Les sciences de l'homme et de la société

Mme Sylvie BEYRIES - CNRS, Sophia Antipolis

Monsieur le Sénateur, Mesdames, Messieurs, cher collègues. L'objectif des sciences de l'homme et de la société, dans un observatoire de l'Arctique, serait de connaître et d'anticiper, pour mieux les maîtriser, les conséquences que le réchauffement climatique actuel aura inéluctablement sur les organisations. Dans cet exposé, après avoir fait un état de la question, nous examinerons les outils qui pourraient être développés et les moyens à mettre en oeuvre pour tenter d'atteindre cet objectif.

Au cours du Quaternaire, les hommes ont dû s'adapter, à plusieurs reprises, à des changements climatiques majeurs. Chacun de ces changements a entraîné de profondes modifications dans les modes d'organisation. Comprendre les influences des changements climatiques des organisations économiques, sociales et sur les mouvements des populations constitue une des problématiques centrales des études préhistoriques et anthropologiques.

Les phénomènes climatiques sont les éléments d'une histoire évolutive. Ainsi, il y a trente-cinq mille ans disparaissait totalement et définitivement une espèce humaine en Europe : les Néanderthaliens. Cette disparition est souvent mise en relation avec l'arrivée rapide, de l'ordre de quelques siècles, d'un épisode climatique froid, ceci cumulé, bien évidemment, à d'autres facteurs.

Autre exemple, il y a environ douze mille ans, la culture magdalénienne disparaît ou se transforme radicalement alors qu'un réchauffement climatique contraint les rennes qui sont au coeur de l'économie de subsistance à remonter vers le nord. Au moment où ont eu lieu ces bouleversements, ce sont des fractures, des déchirements, des drames ou des catastrophes, qui ont marqué la vie de ces hommes.

Par la suite, les processus de sédentarisation, l'émergence de la ville et de l'état et plus près de nous la révolution industrielle se sont accompagnés d'un contrôle croissant sur le milieu naturel. Simultanément, se développe l'idée d'une déconnection entre l'homme et son milieu naturel. Aujourd'hui encore, certaines parties du monde qui offrent des conditions souvent extrêmes, connaissent un mode d'exploitation du territoire par petits groupes. Dans des biotopes comparables à ceux de la fin du Pléistocène, ils ont construit des systèmes socio-économiques fondés sur cette même étroite dépendance avec l'environnement.

Entre 60 et 75 degrés de latitude nord, la biomasse végétale change considérablement et l'on passe très progressivement de la taïga à la toundra. Ces biozones présentent chacune des particularités : les contrastes saisonniers et les ressources végétales ne sont pas les mêmes, ce qui n'est pas sans implication sur les systèmes de subsistance. L'exploitation de toutes les ressources disponibles et nécessaires à la survie oblige à une mobilité à travers un territoire dont les richesses apparaissaient comme complémentaires. Cette mobilité est un élément clé de l'organisation économique et sociale. Malgré la force des contraintes qu'impose cet environnement difficile, en même temps que des réponses similaires sont apportées, il y a toujours une place pour des choix culturels qui permettent à chaque groupe d'afficher son identité. Je développerai en exemple le cas de la Sibérie, mais nous aurions pu tout aussi bien parler des groupes qui vivent dans le Grand Nord canadien ou occupent le Groenland.

Dans tous les cas, qu'il soit sauvage ou domestique, le renne est au coeur du système sibérien. Ce grand mammifère est le seul à être biologiquement et éthologiquement adapté aux écosystèmes arctique et péri-arctique. Pour assurer sa subsistance, le renne explore des territoires différents en fonction des conditions climatiques : grandes migrations des troupeaux sauvages qui descendent vers le sud en hiver pour remonter vers le nord à la belle saison ou encore, transhumance des troupeaux domestiques qui avancent régulièrement guidés ou suivis par les hommes.

Comme le renne, pour survivre dans ces régions, les hommes se sont adaptés morphologiquement, biologiquement et culturellement. Aujourd'hui, alors même qu'une partie des populations est théoriquement sédentarisée, on observe toujours une présence forte des pratiques nomades. Les cycles de nomadisation varient selon les saisons et les latitudes. Cependant, il n'y a pas un état nomade ou un état sédentaire ; il y a une large palette de degrés entre ces deux états, qui traduisent à la fois une capacité d'adaptation et de résistance.

Les systèmes autochtones mis en place sont extrêmement efficaces mais leur équilibre est particulièrement fragile. La moindre modification d'un des paramètres entraîne des changements importants sur la totalité du système. En Arctique, en raison des conditions extrêmes, les conséquences du moindre phénomène sont démultipliées. Pour toutes ces régions, les profonds changements apportés par les évolutions économiques, techniques ou politiques du XX e siècle ont créé des ruptures et/ou des dysfonctionnements importants.

Dans nombre de cas, les systèmes ont dû être repensés et réorganisés plusieurs fois en moins d'un siècle. Les Dolganes, par exemple, étaient et restent des chasseurs/éleveurs de renne. Avec la soviétisation, une partie de la population a été sédentarisée. Les comptoirs administratifs isolés ont fonctionné pendant un demi-siècle grâce à des soutiens étatiques : ravitaillement par camion, bateau ou hélicoptère. Après l'abandon du communisme et les problèmes économiques inhérents, l'approvisionnement des villages devient aléatoire, en particulier l'hiver. C'est une organisation fondée sur la complémentarité entre sédentaires et nomades qui s'est mise en place et qui permet aux uns et aux autres de subsister. Les éleveurs-chasseurs de rennes ont établi leurs circuits de nomadisation passant à proximité des villages, en particulier l'hiver et assure ainsi un ravitaillement en viande. En échange, personnes âgées et enfants sont pris en charge par le village.

Ces cultures fragiles n'ont jamais montré de véritables résistances aux changements, mais plutôt de réelles capacités adaptatives et d'anticipation.

En termes de flux migratoire, la Sibérie a toujours intégré les mouvements engendrés par les changements liés, majoritairement, au climat. Une des différences entre les changements climatiques du passé et celui auquel nous sommes confrontés aujourd'hui serait la rapidité de mise en place du phénomène (les résultats, très récents, obtenus dans le cadre du programme international NorthGrip amènent peut-être à reconsidérer cette dernière hypothèse).

Face à des modifications environnementales, plusieurs options se présentent :

1- Les changements sont très lents, de l'ordre du millénaire - c'est-à-dire peu perceptibles à l'échelle humaine - la population s'adapte, ce qui ne va pas, bien entendu, sans changements culturels importants. On ne passe pas du statut de chasseur en forêt à celui d'éleveur ou agriculteur de steppe sans changements culturels fondamentaux. Les évolutions étant graduelles, très lentes, il n'y a pas de choc culturel visible.

2- Lorsque les changements sont rapides et ponctuels, les populations vont se déplacer vers des environnements au plus proche, ce qui leur permet de garder le même mode d'organisation. Un exemple, depuis environ cinq ans, en Extrême Orient sibérien, dans un environnement de montagnes et de plateaux percés de fleuves et de vallées avec des couloirs forestiers, les premiers symptômes du changement climatique ont amené une augmentation de la pluviométrie en hiver. Les températures hivernales et le vent transforment le manteau neigeux en une carapace de glace. En hiver, le renne se nourrit en grattant la neige avec son sabot. En revanche, il lui est impossible de casser la glace. Ce phénomène a obligé les pasteurs à modifier leurs circuits de transhumance vers des zones protégées, en fonction de leurs connaissances du paysage.

3- Si le phénomène s'installe, ce qui apparaît dans des régions plus au sud (50 à 55 degrés de latitude nord) où le réchauffement est perceptible depuis une quinzaine d'années, les rennes sont les premiers à en ressentir les effets. Aujourd'hui, dans ces régions, le taux de mortalité des rennes augmente d'année en année. Pour conserver leurs troupeaux, qui assurent majoritairement alimentation et vêtements, les nomades sont obligés de se déplacer vers des espaces toujours plus élevés en altitude ou dans des zones plus froides et ceci même en hiver. Il s'agit donc de changer les circuits sur l'année et non juste sur une saison. Que va-t-il advenir si l'animal doit remonter vers le nord pour trouver des conditions adaptées à son éthologie ?

Cette question est à mettre en parallèle avec ce que nous évoquions précédemment, la disparition du renne en France a la fin du Paléolithique qui semble aller de pair avec la fin de certaines cultures. Est ce que cela signe la disparition de certaines cultures autochtones ? On peut légitimement se poser la question suivante : comment peuvent s'adapter des groupes à une disparition de l'animal partenaire qui est au coeur de leur économie de subsistance et sur lequel s'est construite une vision du monde ?

Pour revenir aux mouvements migratoires, lorsque le réchauffement se prolonge et/ou s'amplifie, de proche en proche les populations peuvent parcourir des distances importantes. De manière très schématique, si les migrants arrivent dans des zones non peuplées, situation de plus en plus rare, il n'y a pas de problèmes majeurs. En revanche, si les zones sont peuplées, on se trouve face à deux cas de figure :

- soit les populations locales sont repoussées peu à peu : c'est le cas des Dolganes, éleveurs de renne, qui ont été poussés par les Evenks des zones septentrionales, eux aussi éleveurs de rennes. Dans ce cas, où les cultures sont proches, il n'y a eu que peu d'assimilation, comme le montrent les études sur la génétique des populations.

- soit les groupes cohabitent, c'est le cas des Evenes de la zone la plus méridionale poussés par les Iakoutes les plus septentrionaux (traditionnellement éleveurs de chevaux). Le contexte écologique était tel que ces derniers ont dû se reconvertir à l'élevage du renne, abandonnant le cheval ; corrélativement, les écarts culturels entre Evenes et Iakoutes dans ces zones se sont atténués.

Le risque est donc de voir ces populations se normaliser, ce qui aboutirait, à terme, à un appauvrissement d'expressions culturelles.

Jusqu'à présent, quelle que soit la zone, arctique ou péri-arctique, dans laquelle on se trouve en Europe, en Asie ou en Amérique, les populations vivant encore traditionnellement ont apporté des réponses adaptatives locales aux modifications climatiques. Elles ont su modifier leurs pratiques en même temps que se modifie l'environnement. La présence d'un barrage entraîne en aval un réchauffement des eaux et une transformation des qualités de la glace. Pouvoir circuler en toute fiabilité sur le fleuve gelé suppose une réadaptation des connaissances pour une nouvelle forme d'évaluation du risque. Si le mouvement s'installe, c'est véritablement une remise en question globale à laquelle ces populations seront confrontées, ce qui risque d'aller de pair avec des situations conflictuelles.

A partir des ces constatations, et pour anticiper tous ces changements, il semble raisonnable et efficace de se fonder sur les connaissances locales. Dans l'équilibre actuel, les modes de vie permettent de répondre à l'ensemble des besoins. Cependant, quel est le degré de liberté que l'environnement impose au système existant ? Corrélativement, quels sont les choix possibles sur la taille des groupes, le degré de mobilité ?

En travaillant sur les cartographies des évolutions récentes, fournies notamment par l'imagerie aérienne et satellitaire, des croisements peuvent être envisagés entre l'analyse des évolutions des paysages et les solutions mises en place par les populations et leur perception de ces phénomènes. Nous pouvons travailler sur des paramètres tel que : le recul de la banquise et des glaciers, les rigueurs de l'hiver, le changement des cortèges floristiques et fauniques, l'évolution des pathologies, la modification de l'alimentation des rennes...

Les études génétiques des populations et la linguistique nous donnent des indications sur les courants migratoires du passé à une échelle historique ; avec l'aide de l'imagerie satellitaire on pourrait s'interroger sur les itinéraires qui ont été empruntés ? Pourquoi ces choix ? Y en a-t-il d'autres possibles ?

Des réponses à ces questions permettraient d'établir des modèles prédictifs permettant d'anticiper les migrations «climatiques » ? Des zones ateliers, choisies en fonction des paramètres géographiques, économiques, écologique ou autres ... doivent être identifiées. Autour de ces zones, il faut continuer à développer et élargir les programmes pluridisciplinaires déjà existants, programmes fondés sur des chercheurs parfaitement intégrés au sein de populations locales. Cette dernière notion est fondamentale, car les chercheurs travaillant aujourd'hui sur et dans ces régions ont déjà effectué nombre de missions de terrains. Quelle que soit leur ampleur, ils perçoivent déjà les changements dus aux modifications climatiques et la manière dont les groupes les ont intégrés. Connaissant les modes de pensée des populations impliquées, il leur est facile d'adapter les questionnements en fonction des spécificités de chaque groupe. La majorité de ces chercheurs ont, dans leurs notes, les premiers éléments de réponses aux questions adaptatives liés au réchauffement ; même si ce n'est pas leur thématique de recherche c'est sans doute pour cette dernière raison que ces informations sont totalement sous-exploitées.

Ces confrontations, transdisciplinaires (ethnologie, anthropologie biologique, histoire, archéologie, génétique, biochimie, géographie...) doivent être organisées dans un cadre institutionnel qui permettrait de croiser les informations, de donner une cohérence à l'ensemble, de rebâtir de nouveaux programmes appuyés sur les résultats précédents

Toute cette réflexion pourrait se dérouler dans le cadre d'Ateliers de réflexion prospective (ARP), structure dépendante de l'Europe et qui peut avoir des partenaires internationaux, financé par l'ANR. Les ARP ont pour objet de relier tous les partenaires potentiels d'un projet de recherche dans le but d'échanger et de diffuser des connaissances, d'analyser des besoins, de stimuler la réflexion sur des problématiques précises. Dans ce type d'appel d'offre, l'ANR ne finance qu'un seul projet qui doit en fédérer plusieurs avec des budgets qui peuvent-être préaffectés. C'est le fonctionnement proposé pour l'appel d'offre ARP. "Adaptation de l'agriculture et des écosystèmes anthropisés au changement climatique", problématique comparable à celle dont nous débattons aujourd'hui.

Pour conclure, les spécificités environnementales des régions arctiques, par leur caractère extrême, sont contraignantes. Elles offrent des conditions particulièrement favorables pour étudier la part des choix proprement culturels dans les stratégies d'adaptation aux contraintes.

Ces contraintes ne dictent pas tout, loin s'en faut, du comportement des humains. Le subit changement climatique offre sans aucun doute une occasion précieuse de voir les capacités d'innovation à l'oeuvre. Les sciences humaines ont non seulement leur place dans un Observatoire de l'Arctique, mais elles peuvent y tenir un rôle pivot, créant le lien entre toutes les sciences pour que les résultats obtenus prennent une forme utilisable par et pour toutes les sociétés humaines.

Merci.

M. Christian GAUDIN

Je remercie Madame Beyries. Nous avons donc une compréhension des regards portés par chaque discipline. Je vais maintenant demander à Edouard Bard de nous parler de multidisciplinarité pour mieux comprendre le réchauffement climatique.

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