XIX. AUDITION DE M. JEAN-LUC BELINGARD, PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL DU GROUPE IPSEN

M. Jean-Luc Belingard, président-directeur général du groupe Ipsen . - Je suis très heureux d'être aujourd'hui auditionné sur la ré-industrialisation de la France. Ce sujet me touche particulièrement à coeur en tant que président d'Ipsen, un groupe pharmaceutique international solidement enraciné en France où il possède trois usines, un centre de recherche et son siège social, et en tant que porte-parole du G5, qui regroupe les cinq premiers pharmaceutiques français -outre Ipsen, LFB, Pierre Fabre, Sanofi-Aventis et Servier. Nous avons pour caractéristique commune de maintenir nos centres de décision en France. Avec plus de 45 000 salariés répartis sur tout le territoire, nous contribuons à hauteur de 6 milliards à la balance commerciale de la France. Très engagés dans la recherche et le développement, nous employons plus de 11 000 chercheurs dans plus de 30 centres de recherche en France. J'ai d'autant plus de plaisir à échanger avec votre mission d'information que le ministre de l'industrie m'a demandé récemment de présider le comité stratégique de filière des industries de santé dans le cadre des états généraux de l'industrie. Les industries de santé représentent en France 65 milliards de chiffre d'affaires, dont 80 % réalisé à l'étranger, 22 milliards d'euros à l'export, 211 000 emplois et 600 à 800 000 emplois induits, 900 entreprises et plus de 2 000 sites industriels disséminés sur le territoire. Acteur dynamique de la vie industrielle nationale, nous participons également au premier chef à la compétitivité de la France, premier pays en matière d'industrie de santé au monde. Ce point doit être souligné car la compétitivité industrielle de la France est souvent associée aux ventes de TGV, d'Airbus ou de centrales nucléaires. Dans cette situation, l'industrialisation consiste donc à préserver l'existant et à le développer. Dernière précision pour marquer l'importance de mon secteur, les industries de santé au sens large, c'est-à-dire les industries agro-alimentaires comprises, représentent 2 millions d'emplois en France, soit 10 % de la population active.

Quels défis doivent affronter les industries de santé ? Tout d'abord, la pénétration des génériques. Leur part de marché atteint déjà 20 % en volume en France, contre 70 % aux États-Unis et 50% en Allemagne, ce qui fragilise la France, premier fabricant et exportateur européen de médicaments, et les entreprises qui innovent. Ensuite, l'émergence des biotechnologies depuis le séquençage du génome humain et la compréhension de la structure des gènes et des protéines exprimées par les gènes. La croissance des produits biotechnologiques est aujourd'hui de 15 % par an, soit une hausse très forte au regard d'un marché qui croît de 5 à 6 % par an, et pourrait représenter bientôt 50 % des parts de marché dans un avenir proche. Or la France n'a pas pris le train des biotechnologies, contrairement au Royaume-Uni, l'Allemagne du Sud et les États-Unis qui seront bientôt rejoints par l'Inde et la Chine : elle compte seulement cinq sites de production sur les soixante recensés en Europe. Pour remédier à ce retard presque structurel de la France, il faut encourager une coopération plus étroite entre les recherches publique et privée. En bref, la chimie médicinale classique est aujourd'hui supplantée par les technologies nouvelles, domaine dans lequel la France, sans être absente, n'est pas leader . Autre défi, l'environnement technico-réglementaire. L'agence européenne des médicaments, l'EMEA, l'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, l'AFSSAPS, la FDA américaine et son équivalent chinois qui vient d'être créé concourent à l'harmonisation mondiale des normes. Pour autant, la complexité de la gouvernance en France constitue un frein. Cet environnement ne doit pas être assoupli, par complaisance pour les industries, mais adapté pour protéger notre compétitivité internationale quand 20 % du chiffre d'affaires de notre industrie tombera sous le coup des génériques dès 2015. Les mêmes contraintes doivent être imposées à l'industrie de l'innovation et à l'industrie du générique. Enfin, le niveau élevé de la recherche médicale. Sans innovation, pas d'industrie compétitive. Le ratio de recherche et développement rapporté au chiffre d'affaires est de 18 % pour le G5, 20 % pour Ipsen. Les investissements en recherche et développement se situent à 26 milliards en Europe, 6 milliards pour les seules entreprises françaises, dont la moitié réalisée en France. Or les technologies nouvelles sont porteuses de très hauts risques dont la gestion est influencée par l'environnement technico-réglementaire - je pense, entre autres, à la législation sur les cellules-souches ou encore sur les manipulations génétiques. Celui-ci doit être adapté pour préserver notre compétitivité. L'interfaçage entre recherches publique et privée est un élément de réussite fondamental car les industries de santé, plus que toutes autres, exigent une grande proximité entre innovation et production. Autrement dit, là où il y a innovation, il y a industrialisation.

Parmi les récentes évolutions positives, le regroupement du CNRS, de l'Inserm et du CEA au sein de l'alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, l'Aviesan, autour d'une stratégie d'innovation clairement définie, favorisera le renforcement de la coopération entre public et privé et le concept de la valorisation. Autres exemples, la création prochaine des instituts hospitalo-universitaires d'excellence dans le cadre de la réforme des centres hospitalo-universitaires, lieux privilégies de l'expérimentation clinique en France et le crédit d'impôt recherche dont le G5, qui en bénéficie à hauteur de 276 millions sur 4,1 milliards, témoigne qu'il contribue à la compétitivité française.

Pour conclure, permettez-moi d'aborder un sujet tarte à la crème : la nécessité d'adapter notre système éducatif et universitaire aux révolutions technologiques. Aucun de nos équipements de recherche et de production n'est d'origine française ! Dans le cadre du comité de filière, nous tenterons d'identifier les technologies industrielles du futur, dont la France pourrait éventuellement développer les outils. Les ingénieurs français doivent être capables de fabriquer les outils du futur quand 90 % des ingénieurs seront chinois en 2050 !

M. Alain Chatillon , rapporteur . - Pourriez-vous préciser les difficultés réglementaires que vous rencontrez ? Les grands patrons des industries de santé sont, pour certains, âgés. Comment éviter que leurs entreprises ne passent sous pavillon étranger au moment de leur succession ? Quels sont les éléments-clés de la ré-industrialisation ?

M. Marc Daunis . - Pourquoi ce retard dans le domaine des biotechnologies ? Quelle est la part de responsabilité des industriels dans cette situation ? Ensuite, comment les industries de santé répartissent-elles leurs importants bénéfices entre capital et travail ? L'investissement dans l'outil de production et le recrutement des talents ne risquent-ils pas de pâtir de la forte rémunération du capital dans les années à venir ? Enfin, je m'étonne que le crédit d'impôt recherche constitue, pour vos grandes entreprises, un élément si central. Je regrette que les petites et très petites entreprises n'y aient pas davantage accès.

Mme Élisabeth Lamure . - Avez-vous mesuré l'impact de la suppression de la taxe professionnelle dans votre secteur ?

M. Jean-Luc Belingard . - Monsieur Chatillon, concernant la réglementation et la gouvernance, il n'est pas question de remettre en cause l'efficacité des organes français : la Haute autorité de santé et, en son sein, le comité de transparence, l'AFSSAPS, le comité économique des produits de santé au sein du ministère de la santé fournissent un excellent travail mais, au fil des années, chacun s'est mis à s'occuper de transparence et de mise sur le marché. L'environnement ayant changé, il est temps de mettre ce sujet à l'ordre du jour du conseil stratégique des industries de santé. Concernant l'âge du capitaine, la succession doit être faite de manière harmonieuse, compte tenu de l'importance de ces industries pour les territoires. Que serait Dreux sans Ipsen, le Languedoc-Roussillon sans Pierre Fabre et l'Orléanais sans Servier ? Je ne peux en dire plus à ce sujet qui intéresse des entreprises privées. Pour moi, la ré-industrialisation passe par l'innovation. Prenons l'exemple du médicament : une fois la molécule créée en laboratoire, il faut savoir la reproduire à des milliers d'exemplaires à un prix acceptable à qualité constante. Ce processus complexe impose une grande proximité entre innovation et industrialisation et, partant, recherche publique et privée. Autre facteur important, le savoir-faire de nos collaborateurs. En matière d'électronique médicale, si le séquençage de l'ADN a été réalisé en France par M. Daniel Cohen pour la première fois, tous les séquenceurs sont aujourd'hui californiens car nous manquait le savoir-faire industriel. D'où l'importance d'identifier les filières en amont.

M. Marc Daunis . - Ce savoir-faire n'existe-t-il pas dans votre branche ? Areva, par exemple, a contribué à la reconversion du Creusot en utilisant le savoir-faire en matière de chaudronnerie au service des centrales nucléaires.

M. Jean-Luc Belingard . - Ce travail est en cours. Néanmoins, il est troublant de constater la dérive des vocations chez nos étudiants : nous observons peu d'engouement pour les activités d'opérateurs de produits biotechnologiques, considérées comme non nobles. Beaucoup reste à faire en ce domaine. Parmi les autres facteurs d'industrialisation, la stabilité de l'environnement réglementaire. Les industries de santé en ont besoin pour investir, elles qui ont des cycles très longs. Il nous faut entre 8 et 12 ans pour fabriquer un médicament.

Monsieur Daunis, les industriels ont certainement leur part de responsabilité dans le retard qu'a pris la France en matière de biotechnologies. Pour sa part, Ipsen est la cinquième entreprise européenne et la dixième mondiale dans ce secteur. Ce retard s'explique par notre environnement bancaire français, plus conservateur que celui des Américains et moins proche des entreprises que celui des Allemands. Résultat, 50 % des start up dans le domaine des biotechnologies n'existeront plus dans trois ans. Nous avons besoin d'un environnement financier plus entrepreneurial. La création du fonds InnoBio, créé par l'État et les industries de santé dans le cadre du conseil stratégique des industries de santé, de même que celle du Fonds stratégique d'investissement vont dans ce sens. Autre cause, la distance entre les recherches publique et privé qui va s'effaçant avec la nouvelle génération. La recherche privée n'est plus aujourd'hui vue comme le grand Satan. Ce manque de proximité a été calamiteux pour notre secteur : jamais, du MIT de Boston en passant par l'université de Pékin, je n'ai vu de meilleurs chercheurs qu'en France et nous ne coopérions pas ! Nous devons prendre le train des biotechnologies, sans quoi nous resterons sur le bord de la route. La forte rémunération du capital dans les industries de santé est liée à l'importance des risques pris : Sanofi-Aventis a perdu la moitié de sa valeur en trois ans parce que deux de ses molécules sont mortes. De surcroît, les dividendes ne sont pas confiscatoires de l'investissement en recherche.

M. Martial Bourquin , président . - Et les rémunérations ?

M. Jean-Luc Belingard . - Le taux de retour est inférieur à 5 % par an, 3,5 % par an chez Ipsen. De mémoire, depuis 1974, jamais on n'a bloqué la recherche pour verser des dividendes dans les industries de santé.

M. Martial Bourquin , président . - Ne pensez-vous pas que les génériques vont dans le sens de l'histoire et stimulent l'innovation ? Pourquoi cette vision pessimiste de notre retard dans le domaine des biotechnologies que vous qualifiez même de structurel ?

M. Jean-Luc Belingard . - Les technologies dans le domaine du vivant se renouvelant très rapidement, le train repart tous les matins, il faut avoir le courage de le prendre.

M. Martial Bourquin , président . - Lors du déplacement de notre mission en Rhône-Alpes, certains de vos collègues ont insisté sur le handicap que constitue le principe de précaution pour certains projets. Quelle est votre analyse ?

M. Jean-Luc Belingard . - L'innovation est, par définition, porteuse de risques. Mais gardons-nous d'un principe de précaution tout-puissant : la législation de M. Bush relative à la recherche sur les cellules-souches a été dévastatrice pour les entreprises américaines. Aujourd'hui, on peut éteindre ou allumer un gène, à la manière d'un interrupteur, et donc soigner une maladie. Mais quelle réaction en chaîne cela déclenchera-t-il ? Nous devons mener une réflexion approfondie sur une certaine forme de courage...

M. Marc Daunis . - ...et la différence entre danger et risque !

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