III. LA PROSPECTIVE, UNE ANTICIPATION DES MARCHÉS RÉALISÉE PAR DES ENTREPRISES PRIVÉES

Joël BOURDIN

Nous abordons notre troisième séquence consacrée aux entreprises privées. Je vais donner immédiatement la parole au docteur Philippe Pouletty qui est docteur en médecine, ancien interne des hôpitaux, qui a été chercheur et qui a créé des entreprises nombreuses de biotechnologies. Il a participé à l'élaboration du statut de la jeune entreprise innovante, et il dirige actuellement la société de capital investissement « Truffle Capital » qui finance les jeunes pousses issues de la recherche et de l'essaimage. Docteur, vous avez la parole.

A. PHILIPPE POULETTY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE « TRUFFLE CAPITAL »

Effectivement, en matière de prospective et de politique publique, il y a assez souvent une frustration des acteurs de terrain comme moi et des praticiens, sur certaines décisions. Décisions qui, parfois, paraissent prises un peu rapidement ou en privilégiant certains intérêts qui ne sont pas forcément ceux qui sont mis en avant.

Je voudrais insister sur l'innovation technologique d'une part, et dire un mot sur la prospective en matière de santé publique d'autre part. Un des problèmes de la croissance molle française - et c'est un lieu commun - est qu'il y a trop peu de PME qui grossissent. La France n'a qu'un grand groupe qui était une PME il y a vingt ans : c'est Dassault Systèmes. Les États-Unis ont 25 % de leurs grands groupes qui étaient des PME il y a vingt ou vingt-cinq ans. Certaines sont très connues, comme Google, Cisco, Amgen, GMSC. Quand on fait de la prospective en France, on ne regarde pas suffisamment ce qui marche ou ce qui ne marche pas à l'étranger. Et on a souvent l'impression qu'on essaie de reconstituer des systèmes franco-français sans tirer enseignement des exemples étrangers.

En matière de PME technologiques très innovantes, ce qui peut fonctionner, ce sont des PME d'innovation de rupture . Si la PME développe une amélioration d'un produit déjà commercialisé par de plus grosses entreprises, elle n'a aucune chance de percer, d'intéresser, de croître, d'attirer des financements.

Qu'est-ce qui favorise l'innovation de rupture ? Comment peut-on faire de la prospective en innovation de rupture ? C'est très difficile, parce que l'innovation de rupture, par définition, on ne la connaît pas à l'avance, on ne l'appelle pas par un mot, mais il y a toujours une tendance, notamment pour l'Etat de vouloir désigner le point d'arrivée et de faire de la programmation. Cela ne marche que très rarement.

Quels sont les facteurs qui peuvent stimuler l'éclosion de l'innovation de rupture au sein de la recherche académique, qui est le terreau essentiel de l'innovation de rupture dans le monde ? C'est l'excellence scientifique et l'excellence des chercheurs. Il y a une très forte résistance du système français académique, dont vous avez un peu parlé, à accepter ce fait.

Ce qui marche le mieux - les États-Unis ont montré l'exemple - ce n'est pas une insécurité permanente du chercheur, c'est excessif - mais c'est le fait qu'il n'y a pas de situation acquise des chercheurs, que les financements ne doivent pas arriver systématiquement indépendamment de l'excellence scientifique, de la productivité des publications internationales, du dépôt de brevets, de l'attractivité du laboratoire vis-à-vis du jeune chercheur.

Malheureusement, même s'il y a eu de gros progrès en France, on va trop lentement. La réforme des universités qui a exclu que le président puisse être nommé ou choisi à l'extérieur et qui fait que le conseil d'administration de l'université a été confondu avec un comité d'entreprise, est une très grave erreur. Sur quatre-vingt-trois présidents d'universités il n'y a aucun étranger. Je ne dis pas américain, il n'y a pas d'Européens. Cela, en soi, montre qu'on a un petit peu de mal à aller vers un système d'autonomie des universités.

Je ne parlerai pas de la sélection à l'entrée des étudiants. Mais pour la réforme de l'université, ce qui peut fonctionner le plus rapidement, c'est que l'Agence nationale pour la recherche - c'est pour cela que je me suis un peu offusqué que vous l'appeliez agence de programmation -, qui est une agence de financement sur projets, soit dotée de façon beaucoup plus musclée.

On ne peut pas prévoir si c'est l'université d'Angers, de Toulouse, de Grenoble qui sera à l'origine de telle innovation de rupture. Il faut laisser la pression sélective se produire. Il y aura des toutes petites universités ou certains laboratoires qui deviendront remarquables dans tel ou tel domaine. Le meilleur moyen pour que cela fonctionne, ce n'est pas que de gros organismes dominants décident où va l'argent avec souvent une prospective à court terme, et non pas à long terme, c'est que chaque chercheur, qu'il ait vingt-trois ans, soixante-douze ans, qu'il soit à Grenoble ou à Paris VI puisse proposer des projets de recherche fondamentale, de recherche finalisée à l'ANR ; que l'ANR, à condition qu'elle fasse bien son travail d'évaluation des projets scientifiques, avec d'autres scientifiques de haut niveau, des pairs, pas seulement franco-français, sinon on tombe facilement non pas dans le copinage, mais la relation un peu trop proche, que cette agence puisse hiérarchiser les meilleurs projets, et que les meilleurs projets soient financés.

Je suis assez content de voir que le Grand Emprunt a dévolu 8 milliards d'euros à l'ANR, parce que ce sera un moteur formidable de dynamisation, et auquel les grands organismes vont résister. Mais ils ne devraient pas résister, parce que s'ils sont bons, leurs laboratoires seront très bien financés sur projet. Le système dans de nombreux pays d'abondement du financement sur projet, va à l'équipe de chercheurs par 40, 50, 60 % supplémentaires. Ceux-ci vont à la tutelle, à l'organisme de ces chercheurs. C'est un très bon système qui peut se résumer de la manière suivante : si mes chercheurs savent se faire financer parce qu'ils sont bons, j'ai en plus de l'argent pour construire de nouveaux locaux, embaucher des jeunes chercheurs ou faire de l'archéologie quand cette archéologie est utile, mais pas facilement finançable sur projet.

J'invite le Sénat à accélérer les dotations de l'ANR, à pousser pour la réforme de l'université, pour avoir une gouvernance réellement internationale indépendante, et non pas figée par les nominations des administrateurs, par les enseignants-chercheurs, les techniciens, les ingénieurs et les personnels administratifs.

Ainsi, au conseil d'administration de Stanford ou de Harvard, ce ne sont pas les représentants des chercheurs qui sont écoutés, ce sont les fondateurs de Google, de Yahoo, des avocats, des journalistes, des entrepreneurs qui ont réussi et qui aident le président de l'université à guider le navire dans la bonne direction et à résister aux influences internes qui, parfois, résistent aux changements.

Quelques exemples d'entreprises de rupture que je finance et que j'ai créées : Carmat développe un coeur artificiel total avec le chirurgien Alain Carpentier, chirurgien cardiaque bien connu, et à partir d'un spin off du Groupe EADS. La prospective en matière de chirurgie, de santé publique fait que les prothèses de coeur, de reins, de pancréas, de foie, seront aussi banales dans vingt ans qu'une prothèse de hanche aujourd'hui ou un stent coronaire. Mais la France peut avoir des avantages compétitifs très forts, parce que la filière aéronautique est indispensable au développement de ces bioprothèses embarquées, en coopération avec les biologistes et les médecins, et elle pourrait être beaucoup mieux mise à profit.

Deuxième exemple : Deinove. C'est une jeune société que j'ai créée avec le biologiste Miroslav Radman en 2006. Elle prépare une introduction en Bourse et développe des technologies de rupture de dégradation de la biomasse, c'est-à-dire comment dégrader la cellulose et la néo-cellulose du bois qui sont inaccessibles aujourd'hui aux technologies standard pour en extraire les sucres qui peuvent donner lieu à la fermentation de l'éthanol.

Si on regarde en dehors de l'amont, il y a une recherche académique beaucoup plus dynamique. Pour encourager l'émergence et la croissance rapide de PME technologiques à risques, mais à très fort potentiel, il faut que les politiques fiscales, que les politiques de l'épargne soient proportionnelles à la prise de risques. Très souvent, on constate l'inverse. Je vais vous donner un exemple qui est celui de la très bonne réforme consistant à accorder des réductions de l'ISF pour financer les PME. Plutôt que de réfléchir un peu où on mettait les curseurs de réduction, les critères, etc., a vu fleurir des holdings passives qui bénéficiaient d'une réduction de l'ISF de 75 % et qui disaient aux souscripteurs : « Nous ne prendrons pas de risques, nous n'investissons pas dans l'Internet, pas dans les sciences de la vie et nous vous garantissons le retour de votre argent dans cinq ans ». Que faisons-nous pour cela ? Nous créons des PME, coquilles vides sans emploi où on parque un panneau photovoltaïque. Le droit a été respecté, bien qu'on puisse dire que c'est de l'abus de droit, mais l'esprit de la réforme n'était pas du tout respecté.

Dans le même temps, les souscripteurs de parts de FCPI, qui sont des fonds de capital à risques, ne bénéficiaient que d'une incitation fiscale de 33 %, donc moins forte. Le sénateur Arthuis, un jour, estimant qu'il était scandaleux que l'argent de l'ISF ne se retrouve pas tout de suite dans les entreprises, a fait voter par le Sénat une loi qui prévoyait que cet argent devait aller dans les entreprises dans les six mois pour 50 %, et à 100 % dans l'année, sans aucune concertation préalable, et sans se rendre compte des conséquences possibles.

Quelles étaient les conséquences ? Jamais les FCPI ne créeraient les deux entreprises que je vous ai évoquées, parce que pour les créer, il faut travailler avec EADS pendant douze mois pour faire un spin off , et il faut ensuite garder beaucoup d'argent pour la même entreprise, afin de la refinancer avec le même fonds sur deux, trois, quatre ans. Il faut améliorer la concertation indispensable à ces créations d'entreprise et donc prendre son temps. Cela s'est bien fini, puisqu'un déjeuner avec le sénateur Arthuis m'a permis de le convaincre qu'il fallait exclure de ce dispositif les fonds qui investissaient dans les jeunes entreprises innovantes technologiques à moins, sinon, de tuer le capital-risque.

Quelques autres exemples de manque de concertation : le crédit impôt recherche (CIR) coûte 4,5 milliards et demi par an. C'est une baisse de l'impôt sur les sociétés, c'est un mauvais effet de levier sur les financements privés, parce qu'à 80 % des 4,5 milliards, il est destiné aux grandes entreprises, qui ne vont pas modifier leur politique de recherche parce qu'elles ont un chèque de 80 millions de l'Etat par an et par entreprise. Il n'y a pas eu de concertation, de prospective, ou de modélisation sur le CIR.

La dernière grande réforme dont on s'étonne qu'elle ne soit pas en chantier au Sénat ou à l'Assemblée, c'est la réforme de l'épargne. Nous n'aurons pas de PME qui grandiront très vite, si nous ne leur consacrons que moins de 1 % des 1 400 milliards d'euros de l'assurance-vie. C'est cela le ressort de notre croissance. C'est que l'épargne des Français s'investisse dans des PME qui peuvent grossir vite, qui sont forcément à risques, mais si on ne prend pas des risques, on n'aura pas 2 % de croissance en plus. Je vous remercie.

Joël BOURDIN

Nous passons maintenant à Monsieur Eric Lesueur qui est polytechnicien, président directeur général d'Eco Environnement Ingénierie, qui est une filiale de Veolia Environnement, en matière d'aménagement urbain durable. Monsieur Lesueur a dirigé auparavant un département du même groupe spécialisé dans les filières de gestion de déchets. Vous avez la parole pour nous parler de prospective.

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