laissait peu de place pour mener nos recherches.

Le suivi des colonies d'oiseaux, qui sont le reflet de l'océan Austral, permet de disposer de données remontant à plus de cinquante ans, ce qui correspond à une situation unique et privilégiée car nous avons quasiment pu partir du point zéro. Alors que l'histoire de l'homme était largement retracée dans l'hémisphère Nord, l'histoire de l'hémisphère Sud était quasiment vierge. Nous avons travaillé pendant près de vingt ans sur cette question et les recherches sont à présent pérennisées. La situation était néanmoins assez instable durant près de 19 ans, pendant lesquels je me demandais chaque année si mon crédit allait être renouvelé.

Il est évident que le coût de ce type d'activité est élevé. Il faut néanmoins être conscient que ce n'est pas le coût de la recherche qui est conséquent, la majeure partie des fonds servant à financer la logistique. Il est évident qu'analyser un manchot ne coûte rien à côté du transport en bateau. La logistique coûte cher et présente une particularité car elle n'est pas seulement destinée aux activités de recherche polaire puisqu'elle sert également à la présence française. La logistique a ainsi une dimension géopolitique. Le problème ne doit par conséquent pas seulement être envisagé sous l'angle du financement de la recherche.

Il peut être reproché aux chercheurs de ne pas avoir suffisamment communiqué sur l'importance de la recherche polaire. Paul-Emile Victor avait néanmoins largement insisté sur le caractère vital de cette recherche. Le sujet a quelque peu été oublié pendant un certain nombre d'années. Or, depuis un an, l'Institut polaire a pris conscience de la nécessité de se faire entendre et a pris des mesures pour que cette considération soit au premier plan. La presse, la télévision, etc. sont un excellent vecteur de communication. L'année polaire internationale a d'ailleurs fait l'objet d'une campagne de communication. Il me semble que communiquer est essentiel car il s'agit d'une manière de justifier les dépenses engagées dans la recherche, vis-à-vis des citoyens, et de leur expliquer leur finalité. Il est primordial de ne pas créer de fossé entre les scientifiques et les citoyens, afin que ces derniers soient mieux informés et aient conscience des enjeux. Les citoyens ne se rendent pas compte des richesses extraordinaires que nous pouvons exploiter et des endroits uniques que nous pouvons étudier. Dans l'Archipel Crozet par exemple, il y a 60 tonnes d'oiseaux au kilomètre carré. On y trouve également sept espèces nicheuses d'albatros et sept espèces de manchots. Ces sites n'ont aucun équivalent dans le monde.

Un progrès a pu être constaté ces dernières années, les relations entre l'IPEV et l'administration des TAAF s'étant améliorées après une dizaine d'années marquées par des différends contreproductifs. Je suis satisfait que cette affaire soit réglée car elle a parasité les activités de recherche pendant un long moment. Elle constituait un frein au développement scientifique et technique, voire financier.

L'intégration des Iles Eparses au sein des TAAF représente une véritable avancée. J'avais moi-même suggéré cette évolution à l'administrateur supérieur en fonction lorsque je m'étais rendu sur l'Ile Europa il y a une quinzaine d'années. L'administrateur des TAAF étant basé à la Réunion, il semble d'autant plus logique que les Iles Eparses soient gérées par son administration. Cet aménagement a en outre arrangé la météorologie nationale qui en avait la charge jusqu'alors et a permis de réaliser des économies d'échelle.

Je souhaite personnellement que la coopération entre l'IPEV et les TAAF se développe encore davantage, en particulier sur le problème de la réserve des Terres australes. Mise en place en octobre 2006, la réserve naturelle s'étend sur 700 000 ha, ce qui en fait la plus grande réserve de France qui, à elle seule, est plus grande que l'ensemble des réserves de France réunies. Par ailleurs, elle n'est pas véritablement confrontée à des problèmes financiers ou économiques, contrairement à la Guyane par exemple.

A l'heure actuelle, le comité de gestion est confondu avec le conseil d'administration des TAAF et le comité scientifique est confondu avec le comité interministériel de l'environnement polaire. Il serait appréciable que davantage de liens soient créés et que l'aspect scientifique soit traité en liaison plus directe avec l'Institut polaire.

M. Guy DUHAMEL, professeur en ichtyologie, Muséum national d'histoire naturelle - Je mène des recherches sur les poissons. Ce domaine m'amène à effectuer des activités de recherche fondamentale, en collaboration avec M. Jugie, directeur de l'IPEV, mais aussi de la recherche appliquée, en collaboration avec les TAAF sur le secteur de la pêche.

La recherche fondamentale concerne tout ce qui relève de la biodiversité. Or l'océan Austral est un domaine particulièrement vaste et représente un véritable moteur dans de nombreux aspects, aussi bien en termes de circulation océanique qu'en termes de biodiversité. Pour illustrer ce constat par un exemple, sachez que quatre espèces de nouveaux vertébrés vont être décrites cette année pour l'océan Austral chez les poissons.

Le point que je vais évoquer à présent concerne aussi bien la recherche fondamentale qu'appliquée. L'océan Austral constitue la source de protéines du XXI e siècle. Il est évident que les jachères présentes en Europe ne permettront pas de nous nourrir pendant le XXI e siècle. Il faudra inévitablement se tourner vers une autre ressource et il s'avère que l'océan Austral constitue une des sources premières de protéines pour le XXI e siècle. Or la France est bien placée en la matière car elle dispose d'importantes zones économiques dans l'océan Indien sud (appelé secteur indien de l'océan Austral). Ces zones économiques constituent un des atouts des TAAF car elles leur permettent de développer une activité économique viable. Je vous rappelle que c'est la seule activité économique qui existe dans ces territoires.

La France a été pionnière en matière d'observatoire des pêches. Les services des TAAF et de l'IPEV ont su favoriser un suivi régulier des pêcheries depuis les années 1980. Cet exemple est désormais suivi par les commissions internationales qui ont autorité sur l'océan Austral et qui gèrent les ressources générales dudit océan. Nous avons été pionniers dans ce domaine et devons tout mettre en oeuvre pour le rester. En matière de recherche appliquée aux pêches, il aura néanmoins fallu attendre 2006 pour qu'une première campagne d'évaluation de la biomasse de ressources soit effectuée dans ces territoires, soit vingt-cinq ans après la mise en exploitation.

Il est primordial de faire passer ce message : la recherche appliquée aux pêches est aussi fondamentale que les autres recherches. Il est crucial de ne pas la négliger dans les années à venir. Effectuer un point sur la situation tous les 25 ans n'est pas envisageable, surtout si nous voulons rester pionniers dans ce domaine.

Un autre challenge se présente à nous : celui des aires marines protégées (AMP évoquées dans le traité de l'Antarctique). Nous avons un rôle à jouer en matière de recherche fondamentale. Il nous incombe d'être exemplaires dans les aires marines protégées - qui sont en quelque sorte le pendant des réserves. Le second message que je souhaite vous transmettre est lié à la nécessité d'allouer des moyens conséquents pour la recherche sur la biodiversité et pour les réserves créées en 2006 dans les zones économiques françaises des TAAF.

La recherche repose évidemment sur la coopération, laquelle doit être internationale. Nous n'avons pas à rougir à ce niveau puisqu'en termes de science biologique, nous avons effectué des efforts considérables et chaque chercheur sait qu'il peut compter sur des collègues australiens, néozélandais, américains, japonais, etc. pour lui venir en aide dans son domaine. Cette collaboration doit être favorisée au niveau de la recherche fondamentale. Il s'agira certainement de la raison d'être des îles à l'avenir. Sans collaboration internationale et sans moyens logistiques, ces îles ne présentent plus d'intérêt à nos yeux.

M. Christian COINTAT, président - Avant de passer à la séquence réservée aux questions, je souhaite saluer Monsieur Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois, qui assure le haut patronage de notre groupe de travail. Je le remercie de nous avoir rejoints.

M. Jean-Jacques HYEST, président de la Commission des lois - Je suis admiratif et impressionné par ces grands scientifiques. Cette audition est une excellente opportunité de s'informer.

M. Christian COINTAT, président - Je souhaite poser une question à Monsieur Le Maho qui nous a affirmé que l'étude de la faune reflétait les écosystèmes. Par conséquent, l'étude des écosystèmes marins, terrestres, etc. nous permet certainement de mieux comprendre l'état de notre planète et son évolution.

Ces études, qui sont le fruit de vos recherches, révèlent-elles que la situation est plus ou moins grave qu'on le pense ?

Les pôles étant des milieux hostiles, l'étude des animaux qui vivent dans ces zones vous livre-t-elle des éléments solides pour comprendre comment il pourrait être possible de résister à des conditions difficiles, notamment en vue d'une application spatiale ?

M. Yvon LE MAHO - Dans le cadre de la Zone-Atelier pilotée jusqu'alors par Pierre Jouventin et reprise par Marc Lebouvier, sont analysés les enjeux que représentent la préservation de la biodiversité et le changement climatique. Marc Lebouvier évoquera certainement le problème des espèces invasives dans le cadre de son intervention. Pour que mon propos soit le plus concret possible, je vais utiliser un exemple. Nous suivons les populations de manchots et les utilisons comme indicateurs de l'impact des changements climatiques à travers les ressources sur les populations. Les étudier nous donne une indication de l'évolution des écosystèmes. Nous avons utilisé les variations naturelles du climat liées aux conséquences d'El Niño dans l'océan Indien pour étudier la relation entre la température en mer et la dynamique de population des manchots. Nous venons de découvrir que la mortalité est augmentée de 10 % lorsque se produit une augmentation de seulement 0,3°C, ce qui est bien en-dessous de toutes les prédictions qui ont pu être réalisées par les climatologues. Je vous laisse imaginer l'ampleur du phénomène puisque nous avons établi que se produit une augmentation de la mortalité de 10 % pour seulement 0,3°C d'augmentation de la température en mer.

M. Christian COINTAT, président - Avez-vous pu noter une adaptation de cette vie aux conditions climatiques différentes ? Certes, l'augmentation de la température entraîne des effets - la mortalité en l'espèce - mais ne se produit-il pas, en parallèle, une adaptation des organismes qui mutent progressivement pour faire face aux évolutions climatiques ?

M. Yvon LE MAHO - Nous avions commencé par nous intéresser aux mécanismes adaptatifs. Le constat que nous avons établi illustre parfaitement les limites de ces adaptations, surtout pour les espèces de grande longévité.

La légine est un poisson de très grande longévité. Or les capacités d'adaptation des organismes de grande longévité ne sont pas les mêmes que pour les populations qui se renouvellent très rapidement. Je pense qu'un autre éclairage vous sera apporté tout à l'heure lorsqu'il sera question de la capacité des espèces invasives à supplanter celles qui sont endémiques. Ces constats révèlent la gravité du problème qui se pose.

Concernant votre deuxième question qui portait sur les enseignements des études, l'exemple que j'ai cité sur les perspectives biomédicales dans le cadre de mon intervention serait pertinent en la matière. Je peux vous en proposer un autre, concernant la recherche sur l'ours blanc. Il faut savoir que l'ours est la seule espèce mammifère qui soit capable, en jeûnant, d'éviter une perte de protéines. Cette découverte est fondamentale pour le domaine biomédical car, actuellement, dans le traitement du surpoids, nous ne sommes pas en mesure de provoquer, via un régime, une disparition des lipides sans provoquer une diminution des protéines - qui serait mortelle. Or nous connaissons un seul exemple dans le monde animal d'une espèce qui est capable, en jeûnant, de recycler ses protéines. Un métabolisme protéique se produit et certaines bactéries recyclent l'azote de l'urée. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un ours en hibernation ne défèque pas et n'urine pas car aucune perte d'azote n'a lieu. Il vit en utilisant exclusivement ses lipides. Les découvertes qui peuvent être faites en la matière sont extrêmement utiles dans le cadre du traitement de l'obésité.

Prenons un autre exemple : l'homme. Il peut en effet servir de modèle. D'après Claude Bachelard, les conditions antarctiques pourraient être un lieu idéal pour utiliser la psychologie en hivernage en tant que modèle pour comprendre ce qui pourrait se produire dans un vol de longue durée. Certains programmes sont notamment en cours de préparation car, compte tenu de la diminution d'activité qui va de pair avec un vol de longue durée, des questions biomédicales se posent. En effet, il a récemment été découvert, grâce à une étude simulant un vol spatial, que la diminution de l'activité locomotrice réduit l'oxydation, et donc la destruction, des graisses saturées. Nous avions déjà connaissance de ce fait puisque nous prenons du poids lorsque nous diminuons notre exercice physique. La nouvelle découverte qui vient d'être publiée par le laboratoire réside dans le fait que, lors d'une absence d'activité simulant un vol de longue durée, il n'y a pas de diminution de l'oxydation des acides gras insaturés. Par conséquent, lorsqu'une personne doit prendre un vol de longue durée, il est préférable qu'elle suive un régime méditerranéen. Cette découverte a des conséquences biomédicales très importantes, notamment pour les personnes hospitalisées, qui ont tout intérêt à suivre un régime méditerranéen pour éviter toute conséquence métabolique associée à la diminution de la destruction des graisses saturées.

M. Christian COINTAT, président - Vos exemples d'application nous montrent qu'il est possible de faire des découvertes extraordinaires en se rendant dans des milieux difficiles comme les pôles. Il est temps d'aborder la seconde table ronde. Vos propos sont si passionnants que le temps passe à une vitesse folle.

Monsieur Jugie, souhaitez-vous introduire cette table ronde ?

M. Gérard JUGIE - Je vous propose de donner directement la parole aux scientifiques.

2ÈME TABLE RONDE : LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET LES FONCTIONS D'OBSERVATOIRE

- M. GÉRARD JUGIE, DIRECTEUR DE L'INSTITUT POLAIRE FRANÇAIS PAUL-EMILE VICTOR,

- M. YVES FRENOT, DIRECTEUR ADJOINT EN CHARGE DES PROGRAMMES SCIENTIFIQUES ET DES AFFAIRES ENVIRONNEMENTALES,

- M. MICHEL FILY, DIRECTEUR DU LABORATOIRE DE GLACIOLOGIE ET DE GÉOPHYSIQUE DE L'ENVIRONNEMENT,

- M. MICHEL CARA, DIRECTEUR DE L'ÉCOLE ET OBSERVATOIRE DES SCIENCES DE LA TERRE DE STRASBOURG,

- M. MARC LEBOUVIER, CHERCHEUR AU CNRS (PAIMPONT),

- M. CHRISTIAN LAFAYNE, ADJOINT AU DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE MÉTÉO FRANCE POUR L'OUTRE-MER

M. Michel FILY, directeur du laboratoire de glaciologie et de géophysique de l'environnement - Les débuts de la glaciologie remontent à une cinquantaine d'années, moment où Claude Lorius a hiverné à la station Charcot. Depuis, nous avons obtenu de beaux résultats et l'avenir est prometteur.

Plusieurs enjeux se présentent dans le cadre de notre domaine d'étude. Il s'agit notamment de poursuivre l'étude des archives que constituent les calottes polaires. Ces archives nous ont permis d'obtenir des résultats cruciaux, en particulier pour établir la relation entre la température et les gaz à effet de serre. Les chercheurs français ont été très présents en la matière et ont participé à la plupart des grandes opérations : premier forage à Dôme C en 1978, collaboration avec les Russes à Vostok (le forage ayant permis de remonter à 400 000 ans), participation à deux forages en Antarctique menés en collaboration européenne avec une dizaine de pays (le forage de Concordia à plus de 3 200 mètres ayant permis de remonter à plus de 800 000 ans). Cette aventure se poursuit au travers de l'organisation de plusieurs projets internationaux, en particulier dans le cadre de l'année polaire internationale. Nous avons par exemple un projet en Antarctique avec les Chinois, à Dôme A- point culminant de la calotte polaire antarctique - et un projet international au Groenland qui vise à chercher la glace la plus vieille possible.

Les recherches menées via les archives polaires permettent également de découvrir de nouveaux indicateurs. A l'heure actuelle, des travaux sont par exemple menés sur la chimie de l'ozone, notamment pour étudier la manière dont la chimie de l'ozone est conservée dans les glaces. Le trou de la couche d'ozone est largement évoqué de nos jours. Les mesures disponibles sur l'ozone correspondent à des mesures actuelles. Or les recherches menées visent à effectuer des mesures correspondant à la situation passée.

Les calottes polaires sont également concernées par un autre enjeu fondamental : le niveau des mers. Les deux grandes calottes polaires constituent deux énormes réserves d'eau douce. Si elles fondaient totalement - ce qui est une hypothèse irréelle -, elles augmenteraient le niveau des mers de 70 mètres. Sans envisager un phénomène de telle ampleur, il convient de savoir que l'impact des calottes polaires sur le niveau des mers risque d'être considérable dans les années à venir. Or la portée dudit impact est encore incertaine. Nous ne savons pas avec certitude si l'Antarctique a grossi ou diminué au cours des dix ou quinze dernières années. Nous disposons d'un chiffre qui tend à nous faire pencher pour une diminution mais la marge d'erreur est plus grande que le chiffre annoncé. Nous avons encore du travail à mener en la matière. Nous avons une certitude : le Groenland fond. Néanmoins, nous ne sommes pas en mesure d'affirmer à quelle vitesse il va fondre. Un carottage a été effectué en vue d'essayer de découvrir ce qui s'est passé il y a 120 000 ans, lorsque le niveau des mers était 7 mètres au-dessus de son niveau actuel et que leur température était supérieure de quelques degrés. Ainsi des études sont menées sur les calottes polaires (niveau des mers, quantité de neige qui tombe, etc.). Plusieurs incertitudes demeurent néanmoins. Le rapport du GIEC lui-même fait état d'incertitudes puisqu'il y est indiqué que la dynamique des calottes polaires n'est pas prise en compte dans les prévisions du niveau des mers car ce phénomène correspond à une découverte récente. Certains glaciers - les glaciers émissaires - drainent la glace vers les océans. Environ 90 % de la glace s'écoule sur environ 15 % de la côte, c'est-à-dire sur ces glaciers qui s'apparentent à de grands fleuves de glace. Or il semble qu'une accélération caractérise ces fleuves au cours des dernières années. Cette évolution n'avait pas été prévue. Or cette accélération a pour conséquence de drainer davantage de glace vers les océans, et, par conséquent, de faire augmenter le niveau des mers, ce qui a un impact mondial.

Nos activités de recherche sont également caractérisées par d'autres enjeux portant sur l'atmosphère. Ainsi, nous étudions les atmosphères polaires et les grands cycles biochimiques. A l'heure actuelle, de nombreuses études portent notamment sur le cycle du souffre en Antarctique. Le souffre peut avoir un impact sur le climat, en particulier au travers de la formation des nuages ou de la quantité du rayonnement solaire réfléchi vers le ciel. Le cycle du mercure est également étudié au Nord car il a un impact sur les animaux. Il s'agit d'un poison. Or il s'avère qu'il est bioconcentré dans l'ensemble de la chaîne de l'atmosphère aux poissons. L'étude de la neige qui fait partie de ladite chaîne permet de révéler des informations fondamentales sur le cycle du mercure. De plus en plus d'études sur le cycle du mercure portent sur l'influence de la microbiologie. Les travaux en glaciologie reposaient sur la physique à l'origine, puis sur la chimie. A l'heure actuelle, la dimension biologique est de plus en plus intégrée dans ces travaux.

Evoquer les recherches axées sur la biologie m'amène à évoquer un autre enjeu en Antarctique qui concerne les lacs sous-glaciaires. J'ai évoqué le forage de Vostok un peu plus tôt, qui correspond à un forage de plus de 3 600 mètres permettant de remonter à 400 000 ans. Il s'avère qu'en-dessous de Vostok, se trouve un lac aussi grand que la Corse. Ce lac est isolé du milieu extérieur depuis au moins un million d'années. Les études portant sur la glace qui a regelé au-dessus du lac peuvent nous livrer des informations sur la vie passée et sur l'évolution de la vie sur Terre. Il y a encore quelques années de cela, nous ne nous attendions pas à faire une telle découverte.

Pour conclure, il convient de retenir que la recherche en glaciologie est caractérisée par plusieurs enjeux liés au climat, à la composition de l'atmosphère, aux grands cycles des polluants liés à l'évolution de la vie. Tous ces enjeux nécessitent des moyens. Pour nous, l'IPEV est incontournable car il nous fournit de nombreux moyens. Le laboratoire de glaciologie dépend véritablement de l'IPEV. Si ce dernier est en difficulté, les activités de recherche du laboratoire s'en trouvent nécessairement affectées. J'espère par conséquent que des moyens suffisants seront attribués à l'IPEV. Nous avons évoqué la question des bases mais il ne faut pas oublier l'importance des moyens de transport. Nous pouvons compter sur un grand savoir-faire d'un point de vue scientifique, encore faut-il que les moyens suivent.

Par ailleurs, les moyens consacrés aux fonctions d'observatoire ne doivent pas être négligés. Cette particularité est propre à la France et il s'agit d'une force car nous avons besoin de pérennité. Toute évolution s'effectuant progressivement et lentement, effectuer des mesures sur trois mois ou deux ans n'est pas suffisant. Dix ou quinze ans sont parfois nécessaires pour mesurer certaines évolutions. Pour mesurer des changements de vitesse de la calotte polaire antarctique, il faudra certainement attendre dix ans pour mettre en évidence une évolution. Certes Dôme C bouge mais il s'agit d'une dizaine de centimètres par an. Les observatoires sont un moyen vital pour effectuer des mesures qui se prolongent dans le temps. Le maintien de ces observatoires est crucial.

En plus des moyens de terrain et des observatoires, les satellites jouent également un rôle important pour la recherche. En France, nous avons la chance de pouvoir compter sur le CNES.

Quant aux moyens humains, ils ne doivent bien sûr pas être négligés. De nombreuses personnes participent aux expéditions. Il faut savoir qu'un problème se pose en Antarctique car les TAAF ne représentent qu'une partie de ce continent alors que la science concerne l'ensemble de celui-ci.

M. Christian COINTAT, Président - Il revient à présent à Messieurs Cara et Lebouvier de s'exprimer.

M. Michel CARA, directeur de l'école et observatoire des sciences de la Terre de Strasbourg - Je vais enchaîner sur la notion d'observatoire. L'école et observatoire que je dirige s'intéresse à l'intérieur de la Terre. Même si le sujet d'étude est différent, je me retrouve dans la définition qui vient d'être donnée : observer sur des très grandes durées de temps ce qui se passe.

La Terre est une planète vivante. Ce phénomène est moins connu car il est moins spectaculaire, sauf lorsqu'un séisme se produit. Cette manifestation spectaculaire est le résultat d'une accumulation pendant des siècles, voire des milliers d'années d'une déformation qui aboutit brutalement à une rupture. D'autres phénomènes sont bien plus lents. Par ailleurs, étudier l'intérieur de la Terre permet d'établir des liens avec les études de climat. Par exemple, nous mesurons depuis longtemps l'évolution de la valeur du champ de pesanteur qui varie dans le temps. Il varie en raison de mouvements très lents qui se produisent à l'intérieur de la Terre. Lorsque se produit la fusion d'une calotte glaciaire, le niveau de la mer augmente car la quantité d'eau augmente mais, en parallèle, la surface de glace sur le sol est moindre. Un phénomène qui est bien moins connu se produit alors : le sol se soulève. Ce phénomène est connu dans les régions arctiques. Autour de la mer Baltique, en Finlande par exemple, un mouvement de la côte de l'ordre du centimètre par an est constaté, ce qui représente tout de même un mètre en un siècle. En conséquence, la mer se retire de ces régions car le sol se soulève. En installant un gravimètre - appareil qui mesure le champ de pesanteur - une évolution du champ de pesanteur liée au changement d'altitude peut être constatée sur plusieurs années. J'ai choisi cet exemple car il s'agit d'une de nos composantes d'observation pérenne peu connue. Or observer ce qui se produit à l'intérieur de la Terre passe par des observations de longue durée.

Les méthodes de travail utilisées pour observer l'intérieur de la Terre sont proches de celles des astronomes. Monsieur le Sénateur Gaudin soulignait tout à l'heure la multitude des observations qui peuvent être menées en région polaire dans le domaine de l'astronomie. Il en est de même pour notre domaine. Certaines fenêtres s'ouvrent sur l'intérieur de la Terre, lesquelles peuvent uniquement être approchées par l'observation de longue durée dans les régions polaires. C'est par exemple le cas pour le champ magnétique terrestre. Le champ magnétique terrestre varie au cours du temps. Cette variation est liée à des mouvements très profonds (plusieurs milliers de kilomètres sous nos pieds) du noyau de la Terre qui est liquide. Il s'agit de fer en fusion qui est en convection. Des résultats récents tendent à montrer qu'une corrélation pourrait exister entre un affaiblissement du champ magnétique terrestre (soit une diminution de son intensité) et des évolutions climatiques. Cet évidence est encore assez ténue mais s'avère extrêmement troublante. Mesurer les évolutions du champ magnétique terrestre était considéré comme inutile il y a une dizaine d'années car certains pensaient que disposer d'observatoires au sol était inutile, les données transmises par les satellites étant considérées suffisantes. Il a rapidement été établi que ce n'était pas le cas, car même s'il est vrai que les satellites permettent de surveiller la planète et de mesurer le champ magnétique, des calages au sol sont nécessaires à l'échelle pour effectuer des mesures précises et continues. Les observatoires des régions polaires sont fondamentaux en matière d'étude du champ magnétique terrestre.

Abordons à présent l'enregistrement des séismes. Je vous rappelle que le plus gros séisme qui s'est produit depuis 1964 est celui de Sumatra en décembre 2004. Ce séisme a pu être étudié grâce à des observatoires qui fonctionnent en permanence dans l'océan Indien. Il s'agit d'observatoires français, maintenus en fonction grâce à l'IPEV. La station des Kerguelen a été particulièrement précieuse pour étudier le phénomène de séisme qui correspond à une rupture de 1 200 kilomètres de long sur tout l'arc de Sumatra. Une observation permanente est nécessaire pour suivre les séismes, d'où la nécessité de disposer de stations australes.

Pour conclure, je tiens à souligner que des opérations à plus court terme sont également enrichissantes. La connaissance du sous-sol passe par des méthodes sismiques qui consistent à envoyer des vibrations dans le sol et a effectué un échosondage sur les couches du sous-sol. Il s'agit d'opérations de sismique active car des vibrations sismiques sont émises. Fort heureusement, aucun programme de ce type n'est mené en Antarctique. Il est d'ailleurs fort probable que le traité de l'Antarctique l'interdise. La connaissance du sous-sol sous la glace étant fondamentale pour notre connaissance de la Terre, nous avons la possibilité de l'explorer en utilisant des méthodes de sismique passive. Il s'agit de déployer des réseaux de sismomètres à la surface de la calotte glaciaire et d'attendre (environ un an) pour que suffisamment de tremblements de terre aient eu lieu sur le globe (entre 150 et 300 par an). Une écoute passive est alors effectuée : il est possible, en transmission, de mesurer les temps de parcours des ondes sismiques, ce qui permet d'établir une imagerie assez détaillée du sous-sol de la calotte glaciaire. En particulier, dans le cadre de l'année polaire internationale, l'Agence nationale de la recherche (ANR) finance une opération assez délicate sur le plan logistique. Il faudra pouvoir disposer d'énergie pour des stations autonomes posées sur la calotte glaciaire. Des enjeux technologiques importants se présentent également dans notre domaine de recherche.

J'ai essayé de vous dresser une rapide fresque des études de l'intérieur de la Terre et j'espère que mon exposé aura été enrichissant.

M. Christian COINTAT, président - Vos propos soulèvent de nombreuses questions mais, avant de vous les poser, écoutons M. Lebouvier.

M. Marc LEBOUVIER, chercheur, laboratoire CNRS de Paimpont - Le thème de cette table ronde portant sur les changements climatiques et les fonctions d'observatoire, je vais articuler mon propos autour de trois volets : les spécificités et le caractère général des recherches menées, la recherche à long terme et les aspects internationaux (la communication scientifique plus particulièrement).

Je travaille en écologie terrestre. Ainsi, dans le cadre de mon activité de recherche, je m'intéresse aux plantes et aux insectes, principalement dans les îles subantarctiques. J'utilise la première personne du singulier mais il s'agit bien évidemment du travail d'une équipe entière. Je suis également chargé de coordonner une Zone-Atelier dont je parlerai dans un instant.

Il est indéniable que des spécificités caractérisent les contrées polaires : isolement extrême des îles, climat extrême sur l'Antarctique, etc. Néanmoins, au-delà des recherches qui concernent ces écosystèmes particuliers abritant des organismes très particuliers (chou de Kerguelen, mouche sans aile de Kerguelen, etc.), il s'agit malgré tout de science visant à répondre à des questions scientifiques d'ordre général.

Pourquoi les îles subantarctiques sont-elles tellement intéressantes en termes d'étude des adaptations, d'évolutions, etc. ? Il convient de se rappeler que l'histoire des sciences, en particulier en écologie, s'alimente dans les îles. La théorie de l'évolution de Darwin par exemple a été élaborée à partir d'observations faites dans des îles. Ainsi, les études menées dans ces îles spécifiques vont nous permettre de répondre à des questions scientifiques d'ordre plus général.

Une sensibilité particulière aux changements climatiques et à l'introduction d'espèces peut être constatée. Il a été établi que les changements climatiques sont globalement très sensibles sous les hautes latitudes. Depuis le milieu des années 60, la température moyenne a augmenté de 1,3°C à Kerguelen. Un amalgame est souvent effectué entre changement climatique et augmentation des températures. Néanmoins, l'effet le plus fort à Kerguelen n'a pas été un changement de température mais un déficit de précipitation. Les changements climatiques sont particulièrement forts et leurs effets peuvent clairement être observés sur les écosystèmes, surtout terrestres.

Un autre aspect est lié aux perturbations dues aux activités humaines, qui viennent troubler le fonctionnement des écosystèmes. Les perturbations peuvent découler d'une action directe comme les pêcheries (qui ont à la fois un impact au niveau de l'alimentation et des répercussions sur les peuplements d'oiseaux) ou l'introduction, en milieu terrestre, d'espèces (rats, souris, lapins, rennes, etc.). Un phénomène plus discret s'est également produit via l'introduction de plantes ou d'insectes, volontairement ou non.

Ces exemples nous amènent au thème de la biodiversité et des menaces sur la biodiversité. Une érosion de la biodiversité est classiquement attribuée aux espèces invasives, particulièrement en milieu insulaire. Paradoxalement, avant l'arrivée de l'Homme dans ces contrées, on comptait ving-cinq espèces de plantes supérieures. Par le jeu des introductions d'espèces étroitement liées à la fréquentation humaine, il s'avère qu'entre 60 et 70 plantes ont été introduites. L'intervention humaine s'est paradoxalement traduite par une augmentation de la biodiversité. Par conséquent, le problème n'est pas d'ordre numérique mais qualitatif car des espèces nouvelles sont introduites dans des milieux où les espèces présentes se sont adaptées pendant des millénaires, voire plus longtemps.

Il ne fait aucun doute que le changement climatique et l'introduction d'espèces sont en interrelation. Nous avons pu établir qu'une mouche a pu s'installer et se développer à Kerguelen et entrer en compétition avec des mouches autochtones, grâce à une légère augmentation de la température. Je vous rappelle que, sous ces latitudes, la température moyenne est de l'ordre de 5°C. Une augmentation de 1°C aura évidemment bien plus d'impact dans ces régions que dans les nôtres.

Je tiens à insister sur le caractère général des recherches qui sont menées dans ces zones polaires et subpolaires. Il faut considérer les zones polaires et subpolaires comme des « sentinelles », à la fois au niveau de l'effet des changements climatiques et des effets des introductions d'espèces, deuxième cause d'érosion de la biodiversité dans le monde après la destruction des habitants. Il me semble que ces enjeux sont importants. Même s'ils ne sont pas spécifiques, ils prennent une dimension particulière dans ces régions.

Concernant les recherches de long terme, Pierre Jouventin a longtemps défendu la pérennité des observations. La difficulté pour les scientifiques consiste certes à trouver un financement récurrent mais aussi à trouver un équilibre entre des études à long terme d'accumulation de données et une production scientifique sur laquelle le CNRS nous demande de rendre des comptes annuellement. Chaque équipe gère cette situation du mieux qu'elle peut mais il est important d'insister sur la nécessité des observatoires. Dans le cadre de la Zone-Atelier qui regroupe plusieurs équipes de biologie travaillant sur l'impact des changements climatiques et des perturbations humaines, nous avons réussi à instaurer une certaine stabilité mais nous avons traversé une longue période d'incertitude, cette structure ayant été mise en place en 2000.

En matière de dimension internationale, sujet déjà évoqué par monsieur le préfet, j'ai été amené à travailler avec huit collaborateurs étrangers issus du Royaume-Uni, d'Australie, de Pologne et des Pays-Bas dans le cadre de mes quatre dernières missions de recherche sur quatre ans.

Il a été question de l'année polaire internationale. Il est évident qu'il s'agit d'une occasion de renforcer la collaboration. Pierre Jouventin a évoqué la communication. Il convient de savoir que, dans le cadre de la Zone-Atelier, une opération de communication scientifique est en cours de mise en place car nous considérons que le contexte de l'année polaire internationale est idéal pour toucher le grand public, en sachant que nous ciblons particulièrement les enfants scolarisés, surtout à la Réunion car nous avons des préoccupations communes.

M. Christian COINTAT, président - Je vous remercie. Il est temps de passer aux questions car le temps risque de nous manquer, surtout que M. Le Maho va devoir nous quitter dans peu de temps.

Ma première question s'adresse à M. Lebouvier. Vous avez évoqué le problème de la mouche sans aile de Kerguelen qui est en train de se faire coloniser par la mouche « classique » à cause de l'augmentation de la température. Je me demande s'il est possible que des analyses montrent la variation (grâce à des projections mathématiques, des mesures, etc.) de l'évolution climatique par ces mouvements de colonisation ou de perte de position d'une espèce à une autre.

M. Marc LEBOUVIER - Non, car il s'agit de phénomènes en réaction. Nous pouvons néanmoins obtenir certains éléments sur une évolution à plus long terme (environ 100-150 ans). Le remplacement d'espèces au niveau de la végétation pourrait traduire une évolution du climat. Les phénomènes de réaction sont facilement observables. Ainsi, les plantes introduites ne produisent pas de graines mais nous craignons que la situation évolue compte tenu de l'augmentation de la température.

M. Christian COINTAT, président - Cette remarque rejoint l'exemple de M. Le Maho qui soulignait qu'une augmentation de 0,3°C entraînait une mortalité de 10 % chez les manchots. Nous voyons bien à quel point les conséquences peuvent être considérables pour une augmentation de température minime.

Je m'adresse à présent à M. Cara. Vous avez affirmé que vos analyses doivent être menées sur une longue durée et qu'il s'agit d'un travail pointu. Vous avez donné l'exemple de la mesure du champ magnétique dont la variation vous permet de déterminer une éventuelle augmentation de l'altitude. Plusieurs facteurs entrant en interaction, votre calcul ne risque-t-il pas d'être biaisé ? Par ailleurs, la question du trou dans la couche d'ozone est bien connue des citoyens. Vu le nombre d'articles scientifiques portant sur la question et divergeant sur les raisons de ce phénomène, nous en venons à nous demander si le trou est véritablement entièrement le fait de la libération de gaz dans l'atmosphère ou si une partie de ce trou se serait créée fatalement, même sans aucun rejet gazeux dans l'atmosphère. En d'autres termes, où se situe la frontière entre l'imprécision et la précision ? Jusqu'à quel degré êtes-vous sûr de ce que vous découvrez ?

M. Michel CARA - Lorsque j'ai évoqué les variations d'altitude, j'ai fait référence aux mesures de champs de pesanteur effectuées avec des gravimètres. Des expériences sont notamment menées au Spitzberg en Arctique. Le champ magnétique ne permet pas de suivre les variations d'altitude. Il évolue et les mesures en la matière ne sont pas ténues. Lorsque des variations de l'intensité du champ magnétique se produisent, elles sont assez importantes. Ce phénomène est de grande ampleur.

Votre question soulève un problème essentiel en géophysique car les mesures effectuées sont susceptibles d'être affectées pas un grand nombre de phénomènes. Le travail des géophysiciens consiste à essayer de démêler l'influence des différents phénomènes qui sont souvent du même ordre de grandeur. J'ai cité l'exemple des mouvements eustatiques (variation du niveau de la mer). Deux facteurs interviennent : la quantité d'eau dans la mer et la variation de l'altitude au niveau d'une île ou d'un morceau de continent. Ces deux phénomènes se produisent l'un contre l'autre. Il est nécessaire de les démêler.

Concernant le trou d'ozone, je ne suis pas compétent pour vous apporter des précisions car cela relève de la géophysique externe. Il convient néanmoins de souligner que notre travail nous amène au quotidien à démêler les différentes causes, d'où la nécessité que l'observation soit longue.

En tant que sismologue, cette nécessité s'est imposée pour identifier des phénomènes précurseurs au séisme. Lorsqu'on vous dit qu'une anomalie a été constatée avant un tremblement de terre et que la connaissance de celle-ci va permettre de prévenir les tremblements de terre à venir, la première question à se poser est la suivante : depuis quand cette variable physique est-elle observée ? Très souvent, l'observation qui précède le tremblement de terre est très courte. Il est par conséquent difficile de savoir quel est son niveau normal. L'ensemble de ces paramètres à prendre en compte fait partie du travail des scientifiques qui se penchent sur des phénomènes ténus. Des progrès sont néanmoins visibles grâce à l'amélioration de la qualité des instruments, comme dans tous les domaines en science. Des mesures de plus en plus fines sont permises et permettent de constater l'apparition de nouveaux phénomènes. Cet aspect du travail scientifique est passionnant.

M. Christian COINTAT, président - M. Fily, dans le cadre des analyses des carottes glaciaires, vous êtes amené à étudier l'air qui y est emprisonné. Parvenez-vous à avoir une idée précise des effets des gaz polluants dans l'atmosphère depuis ces dernières années ou est-il trop tôt pour avoir une connaissance des conséquences directes sur le climat ?

M. Michel FILY - Certains gaz se retrouvent très facilement dans les bulles d'air : le méthane et le CO2 principalement.

M. Christian COINTAT, président - Qu'en est-il des gaz chlorofluorocarbones (CFC), spécialement connus pour leur atteinte à la couche d'ozone ?

M. Michel FILY - Les mesures de CFC s'effectuent de manière directe car ces gaz sont apparus avec l'industrie.

M. Christian COINTAT, président - Ne les retrouvez-vous pas dans le haut de la carotte ?

M. Michel FILY - Nous pouvons certainement les mesurer mais des mesures directes ont été effectuées, quasiment depuis le début de leur émission.

Le « haut de la carotte » nous permet néanmoins d'effectuer des mesures qui nous permettent de montrer des variations récentes. Nous avons peu de données sur le mercure présent il y a 150 ans. Nous nous intéressons en particulier à son évolution depuis le début de l'ère industrielle. Aucune mesure n'ayant été réalisée dans l'atmosphère sur l'ensemble de cette période, nous cherchons à obtenir des informations via l'analyse des carottes de glace ou du névé, c'est-à-dire dans l'air emprisonné dans le névé. Nous essayons de combler nos manques, surtout pour remonter à des périodes relativement récentes (100 ans environ), aucune mesure directe n'ayant été effectuée en la matière.

M. Michel CARA - Il me semble que des carottes de glace antarctiques ont permis de détecter une pollution liée à l'industrie romaine.

M. Michel FILY - Des mesures de plomb ont en effet permis d'identifier des pics liés à l'industrie romaine du plomb. La pollution n'est pas un phénomène exclusif à notre siècle.

M. Christian COINTAT, président - Nous n'avons rien inventé...

M. Michel FILY - Certes, mais le phénomène a pris une toute autre ampleur.

M. Christian GAUDIN - Je souhaite poser une question à M. Fily. Il a évoqué la question de la couche d'ozone et les études menées en la matière à partir des forages glaciaires. Quels sont les indicateurs utilisés puisqu'aucun lien n'existe entre l'ozone atmosphérique et l'ozone stratosphérique ?

M. Michel FILY - Les travaux en cours utilisent les isotopes qui constituent un outil exceptionnel pour les études géophysiques (glace, intérieur de la Terre, océan, etc.). Des variations isotopiques qualifiées d'indépendantes de la masse peuvent se produire. Elles sont liées à la chimie, et plus particulièrement à la chimie de l'ozone. Un signal isotopique dans l'oxygène ou les nitrates peut être lié à la chimie de l'ozone. Nous débutons sur ce type d'étude. Des travaux précurseurs ont été menés en la matière aux Etats-Unis. M. Joël Savarino, qui appartenait à l'équipe américaine, nous a rejoints. Il travaille actuellement sur les volcans pour déterminer si les volcans sont stratosphériques ou uniquement troposphériques. S'il découvrait que les volcans sont stratosphériques, ces résultats auraient un impact important sur le climat.

Les carottes de glace constituent une source de connaissance exceptionnelle. Nous essayons d'obtenir la glace la plus ancienne possible pour remonter dans le temps : à plus d'un million d'années au Sud en Antarctique et à plus de 150 000 ans au Nord. Ce travail repose sur des moyens logistiques et techniques considérables et s'inscrit dans un contexte international.

Nous cherchons également de nouveaux indicateurs dans les laboratoires. J'ai évoqué des programmes en gestation au Nord et au Sud mais d'autres sont déjà en cours de réflexion. Dans quinze jours, une réunion avec l'ensemble du consortium EPICA doit se tenir à Grenoble. Une réflexion sera menée sur les futurs forages à envisager. Il faut être conscient que, pour un forage comme celui d'EPICA, les premières discussions ont dû commencer en 1995, le démarrage du trou a dû être entamé en 1997 et l'arrivée au fond date de 2005. Lorsque les projets de forage sont envisagés, seuls des ordres de grandeur sont déterminés.

M. Christian COINTAT, président - Peut-être pourrions-nous à présent donner la possibilité de s'exprimer à ceux qui n'ont pas encore pris la parole.

M. Yves FRENOT, directeur-adjoint de l'IPEV - Je tiens à faire une brève intervention pour effectuer une synthèse des propos qui ont été tenus par les différents scientifiques interviewés.

Cette réunion a permis de donner une image assez représentative de la diversité des recherches menées dans les régions polaires aujourd'hui. En les écoutant s'exprimer sur leur spécialité, vous avez dû vous rendre compte qu'il n'y a pas de recherche polaire. Il s'agit d'une recherche scientifique du même ordre et du même niveau que celle menée dans toutes les universités françaises ou mondiales, la seule particularité de cette recherche étant qu'elle se déroule dans les régions polaires. Il est important de garder cette approche à l'esprit.

Pierre Jouventin a évoqué les difficultés logistiques qui se présentent pour accompagner la recherche dans les milieux polaires. Il s'agit véritablement d'une caractéristique de ce type de recherche. Les activités de recherche sont similaires à celles menées dans les milieux tempérés ou tropicaux. Elles portent quelquefois sur des éléments qui ne se trouvent que dans ces contrées (les manchots par exemple). Quoi qu'il en soit, l'accompagnement de cette recherche en termes de logistique est véritablement spécifique, qu'elle soit menée dans les îles subantarctiques ou en Antarctique, car les missions nécessitent un fort soutien.

Par ailleurs, un grand nombre des sujets auxquels se consacre cette recherche présentent un intérêt sociétal évident (impact du changement climatique, biodiversité, trou d'ozone, etc.) avec des implications environnementales.

Pour répondre à Pierre Jouventin qui a appelé les TAAF et l'IPEV à travailler en étroite concertation sur le projet de plan de gestion de la réserve naturelle, il convient de signaler que le projet est en bonne voie et que nous travaillons ensemble pour faire avancer ledit plan de gestion.

Pour conclure, je tiens à revenir sur l'année polaire internationale qui a été mentionnée à plusieurs reprises au cours de cette séance. Il s'agit d'un évènement exceptionnel, la précédente remontant à l'année géophysique internationale en 1957/1958. Cinquante ans plus tard, nous renouvelons ce type d'exploit. L'année géophysique internationale avait été déterminante puisqu'elle avait marqué le démarrage des recherches scientifiques en Antarctique ainsi que l'établissement des stations encore en activité aujourd'hui en Antarctique. Elle était néanmoins focalisée sur l'Antarctique. Aujourd'hui, l'année polaire internationale 2007/2008 concerne certes l'Antarctique, mais aussi l'Arctique. Elle prend également en compte l'approche bipolaire des recherches et met en avant le rôle prépondérant de ces régions dans le processus global du climat, de la circulation des océans, etc. L'ensemble des programmes évoqués aujourd'hui trouvent leur place dans l'année polaire internationale et sont subventionnés dans ce cadre. A titre d'information, il faut savoir qu'une cinquantaine de projets, avec des participants français, ont été soumis. Or la France, à travers le ministère de la recherche et l'agence nationale de la recherche, a fourni un effort particulier en termes de soutien financier de cette recherche. Sur la cinquantaine de programmes soumis, environ 35 ont bénéficié de soutien s'élevant à hauteur de 8 millions d'euros. Une telle situation est assez exceptionnelle, surtout vis-à-vis de nos partenaires étrangers, même européens. La France se trouve véritablement dans une très forte position.

Pour finir, il convient d'évoquer la place de la France dans la recherche polaire. Les scientifiques qui sont présents aujourd'hui sont des personnes modestes. Selon moi, ils n'ont pas suffisamment insisté sur la place de notre nation en la matière. Je ne dis pas cela parce que je suis le directeur adjoint de l'IPEV. Pour s'en assurer, il suffit de se tourner vers des indicateurs objectifs tels que les publications scientifiques dans des revues internationales évaluées par des comités de lecture. L'analyse de la production scientifique française en Antarctique et dans la zone subantarctique révèle que la France se situe au cinquième rang mondial pour les recherches menées en Antarctique, derrière des grands pays comme les USA, l'Australie, le Royaume-Uni et l'Allemagne qui y consacrent des moyens considérables, sans commune mesure avec les moyens français. Nous pouvons par conséquent être d'autant plus fiers de notre cinquième place. Concernant les îles subantarctiques, nous nous trouvons au premier rang mondial.

M. Christian COINTAT, président - Quelqu'un souhaite intervenir ?

M. Christian LAFAYNE, adjoint au directeur délégué de Météo France pour l'outre-mer - Je travaille pour Météo France et suis plus particulièrement en charge des stations météorologiques des Terres australes. Les météorologistes sont présents dans les TAAF depuis de longues années, surtout en Terre Adélie où ils travaillent depuis 60 ans. Cette présence a permis de mettre des mesures très précises et régulières à disposition des scientifiques.

Les météorologistes ne travaillent pas à partir de la même échelle de temps que les glaciologues. Ils disposent néanmoins de séries de mesures qui remontent à de longues années dans ces zones si particulières, ce qui constitue un véritable atout. Nous continuerons par conséquent à y travailler le plus longtemps possible.

Nous avons constaté une certaine diminution de la présence des scientifiques sur les bases. Les météorologistes y sont également de moins en moins présents : trois météorologistes sont présents en permanence en Terre Adélie et trois autres à Kerguelen. La diminution de leur nombre a néanmoins des explications concrètes. Outre l'objectif de réaliser des économies, il s'avère que les modèles de prévisions numériques alimentés par les mesures effectuées partout dans le monde, et en particulier dans ces zones, sont de plus en plus performants et ne nécessitent pas de disposer d'une intensité de mesure à la hauteur de celle qui était nécessaire il y a une quinzaine d'années. Par ailleurs, ces modèles sont alimentés par des observations complémentaires en provenance des satellites. Même si les satellites seuls ne suffisent pas, ils représentent une source très importante d'information et de mesures utilisées pour améliorer la prévision numérique. Enfin, des progrès technologiques ont eu lieu sur les instruments présents sur ces sites, ce qui a notamment permis d'automatiser un certain nombre de mesures. Nous avons ainsi pu nous retirer petit à petit, tout en continuant à effectuer des mesures automatiques.

Il me semble néanmoins peu envisageable de disposer de moins de six agents sur place si nous voulons continuer à pouvoir assurer nos missions. Il s'agit en particulier de missions de support aux activités logistiques et scientifiques, qui sont fort distinctes de l'observation climatologique, qu'il nous est demandé d'assurer pour soutenir les missions conduites par l'IPEV et les TAAF.

M. Christian COINTAT, président - Vous leur apportez donc des prévisions météorologiques pour qu'ils puissent assurer leurs travaux sur place. Effectuez-vous également des études à long terme pour voir l'évolution du climat dans ces zones ? Disposez-vous déjà de premières conclusions ? En d'autres termes, le climat empire-t-il ou s'améliore-t-il ? Que pouvez-vous nous dire sur l'évolution climatique de notre planète constatée dans ces zones ?

M. Christian LAFAYNE - Pour que les météorologistes soient en mesure d'effectuer une étude climatique sérieuse sur un phénomène, ils doivent disposer de données sur 30 ans. Dans cette région, nous disposons de séries chronologiques de mesures qui remontent à 50-60 ans. Il est possible de constater des évolutions, en particulier à Kerguelen où la pluviométrie a tendance à diminuer.

M. Christian COINTAT, président - La puissance des vents augmente-t-elle ?

M. Christian LAFAYNE - Ce phénomène n'est pas vraiment flagrant. Il me semble que, dans ces zones, les effets du changement climatique sont moindres que ceux qui peuvent être constatés dans les zones tempérées mais nous les ressentons malgré tout.

M. Christian COINTAT, président - Si le temps nous le permettait, nous vous poserions encore une multitude de questions car ces sujets sont passionnants. Les chercheurs sont certes modestes, comme l'a souligné M. Frenot, mais ils sont tellement compétents qu'ils nous captivent.

Je peux vous affirmer que le groupe que j'ai l'honneur de présider est sensible à tout ce que vous faites. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous vous avons conviés à cette audition, un de nos objectifs étant de vous montrer que nous sommes à vos côtés et que nous vous soutenons. Nous ferons notre possible pour que le gouvernement vous attribue davantage de moyens.

Je remercie chacun d'entre vous pour sa participation. Je ne sais pas ce que nous réserve l'avenir vis-à-vis des demandes budgétaires mais j'espère qu'elles seront satisfaites. Rappelez-vous cette phrase d'Alphonse Allais qui disait que « les prévisions sont dangereuses, surtout si elles concernent l'avenir ». Par conséquent, je me garderai bien d'en faire mais je vous assure que nous ferons notre possible pour vous aider.

Je vous remercie pour cette rencontre très enrichissante. Je remercie également monsieur le préfet d'avoir participé à cette rencontre qui se place au premier chef des travaux de notre groupe d'étude parlementaire.

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