II. LA PROSPECTIVE, UN ÉCLAIRAGE DES CHOIX DE SOCIÉTÉ CONDUITS PAR DES OPÉRATEURS PUBLICS DE LA RECHERCHE

A. SANDRINE PAILLARD, DIRECTRICE DE L'UNITÉ PROSPECTIVE DU CENTRE PARISIEN DE L'INRA

Je vous remercie. Je vais vous parler de l'expérience de l'INRA en matière de prospective, avec une intervention en trois points. D'abord un point général sur la prospective à l'INRA : pourquoi cet outil est-il mobilisé ? Une illustration avec la prospective « Nouvelles ruralités à l'horizon 2030 ». Enfin, très rapidement quelques idées à propos des contributions possibles de la prospective aux travaux du Parlement.

La prospective à l'INRA est un mode de réflexion qui est mobilisé depuis déjà plus de quinze ans, pour repenser l'agriculture . Je pense que c'est bien parce que l'agriculture a été confrontée très vite aux enjeux du développement durable, qu'elle a été pas mal bouleversée par des questions de crise sanitaire, des questions de crise de société, des problèmes de compétitivité et de perte d'emplois. C'est pour ces raisons que l'INRA s'est saisi assez rapidement de l'outil prospective.

A l'INRA, l'objectif de la prospective est de produire des savoirs en explorant les futurs possibles, à la fois pour contribuer à définir les orientations de recherche de l'organisme, et pour contribuer aux débats scientifiques et aux débats publics.

De ces points de vue, la prospective à l'INRA est à l'interface de la science et de la société. Des sujets très variés sont traités. On est aussi bien sur des prospectives de filières avec les acteurs de la filière, la plupart du temps, des prospectives territoriales, des prospectives qui vont se focaliser sur des problèmes de régulation. Je pense à la Politique Agricole Commune. Il y a aussi des prospectives sur des enjeux beaucoup plus globaux liés, notamment à la sécurité alimentaire ou au service éco-systémique.

La prospective à l'INRA est toujours une prospective pluridisciplinaire et pluri-acteurs. Nous mobilisons généralement la méthode des scénarios. Nous construisons une variété de scénarios avec un horizon temporel généralement de dix à quarante ans. En tant que prospectivistes, nous sommes, il est vrai, généralement mal à l'aise avec dix ans, et nous préférons nous projeter un petit peu plus loin pour libérer la parole ou libérer les idées. Nous faisons parfois pourtant des prospectives à plutôt court terme, à dix ans.

La prospective pour l'INRA est un outil d'animation du débat, puisqu'il va permettre de mettre en valeur la diversité des points de vue . Cette diversité des points de vue peut être aussi bien relative aux disciplines scientifiques, mais aussi aux expériences des acteurs, des experts. C'est évidemment relatif aux valeurs, ce qui n'est pas forcément évident dans une institution de recherche. La prospective va permettre de mettre en valeur une variété de visions pour l'avenir. C'est un outil qui est aussi utile pour des approches davantage transversales et systémiques.

De ce point de vue, la prospective permet dans un institut de recherche de contrecarrer la tendance à la spécialisation disciplinaire qui est très marquée. Elle sensibilise les chercheurs aux attentes sociétales et aux préoccupations des citoyens. C'est un outil d'anticipation, puisqu'il permet de repérer dans le présent les germes du futur. Il permet d'envisager une variété de futurs possibles, y compris des futurs en rupture complète avec les tendances présentes.

Le corollaire de ces atouts de la prospective est que les scénarios que nous faisons - c'est en général le cas - sont des scénarios qui sont forcément un peu caricaturaux, justement parce qu'ils doivent être porteurs de messages clés pour être vraiment appropriés, être mis en débat. Du coup, ils soulignent le trait. A mon avis, cela fait partie des qualités d'une prospective : être vraiment concis et clair sur les messages qui sont donnés.

Ces scénarios ne se réaliseront sans doute pas, d'une part parce que la réalité sera forcément plus complexe, d'autre part, pace que j'ai dit que nous cherchions dans le présent les germes du futur. Évidemment, il y a des événements qui vont se produire, qui ne sont pas forcément complètement visibles dans le présent. Ensuite, les scénarios ne se réaliseront sans doute pas, puisque c'est l'essence même de la prospective. Nous agissons tous les jours sur la construction de notre futur.

Un autre point important est que la mise en débat des scénarios est complètement indispensable à l'utilité pour la décision. Généralement, un exercice de prospective réunit un certain nombre d'acteurs qui vont avoir des échanges et qui vont pouvoir utiliser la prospective directement, mais il ne faut absolument pas que les scénarios et la réflexion de prospective ne servent qu'aux acteurs qui ont conduit cette réflexion, d'où la mise en débat complètement indispensable.

Voici une illustration avec Nouvelles ruralités à l'horizon 2030 . C'est une prospective que nous avons achevée il y a presque deux ans, et que nous continuons à présenter un petit peu partout en France. Je vais utiliser cet exemple pour illustrer mes propos précédents.

Pourquoi l'INRA s'est saisi de la question des ruralités ? Un certain nombre de dynamiques en cours sont facteurs de transformation des villes et des campagnes et, d'une certaine façon, questionnaient le concept même de ruralité. A l'INRA, trop longtemps, le rural a quand même été très fortement associé au monde agricole, alors que c'est bien sûr beaucoup plus complexe aujourd'hui.

C'est plus complexe parce qu'on a une explosion des mobilités dans les territoires :

- mobilité quotidienne des hommes - travail, loisirs, domicile ;

- explosion de mobilité en termes de biens, de services et d'information.

Parallèlement, et c'est lié, on connaît :

- Une croissance démographique périurbaine très importante, mais aussi, plus récemment, un repeuplement des espaces ruraux.

- Une agglomération des activités dans les métropoles qui se poursuit et qui parfois même s'intensifie, avec une diversité de dynamiques territoriales dans les espaces ruraux, avec des territoires plutôt spécialisés dans l'agriculture et l'agroalimentaire, d'autres plutôt dans l'économie résidentielle - je pense aux espaces ruraux périurbains -, et d'autres encore qui vont être plus centrés sur le tourisme.

- Autre tendance importante : un regain d'attrait pour la nature de la part de la société et une inscription territoriale, des enjeux environnementaux, bien sûr locaux, mais également globaux, puisque les questions de changement climatique ou de biodiversité par exemple ont une inscription territoriale très importante.

- Dernière tendance importante : un pouvoir accru des régions et des grandes agglomérations avec une tendance à la territorialisation de l'action publique que vous connaissez bien.

Je vais essayer très rapidement de vous présenter les quatre scénarios qui ont été produits. C'est difficile en quelques minutes, mais je vais essayer de bien les présenter pour que vous puissiez vous imaginer les futurs que le Groupe a envisagés.

Le premier scénario est celui qu'on a appelé « Les campagnes de la diffusion métropolitaine » qui, à l'horizon 2030, poursuivent les tendances à la périurbanisation et à l'artificialisation des terres.

Comme sans doute vous le savez, depuis une vingtaine d'années, l'espace agricole perd environ 60 000 hectares par an de terre, via l'artificialisation, ce qui correspond à la perte d'un département tous les dix ans. Dans ce scénario tendanciel, on a vraiment imaginé quelle sera la signification des ruralités et des relations entre villes et campagnes dans une France où la périurbanisation se poursuit.

Dans ce scénario, les grandes villes s'étalent et les campagnes se périurbanisent, avec une périurbanisation généralisée, de fortes mobilités journalières et hebdomadaires. On vit et on travaille dans des lieux très différents. Les ménages recherchent la maison individuelle. On a une polarisation métropolitaine de plus en plus prononcée des activités, avec une économie rurale qui est essentiellement résidentielle et peu qualifiée.

En termes d'aménagement de l'espace, on peut observer en 2030 un tissu discontinu de pavillons, d'espaces agricoles, de bois, de routes, de zones d'activités en fonction des préoccupations environnementales, quelques corridors et sanctuaires écologiques.

C'est un scénario, en réalité, qu'on peut appeler scénario de « laisser-faire », où les ménages essentiellement, mais également les zones d'activités aménagent le territoire. Les ménages, notamment, en déménageant et en allant de plus en plus loin des centres-villes, aménagent le territoire.

En illustration, vous avez la région Midi-Pyrénées, avec à gauche la variation de la population communale entre 1975 et 1999, et à droite la même variable entre 1999 et 2005. On voit bien le mouvement de périurbanisation qu'on a connu. C'est vraiment l'illustration du fait que nos scénarios sont bien liés au repérage dans le présent des germes du futur.

L'idée du deuxième scénario que nous avons appelé « Les campagnes intermittentes des systèmes métropolitains » est de forcer un petit peu les tendances actuelles de multi-appartenance des individus. Très fréquemment, les individus vont passer une partie de leur temps en ville, voire dans de très grandes villes, et une partie assez importante de leur temps à la campagne. La caricature de cela est peut-être aussi l'achat croissant par des Néerlandais ou des Anglais de propriétés dans la campagne française.

On a voulu faire un scénario qui renforcerait ce type de tendance avec des individus nomades entre villes et campagnes, des campagnes considérées comme très attractives, liées à leur patrimoine et connectées aussi à des métropoles. C'est un scénario de la multi-appartenance des individus entre villes et campagnes. C'est aussi un scénario où les réseaux de transport et de technologie de l'information sont très développés.

Les territoires ruraux sont très singuliers et cette singularité en fait l'attractivité. Ce peut être le patrimoine, mais ce peut être aussi des styles de vie. On a une économie très ancienne, à la différence de l'économie résidentielle, dans le sens où elle est liée à la présence intermittente de différents types d'individus dans les territoires.

On a une agriculture de qualité, multifonctionnelle qui produit de l'alimentation, mais aussi de l'entretien du paysage et de la gestion des écosystèmes. Typiquement, ce type de scénario appelle une gouvernance qui peut être hybride, mais qui est vraiment fondée sur des projets de valorisation d'un patrimoine et d'un territoire. Pour illustrer ce scénario, voici la gare TGV d'Avignon qui est en pleine campagne. Je pense qu'elle illustre bien ce deuxième scénario.

Le troisième scénario est le scénario de crise : « Les campagnes au service de la densification urbaine ». La crise énergétique et du changement climatique fait que la ville doit se verticaliser avec des campagnes qui sont quasiment désertes et au service des urbains. Comme je vous l'ai dit, c'est vraiment uns scénario, où on ne peut plus se permettre la périurbanisation, à cause des problèmes du coût du transport et des effets du transport sur le changement climatique.

On va avoir une spécialisation fonctionnelle des espaces ruraux qui vont être vraiment au service de la ville, avec des espaces qui vont être dédiés à la production d'énergie, d'autres à celle de biens alimentaires, d'autres encore à celle de services écologiques, car ils sont complètement indispensables. D'autres, plus proches de la ville, vont être dédiés à la logistique.

Comme l'illustre la photo, les villes vont intégrer la campagne, car les individus ont besoin de nature, mais on ne peut pas utiliser suffisamment les transports. On doit donc limiter les allers et retours entre villes et campagnes. Donc, une illustration de campagne dans la ville et d'agriculture très high tech.

Un quatrième scénario : « Les campagnes dans les mailles des réseaux de ville ». C'est sans doute un scénario qui aurait votre préférence, puisque c'est un scénario où les collectivités territoriales aménagent le territoire. On a ici le Schéma régional d'aménagement et de développement du territoire de Basse-Normandie à l'horizon 2025, où on voit le maillage d'un réseau de petites villes.

Les nouvelles ruralités : quelle utilité pour la décision après presque deux ans ? Cela a eu une utilité pour l'orientation de la recherche à l'INRA, sur tout ce qui est agriculture périurbaine, mais plus largement les interactions entre villes et campagnes. Ce sont des scénarios qui ont été largement mis en débat et appropriés par les acteurs du territoire, puisque pendant presque deux ans, nous avons présenté ces scénarios dans le cadre de CESR, de conseils régionaux, de réseaux ruraux régionaux, d'établissements publics fonciers. Cela a permis d'alimenter la réflexion des décideurs.

Quelles contributions aux travaux du parlement ? J'axerai mes propos sur trois points.

- La première idée qui a été bien développée est que la prospective permet une approche moins segmentée et davantage anticipatrice de l'action publique . L'idée de la périurbanisation et des risques est bien une évolution qui appelle à des politiques dans différents domaines. Il faut donc essayer d'avoir une approche moins segmentée.

- C'est un outil pour animer le débat public et sensibiliser les acteurs et les citoyens . Il est absolument nécessaire, pour que la prospective ait un impact, de la mettre en débat et que ce soit un outil du débat public, voire de la démocratie participative.

- Dernier message : La prospective devrait vraiment permettre une meilleure appropriation par les parlementaires des enjeux scientifiques et techniques . C'est ce qui se passe dans les pays nordiques ou au Royaume-Uni, par exemple. C'est assez peu le cas en France, alors que les enjeux scientifiques et techniques sont vraiment complètement liés à des choix de développement.

Joël BOURDIN

Merci Madame. La délégation de la prospective a été créée pour cela. Je signale à tous que le premier numéro de la Lettre de la Prospective que nous avons fait paraître n'a qu'un seul objet : faire connaître les études de prospective qui nous paraissent intéressantes comme celles de l'INRA « Quelle(s) campagne(s) en France en 2030 ? ».

Je vais maintenant donner la parole à Monsieur Bernard David, ingénieur de formation et chercheur au Commissariat à l'énergie atomique, au sein duquel il est chargé aujourd'hui de la mission pour le développement de la prospective stratégique.

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