B. BERNARD DAVID, CHARGÉ DE MISSION « PROSPECTIVE STRATÉGIQUE » AU CEA

Je vais effectivement vous parler de la prospective stratégique, telle que nous la menons au niveau de la Direction générale du CEA qui, depuis le début de 2010, s'appelle Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, ce qui correspond d'ailleurs à un scénario que nous avions prévu ; mais le logo reste a priori le même.

Avant de parler du futur, je vais faire un petit retour dans le passé pour vous rappeler d'où vient le CEA et ce qu'il est aujourd'hui , car c'est important pour comprendre la suite. La création du CEA en octobre 1945 traduit alors la volonté de l'Etat de prendre rang parmi les grandes Nations qui maîtrisent la puissance de l'atome.

De cela découle ensuite une aventure assez extraordinaire : la Direction des applications militaires née en 1958 pour développer les têtes nucléaires qui équipent nos forces océaniques et aéroportées. Côté civil, le passage de la recherche aux applications électronucléaire conduit au développement d'une ingénierie qui sera filialisée, et que vous connaissez. C'était Cogema, Technicatome, Intercontrole, qui sont tous regroupés aujourd'hui au sein d'Areva.

Pour les besoins de la défense, le CEA s'investit dans la microélectronique. Là aussi, l'ampleur prise par l'activité génère des filiales industrielles avec la création de STMicroelectronics, Soitec, etc. Aujourd'hui, c'est dans d'autres domaines que se développent les technologies diffusantes du CEA : les technologies de l'information, de la santé et les nouvelles technologies de l'énergie. Tout ceci conduit à un organisme de recherche technologique au spectre très large, qui comporte aujourd'hui 15 800 personnes pour 3,9 milliards d'euros de budget et 10 centres de recherche.

Pourquoi rappeler toute cette histoire ? Ce n'est pas inutile quand on veut faire de la prospective, parce que le futur plonge très profondément ses racines dans le passé . La question qui se pose est la suivante : comment peut se poursuivre cette aventure et quelles en sont les forces motrices ? C'est l'objet de la prospective stratégique dont je vais vous parler.

Je vais commencer par replacer cette prospective du devenir de l'organisme dans la grande variété des prospectives qui sont menées au CEA. Pour mieux comprendre comment ces différentes formes de prospectives se différencient les unes des autres, je vais les positionner dans un référentiel à deux axes :

- elles se différencient d'abord par le niveau de prévisibilité des phénomènes auxquels elles s'intéressent ;

- elles se distinguent ensuite par la nature de la prospective qui est menée. Quand les facteurs d'évolution ou les acteurs clés d'évolution ont une grande inertie, le futur est relativement prévisible. En général, on va chercher à le quantifier. Lorsqu'il s'agit de facteurs beaucoup plus versatiles, on s'attachera d'abord à comprendre et décrire qualitativement tout ce qui peut se passer.

Au CEA, en matière de futur relativement prévisible, on trouvait :

- de la prospective quantitative relative au climat, à l'économie de l'énergie ou encore la démographie des chercheurs ;

- dans une zone plus centrale de mon schéma, on va trouver les prospectives liées aux activités de R&D du CEA ;

- un troisième groupe concerne les prospectives qui s'intéressent à l'environnement politique, économique et social du CEA, aux jeux d'acteurs, de l'échelle mondiale à celle des territoires, et à l'évolution des cadres institutionnels dans lesquels le CEA exerce sa mission.

C'est un domaine où de multiples bifurcations peuvent apparaître sous l'action de facteurs à faible inertie, notamment les comportements humains. Au-delà de ces variétés de l'application de la prospective, on voit bien que le but visé ne va pas être le même, et que les modes opératoires vont sans doute différer.

Je vais maintenant m'intéresser à cet objectif d'agilité stratégique, qui va être la préoccupation principale de notre prospective en tant qu'organisme situé dans un monde où tout bouge de plus en plus vite et dans tous les sens.

Ici, on ne va pas tant utiliser la prospective pour décrire un futur probable, que pour nous faire explorer tout ce qui pourrait arriver, et par cette gymnastique intellectuelle, nous permettre de construire collectivement une représentation du monde qui soit plus riche, plus souple et plus apte à intégrer les imprévus pour en faire des opportunités. Tout ceci, bien sûr, va nécessiter une manière de travailler spécifique, « la méthode CEA » comme l'appellent mes collègues prospectivistes. Elle repose sur trois piliers.

- D'abord, créer les conditions de cette évasion du prêt-à-penser ambiant ;

- ensuite, construire ces repères dont nous avons tous besoin pour comprendre le monde ;

- enfin, formuler concrètement ce retour d'expérience qui va éclairer nos décisions d'aujourd'hui.

Je vais maintenant illustrer ce propos à travers un exercice qui a été engagé, il y a quelques années, lorsqu'il s'est agi d'introduire ce type d'approche prospective dans la réflexion sur l'avenir du CEA. Il y a cinq ans, la prospective n'était pas présente dans les discours et dans les faits, comme elle peut l'être aujourd'hui.

Première étape : il m'a d'abord fallu convaincre. Une grande variété d'acteurs a été désignée pour participer à la première phase du processus qui était d'identifier les bonnes questions à se poser sur l'avenir du CEA. Ce périmètre a encore été élargi et les participants diversifiés pour construire les explorations de prospective proprement dites.

Je reviens à la première phase qui est essentielle, car l'innovation de pensée est d'abord celle du questionnement . En posant cette question, à la fois ouverte et provocante - sur quoi reposera le succès du CEA dans vingt ans ? - on a amené les participants à exprimer et confronter des perceptions de terrain qui pouvaient être encore assez floues, sur ce qui était en train de changer. L'enregistrement des débats est essentiel à ce stade, parce qu'on ne sait pas prendre de notes sur l'inintelligible, c'est-à-dire toutes ces fulgurances qui sont nées des stimulations mutuelles, et qui pourtant vont constituer le terreau d'une approche innovante du questionnement.

Il faut ensuite analyser toute cette matière, la retravailler, l'ordonner, pour la structurer en un modèle de compréhension partagé des problématiques d'avenir . Les allers et retours entre le micro et le macro, entre les faits et ce qui va leur donner essence, sont un aspect essentiel pour la solidité, la crédibilité et la traçabilité de la démarche, et in fine également l'acceptabilité de certains résultats. A toutes les étapes ultérieures, on a d'ailleurs toujours procédé de cette même manière.

Finalement, après cette étape, les participants se sont mis d'accord sur un référentiel de questionnements, organisé en quatre axes, qui correspondent à quatre dynamiques de positionnement du CEA qui sont en compétition :

- sa mission d'intérêt général ;

- son inscription dans la dynamique de construction européenne ;

- son soutien au monde industriel ;

- sa contribution au traitement international des grands enjeux planétaires.

Sur chaque axe, on a formulé trois problématiques de repositionnement du CEA, liées à un environnement en mutation. Le tout a été décrit dans un premier document qui a été largement diffusé ce qui, en soi, a constitué une avancée marquante pour l'organisme dans sa prise de conscience des questions d'avenir.

Une fois que cela a été fait, on s'est mis en ordre de bataille pour aborder ces différents chantiers, selon un agenda cadencé de manière à assurer une permanence des rendez-vous prospectifs à forte visibilité, ce qui est très important en prospective.

En rentrant dans le détail d'un de ces chantiers, je vais maintenant illustrer les deux autres points clés de la méthode CEA que j'ai évoqués :

- l'importance de travailler sur les concepts et représentations pour créer du sens ;

- le retour d'expérience pour nourrir les décisions d'aujourd'hui.

Le chantier « Recherche publique » . Ce chantier posait le problème de l'impact qu'aurait sur le CEA une réforme du système de recherche publique français. Plus précisément, le questionnement portait sur la capacité qu'aurait le CEA de préserver une culture, une organisation et des processus de fonctionnement spécifiques issus de son histoire et qui font sa force.

Comme dans chacun des chantiers, la première étape a été consacrée à l'approfondissement d'un concept clé dans la compréhension des processus. Le questionnement s'est centré sur la notion de recherche publique. D'où vient-elle ? Quelle a été son évolution au fil des ans ? Quelle est la tendance actuelle ?

Je ne détaillerai pas ici plus de deux siècles d'histoire, qui sont décrits dans un article qui vient de paraître dans la revue Futuribles de février. Le résultat important a été cette prise de conscience d'une confusion largement répandue entre trois logiques de recherche nécessaires à la prospérité de la Nation, mais aux caractéristiques assez différentes, voire exclusives à certains égards. On le voit bien ici, par exemple au niveau de la finalité de la recherche, dans le type de consignes données à ses acteurs, ou encore dans l'autorité en charge du contrôle, et la nature de ce qui est évalué.

Historiquement, l'Etat s'est essentiellement attaché à ce qui relevait de sa sphère de contrôle directe ; aujourd'hui, les politiques publiques de recherche et d'innovation s'intéressent de plus en plus à ce qui relève des deux autres logiques. En particulier, en voulant faire de l'université le fer de lance de la recherche d'intérêt national, l'Etat a mis en place un système unique de gouvernance qui imbrique les deux logiques étatique et académique, notamment en créant l'Agence de programmation ANR et l'Agence d'évaluation AERES.

Ce modèle de compréhension, qu'on ne va pas développer ici, a été bien utile au CEA pour expliquer en quoi il ne fallait pas aller trop loin dans la confusion des logiques, et préserver une certaine cohérence entre les objectifs et les moyens. Aujourd'hui, les pouvoirs publics ont revu leur position sur cette question de l'uniformisation du système, et on se dit que la diffusion de ce modèle de compréhension y a largement contribué.

Fort de cette compréhension, on a alors construit un modèle d'évolution pour explorer les futurs possibles , modèle qu'on a voulu simple. Quatre déterminants et pour chacun quatre hypothèses d'évolution maximum. Cela ne paraît pas du tout simpliste, comme on le verra par la suite. Un tel modèle a surtout l'avantage de forcer les gens à se mettre d'accord sur l'essentiel et de permettre ensuite l'appropriation par le plus grand nombre.

Dans notre modèle, le premier déterminant retenu a trait à la forme organisationnelle qui prévaudra au sein du système de recherche français. Le second précise la modalité dominante de financement des acteurs publics de la recherche. Le troisième s'intéresse à la gouvernance du système et le dernier concerne la manière dont sont gérées les ressources humaines affectées à la recherche.

Une fois cette carte posée, il suffit de tirer une carte dans chacune pour construire un scénario. On va évidemment éviter ce qui n'aurait ni sens ni cohérence et construire un jeu de scénarios contrastés , forcément un peu caricaturaux, cela a déjà été dit, pour bien frapper les esprits.

Dans Conquistadors , les pouvoirs publics français ont donné aux acteurs de la recherche les marges de manoeuvre nécessaires pour se projeter, de façon offensive, dans la compétition internationale pour le financement de projets. Il en a résulté des réaménagements progressifs d'organismes rendus acceptables pour les chercheurs par le maintien d'un certain nombre de protections.

Super attracteur a concentré des efforts de la France sur le développement de grandes infrastructures de recherche qui attirent les projets et les chercheurs du monde entier. Une bonne partie des chercheurs nationaux se consacre à la R&D de ces instruments. Seule persiste une recherche stratégique nationale dans quelques domaines régaliens.

Dans NéoColbert , la France joue la carte de ses grands organismes capables d'appréhender globalement les grandes questions liant le politique, l'économique et le scientifique. L'Etat assure une dotation de base, négocie de grands partenariats industriels et met en place des collaborations internationales dans le cadre d'une activité diplomatique renforcée.

Campuzzle : la France peine à trouver sa voie entre une tradition colbertiste persistante et une volonté forte de construire la prospérité future sur les dynamiques de territoires. Les régions n'ont pas les moyens des ambitions affichées. Elles sont en compétition ouverte, chacune poursuivant sa trajectoire propre sur des budgets émiettés.

Enfin, Tour d'ivoire marque l'incapacité de la communauté nationale à dépasser les blocages institutionnels et statutaires pour moderniser le dispositif public de recherche. La recherche publique n'a plus la cote et s'étiole. Seuls les EPIC échappent partiellement à la sclérose du fait de leur statut. Les pouvoirs publics sont conduits à encourager le développement de structures alternatives de recherche mais, de toute façon, le métier n'attire plus.

Une fois les scénarios assemblés, on s'est interrogé sur les trajectoires possibles. Il y a trois ans, l'orientation était plutôt vers Campuzzle . Ce qui est amusant, c'est que les années écoulées depuis nous ont fait passer par un certain nombre de points de bifurcation figurant ici, notamment vers Super attracteur et Néocolbert.

Je n'en dirai pas plus pour aller directement aux enseignements qu'on va tirer de ces explorations. Le premier niveau d'enseignements est un travail analytique qui compare le devenir du CEA avant les différents scénarios. La partie haute de ce tableau décrit le fonctionnement du CEA. La partie basse précise les risques, les opportunités, les postures gagnantes. Rien que la première ligne vous montre bien la variété des situations qui sont explorées ici. Je ne vais pas détailler plus loin ce tableau et passer au second étage, le retour d'expérience qui consiste à focaliser l'attention sur tel ou tel aspect critique révélé par ce travail analytique méthodique.

Ici, par exemple, on s'intéresse à la question délicate des interactions entre la communauté scientifique du CEA et le monde académique. Ces interactions sont indispensables pour le ressourcement des équipes mais, en même temps, il faut préserver dans la durée la capacité du CEA à se démarquer de ce qui se fait ailleurs.

Si je place les différents scénarios dans ce référentiel, on voit que bien peu satisfont simultanément aux deux critères. Si on qualifie maintenant la dynamique dans chacun des cadrans, on voit combien cette question de la double condition ressourcement/différenciation est critique pour l'avenir. Cette analyse conduit aujourd'hui à porter une attention particulière aux conditions permettant d'aller vers un scénario gagnant.

Enfin, au dernier niveau du retour d'expérience, on va quitter l'analytique pour exprimer les convictions profondes que font émerger ces explorations. Par exemple, lorsque l'Agence de programmation de la recherche ANR a été créée en 2005, cela s'inscrivait dans une vision de la séparation - on dit aussi disjonction - des fonctions de pilotage, de programmation et d'exécution de la recherche, qui est représentée ici.

C'est une vision centrée sur l'Etat, tenant peu compte de l'influence croissante d'autres commanditaires de la recherche publique. Dès 2007, forts de l'analyse des dynamiques des différents scénarios, nous étions convaincus que le poids croissant de ces autres acteurs -  grandes entreprises, mécènes, Union européenne, etc. - les amènerait inéluctablement à se coordonner pour maximiser l'utilité collective de la contribution de chacun, selon un modèle de disjonction généralisée qui est représenté ici à droite.

Concrètement, le CEA s'est, dès cette époque, inscrit dans cette perspective, ce qui lui a permis de se présenter en bonne position lors de la création récente des alliances pour la recherche, ces alliances auxquelles tous les acteurs se rallient aujourd'hui et apparaissent comme un premier pas vers ce modèle de disjonction généralisée, ce qui conforte la vision née des explorations de prospective.

Plus généralement, cette vision nous a incités à réfléchir sur l'évolution des jeux de pouvoir qui vont apparaître dans la gouvernance publique , du fait de ces alliances d'intérêt entre des sphères publiques et privées qui s'interpénètrent de plus en plus. Cette dernière observation sur l'évolution des gouvernances nous fournit une transition facile vers ce que l'expérience du CEA peut modestement apporter aux réflexions prospectives du Sénat.

Je ferai deux suggestions. La première suggestion renvoie à ce schéma qui présentait les trois grandes formes de prospective. On a toujours tendance à s'investir préférentiellement dans l'une ou l'autre des formes de prospective. Il faut donc être attentif aux impasses qu'on pourrait faire en matière d'exploration du futur. Bien évidemment, dans le droit fil de ce que j'ai présenté, j'attire votre attention sur les jeux d'acteurs et de pouvoir liés aux multiples évolutions institutionnelles que nous connaissons aujourd'hui. Bien sûr, le Sénat n'échappera pas aux impacts de ces évolutions.

D'où ma seconde suggestion que le Sénat ne s'oublie pas lui-même dans ses réflexions sur l'avenir . J'observe d'ailleurs une certaine analogie avec la situation du CEA qui, partant d'un ancrage exclusif au niveau national, s'inscrit de plus en plus dans le jeu multi-acteurs avec d'un côté l'Europe, de l'autre les territoires. La mise en oeuvre du traité de Lisbonne d'un côté, la réforme des collectivités de l'autre, constituent deux évolutions majeures qui vont nécessairement impacter le positionnement du Sénat .

Par exemple, on dit que le pouvoir des parlements nationaux est renforcé par le traité de Lisbonne. Mais est-ce avec un fonctionnement identique à celui d'aujourd'hui ? Que faut-il faire pour se saisir de cette opportunité ? Quels nouveaux équilibres pourraient s'établir entre les fonctions législatives et de contrôle ? Quelle internationalisation de l'action du Sénat faudrait-il envisager ? Quelles alliances pourraient s'avérer utiles au niveau européen ?

J'esquisse déjà des déterminants. Reste à choisir les hypothèses et à construire les scénarios, mais là, je m'arrête parce qu'ici, c'est vous les experts. Je vous remercie de votre attention.

Philippe POULETTY

J'ai bien aimé la présentation de Monsieur David, mais j'ai été très frappé qu'il ait présenté l'ANR comme une agence de programmation de la recherche, ce qu'elle n'est absolument pas. C'est une agence de financement. Le choix de ses mots illustre bien la résistance des grands organismes, dont le CEA, à la politique de financement par projet de l'ANR, où on découple le financement des employeurs de chercheurs pour éviter les conflits d'intérêts.

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