Rapport d'information n° 699 (2010-2011) fait au nom de la Mission d'information sur les toxicomanies, déposé le 30 juin 2011

Disponible au format PDF (2,4 Moctets)


N° 3612 N° 699

____ ___

ASSEMBLÉE NATIONALE SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE SESSION ORDINAIRE DE 2010 - 2011

____________________________________ ___________________________

Enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale Enregistré à la présidence du Sénat

le 30 juin 2011 le 30 juin 2011

________________________

MISSION D'INFORMATION SUR LES TOXICOMANIES

________________________

RAPPORT D'INFORMATION

sur

les toxicomanies

Par Mme Françoise Branget, Députée, et
M. Gilbert Barbier, Sénateur

TOME II - COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

__________ __________

Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Serge BLISKO, par M. François PILLET,

Coprésident de la mission Coprésident de la mission

COMPOSITION DE LA MISSION D'INFORMATION

Coprésidents

M. Serge BLISKO, député

M. François PILLET, sénateur

Vice-présidents

M. Jean-Christophe LAGARDE, député

M. Noël MAMÈRE, député (*)

Mme Samia GHALI, sénatrice

M. Yves POZZO DI BORGO, sénateur

Rapporteurs

Mme Françoise BRANGET, députée

M. Gilbert BARBIER, sénateur

Membres

DÉPUTÉS

SÉNATEURS

M. Patrice CALMÉJANE

M. Jean-Paul ALDUY

Mme Michèle DELAUNAY

Mme Nicole BONNEFOY

M. Jean-Paul GARRAUD

Mme Brigitte BOUT

M. Philippe GOUJON

Mme Christiane DEMONTÈS

M. François GROSDIDIER

M. Bruno GILLES

M. Michel HEINRICH

Mme Marie-Thérèse HERMANGE

Mme Fabienne LABRETTE-MÉNAGER

Mme Christiane HUMMEL

M. Jean-Marie LE GUEN

Mme Virginie KLÈS

Mme Catherine LEMORTON

M. Jacky LE MENN

M. Georges MOTHRON

M. Alain MILON

M. Daniel VAILLANT

Mme Isabelle PASQUET

(*) membre jusqu'au 15 mars 2011

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS EFFECTUÉES PAR LA MISSION D'INFORMATION
MERCREDI 12 JANVIER 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de participants à l'expertise collective consacrée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) à la réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Mesdames et Messieurs, la mission commune d'information du Sénat et de l'Assemblée nationale sur les toxicomanies débute ses travaux aujourd'hui.

Nous avons organisé cette première audition autour de l'expertise collective consacrée par l'INSERM à la réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues.

Le rapport publié par l'INSERM en octobre dernier présente en effet un panorama particulièrement dense et bien informé de cette question, qui est évidemment au coeur de nos travaux.

Je remercie M. Gérard Bréart, Directeur de l'Institut thématique « Santé Publique » de l'Alliance pour les sciences de la vie et la santé et Mme Jeanne Etiemble, Directrice du Centre d'expertise collective de l'INSERM d'avoir bien voulu nous présenter les méthodes et surtout les constats et les enseignements de cette expertise pluridisciplinaire.

Ils interviendront chacun une dizaine de minutes, après quoi un premier échange aura lieu avec les membres de la mission.

Afin d'imprimer à nos travaux une orientation très concrète, nous avons décidé de donner d'emblée un coup de projecteur sur des aspects particuliers de la réduction des risques infectieux.

C'est pourquoi nous avons demandé à deux médecins qui ont participé à l'expertise de l'INSERM, l'un en tant que membre du groupe auteur du rapport, l'autre auditionné par le groupe en tant qu'acteur de terrain, d'intervenir devant la mission. Je les remercie d'être là. Le Docteur André Jean Rémy nous parlera pendant quelques minutes du risque de transmission virale en prison et le Docteur Yves Edel nous parlera des infections constatées sur les usagers hospitalisés ou reçus dans les services d'urgence.

Le débat reprendra ensuite.

La parole est à M. Gérard Bréart.

M. Gérard Bréart . - Je voudrais tout d'abord vous présenter le contexte dans lequel se situent les expertises collectives.

En effet, tout ce qui s'est dit cet été ne correspond pas totalement à la réalité d'une expertise collective. C'est donc l'occasion de préciser un certain nombre de choses.

Mme Etiemble, responsable du service expertise collective, vous en présentera les principaux enseignements.

Une expertise collective est un éclairage scientifique sur un sujet de santé ; elle est réalisée à la demande d'institutions, de groupes ou de ministères et rassemble les données récentes issues de la recherche La plupart des données qui sont utilisées en expertise collective sont publiées dans des revues scientifiques.

L'essentiel des éléments provient d'un certain nombre de données publiées, ce qui peut expliquer certaines discussions sur le fait que l'on a pris en compte telle publication mais pas forcément tel rapport. L'idée de ne prendre que des données publiées vient aussi du fait que celles ci ont été soumises à l'étude des pairs et sont donc a priori d'une meilleure qualité scientifique.

Comment cette expertise collective est elle réalisée ? Il existe un cahier des charges scientifique établi à partir de la question posée par le commanditaire. Le groupe d'experts est constitué en fonction des compétences scientifiques des personnes, en grande partie liées à leurs recherches et leurs publications. L'expert se définit comme quelqu'un ayant produit un certain nombre de données scientifiques sur le sujet.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Ces données scientifiques peuvent elles être publiées par des scientifiques de l'INSERM ?

M. Gérard Bréart . - Pas forcément...

Il faut deux éléments pour sélectionner un groupe d'experts : le groupe d'expert est nécessairement un groupe d'experts constitué en fonction de ses compétences scientifiques ; on choisit généralement des francophones pour pouvoir échanger et on réalise une analyse critique et une synthèse de la littérature scientifique internationale, dans la mesure où les expériences françaises ne sont pas toujours de même nature.

En ce qui concerne l'expertise portant sur la réduction des risques chez les usagers de drogues, le commanditaire était donc Mme Bachelot-Narquin, ministre de la santé ; le suivi administratif et scientifique a été assuré par la Direction générale de la santé. La convention sur la réalisation a été signée en novembre 2008.

Ce cahier des charges j'insiste sur ce point car l'expertise collective ne s'est pas limitée à la question sur les centres d'injection supervisés prévoyait d'analyser les données sur les usages de drogues et les dommages sanitaires et sociaux associés, de définir la réduction des risques, de décrire les programmes existants et l'impact qu'ils avaient pu avoir, de recenser les nouveaux outils pouvant se révéler utiles pour réduire les risques ainsi que les populations cibles.

Pourquoi a t on demandé à l'INSERM de réaliser cette expertise ? Si l'on regarde les derniers chiffres remontant à 2006, on voit que la fourchette des usagers problématiques de drogues se situe entre 210.000 et 250.000 personnes ce qui constitue un chiffre important.

Les risques liés à l'usage de la drogue et ceux liés à d'autres toxicomanies comme le tabac ou l'alcool n'ont évidemment rien à voir en termes de chiffres. On considère en effet que le tabac génère environ 60.000 décès par an contre 30.000 pour l'alcool, face à une centaine d'overdoses fatales par an pour les drogues illicites.

Il faut bien entendu également prendre en compte les populations concernées : celles ci sont plus jeunes. Par ailleurs, les hommes interpellés pour usage d'héroïne, de cocaïne ou de crack ont cinq fois plus de risques de décéder que les autres hommes du même âge.

En termes de risques infectieux, la prévalence de l'hépatite C est de l'ordre de 40 à 60 % et celle du VIH un peu en dessous de 10 %. Voilà qui, en dépit d'un certain nombre de progrès, justifie l'idée selon laquelle il faut continuer à trouver les moyens de diminuer ces risques.

Voilà ce que je voulais dire en introduction.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est à Mme Etiemble.

Mme Jeanne Etiemble . - L'étude de l'INSERM est le résultat du travail d'un groupe de quatorze experts qui ont, durant un certain nombre de mois, auditionné des personnalités scientifiques, médecins afin d'enrichir cette expertise.

Trois grandes réunions ont également eu lieu avec les associations impliquées dans la réduction des risques ; la première a été tenue avant même le début de l'expertise, afin d'entendre leurs questions ; la deuxième a eu lieu en cours d'expertise et la dernière a permis de leur présenter les principales conclusions de l'expertise avant qu'elles ne les découvrent dans la presse.

Ce processus d'expertise collective est un éclairage scientifique qui doit apporter une aide à la décision et constitue une écoute d'un certain nombre d'acteurs de terrain qu'il est indispensable d'entendre. C'est néanmoins le seul groupe d'experts qui a procédé à l'analyse de la littérature internationale sur les questions de réduction des risques.

Le fruit de ce travail a donné lieu à un ouvrage volumineux et à une synthèse que je vous propose de vous présenter. Elle ne sera cependant pas forcément exhaustive et je vous invite, sur un certain nombre de points qui vous intéressent, à consulter le rapport.

Depuis plusieurs années, une politique de réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues a été mise en place en France comme dans bien d'autres pays.

Qu'est ce qui justifie une telle politique ? M. Bréart vous en a donné les éléments essentiels.

Les personnes concernées sont jeunes. La toxicomanie représente un coût non négligeable. Le coût social a été estimé en France en 2003 à 2,8 Md€ pour les drogues illicites et à 250 M€ pour les coûts directs de santé liés à l'infection par le virus de l'hépatite C. Ces mêmes chiffres s'appliquent au VIH.

Tous les plans gouvernementaux mis en place au cours des dernières années dans le domaine de la toxicomanie ou des hépatites présentent donc un volet consacré à la réduction des risques infectieux plan MILDT, plan Addictions, plan Hépatites, pour ne citer que ceux-là.

La politique de réduction des risques se décline en programmes. Deux grands types de programmes constituent cette politique, celui d'échange de seringues (PES) et les traitements de substitution aux opiacés (TSO).

Ces grands types de programmes ont été évalués et nous avons analysé dans l'expertise les résultats de ces évaluations qui figurent dans la littérature internationale. Ces évaluations ne sont, en effet, pas uniquement françaises.

Une question importante est de savoir quels types d'indicateurs on retient pour évaluer ces programmes. On peut s'intéresser à des indicateurs proximaux pour savoir si un programme va agir sur le comportement des usagers ou à des indicateurs distaux afin de connaître l'impact du programme sur l'incidence de l'infection par le VIH ou le VHC.

Ce dernier indicateur est le plus intéressant ; néanmoins, on a pu constater qu'il était plus difficile à mettre évidence dans les études d'évaluation.

Des études récentes ont montré un effet visible sur l'incidence des infections VIH et VHC si on prend en compte la combinaison des programmes PES et TSO.

Une troisième étude récente associant les programmes PES, TSO et l'éducation par les pairs a pu démontrer une efficacité de ce type de programme en milieu pénitentiaire sur l'incidence du VHC.

Un autre moyen d'évaluer des programmes est d'étudier le rapport coût efficacité. Les résultats viennent confirmer les précédents et on peut dire que, globalement, ces deux grands types de programmes ont fait la preuve de leur efficacité dans la réduction des risques d'infection VIH et VHC même si cela reste plus difficile à démontrer pour le VHC.

Une politique, des programmes, un dispositif : un dispositif de réduction des risques existe en France. Rappelons quelques dates marquant la mise en place de ce dispositif : en 1987, décret autorisant la vente libre des seringues en officines ; en 1994 et 1995, diffusion des Stéribox en kit et PES ; en 1994, prescriptions possibles par tous les médecins de buprénorphine haut dosage (BHD) ; en 2003, prescriptions par tous les médecins exerçant en établissements de santé de la méthadone ; en 2006, mise en place des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues CAARUD).

Quelle est la disponibilité de ce dispositif et l'accessibilité de ses outils ?

En 2008 en France, près de 14 millions de seringues ont été vendues ou distribuées. La répartition est la suivante : 9,5 millions de seringues ont été vendues à l'unité ou distribuées en Stéribox en pharmacie, le reste - 4,3 millions - étant fourni par les CAARUD ou par des automates. Cela correspond à 170 seringues par an et par usager en moyenne. Pour certains ce dispositif apparaît satisfaisant pour d'autres encore insuffisant.

Le programme concernant les traitements de substitution aux opiacés - buprénorphine et méthadone - fait apparaître que 130.000 usagers de drogues ont reçu une prescription de TSO en 2009. Ce chiffre est issu de deux sources, les usagers vus par les centres spécialisés et les usagers vus par les dispositifs de réduction des risques (RDR), ce qui pourrait signifier que la majorité des usagers injecteurs sont sous traitement.

Cinq recommandations ont été formulées par le groupe d'experts à propos de ces programmes et des dispositifs existants.

La première concerne le déploiement du dispositif au niveau territorial et en particulier une modernisation nécessaire du réseau d'automates, vieillissant. Soulignons également que deux départements n'ont ni CAARUD ni centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).

La deuxième recommandation insiste sur une prise en charge globale multidisciplinaire à la fois somatique, psychologique, sociale des usagers. Par ailleurs il apparaît indispensable d'adapter les traitements de substitution à la sévérité de la dépendance en termes de posologies, de produits eux-mêmes, de galénique et de proximité du suivi médical.

Une troisième recommandation concerne la prévention du passage à l'injection ou encore la promotion de modes d'administration à moindres risques comme le fait de passer de l'injection à l'inhalation par exemple ; je n'insiste pas : vous aurez l'occasion d'auditionner les personnes de l'INPES qui s'intéressent à ce type de prévention.

Enfin le groupe d'experts a souhaité formuler deux recommandations qui s'adressent à des populations particulières, comme la population des femmes toxicomanes : il est nécessaire de développer des programmes spécifiques pour les femmes - suivi de grossesses, assistance en cas de violences - et de mettre en particulier en place des centres d'accueil mère enfant.

Une autre recommandation importante pour le groupe consiste à promouvoir une politique de soin et de RDR en milieu pénitentiaire. Cela implique de réaliser un état des lieux, de pallier les carences et d'appliquer le principe d'équité d'accès aux soins et aux mesures de RDR pour les personnes détenues. Vous aurez sans toute l'occasion d'y revenir...

Enfin, l'expertise collective a fait un point de la littérature scientifique sur un dispositif complémentaire à ceux précédemment évoqués, les centres d'injection supervisés (CIS), ainsi désignés dans la littérature.

La plupart sont déjà anciens et sont ciblés essentiellement sur l'injection. La définition donnée au niveau des instances européennes est la suivante : un centre d'injection supervisé peut être défini comme une structure où les usagers de drogues par injection peuvent venir s'injecter des drogues qu'ils apportent et qu'on ne leur fournit pas de façon plus sûre et plus hygiénique sous la supervision de personnel qualifié. Cette structure est insérée dans un réseau de services dont elle représente un élément très spécialisé lié à la question de l'injection.

Les CIS ont une histoire. Ils ont été mis en place à la suite d'une succession d'événements dont les trois principaux sont le développement d'une épidémie de consommation de drogues par injection héroïne et plus récemment cocaïne l'arrivée de l'épidémie de VIH et la présence constante de consommateurs de drogues en situation d'extrême précarité, souvent sans domicile fixe, se piquant dans l'espace public.

Le premier centre ayant reçu une autorisation est celui de Berne, en Suisse, en 1986.

Les objectifs premiers des centres d'injection supervisés étaient donc de diminuer les nuisances, les délits, éviter les problèmes de santé publique liés au matériel d'injection abandonné dans l'espace public et obtenir l'adhésion des habitants du quartier.

Les objectifs pour les usagers sont de répondre à leurs besoins, de réduire les risques liés à l'injection, réduire la morbidité et la mortalité, améliorer l'accès aux soins et ne pas engendrer d'effets secondaires en augmentant par exemple le nombre d'injecteurs.

La littérature présente quelques évaluations de ces centres. Les évaluations réalisées ont pris en compte quatre types d'indicateurs.

Ces centres permettent ils d'atteindre les injecteurs à hauts risques ? Généralement, les centres remplissent cette mission...

Améliorent-ils l'état de santé des usagers ? Oui, ils permettent de diminuer les comportements à risque même si l'on a plus de difficultés à démontrer l'effet sur l'incidence du VHC.

Ils permettent de réduire la mortalité, en particulier par overdose et ont un impact sur l'ordre public puisqu'ils permettent de réduire la consommation dans les lieux publics et les nuisances.

Un autre indicateur utilisé est le coût efficacité : comme pour les programmes d'échanges de seringues, les résultats sont efficaces pour le VIH mais beaucoup plus difficiles à mettre en évidence pour le VHC.

Une question importante concerne les règles de fonctionnement, très différentes d'un lieu à l'autre : le centre doit il être réservé aux majeurs ou peut-il être ouvert aux mineurs ; peut-il être ouvert aux résidents, aux femmes enceintes, aux personnes en traitement ? Quelles sont les durées de séjour ? L'enregistrement est il nominal ou anonyme ? Faut-il une carte, un règlement intérieur qui fixe des interdits et des sanctions pour non respect des règles en vigueur ? Autorise t on une première injection ? Quelle est la réglementation par rapport aux substances illicites ? Quels sont les sites d'injection autorisés ? Ces quelques exemples témoignent de la diversité des questions à aborder en ce qui concerne le fonctionnement d'un centre.

Compte tenu de ces éléments, la recommandation du groupe d'expert est que toute expérimentation de ce type de dispositif doit être précédée d'une étude des besoins afin de définir des objectifs spécifiques. Il faut prendre en considération le problème de l'injection en public, celui du nombre d'injecteurs sans contact ou en rupture avec des structures de soins, celui du nombre d'overdoses mortelles ainsi que la question de l'évolution des modalités de consommation. Doit-on privilégier le crack plutôt que l'héroïne par exemple ?

Voilà un ensemble de questions importantes à prendre en considération.

Par ailleurs un tel dispositif complémentaire ne peut être expérimenté que sous une forme intégrée à un dispositif plus large de services, avec une bonne communication entre ces services.

Enfin, pour garantir un fonctionnement adéquat, il faut qu'il y ait un consensus entre les acteurs locaux, les acteurs de santé bien sûr mais aussi la police, les autorités politiques, administratives, la population en général, le voisinage immédiat et les usagers eux mêmes.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci.

Vous avez à juste titre rappelé que cette étude est passée au tamis de la communauté scientifique. Vous nous avez également fait mesurer ce que nous savions déjà qu'avant d'avoir un avis, il fallait que nous connaissions celui des autres et que nous nous informions. Je me réjouis donc que la mission ait commencé ses travaux sur ces premiers propos.

Mes chers collègues, vous pouvez dès à présent formuler des questions sur ces éléments généraux, réservant pour la suite celles portant sur les deux points extrêmement précis que nous aborderons ensuite...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Avez-vous une idée du nombre de personnes touchées par les programmes d'échange de seringues, de traitements de substitution et d'éducation par les pairs ? Les chiffres peuvent ils progresser ?

Par ailleurs la question peut également s'adresser au Docteur Rémy qui intervient en milieu carcéral avez vous l'impression qu'il existe des milieux moins réceptifs que d'autres en matière de politique de santé ou constate t on des hauts et des bas ?

M. Gérard Bréart . - Le chiffre de 230.000 qui a été donné ne concerne pas les seuls consommateurs de drogues injectables mais l'ensemble des usagers problématiques, quelle que soit la forme d'utilisation. Ce peuvent être des amphétamines, etc. Pour ce qui est des autres chiffres, 145.000 usagers par voie intraveineuse ont consommé au cours de leur vie.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - J'aimerais vous poser un certain nombre de questions sur vos chiffres et sur la méthodologie.

Vous avez dit avoir travaillé sur des publications. Comment le choix de vos publications a-t-il été fait ? S'agit-il d'évaluations scientifiques ou d'évaluations faites par des organismes indépendants, nationaux ou internationaux ?

Dans certains pays, il existe des polémiques comme il peut y en avoir chez nous : certains préfèrent ne prendre en compte que les évaluations faites par ceux qui proposent telle ou telle thérapie mais non l'ensemble des arguments apportés par les uns ou par les autres.

Vous avez dit avoir été sollicités par le ministre de la santé. Vous a t on demandé de traiter de la lutte contre la toxicomanie ? La réduction des risques n'est en effet qu'un élément de ce sujet. Est ce celui sur lequel vous avez fait porter vos travaux ?

Au-delà du débat qui a eu lieu cet été sur les salles d'injection, il nous faut réfléchir et faire des propositions sur la prise en charge des toxicomanes en général. Vous avez fait un certain nombre de recommandations en direction de l'accès aux soins des femmes et notamment des personnes incarcérées.

Pour en revenir aux centres d'injection supervisés, vous êtes moins affirmatifs dans le rapport d'expertise que dans les résultats que vous avez énoncés. En matière de VIH, ils sont peut être probants mais non en matière d'hépatite C ! J'ai lu un certain nombre de passages de votre rapport : qu'est ce qui vous permet d'affirmer que le coût bénéfice est important ? Je souhaiterai avoir des réponses en la matière.

S'agissant des chiffres que vous avancez, je croyais que sur les 250.000 usagers réguliers environ de drogues de synthèse ou autres que compte notre pays, seuls 2 % de personnes se piquaient. Or, vous en annoncez 80.000. Je n'avais pas connaissance de ces chiffres. Pouvez-vous nous apporter des éléments de réponse à ce sujet ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je suggère de recueillir l'ensemble des questions...

Mme Catherine Lemorton, députée . - Parmi les populations concernées, vous avez oublié les pharmaciens. Or c'est la première porte que poussent les toxicomanes en grande errance qui vivent dans la rue !

Vous envisagez par ailleurs la mise sur le marché de la méthadone et la prescription d'un traitement par l'intermédiaire du médecin de ville. C'est une nécessité, mais pensez vous que les médecins de ville soient assez bien formés pour cela ?

D'autre part, a t on une idée du taux de couverture vaccinale contre l'hépatite C dans la population toxicomane ? Les centres, là où ils existent, ont-ils permis la vaccination de cette population de manière plus importante ?

On a parlé de réduction des risques au sujet des centres d'injection. Y recourt-on à l'Interféron pour le traitement contre l'hépatite C ?

Sa mise en oeuvre a été demandée en France mais l'Interféron est difficile à supporter en début de traitement ; les toxicomanes qui se le voient prescrire ne le font que deux ou trois fois et l'interrompent dès lors qu'ils retournent vivre en squat car cela les rend malades dans un premier temps.

Enfin, les centres d'injection permettent ils un suivi et une bonne observance ?

M. Daniel Vaillant, député . - J'aurais une approche moins technique que ma collègue. Je crois qu'il faut que l'on s'entende bien au cours des auditions que l'on va avoir : la lutte contre toutes les formes de toxicomanie nous rassemble tous, qu'il s'agisse de drogues licites ou non. Les moyens, la prévention, l'information, l'éducation, la répression, la prohibition constituent un autre sujet que nous n'aborderons pas aujourd'hui

Le sujet que l'on doit aborder légitimement est celui de la lutte contre les effets de la toxicomanie, notamment sur le plan sanitaire.

Or, il ne faut pas se méprendre : la problématique de la lutte contre la toxicomanie et l'augmentation de cette pratique est une réalité qui est devant nous. Elle nous occupera sûrement encore assez longtemps et la façon de lutter contre ses effets ne vient qu'ensuite.

Les politiques conduites depuis des années ont parfois donné lieu à polémique ; elles ont été surmontées. C'est le cas de la libéralisation de la vente de seringues, particulièrement en pharmacie. Les échangeurs et les distributions ne font plus débat aujourd'hui.

J'ai donc envie de poser une question en marge pour aborder le thème des salles de consommation à moindres risques qui, elles, posent actuellement question c'est même la raison pour laquelle nous sommes réunis.

Vous avez évoqué les expériences étrangères. La France s'interroge sur la manière d'accentuer la lutte contre les effets de la toxicomanie, notamment la transmission du VIH et de l'hépatite C. Il existe pour ce faire d'autres moyens que les échanges de seringues ou la libéralisation de leur vente : il s'agit des salles de consommation à moindres risques. La création de structures associatives avec des professionnels de terrain pour offrir des lieux d'accueil et d'aide médicalisée à des gens qui ne savent pas le faire eux mêmes est une pratique utile qu'il faut développer.

Dans le XVIII e arrondissement de Paris, on a créé une structure de coordination, « Coordination Toxicomanie 18 », qui travaille en direction des publics toxicomanes et des publics qui subissent l'environnement des toxicomanes, car cela doit aussi nous préoccuper.

Les échanges de seringues et leur distribution sont entrés dans les moeurs. Vous avez donné des chiffres : ils sont probants. La polémique porte à présent sur les salles de consommation, qui sont un pas supplémentaire.

L'argument qui vient essentiellement contrebattre ceux qui pensent qu'il faudrait mener l'expérience et apporter une aide aux toxicomanies réside dans le fait que l'on va selon eux favoriser l'accès à l'injection. Je ne suis pas d'accord avec cette thèse ! Je pense que l'injection a lieu en tout état de cause. Ce n'est pas une incitation.

En quoi le fait de favoriser l'accès à la seringue et à l'échange sanitaire de seringues serait il moins complice que des salles de consommation à moindres risques ? C'est le débat essentiel qui anime les politiques en cette période. On ne veut pas franchir le pas et aider un toxicomane à s'injecter ce venin ! C'est un débat que j'ai connu au Conseil de Paris. Je pose la question : pensez-vous que le fait de favoriser la vente et l'échange de seringues soit moins grave que d'aider à une injection propre dans des salles de consommation à moindres risques ?

Mme Samia Ghali , sénatrice . - Il faut surtout se poser la question de savoir comment sortir un toxicomane de la toxicomanie.

Mettre en oeuvre une structure afin de permettre au toxicomane de réaliser son injection de la manière la plus hygiénique possible plutôt que dans une cage d'escalier ou dans la rue n'est pas le point essentiel. La question essentielle, c'est de savoir ce que l'on apporte de plus aux toxicomanes !

L'implantation de ces maisons d'injection en France n'est elle pas aujourd'hui déjà obsolète dans les autres pays ? La possibilité d'échanger ou de distribuer des seringues a été une très bonne chose. Je sais ce que cela a pu apporter en termes de santé et d'accompagnement à une partie de ma génération mais ces maisons d'injection même dans les pays où ils existent ne sont elles pas dépassées ? Ne faudrait-il pas y réfléchir ?

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous nous déplacerons pour examiner ces expériences...

Mme Samia Ghali , sénatrice . - N'a-t-on pas intérêt, nous, Français, à accueillir un jeune qui va venir se shooter, à lui offrir un café, vérifier que tout va bien avant de le laisser repartir sans être sûr de savoir ce qu'il va faire ensuite ni pouvoir exercer un suivi ? N'a-t-on pas intérêt à créer des structures permettant d'accueillir les jeunes qui ont envie de s'en sortir et de leur offrir les moyens de pouvoir le faire ?

Aujourd'hui, en France, pour un jeune qui a envie de s'en sortir, c'est le parcours du combattant. Un drogué qui a envie de s'en sortir en a envie sur le moment. Si cela ne se fait pas tout de suite, c'est trop tard : il repart dans son monde.

Ma question est donc de savoir si ces maisons d'injection ne sont pas aujourd'hui dépassées.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Certaines des personnes que nous auditionnerons seront peut être plus aptes que nous à répondre à ces questions.

M. Jacky Le Menn , sénateur . - Vous avez présenté cinq recommandations. Dans la première, vous estimez nécessaire de prévoir le redéploiement territorial du dispositif. A quel niveau territorial pertinent pensez vous si l'on veut rendre notamment cohérentes les articulations entre politiques publique, pénale, sanitaire et sociale ?

Qui va coordonner la poursuite d'une lutte contre les risques sur le terrain tout en résolvant les problèmes d'infections dues à la drogue ?

J'aimerais que l'on puisse avoir une approche qui puisse ensuite être appliquée aux territoires. Je suis vice président d'un département où l'on se préoccupe de ces problèmes. Je préside un conseil d'administration d'un hôpital psychiatrique où on se pose ces problèmes : qui fait quoi ? A quel niveau cela se passe-t-il ? Autant de problèmes importants si on veut aller plus loin !

Les voeux peuvent rester pieux : si on veut aller plus loin et faire des propositions qui soient actées par les élus de terrain qui ont des responsabilités tout en s'inscrivant dans le cadre d'une politique générale, il faut dire qui fait quoi ? Le Directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) devra-t-il être coordonnateur en chef ?

Mme Fabienne Labrette Ménager, députée . - Comment la France se situe-t-elle en Europe pour ce qui est du nombre d'utilisateurs de drogues ? De mémoire, je crois que l'Angleterre est le pays où il y en a le plus, soit 1 million...

Par ailleurs, vous avez parlé de 100 overdoses par an. Où surviennent-elles ? En effet, le débat ne sera pas le même en fonction du lieu où elles se produisent.

Par ailleurs, vous avez évoqué Berne. Il s'agit d'une expérience régionale et non nationale puisqu'elle a eu lieu dans un canton. Cela ne concerne donc pas l'État suisse. Il est important de le souligner. Depuis 1986, combien de salles ont été mises en place, où et pour quel résultat final ?

Enfin, je voudrais faire un rappel à la loi en disant qu'aujourd'hui, l'utilisation de la drogue est illégale !

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous allons auditionner M. Costes, qui va nous présenter ses chiffres dans quelques instants.

M. Patrice Calméjane, député . - Vous avez évoqué un cahier des charges dans votre présentation. Je suis surpris qu'il puisse en exister un : qui va contrôler l'identité, l'âge, l'état sanitaire des personnes et refuser que certaines se piquent dans un centre d'injection ? Existe t il des expériences en ce domaine ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - J'ai regardé votre synthèse avec attention mais je n'ai pas lu le rapport en totalité car il est complexe.

Dans les premières phrases vous dites que le concept de la réduction des risques recouvre une diversité de conceptions philosophiques et politiques et soulève de nombreux débats concernant la place de l'abstinence, de la morale et de la loi.

Cela résume bien le problème des toxicomanes de notre pays. La réduction des risques passe essentiellement par une prise en charge différente des toxicomanes, quelles que soient les drogues utilisées. C'est peut être sur ce sujet que l'INSERM et le corps médical pourraient suggérer des pistes pour remédier à ce qui paraît constituer un certain échec.

Les décès de toxicomanes sont de l'ordre d'une centaine par an. Les risques de contamination par le VIH ou le virus de l'hépatite C sont négligeables.

Les gens qui se rendent dans les salles d'injection, faut-il les admettre pour une première injection ? Cela constitue un problème assez délicat sur le plan de la loi et de l'éthique. Les toxicomanes sont des gens qui s'injectent d'une manière plus ou moins propre un certain nombre de substances. Sont ils contaminés en arrivant, ne le sont ils pas ? Il existe d'autres sources de contamination dans cette population marginalisée, comme les tatouages.

Nous avons, en France, une organisation qui n'existe pas dans tous les pays : les CAARUD ont une certaine efficacité. Va t on passer par dessus et aller vers d'autres types de centres ?

D'autre part, il ne faut pas se voiler la face : superviser l'injection d'un produit dont on ne connaît quelquefois pas la teneur pose un problème de responsabilité pénale et morale difficile à contourner !

Par ailleurs, la connaissance précise de la réduction des risques manque un peu : comment aborder le problème de l'usage des drogues quelles qu'elles soient et des moyens qui sont mis en place ?

La prévention n'est elle pas insuffisante ? On a du mal à faire pénétrer la prévention en milieu scolaire.

Ce problème des salles d'injection est un problème qui occupe le premier plan ; nous attendons des scientifiques qu'ils nous orientent sur le sujet de la prévention des risques chez les usagers de drogues en général.

Mme Christiane Hummel , sénatrice . - Je partage ce que vient de dire le rapporteur.

Un des objectifs est de réduire la mortalité par overdoses mais, dans votre rapport, vous écrivez, au sujet d'une expérience qui a eu lieu à Vancouver, qu'une étude a estimé à deux par an le nombre de décès liés au VIH. Or, ce chiffre a été jugé un peu trop élevé. Si deux cas paraissent trop élevés, cela signifie qu'il n'y en a qu'un voire pas du tout. Dans ces conditions, cette expérience n'apporte rien ! Ce n'est pas moi qui l'ai écrit, c'est vous : « Il semble que l'efficience économique du projet soit remise en cause par les auteurs »...

Si cela n'apporte pas d'améliorations, pourquoi fixer cet objectif ?

Monsieur le Président, vous avez dit que nous nous déplacerions pour voir les choses sur place. C'est ce qui manque à l'étude qui a été faite : il s'agit d'une expertise collective fondée uniquement sur des documents et non sur une enquête. Cela me rappelle furieusement les conclusions du GIEC sur le réchauffement climatique !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il n'était pas dans la mission de l'INSERM d'effectuer des déplacements, ce que nous ferons dans la nôtre : nous irons voir sur place !

Je n'essaierai pas de synthétiser les questions qui ont été posées par crainte de les dénaturer. Pour autant, il me semble que l'on peut recenser quatre grands thèmes...

Le premier est le suivant : quel jugement global portez-vous sur l'efficacité des dispositifs existants ?

En second lieu, quels sont les points forts et les points faibles des dispositifs de réduction des risques ?

J'aimerais y ajouter une question. L'apparition de nouvelles communautés ou de nouvelles techniques dans l'usage des drogues justifie-t elle selon vous de nouveaux dispositifs ? Vous en avez parlé en disant que les dispositifs existants mériteraient d'être modernisés, en particulier les automates que vous avez qualifiés de « vieillissants ».

Enfin, de manière générale, comment décririez-vous la place de la politique de réduction des risques infectieux dans le cadre de la politique de lutte contre les toxicomanies ?

Mme Jeanne Etiemble . - Dans l'expertise collective que nous avons réalisée, la politique de réduction des risques est totalement intégrée dans la politique de lutte contre la toxicomanie.

Je suis étonnée par votre remarque : les traitements de substitution aux opiacés sont bien des traitements pour les usagers dépendants aux opiacés. Ces programmes, nous les avons parfaitement intégrés dans l'expertise et analysés. Plusieurs chapitres traitent de ces questions.

Le traitement de la toxicomanie en tant que telle figure dans la politique de réduction des risques, elle même comprise dans l'ensemble de la politique de lutte contre la toxicomanie. Il n'y a pas là d'ambiguïté là dessus : l'expertise a bien été conçue de cette façon.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Est-ce une solution pour les toxicomanes d'être sous Subutex à vie ? Une véritable politique de réduction des risques voudrait que l'on arrive à sortir de ces produits de substitution qui ont par ailleurs toute leur place parmi les traitements existants.

Il semble que, dans notre pays, les centres se contentent de fournir des substituts mais manquent de prises en charge médicalisées ou psychologiques pour sortir définitivement ces gens de la toxicomanie. En fait, on en arrive à une toxicomanie par produits licites Subutex, méthadone...

Mme Jeanne Etiemble . - Non : la prescription médicale permet d'éviter les mauvais produits.

M. Daniel Vaillant, député . - Il s'agit d'une vraie différence, avec une prescription médicale et un achat en pharmacie.

M. Gérard Bréart . - Je voudrais revenir sur ce qu'a dit Mme Branget à propos du problème des publications faites par des gens favorables aux CIS. C'est un sujet important...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il y a des polémiques dans tous les pays ! Quels sont les ouvrages que vous êtes allés chercher ? Quelle a été votre manière de les sélectionner ? Il existe des polémiques en Suisse, en Allemagne... Au Canada, des salles ont été fermées. Certains organismes internationaux en préconisent la fermeture et leur efficacité n'a pas été prouvée.

Dans votre rapport, page 35, vous affirmez que le coût efficacité n'est pas à la hauteur des attentes. L'Office fédéral de la santé publique a demandé la fermeture de ce genre de salles d'injection parce que les résultats n'étaient pas probants. Une étude avance que sur 2.900 toxicomanes accueillis dans ces centres, seuls trois patients sont arrivés à l'abstinence.

Comment avez vous arrêté le choix de vos publications ?

M. Gérard Bréart . - Le choix s'est porté sur les publications de revues ayant un comité de lecture. Ces articles ont été relus par un certain nombre de gens qui ont dit qu'ils étaient valables sur le plan méthodologique et méritaient d'être publiés. C'est ce qui se passe pour les revues scientifiques.

Pour en revenir à un cadre plus général, je n'ai pas eu la même lecture que vous du rapport. Je ne crois pas que l'on y affirme que les centres d'injection supervisés ont prouvé leur efficacité. Ce n'est pas ce que l'on dit : nous disons que ce dispositif peut être intéressant. En tant qu'homme de santé publique, quand je vois dans la littérature un dispositif qui pourrait être intéressant, ma réaction est de voir si on peut l'adapter et l'expérimenter.

L'expérimentation est un problème majeur en France. Cela suppose d'étudier ce qui se passe et d'arrêter si l'on se rend compte que l'expérience n'est pas concluante. Malheureusement, il est extrêmement difficile, en France, de lancer un projet et de conclure qu'il n'est pas viable. On est plus dans l'augmentation que dans la substitution. Ce seul dispositif va t il tout régler ? Évidemment non !

En tant qu'homme de santé publique, je suis plutôt partisan de la prévention primaire mais je considère aussi que si on lance des programmes de prévention primaire, il faut aller jusqu'au bout et les prendre en charge complètement.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez été parfaitement clair.

La parole est à M. André Jean Rémy.

M. André Jean Rémy . - Je suis surtout hépatologue, c'est à ce titre que j'interviens en prison et que je coordonne les unités médicales du Centre hospitalier de Perpignan.

La loi qui régit la prise en charge des personnes détenues a créé les unités de consultation extra ambulatoires (UCSA) et a transféré la prise en charge de la qualité et de la continuité des soins ainsi que la prévention et l'éducation à la santé au ministère de la santé. Plusieurs pays ont suivi la même voie récemment. Son principe de base est l'égalité entre la prison et l'extérieur.

La prison est en effet un lieu de contamination virale. L'Institut de veille sanitaire (InVS), dans son enquête sur la prévalence des hépatites en France, a démontré que la prison multiplie par dix le facteur de risques relatifs à l'hépatite C et par 4 celui de l'hépatite B. Actuellement, 3.300 détenus sont atteints d'hépatite C, 1.700 de l'hépatite B et 800 du VIH. Entre 60 et 100 détenus sont contaminés chaque année en prison, selon l'estimation des professionnels de terrain.

Il existe des pratiques à risques en prison du fait de l'absence d'activités et de la relative disponibilité de produits illicites ou de médicaments détournés de leur usage thérapeutique.

Les pratiques à risques sont multiples : injections, « sniffs », tatouages artisanaux, piercings, scarifications ou relations sexuelles non protégées.

Selon l'enquête « Coquelicot », sur 61 % d'usagers de drogues ayant souvent fréquenté la prison, on dénombre 12 % d'injecteurs dont 30 % avec échange de matériel non stérile.

Ces pratiques à risques en milieu carcéral sont connues des équipes soignantes. Les données françaises de terrain sont les suivantes, selon les résultats d'une enquête de pratiques 2010, deux tiers des UCSA ont eu connaissance de pratiques de « sniff » , la moitié connaissance de partage de paille, un tiers connaissance d'injection et de partage de seringues entre détenus, un quart de partage de coton ou de cuillères. On compte 60 à 100 nouvelles contaminations virales par an.

En fonction de l'objectif actuel de réduction des risques inscrit dans la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, les programmes d'échanges de seringues sont possibles et légaux au dehors mais la réduction des risques s'est arrêtée aux portes des prisons et il n'existe pas de politique réelle de RDR en prison, en France !

Les injections et autres pratiques sont plus fréquentes à l'extérieur de la prison qu'à l'intérieur mais comportent moins de risques, un tiers donnant lieu à échange de seringues.

L'efficacité du programme d'échange des seringues est prouvée, notamment en Espagne, pour ce qui est des contaminations au VIH ou au VHC.

En conclusion, la fréquence des infections virales est plus élevée en prison qu'en milieu libre. De nouvelles contaminations se produisent chaque année.

Il faut donc, selon nous, définir une véritable politique de réduction des risques en prison comprenant l'ensemble des mesures, y compris les programmes d'échange de seringues et de traitements de substitution aux opiacés.

Pour répondre à la question de Mme Lemorton sur le taux de couverture vaccinale des populations toxicomanes, 30 % de toxicomanes sont vaccinés contre l'hépatite C. Les expériences internationales menées dans les centres de prise en charge montrent que l'on peut vacciner les patients contre une hépatique C quel que soit leur environnement. Certains programmes ont prouvé leur efficacité.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Est-il pertinent de distribuer des seringues stériles en prison ? Il ne serait pas normal de ne pas le faire alors qu'on l'accepte à l'extérieur !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Actuellement, hormis la distribution de préservatifs qui dépend de la direction de chaque établissement et de kits d'eau de javel, un peu « à la tête du client », aucun programme de réduction des risques n'existe en prison. Quel regard portez-vous sur les programmes d'éducations sanitaires en prison ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Disposez-vous de chiffres sur les personnes toxicodépendantes ? Il en existe assez peu... Quels sont les produits consommés ?

Quelle politique de réduction des risques les prisons suivent elles en dehors de l'accompagnement ? Combien de personnes doit on accompagner ? J'ai eu beaucoup de mal à obtenir des chiffres de la justice car ils sont établis dans chaque maison de détention : on ne connaît donc malheureusement les publics qui en ont besoin.

Mme Samia Ghali , sénatrice . - Je considère que la méthadone est une bonne chose et permet à des toxicomanes de retrouver une existence normale et d'avoir une vie sociale. Je connais des toxicomanes qui utilisent la méthadone depuis vingt ans et qui ont des enfants, une vie de famille. Je préfère cela à un jeune ou à un père de famille qui attend le dealer pour obtenir sa dose !

Certes, il est dérangeant de distribuer des seringues en prison mais si on ne se donne pas les moyens d'aller au delà, ce n'est même pas la peine de discuter de ce que l'on veut faire pour aider les toxicomanes à s'en sortir ! Il ne s'agit pas de se donner bonne conscience en créant des salles d'injection : il faut aller au delà !

Comment délivrer de la méthadone et accompagner les toxicomanes ? On distribue bien des préservatifs en sachant qui y a des violences dans les prisons...

Mme Catherine Lemorton, députée . - Que l'on puise être contaminé par le Sida ou l'hépatite dans un établissement géré par l'État est inadmissible !

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Je suis d'accord !

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - J e vous demanderai de cibler vos questions : les débats n'ont pas à avoir lieu durant les auditions !

Docteur, ces sujets sont ils de nature à susciter chez vous un certain nombre de réflexions ?

M. André Jean Rémy . - Sur la politique globale et le préservatif, je serai moins pessimiste...

Les préservatifs sont payés par la Justice et distribués par les UCSA où ils sont disponibles, avec la méthadone, si l'approvisionnement n'est pas en rupture. Il faut d'ailleurs rendre hommage aux personnels des UCSA, qui sont très motivés en matière d'éducation sanitaire.

Quant aux consommations de drogues, la direction de l'administration pénitentiaire a fait une enquête en août 2009 dont on n'a jamais eu les résultats. Toutes les seringues - comme à la prison de Perpignan - ne viennent pas de l'unité médicale mais de l'extérieur. Certaines sont pré remplies et contiennent des anabolisants. On ne s'injecte pas que des stupéfiants en prison : certains détenus font du sport et sont à la recherche d'anabolisants, comme d'autres sportifs amateurs. Ils en font donc entrer. On trouve des produits illicites mais aussi d'autres produits. S'il n'y avait pas de drogues en prison, on n'aurait pas besoin de se poser la question des risques d'infection. Il faut faire avec !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je veux témoigner ici du travail des personnels et des volontaires des UCSA, qui sont très dévoués. On trouve parmi eux beaucoup de gens de grande qualité.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est au Docteur Edel.

M. Yves Edel . - Je souhaite en premier lieu longue vie à cette mission.

Je voudrais remercier mes collègues de l'INSERM de nous avoir associés à leur étude en tant qu'acteurs de terrain. J'interviens pour ce qui me concerne à l'hôpital de La Pitié Salpêtrière, que l'on peut considérer comme un observatoire des pratiques et des complications liées à l'usage des drogues. Les choses étaient fort différentes il y a vingt ans, lorsque Marc Gentilini m'a demandé de créer la première équipe de liaison appelée « ECIMUD », dont les équipes de liaison et de soins en addictologie ont pris aujourd'hui la place.

C'est vous qui l'avez autorisé, en votant le budget qui a permis de répandre une culture de la prise en charge des addictions. C'est cela qui, en 1996, a permis au Professeur Gentilini de faire appel à un psychiatre qui ne s'occupait pas de toxicomanie. J'étais en effet alors à Sainte Anne, plutôt formé à la prise en charge des psychotiques et des comorbidités psychiatriques importantes. C'est ce qui a donné à Marc Gentilini l'idée que les toxicomanes de l'époque pourraient avoir accès à des traitements de substitution et aux antiviraux.

Aujourd'hui, les toxicomanes, qui représentaient 90 % de mon activité hospitalière en 1996, constituent 5 à 10 % de mes patients, les autres étant des usagers problématiques de drogues.

Mon intervention portera sur des populations ayant des pratiques intraveineuses : on peut être usager problématique de drogues et avoir, pour des raisons que je qualifierai de psychiatriques ou de compulsives, des comportements compulsifs. L'existence dans les hôpitaux d'équipes de liaison et de soins en addictologie permet d'aller au devant de ces personnes. Il s'agit de populations qui, du fait de la stigmatisation des familles, ont des pratiques à l'insu des tiers et souvent à l'insu du médecin qui prescrit un traitement de substitution.

L'hôpital est un filtre important qui permet de déceler certaines addictions : grossesse, infections, rhumatismes, problèmes orthopédiques dont les accidents de la voie publique sont pourvoyeurs.

Cela n'a pas été évoqué ici : on n'est plus aujourd'hui face à des mono consommateurs mais des poly consommateurs ; les usagers adoptent différents menus de consommation, peuvent s'arrêter 5 jours et reprendre à la faveur d'un moment festif, d'une souffrance, d'une angoisse.

On s'en rend parfaitement compte à l'hôpital, lors de nos interventions quotidiennes aux urgences. C'est une des raisons du renforcement de nos équipes de liaison. Même si notre activité n'est pas uniquement centrée sur les usagers de drogues à pratiques intraveineuses, c'est souvent à la faveur d'un dépistage, d'un contact, le plus souvent au détour d'une ivresse aiguë que l'on dépiste ces addictions. La plupart de nos patients dont la toxicomanie remonte aux années 1990 sont en train de mourir d'alcoolo dépendance et non du Sida ou du VHC !

Il est donc important de considérer un dispositif global et de pouvoir, à partir des urgences, accueillir ces patients car nous sommes complémentaires du plan « Addictions 2007 2011 ».

Vous avez évoqué la question du sevrage. Oui, le sevrage est d'actualité mais dans le cadre d'une politique de réduction des risques et d'un accès aux traitements de substitution qui respectent l'itinéraire des usagers de drogues.

De ce point de vue, à l'hôpital, le binôme pharmacien médecin est important. J'ai dans mon équipe un pharmacien qui assure le suivi de la réduction des risques. En tant que psychiatre, je me vois mal en train de parler d'échange de seringues pour des raisons qui peuvent être théoriques.

J'insiste sur les facteurs de risques et de complications qui ont été mis en évidence à La Pitié Salpêtrière : augmentation des pratiques d'auto injection et résurgence des injections de comprimés.

Cette épidémie s'explique par l'effet de nombre, qui entraîne un détournement des substances, certains usagers considérant qu'il est plus facile dans leur rituel d'utiliser la voie intraveineuse. Retarder l'accès à la seringue reste un objectif prioritaire à l'hôpital car les gens que l'on voit aux urgences subissent déjà les effets et les complications de leurs pratiques.

Deux mots concernant ces pratiques. Même s'il faut modérer ce que je dis, je le dis avec une certaine conviction, car je ne puis le dire autrement, notre observatoire constate qu'aujourd'hui que les pratiques d'échange de matériels se sont nettement réduites.

Ces pratiques d'injection peuvent aller d'une par an à une par semaine, en passant par 10 par jour. La cocaïne, produit vraiment inquiétant, conduit à des compulsions liées à la courte durée d'action des produits injectés. Une des caractéristiques du crack réside dans sa courte durée d'efficacité. Je le vois chez nos malades injecteurs.

On dispose d'énormément d'informations sur le VIH et sur le VHC mais il existe des pratiques clandestines et intimes au même titre que les pratiques sexuelles à risque que les gens ne connaissent pas ! Nous avons été les premiers surpris de voir apparaître aux urgences des candidoses ophtalmiques associées à des abcès à l'oeil.

Pendant vingt ans, on a accusé le citron employé pour chauffer les produits d'en être responsable mais on n'en utilise pas avant d'injecter de la buprénorphine, des amphétamines ou d'autres produits ! L'auto contamination se fait par une candidose buccale, nous en avons tous, au moment de l'usage.

Les salles d'injection ne sont pas une création mais une extension des missions d'un certain nombre de centres, que je souhaiterais personnellement médicaliser. On peut en discuter avec le milieu associatif et médico-social. On assiste à une extension de pratiques que les usagers eux mêmes n'arrivent pas à nommer.

Je peux témoigner du choc que reçoit un homme de 40 ans, manutentionnaire, inséré, avec des enfants, une femme, un salaire et à qui l'on dit : « Vous avez un abcès grave à l'oeil dû à une candidose systémique. C'est une urgence ophtalmique ». Il y en a eu 80 à la Salpêtrière ces dix dernières années ! Les gens arrachent le filtre avec les dents, souillent celui ci avec leur salive et utilisent la seringue...

Tout cela n'était pas connu auparavant. On a redoublé d'attention et on a réussi à comprendre. Certains patients ont dû subir des interventions sur des valvules cardiaques du fait d'endocardites à candida !

Les injecteurs sont donc aujourd'hui nos meilleurs vecteurs d'information. J'en veux pour preuve que, depuis 2000, les candidoses ophtalmiques ont diminué de 50 % !

Nous disposons également d'un réseau francilien, ainsi qu'en grande couronne et dans les régions de Tours et d'Orléans qui font remonter vers nous certaines pathologies. Cependant, il arrive que certains laboratoires ne veuillent pas mentionner les risques intraveineux que comporte l'utilisation d'un de leurs produits.

Pour en revenir à l'expérience suisse, elle est très intéressante. Je connais bien l'expérience bâloise. Les Suisses ne comprennent pas notre débat qui, chez eux, ne fait pas l'objet d'une polémique politique : il s'agit d'une offre de santé publique et d'une question de dignité de la personne. Je connais la situation à Berne car j'ai fait partie d'un certain nombre de commissions dont l'avis est en effet nuancé quant à l'efficacité des CIS. Vous avez raison de rappeler que l'on peut avoir des divergences sur leurs résultats en termes d'accueil mais ils peuvent permettre de toucher une population peu habituée à recourir aux services sanitaires et sociaux.

Il y a vingt ans, les centres s'appelaient centres d'injection supervisés ; aujourd'hui, on les appelle officiellement des centres d'accueil et de contact. Le mot le plus important est celui de « contact ». C'est grâce à eux que la scène ouverte de Berne a disparu et que la scène ouverte de Zurich n'existe plus. La scène ouverte de Bâle a été réduite avec le concours des forces de police.

Je terminerai en disant qu'à La Pitié Salpêtrière, 50 % de ma clientèle prise en charge pour une toxicomanie présente une comorbidité psychiatrique. La politique de réduction des risques nous a aidés à garder le contact avec ces patients.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous avons pris acte avec grand intérêt de votre propos qui a le mérite d'apporter des réponses à certaines des questions qui ont été posées.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez raison de dire que l'hôpital constitue un filtre important pour les conduites à risque. Nous en sommes parfaitement conscients.

Vous l'avez dit, certains usagers détournent les traitements de substitution et s'injectent du Subutex...

M. Yves Edel . - Il vaudrait mieux ne pas utiliser de noms de spécialités !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il est vrai que notre politique est tournée vers la diminution des risques. La substitution a jusqu'à présent porté ses fruits mais on doit également - c'est le but de la mission - faire des propositions et l'on aimerait pouvoir aller vers l'abstinence.

C'est ce qui se fait dans certains pays, notamment la Suisse. La lutte contre la toxicomanie comporte la substitution mais également le sevrage, l'abstinence et l'accompagnement sur le long terme qui est une forme d'accompagnement social.

J'avais par ailleurs cru comprendre que les traitements de substitution pouvaient provoquer des pathologies. J'aurais aimé vous entendre à ce sujet. La candidose peut être due à l'injection, le produit injecté étant un produit toxique. Or, le traitement de substitution, même s'il s'agit d'une drogue légale, est également un produit toxique. Quelles sont les éventuelles pathologies qui peuvent être développées du fait des traitements de substitution ? Commencez-vous à en voir ?

La Suisse, qui est en avance et qui a mis en place une politique d'accompagnement depuis plus longtemps que nous, voit la perversité de son système puisqu'elle est aujourd'hui obligée de construire des « homes » pour des retraités précoces, sous traitement de substitution depuis dix, quinze, vingt ans !

Enfin, je voulais rectifier ce que j'ai dit tout à l'heure lorsque j'ai évoqué la page 35 de votre rapport : il s'agit en fait de la page 31... Vous dites que les centres d'injection n'apparaissent pas être des dispositifs coût efficaces dans la lutte contre le VHC. Je ne l'ai pas inventé !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il faut prendre conscience que nous parlons d'une population qui présente de multiples problèmes sanitaires, sociaux, psychologiques, voire psychiatriques. En 1995 1996, quand le Subutex est arrivé, tous les réseaux disaient que ce produit ne s'injectait pas. C'était faire fi du rite de l'injection et les réseaux ont dû le prendre en compte pour accompagner les toxicomanes le mieux possible et accepter qu'ils se l'injectent.

Un fumeur, lorsqu'il arrête, reste dépendant de son geste ; pour un toxicomane, c'est la même chose. On a été obligé de l'intégrer dans l'accompagnement, tout en conservant l'objectif de voir les toxicomanes arrêter les injections et se séparer du Subutex.

Je rejoins ce qu'a dit ma collègue sénatrice : il y a des gens qui prennent 2 mg de PVB par jour, ont fondé une famille et trouvé un travail !

Chaque vie vaut la peine d'être sauvée, même lorsqu'il s'agit de trois sur cent ! Il ne faut pas se fixer d'objectifs, on n'est pas dans ce contexte là ! C'est très complexe... Est ce que je me trompe en présentant les choses ainsi ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Vous passez de la toxicologie à l'addictologie. Cela sous entend il que vous traitez de la même manière les drogues licites ou illicites ?

L'utilisation de la cocaïne est de plus en plus fréquente. Avez-vous une approche particulière pour les utilisateurs de crack ?

Enfin, j'ai été choqué par le fait que vous considérez que l'arrêt du traitement est nocif puisqu'il entraînerait des décompensations psychiatriques graves. Les psychiatres ont d'autres possibilités de traitement dans ce domaine, notamment la prise en charge psychanalytique ou chimique...

M. Yves Edel . - L'arrêt des traitements de substitution de façon brutale : pression de l'entourage, du médecin ou à la demande de l'usager lui même, entraîne bien des décompensations psychiatriques. Certains services psychiatriques, en France, commencent par arrêter tout traitement de substitution lorsqu'un patient est hospitalisé, entraînant un certain nombre de décompensations psychiatriques avec psychoses carcérales secondaires dues à cet arrêt trop brutal.

Je répète que l'abstinence est un projet et que nous ne décidons pas de son calendrier. Les itinéraires sont extrêmement variables et différents d'un individu à l'autre. Je suis pour une approche singulière des patients, même si notre dispositif doit être le plus ouvert possible.

Je tiens à dire que la plupart de mes confrères addictologues ont constaté 2 à 5 % d'arrêts spontanés des traitements de substitution. Les modes d'arrêt, comme pour les antidépresseurs, sont progressifs ou brutaux, à l'initiative des individus. Pour un sur deux, le transfert de dépendance se fait en faveur d'un autre produit que la cocaïne : l'alcool dans 90 % des cas, le cannabis ou le tabac.

Je le répète, il s'agit le plus souvent de poly consommateurs ; ce n'est pas parce qu'on a réglé le problème des traitements de substitution que les autres co-addictions où comorbidités le sont aussi. Je le redis très clairement : les guérisons spontanées ne se font pas sur ordonnance, non plus que sur ordre de l'entourage ! Je n'en ferai pas non plus un objectif de santé publique mais il existe des réinsertions sociales qui sont de vrais succès.

Oui, la cocaïne constitue un souci majeur. L'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP HP) dispose d'un certain nombre de traitements efficaces, à condition que le programme de suivi et d'accompagnement soit régulier, ce qui n'était pas le cas il y a quelques années.

On dispose de trois ou quatre molécules « anti craving » ; d'autres facilitent le sevrage mais la facilité avec laquelle on peut se procurer ce produit nous laisse pantois ! Ce n'est pas une question de santé publique : c'est à un autre niveau que cela se joue. Il y a aujourd'hui aux urgences environ une complication grave par semaine liée à la cocaïne, avec des conséquences d'ordre cardiaque, neurochirurgical ou neurovasculaire...

Drogues licites ou illicites ? En tant que médecin, je considère la transgression comme une épreuve très importante pour le sujet. L'individu qui utilise des substances illicites doit se confronter à la loi. Il faut savoir qu'aujourd'hui, les complications liées à l'alcool sont bien plus graves que celles liées à l'héroïne...

Je ne suis pas en mesure de garantir que tel produit entraînera moins d'effets secondaires qu'un autre. Il n'y a pas de cohérence entre le degré de licéité et d'illicéité par rapport aux complications que l'on observe.

Le crack par voie intraveineuse permet d'obtenir un effet « flash » de 10 secondes, le « kiff », la voie inhalée de 8 à 9 secondes. On ne peut faire passer cette information dans le grand public elle serait considérée comme incitative mais il faut proposer d'autres modes de consommation pour éviter des complications aussi graves qu'une candidose. Dix patients ont perdu un oeil du fait d'un retard de diagnostic ou d'un diagnostic insuffisamment précis. Une fois qu'ils arrivent à La Pitié Salpêtrière, c'est trop tard !

Enfin, l'abstinence est une chose importante. La Suisse, par exemple, a toujours des lits de sevrage libres dans chaque canton. Il existe d'ailleurs des comités thérapeutiques. Le sevrage est quelque chose qui se prépare non aux urgences mais en centre.

Enfin, le détournement de la BHD est connu depuis le début mais il réduit cependant les risques de Sida et de VHC. Utilisée seule, il présente en outre des risques d'overdoses moins importants.

La méthadone, quant à elle, était non injectable mais un certain nombre de patients sont prêts à s'injecter n'importe quoi. Il existe des attitudes compulsives qui obligent à adopter des réponses particulières.

Je pense qu'il est important de renforcer les dispositifs des centres et de prévoir une extension de leurs missions actuelles. Oui, je le répète, l'hôpital est un filtre pour les conduites à risque et les complications liées à l'usage de drogues.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il me reste à vous remercier d'avoir secoué les convictions des uns et des autres.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci. N'hésitez pas à nous envoyer un document si vous le souhaitez !

Audition de M. Jean-Michel Costes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous allons maintenant procéder à l'audition de M. Jean Michel Costes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

M. Jean Michel Costes . - Je vous remercie de m'avoir invité. C'est la mission naturelle de l'établissement que je dirige de rendre compte aux autorités nationales mais aussi aux instances européennes de l'état de l'usage de drogues en France, de ses conséquences et de son évolution.

Cela fait maintenant quinze ans que l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a été créé. Il s'agit d'un établissement public dans le conseil d'administration duquel siègent tous les ministères en charge de cette question, aussi bien dans le champ préventif que dans celui de l'application de la loi, en passant par celui de la santé.

Je dirige une équipe pluridisciplinaire d'une trentaine de personnes qui mènent un travail collectif. La collecte des données par triangulation est au coeur de notre méthode. On peut opposer dans le débat une étude à une autre, l'important est de les mettre en perspective car il existera toujours une étude pour affirmer le contraire de la précédente. Je pense d'ailleurs qu'il serait souhaitable que l'on puisse rendre compte de l'évolution de l'usage de drogues en France devant le Parlement.

Il m'a semblé que le champ d'action de votre mission parlementaire était ciblé sur la question des toxicomanies. J'ai donc centré ma présentation sur les usages problématiques de l'utilisation de drogues pour la santé, qui constituent une partie de l'ensemble du phénomène et plus précisément sur la question des drogues illicites, même si je fais état de l'usage de drogues licites.

Une grande confusion dans le débat public provient de la différence entre l'usage de drogues et l'usage problématique de drogues. Dans la population générale, un certain nombre de personnes font usage de drogues illicites ; l'usage problématique, tel qu'il est défini par l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, l'OEDT, est un usage qui débouche sur des dommages sanitaires et sociaux importants.

Un toxicomane est quelqu'un pour qui la recherche et l'usage de ces produits est le centre de l'existence et absorbe toute son attention.

12 millions de Français ont essayé au moins une fois du cannabis, qui est la drogue la plus consommée, alors que l'usage problématique concerne 230.000 individus.

Cela ne veut pas dire que les usagers ne peuvent pas subir des conséquences dommageables : je pense par exemple à la conduite automobile sous cannabis. Cependant, l'essentiel des dommages sanitaires et sociaux est concentré sur des populations ayant des usages problématiques de drogues.

Cela n'appelle pas les mêmes réponses. L'usage de drogues requiert des approches de santé publique et de prévention primaire ou secondaire, les usages problématiques nécessitant quant à eux des traitements et une politique de réduction des risques. En termes de visibilité sociale, la réduction des risques s'applique aux usages problématiques.

La consommation régulière de cannabis concerne 1,2 million de consommateurs, la cocaïne 1 million de personnes. Il est intéressant de constater que l'usage régulier de cannabis chez les jeunes, si on prend une perspective plus large, s'inscrit dans une tendance assez globale qui va vers la diminution du tabagisme. Aucune tendance n'étant jamais définitive, il faudra toutefois vérifier ces chiffres, certains indicateurs pouvant laisser augurer un retour de celui ci.

On constate également une augmentation de l'ivresse et des formes plus excessives de consommation régulière d'alcool.

Le cannabis, après deux décennies d'augmentation régulière, a connu un changement de tendance qui s'est traduit, en 2002-2003, par une stabilisation à un niveau assez haut et, depuis quelques années, par une diminution de la consommation chez les jeunes.

On note par ailleurs une amorce significative de la consommation d'autres produits stimulants comme la cocaïne, qui est passée de 1 % en 2000, chez les jeunes de 17 ans, à 3,3 % en 2008, les indicateurs montrant une tendance à l'augmentation dans la population générale. Les jeunes Français se situent à 15 % par rapport à la consommation européenne, suivant en cela le modèle de certains pays dans la décennie précédente, comme l'Italie, l'Espagne ou le Royaume Uni.

La consommation de cocaïne est encore à un niveau relativement faible, ce qui fait dire qu'il s'agira d'un enjeu important au cours des cinq ou dix prochaines années.

J'en viens à présent au coeur du sujet que constitue l'usage problématique de drogues. Il s'agit d'usages qui conduisent à des dommages sanitaires et sociaux importants. Selon une étude menée dans les années 2006, on estime qu'il existe environ en France 230.000 usagers problématiques de drogues opiacées et de stimulants ou d'hallucinogènes. Ce sont pour la plupart de poly consommateurs : la figure de l'héroïnomane ne se rencontre plus parmi les populations d'usagers problématiques de drogues !

Sur 230.000 usagers problématiques de drogues en France, on estimait, en 2006, que 74.000 faisaient un usage actif d'héroïne, 145.000 un usage actif de la voie intraveineuse au cours de toute leur vie et 81.000 un usage actif par voie intraveineuse au moins une fois par mois.

La prévalence d'usagers problématiques de drogues situe la France à un niveau moyen en Europe, inférieur à celui de l'Angleterre ou de l'Italie mais supérieur à celui de l'Allemagne.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Le chiffre de 230.000 personnes représente bien l'ensemble des usagers problématiques de drogues en France ?

M. Jean Michel Costes . - En effet.

Cette population se caractérise par un âge moyen de 35 ans. C'est une population vieillissante, qui reste majoritairement masculine, même si des tendances récentes montrent qu'il y a de nouvelles générations d'usagers problématiques de drogues et que la part des femmes est plus importante. Elle se caractérise également par trois faits majeurs : ce sont des poly consommatrices de produits licites et illicites, tous fumeurs et qui détournent certains médicaments (BHD, méthadone, psychotropes) de leur usage.

La prévalence de la morbidité psychiatrique est extrêmement élevée. Cette population se caractérise enfin par sa précarité. Ces deux éléments me semblent importants à souligner car la politique de réduction des risques en matière de toxicomanie ne peut résoudre tous les problèmes de la France en matière de psychiatrie ou de précarité sociale.

Quelles sont les évolutions marquantes des dernières années en matière de populations et de produits ? Un nouveau public émerge : jeunes migrants, mineurs en rupture sociale et familiale consommateurs de produits psycho actifs. Une des caractéristiques marquante de cette nouvelle toxicomanie réside dans le fait qu'elle se diffuse sur les territoires ruraux et en zone périurbaine.

On assiste par ailleurs au développement de la poly consommation. Les stimulants connaissent une importance accrue, notamment la cocaïne. On ne peut dire que l'héroïne soit à la fin d'un cycle car un certain nombre d'indicateurs démontrent que si les évolutions sont souvent cycliques, les nouveaux publics en fument ou en « sniffent » aussi.

La place des drogues de synthèse et des médicaments détournés est également très importante, ainsi que l'auto culture du cannabis.

La seconde partie de mon propos portera sur les conséquences sanitaires et sociales de la toxicomanie. Il me faut auparavant vous donner quelques données de cadrage sur les dispositifs de réduction des risques, afin de vous permettre de juger des évolutions épidémiologiques sur la morbidité et sur la mortalité liées à la drogue.

Il existe trois grands axes dans la politique de prise en charge des usagers de drogues en France : les SCAPA, les CAARUD et le recours aux TSO.

Les CSAPA sont des centres de soins spécialisés dans le traitement des usagers de drogues ; ils travaillent dans une perspective d'abstinence et reçoivent 90.000 personnes.

Les CAARUD mettent en place une politique de réduction des risques et d'accompagnement. Le seuil d'exigences pour y avoir accès est faible, ce qui permet à certains usagers de drogues d'entrer dans ces dispositifs. Ils prennent en charge environ 48.000 personnes.

Enfin, les TSO concernent les usagers de drogues ayant une ordonnance pour un traitement de substitution. Ils relèvent de la médecine de ville et constituent un acteur majeur du système.

L'estimation globale de cette population s'élève à environ 200.000 individus, ce qui permet de dire aujourd'hui que 85 % de la population des usagers problématiques de drogues bénéficient d'une forme de prise en charge. La France n'a pas, de ce point de vue, à rougir de son dispositif : c'est un taux de couverture très nettement supérieur à celui que l'on connaît en alcoologie !

En 1994, cinquante personnes bénéficiaient d'un traitement de substitution. En cinq ans, on est passé à 80.000 du fait de la mise en oeuvre massive de ces traitements et l'on estime à 50 % le nombre d'usagers couverts par un traitement de substitution. Ce taux de couverture est plutôt assez élevé par rapport aux autres pays européens.

La couverture territoriale est relativement bonne, même si certains départements connaissent un certain nombre de trous dans le dispositif.

En termes d'indicateurs, le programme le plus symbolique dans la mise en place de la politique de réduction des risques est l'accessibilité aux seringues, comme l'a déjà mentionné Mme Etiemble : 14 millions de seringues sont distribuées par an, soit un ratio d'une seringue par usager injecteur tous les deux jours. La France se positionne, dans ce domaine, à un niveau relativement élevé en Europe.

J'en viens à présent aux dommages sanitaires. Je me suis concentré sur les deux maux majeurs que sont les décès et l'infection par le VIH et le VHC.

Le risque majeur - cela ne fait pas débat dans la littérature scientifique - est l'utilisation de la voie intraveineuse. C'est un paramètre important à surveiller. Malheureusement, la France ne s'est dotée d'un instrument de mesures qu'au milieu des années 1990. On a donc peu d'informations sur les périodes antérieures. On constate cependant en France, depuis cette date, une baisse du nombre d'usagers problématiques de drogues, ce qui est plutôt une bonne chose.

Il est intéressant de relever que, dans la seconde moitié des années 1990, la diminution du nombre de décès a correspondu à la montée en charge de la politique de réduction des risques et au recours à des produits de substitution. Cela a été confirmé par deux études de cohortes rétrospectives.

Comme toute évolution, celle ci n'est cependant pas définitive et on a, au cours des cinq dernières années, enregistré une certaine augmentation des décès. Cela figure dans le rapport de l'INSERM et constitue un point important à prendre en compte.

J'apporterai toutefois un correctif à l'indicateur de 330 décès, dernière donnée dont nous disposions. On sait en effet, pour avoir mené d'autres études, que l'on sous estime de 25 à 30 % le nombre des décès. Il est même probable que les décès liés à l'usage problématique de drogues soient plus proches du millier que de 300. Cela reste à relativiser par rapport à la position de la France, dont le taux de mortalité est inférieur à la moyenne européenne.

Pour le VIH, les courbes sont extrêmement bonnes quelles que soient les sources, la prévalence, apparaissant à la baisse. Cela amène la France à rejoindre la grande majorité des pays européens.

Cependant, les niveaux de prévalence relatifs au VHC sont plus élevés. Il faut toutefois prendre conscience du fait que, pour des raisons de coûts, les sources utilisent pour l'essentiel la prévalence déclarée, qui entraîne une sous estimation de l'ordre de 15 à 20 %. Il est donc probable que la prévalence du VHC soit plus proche de 60 % que de 40 %. Même si on voit s'amorcer une diminution qui reste à surveiller, cette prévalence demeure élevée et constitue un problème général en Europe.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Y a t il des questions ?

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - La sous estimation des décès est elle fiable ?

M. Jean Michel Costes . - Cela dépend des pays... Tous n'ont pas une culture de santé publique identique à celle des pays du Nord de l'Europe. Les petites imperfections méthodologiques n'enlèvent rien au fait qu'il existe des différences importantes. Certains pays de l'Est ont des taux de prévalence élevés, comme l'Estonie.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle est l'imputabilité des décès ?

M. Jean Michel Costes . - Beaucoup de facteurs interviennent. Les décès proviennent d'un certain nombre de facteurs comme le mode de consommation. Les overdoses se produisent essentiellement à la suite d'une rechute ou à la fin d'une incarcération, l'usager de drogues ayant oublié que la méthodologie a changé. Il existe également une disparité dans la qualité des produits. Actuellement, l'héroïne est autour de 5 % mais on en trouve à 40 ou à 45 % !

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Selon vous, la création de centres d'injection supervisés peut elle apporter quelque chose à vos statistiques ? Est ce contraire à la loi ou à la déontologie ?

M. Jean Michel Costes . - Ce sont des questions différentes. En premier lieu, la mission de l'OFDT est d'établir des statistiques. Puisque je suis devant une mission parlementaire, je dirai ce que je pense et j'insisterai sur la richesse de l'expertise collective menée par l'INSERM. Le groupe d'experts comptait 14 personnes. Je vous renvois à la monographie de l'OEDT sur la question...

Les salles d'injection sont elles efficaces pour réduire la morbidité due aux infections et les décès ? Sont-elles efficaces pour prendre contact avec la population que l'on n'arriverait pas à toucher sans ce dispositif ? Sont-elles efficaces pour réduire les nuisances sociales ? On trouvera toujours des résultats contradictoires. On ne peut se baser sur une seule étude. C'est là tout l'intérêt de l'expertise collective.

Les centres d'injection supervisés sont uniquement efficaces pour diminuer les pathologies, les abcès, les overdoses, faire chuter le nombre de pratiques à risques, réduire les cas d'infections dues au VIH et au VHC encore que ceci soit plus délicat à démontrer car on vise là une population moins nombreuse, d'où un impact limité en termes de santé publique.

Quant à l'impact sur les nuisances sociales, les salles d'injection n'incitent pas à l'usage de drogues ni ne créent ou n'augmentent le deal autour de l'endroit où elles sont implantées. En effet les salles d'injection ont été créées sur des sites où ces pratiques avaient déjà lieu auparavant.

Cette question est différente de celle de l'impact sur la santé publique. Les chiffres seront d'autant plus limités que la population est limitée.

On veut renforcer le dispositif existant, dans lequel les centres d'injection supervisés doivent s'incorporer. On propose en fait d'élargir la palette de leurs missions.

Mme Catherine Lemorton, députée . - La diminution des cas de VHC est elle liée à la diminution des injections ?

Mme Fabienne Labrette Ménager, députée . - Les centres d'injection supervisés sont ils compatibles avec les engagements internationaux ? L'ONU a demandé la fermeture de tels lieux dans un certain nombre de pays...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous les recevrons...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez dit que les centres d'injection supervisés s'inscrivaient dans un continuum. C'est possible mais va t on en arriver à prescrire de l'héroïne, comme cela s'est passé dans d'autres pays ? Va t on pouvoir consommer une drogue achetée dans la rue ?

La responsabilité du médecin sera t elle engagée, la personne qui se pique le faisant en se conformant aux recommandations d'usage mais avec un produit potentiellement dangereux, voire mortel ?

Va-t-on arriver, dans une seconde étape, à une distribution d'héroïne ? Je ne vois pas comment autoriser ce genre de choses, même à titre expérimental !

Quelques précisions par rapport au message concernant la substitution... Avez-vous une idée du coût que celle ci peut représenter ?

Par ailleurs, la Suède distribue peu de seringues ; malgré tout, on y enregistre peu de contaminations par le Sida ou par d'autres épidémies. Or, la Suède a développé un programme de prévention qui semble efficace.

Enfin, existe t il des overdoses dues aux produits de substitution ?

M. Jean Michel Costes . - Oui...

M. Patrice Calméjane, député . - Vous avez dit que les centres d'injection supervisés offraient des résultats sans doute limités du fait de populations restreintes. Il faut donc travailler sur des populations captives, en milieu carcéral, qui restent durant un certain temps à la disposition des professionnels de santé...

M. Jean Michel Costes . - S'agissant du lien entre diminution du VHC et nombre d'injections, il faut rappeler que l'injection reste un risque majeur. Il existe un programme en cours de développement pour le crack avec pipes, cutter, etc., mais d'autres vecteurs favorisent la contamination.

Cette baisse s'explique aussi par le fait que les usagers de drogues peuvent changer de comportement et prendre les messages en compte. Les sorties spontanées de la toxicomanie sont une voie majeure, non que les traitements ne servent à rien mais l'usager, de lui même, peut être moteur.

Pour ce qui est des centres d'injection supervisés, la loi de 2004 est très différente de celle de 1970 et la France a démontré qu'elle pouvait s'en satisfaire.

Je ne suis pas juriste et je ne comprends pas que l'on mêle aux questions de réduction des risques les questions de légalisation et de dépénalisation. La France a bien montré, depuis quinze ans, qu'elle pouvait avoir une approche pragmatique de la réduction des risques. Il n'est pas nécessaire de créer des dispositifs ad hoc : on peut très bien implanter des centres d'injection supervisés au sein de structures existantes.

L'INSERM va au bout de la réflexion et évoque l'héroïne médicalisée pour les populations en échec de traitement de substitution ou très précaires, qui se l'injectent elles mêmes. Il s'agit là d'élargir la palette thérapeutique.

Le mésusage de traitements de substitution est documenté. Selon l'OFDT, en 2004, on en comptait 5 % et l'on pouvait aller jusqu'à 20 % avec des « intermittents de la substitution » : il s'agit d'usagers de drogues prêts à recourir à un traitement de substitution ou objets de rechute...

L'exemple de la Suède n'est pas transposable à la France : les normes sociales y sont très différentes.

Quant aux overdoses suivies de décès impliquant la méthadone et la BHD, les relations sont difficiles à établir s'agissant de poly consommateurs.

Enfin, oui, les centres d'injection supervisés connaissent de faibles résultats mais ils peuvent avoir un impact sur des scènes précises. Il faut donc que tous les acteurs se mettent d'accord.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il existe des préconisations internationales pour fermer les centres...

M. Jean Michel Costes . - Les centres ne semblent pas contraires aux traités mais, encore une fois, je ne suis pas juriste...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de votre communication.

MERCREDI 19 JANVIER 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident, et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT)

La mission d'information sur les toxicomanies entend, en audition ouverte à la presse, M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT).

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La semaine dernière, M. Jean-Michel Costes, directeur de l'Observatoire français de lutte contre la drogue et la toxicomanie (OFDT), a dressé devant nous un tableau de la consommation actuelle de drogue en France ainsi que de ses principales tendances. Aujourd'hui, M. Étienne Apaire, vous nous exposerez la politique française de lutte contre les toxicomanies, dont la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) constitue la clé de voûte.

M. Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) . - Lutter contre la drogue, c'est certes prévenir les usages, combattre les trafics, soigner, mais également mener la vie dure aux idées fausses : ainsi, il ne serait pas possible de soigner et de se soigner, rien ne serait fait contre les grands trafiquants, la drogue serait une fatalité qu'il faudrait accepter, certains usages en seraient raisonnables, seules leurs conséquences néfastes devraient être combattues et la dépénalisation ou la légalisation de l'usage seraient inévitables.

Pourtant, si toutes les politiques peuvent être légitimes, toutes n'entraînent pas les mêmes conséquences. Selon certains, le nombre d'usagers de drogues n'a aucune importance au regard de leur prise en charge sanitaire ; pour d'autres, l'enfer réside dans l'asservissement à la drogue et il faut tout faire pour l'éviter. Les questions qui se posent ne sont donc pas seulement techniques, mais aussi éthiques. En outre, si des convergences se font jour entre différents pays, chaque gouvernement est responsable des conséquences des politiques qu'il met en oeuvre.

Avec cette mission d'information, qui permettra de clarifier les différentes problématiques auxquelles nous sommes confrontés, vous faites d'autant plus oeuvre utile que le monde change et que les trafics et les usages de drogue n'échappent pas à la règle : de nouvelles drogues apparaissent tous les mois, la disponibilité de la cocaïne et de l'héroïne augmente, une partie de la jeunesse est de plus en plus vulnérable. Les sujets qui alimenteront vos réflexions dans les semaines à venir sont nombreux et je ne doute pas que vous contribuerez à inspirer utilement les travaux de préparation du prochain plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies pour la période 2012-2016.

Je suis d'autant plus ravi de m'exprimer devant vous que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer les différentes politiques qui ont été menées devant les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que devant la commission des affaires sociales de la Haute assemblée : en effet, il n'y a que des avantages à rappeler que c'est la drogue qui est interdite, non le fait d'en parler. Tous les décideurs, et a fortiori le législateur, doivent pouvoir évoquer ce problème à l'instar de tous les autres.

La Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) est le bras armé du Gouvernement s'agissant des politiques de lutte contre la drogue puisqu'elle prépare les décisions qui sont prises et veille à la façon dont elles sont appliquées : chaque fois que l'un de ses responsables s'exprime, c'est en fait pour énoncer la politique gouvernementale mise en oeuvre. En l'occurrence, les arbitrages sont rendus par le Premier ministre et les politiques menées le sont en son nom, dans le respect des instructions données par le Président de la République. Plus spécifiquement, les vingt et un départements ministériels qui sont concernés témoignent de l'importance du dispositif gouvernemental. C'est 1,5 milliard d'euros qui est consacré à la lutte contre la drogue et la toxicomanie, somme correspondant d'ailleurs à peu près au chiffre d'affaires des trafiquants, le seul trafic du cannabis leur rapportant 900 millions d'euros. Plus précisément, 529 millions d'euros sont dédiés à la prévention et à la recherche, 620 millions d'euros à la lutte contre les trafics et 335 millions d'euros à la prise en charge sanitaire des toxicomanes, une telle répartition attestant éloquemment du caractère équilibré de notre politique.

Le Gouvernement poursuit des objectifs clairs : faire reculer les usages en clarifiant le discours public, lequel doit rappeler l'interdit pesant sur l'utilisation des drogues illicites et le caractère nécessairement limité de la consommation d'alcool et de tabac en fournissant les informations nécessaires à la prise de conscience des dangers sanitaires et sociaux de ces drogues ; réduire ou retarder les expérimentations de consommation de stupéfiants par les plus jeunes en cessant de penser que ces derniers s'éduquent eux-mêmes : le premier agent de prévention n'est en rien un autre jeune, qu'il soit fonctionnaire ou membre d'un réseau associatif, mais un adulte et, notamment, les parents dès lors qu'ils ont pu bénéficier des bonnes informations.

Nous souhaitons également promouvoir une meilleure politique de soins et réduire les risques associés aux usages de drogue. Ce point n'est pas assez connu mais, en matière de lutte contre les addictions, la France dispose d'un système original articulé autour de structures médico-sociales spécialisées, anonymes et gratuites pour certaines. Aux 440 structures spécialisées dans le soin - les Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) résultant de la fusion entre les centres spécialisés dans la prise en charge des alcooliques et ceux s'occupant des usagers de drogues illicites -, il convient d'ajouter 300 structures de consultation destinées aux jeunes consommateurs et 130 structures dédiées à la réduction des risques, les Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD). Je rappelle au passage que les célébrités victimes d'addiction ne devraient pas se croire obligées d'aller en Suisse pour se faire soigner puisqu'il existe plus de 3 000 places d'hébergement thérapeutique dans notre pays - il est ainsi possible d'accueillir les patients pendant deux ans dans les sept ou huit communautés thérapeutiques existantes -, auxquelles s'ajoutent plus de 2 700 places d'hospitalisation spécialisées en addictologie. Au total, plus de 5 000 places avec hébergement permettent donc à toute personne désireuse de se soigner de bénéficier de sevrages simples ou complexes. De plus, toutes ces structures bénéficient désormais de financements pérennes garantissant la stabilité et la visibilité de leur action. La part du budget de l'assurance maladie qui leur est dédiée s'élève à 278 millions d'euros, mais nous avons prévu d'aller plus loin puisque le plan gouvernemental a dégagé 9 millions d'euros supplémentaires afin de cibler des personnes plus fragiles telles que les femmes avec des enfants, les personnes sortant de prison et les consommateurs de cocaïne qui, faute d'expérience, étaient jusqu'alors peu pris en charge par les médecins.

La réduction des risques s'inscrit quant à elle au coeur de la politique française depuis quinze ans : 130 000 usagers d'héroïne sont sous traitement de substitution aux opiacés et 15 millions de seringues sont distribuées chaque année. Cas unique en Europe : l'utilité de la politique de réduction des risques est reconnue par la loi - je tente d'ailleurs de l'exporter, l'ouverture de nos frontières et donc la situation sanitaire de nos voisins ne pouvant qu'avoir un impact sur notre pays.

En matière de drogue, nous ne sommes pas seulement responsables de la limitation de la demande : nous devons également combattre l'offre. C'est ainsi que le Gouvernement a décidé de mieux lutter contre les trafics et l'argent qu'ils génèrent. Avec les ministères de la justice, de l'intérieur et du budget, la MILDT a impulsé une nouvelle orientation des enquêtes vers la confiscation des patrimoines des trafiquants. L'objectif est simple : nous voulons montrer à nos concitoyens, et plus particulièrement à ceux qui subissent chaque jour le triste spectacle de trafiquants dont le niveau de vie est ostentatoirement élevé, que, si le crime a payé, ce n'est plus désormais le cas. Afin d'évaluer l'efficacité de cette action, nous disposons d'un indicateur simple et fiable : le fonds de concours dit « Drogues » alimenté par le produit de la vente des biens confisqués aux trafiquants, dont le montant est passé de 1,2 million d'euros en 2007 à 21 millions d'euros en 2010. Une telle progression me semble suffisamment éloquente. En cette période budgétairement délicate, où chaque administration discute avec Bercy de la pérennité de ses crédits, nous avons trouvé une source de profits considérables, les crédits provenant de la poche des trafiquants n'étant jamais gelés ni abandonnés. Les crédits du fonds sont affectés respectivement à hauteur de 60 % aux services de police et de gendarmerie, de 20 % à la justice, de 10 % aux douanes, de même qu'à la politique de prévention. Telle est la rançon que le crime paie à la vertu !

J'ajoute que les résultats d'une telle politique devraient être encore accrus puisque vous avez voté récemment la création d'une Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, la mobilisation des administrations de l'État devant permettre d'éviter à ceux qui ont mal agi de profiter de leur argent et de récidiver, tant il est insupportable qu'un trafiquant puisse continuer de gérer ses affaires en prison.

La mutualisation des moyens de lutte dont disposent les administrations contre le trafic de drogue s'exerce certes sur le plan régional, notamment à travers les Groupes d'intervention régionaux (GIR), mais aussi sur un plan international puisque avec l'Union européenne nous avons créé des bases à Accra, au Ghana, et à Dakar, au Sénégal. L'agence dite « MAOC N » (Maritime analysis and operations center for narcotics ou Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants) de Lisbonne vise, quant à elle, à lutter contre le trafic maritime en provenance d'Amérique du Sud en particulier, le Centre de coordination pour la lutte anti-drogue en Méditerranée (CeCLAD-M) de Toulon étant dédié à la répression du trafic contre le cannabis.

C'est un fait : seul, aucun pays n'est à même de lutter contre les trafiquants.

Enfin, il convient d'autant plus de moderniser les moyens dont nous disposons en matière de recherche et d'information que l'addictologie n'est pas enseignée dans les facultés de médecine. Nous avons donc mis en place un réseau associant une dizaine de facultés afin d'organiser des enseignements permettant à cette discipline d'être diffusée, à l'instar de ce qui se passe aux États-Unis. De la même manière, nous avons lancé des appels à projet dans le domaine des sciences humaines et sociales, puisqu'il n'existe à ce jour aucune enquête digne de ce nom consacrée à l'étude des problèmes liés à l'addiction au travail ou pendant la scolarité.

Certes, chacun est libre de considérer que ma présentation de la politique gouvernementale relève de la visite d'un appartement témoin, mais les résultats obtenus, qui procèdent également d'une action au long cours, n'en sont pas moins réels. Si, d'après l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), la consommation de cocaïne a augmenté dans notre pays depuis 2000 - on dénombre de 250 00 à 300 000 usagers -, elle n'en reste pas moins trois fois plus faible que celle de l'Italie, du Royaume-Uni ou de l'Espagne. Et si ce dernier pays entretient des relations privilégiées avec l'Amérique du Sud et si la mafia est implantée dans le premier, le Royaume-Uni ne cultive pas la coca, non plus que ses voisins immédiats. Cela montre combien les politiques publiques sont précieuses : contrairement à ce que l'on entend dire parfois, elles ne se valent pas toutes. Les États qui se montrent les plus tolérants en matière de consommation en paient aujourd'hui le prix. Le Royaume-Uni est tout de même le pays qui consomme le plus de cocaïne au monde  En France, la mobilisation des forces de sécurité et de la justice ainsi que les messages de prévention ont entravé la diffusion de cette drogue : si les prix n'ont dès lors pas chuté depuis trois ans - le gramme vaut toujours 60 euros en moyenne, sauf pour les consommateurs qui disposent de facultés contributives plus importantes -, on ne peut pas en dire autant du degré de pureté : les stocks disponibles étant moins importants, les trafiquants sont obligés d'utiliser des additifs. Ce sont là autant de preuves de l'efficacité de notre action.

Je vous rappelle par ailleurs qu'au début des années 2000, la France était le premier pays consommateur de cannabis en Europe puisqu'un jeune sur deux âgé de dix-sept ans en avait goûté. Sans que l'on puisse prétendre avoir considérablement réduit la consommation, on ne peut que constater qu'ils ne sont plus aujourd'hui que 42 % : la normalité, c'est de considérer que 60 % des jeunes Français âgés de dix-sept ans n'y ont jamais touché.

D'autres succès sont à mettre à notre actif commun : la vague du crack qui inquiétait tant les autorités au début des années 1990 a été contenue, les surdoses d'héroïne ont significativement baissé, la méphédrone et la méthamphétamine - nouvelles drogues qui provoquent des ravages aux États-Unis ou en Europe de l'Est - sont tout à fait marginales. Espérons que ce sera le cas pour encore un certain temps !

J'attire également votre attention sur le développement rapide des « legal highs », drogues de synthèse en perpétuelle évolution du fait de l'imagination de chimistes peu scrupuleux, lequel nous obligera sans doute à modifier notre dispositif législatif puisque ces « drug designers » contournent l'interdiction de commercialisation de molécules classées parmi les produits stupéfiants en choisissant celles qui leur sont les plus proches, avant que ces dernières ne soient interdites à leur tour. Il faut en effet savoir qu'une nouvelle drogue apparaît environ tous les deux mois. Il n'a guère fallu plus de temps pour qu'au Royaume-Uni la méphédrone, d'abord légale, devienne le quatrième produit le plus consommé avant d'être classée comme stupéfiant.

Il me semble nécessaire de revenir sur deux thèmes importants.

Je parlerai d'abord des centres d'injection supervisés, ou « salles de shoot », dont certains proposent l'ouverture. Je me garderai bien de remettre en cause la légitimité des experts qui s'expriment à ce sujet, mais je vous prie de faire preuve de réalisme. Je crois que vous avez auditionné Mme Jeanne Étiemble, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Comment l'expertise de cet organisme s'est-elle déroulée ? Quels sont les experts extérieurs qui ont été entendus ? Si j'ai eu la joie de constater que ce fut le cas de Mme Nicole Maestracci, je n'ai quant à moi pas eu cette chance. Quoi qu'il en soit, ce fut une « expertise littéraire », tout le monde - à la différence de M. Philippe Goujon - n'ayant pas été sur le terrain.

Par qui, en effet, les articles considérés ont-ils été écrits - la question est importante en pleine crise du Mediator ? L'ont-ils été par des experts proches des structures en question ou par des personnes ayant bénéficié d'un certain recul leur conférant peut-être un peu plus d'objectivité ? À ce propos, je me réjouis que le ministère chargé de la recherche, conscient de la nécessité d'harmoniser les pratiques des organismes de recherche publics en matière d'expertise, ait récemment élaboré une charte nationale de l'expertise afin de répondre à ce type d'interrogations. Les solutions proposées sont-elles adaptées aux enjeux nationaux ? Sont-elles politiquement et économiquement viables pour répondre aux difficultés que vous connaissez bien dans vos circonscriptions ? Y seront-elles acceptées ? Qu'en est-il du rapport coût-bénéfice pour la santé ?

Les propos du Premier ministre, cet été, n'ont pas été bien compris : si, selon le Gouvernement, la mise en place de centres d'injection supervisés n'est ni utile ni souhaitable, il n'a jamais été question de ne pas en débattre ! Il a seulement argué de dispositifs existants et de principes éthiques pour contester l'idée selon laquelle ces structures constitueraient la seule et unique solution possible. Le Gouvernement, je le répète, se réjouit du débat qui a lieu car il est toujours sain d'évoquer les thèmes qui intéressent ou inquiètent les Français. Nous sommes en l'occurrence ravis de constater que notre position a été confortée par un vote massif des membres de l'Académie nationale de médecine, lesquels ont considéré que l'implantation de telles salles n'était pas souhaitable pour des raisons éthiques, mais également en raison de leur inadaptation à une bonne prise en charge des toxicomanes. En quoi la parole de quelques associations promouvant l'usage de drogues devrait-elle recevoir plus d'écho que celle de praticiens expérimentés ?

Je ne sais si M. Roger Nordmann, membre de l'Académie nationale de médecine, sera auditionné...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Comme il le sera, ne préjugez pas de ses propos !

M. Étienne Apaire . - Parfait !

De telles salles ont été mises en place dans un nombre très limité de pays ou, plus exactement, de villes ou de provinces - Vancouver n'est pas plus le Canada que Bilbao n'est l'Espagne ou Genève la Suisse - connaissant des phénomènes extrêmes tels que les « scènes ouvertes ». L'exemple suisse est à ce propos particulièrement emblématique puisque les usagers d'héroïne y sont deux fois plus nombreux qu'en France. Je crains, d'ailleurs, que Genève ne soit plus exposée aux problèmes de drogues que d'autres cantons suisses en raison de la politique menée.

La France n'a quant à elle jamais connu pareille situation. Je le répète, 130 000 usagers bénéficiant de traitements de substitution aux opiacés et l'échange annuel de 15 millions de seringues ont permis de ramener à 70 000 le nombre de consommateurs effectifs d'héroïne, chiffre intéressant par rapport aux centaines de milliers de consommateurs d'autres drogues ou aux millions de fumeurs de cannabis. Même si nous sommes inquiets pour l'avenir, nous pouvons considérer que cette addiction, sans avoir hélas disparu, n'en est pas moins résiduelle. S'agissant donc de l'usage d'héroïne mais, aussi, des surdoses et des contaminations au virus de l'immunodéficience humaine (VIH) ou aux hépatites, notre pays compte parmi ceux qui obtiennent les meilleurs résultats en Europe. Si nous devons les conforter en allant à la rencontre des usagers les plus fragiles, ne plaquons pas sur la réalité française des solutions inadéquates !

De surcroît, l'efficacité socio-économique de ces structures en ces temps de contraintes économiques et budgétaires est à tout le moins problématique, comme en atteste le rapport de l'INSERM. Une étude réalisée à Vancouver conclut que deux décès par an - voire un seul - dus au VIH ont pu être évités grâce à ces structures, dont le coût de fonctionnement annuel s'élève d'ailleurs à près de 3 millions de dollars. Il y a donc de quoi être perplexe !

La même étude montre également que la mise en place de ces salles n'a eu aucune incidence sur les transmissions du VIH ou des hépatites puisque les populations qui les fréquentent sont souvent très infectées. À moins de généraliser leur implantation sur l'ensemble d'un territoire, il sera difficile d'éviter ces infections très en amont.

À Vancouver, 38 % des personnes qui se rendent dans ces structures s'inscriraient dans une trajectoire de soins. Outre qu'il est un peu particulier d'aller dans un lieu pour s'injecter de l'héroïne et envisager ensuite de se soigner, le rapport précise que 38 % des usagers ont été « référencés à un système de soins ». N'étant pas médecin mais juriste, je me suis renseigné : cette formule signifie simplement qu'un médecin généraliste a communiqué à un patient les coordonnées d'un médecin spécialiste. Être « référencé », c'est être adressé à un système de soins. Or, seuls 17 % de ces 38 % s'y sont effectivement rendus. In fine, combien de personnes ont donc été désintoxiquées pour un coût aussi élevé ? Les traitements de substitution aux opiacés et les échanges de seringues sont autrement plus efficaces et moins coûteux !

Ensuite, comment prendre en charge les personnes très précaires ? Tout d'abord, j'observe qu'il est très difficile de cerner cette population puisque les études existantes - je songe à celles de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies sur les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues - se fondent sur ceux-là seuls qui fréquentent les centres de soins. On constate en l'occurrence que les sans-papiers sont nombreux, de même que les cocaïnomanes ou, plus spécifiquement, les « crackers » ainsi que les personnes présentant des troubles psychiatriques importants. Comment donc agir plus efficacement ? Sans doute pas en mettant héroïne - avec les « salles de shoot » - et cocaïne - avec les « snifferies » - à disposition !

Agir en faveur des personnes en situation de précarité, c'est mettre en place des maraudes, à l'instar de celles que M. Xavier Emmanuelli a organisées...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous prie de bien vouloir conclure.

M. Étienne Apaire . - Je serai plus bref s'agissant du versant international de nos analyses.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée national e. - Nous entendrons un certain nombre d'intervenants à ce sujet.

M. Étienne Apaire . - Ni l'Armée du Salut, ni le Secours catholique, ni le SAMU social n'ont songé à soigner des alcooliques dans des caves à vin ! Avec Mme Nora Berra et M. Xavier Bertrand, le Gouvernement travaille donc à la mise en place d'autres mesures.

Il s'agit, en premier lieu, d'adapter les horaires d'accueil des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues aux habitudes des usagers. Il importe également que ces établissements signent des conventions avec les différents centres de soins existants pour pouvoir prescrire de la méthadone afin de réduire les délais d'accès au traitement. Il faut aussi développer des unités mobiles comprenant des médecins psychiatres. Enfin, sur le front de la prévention, nous avons, grâce au fonds de concours « Drogues », acquis des fibroscans qui permettent de dépister facilement des hépatites. De plus, nous voulons nous inspirer du « Plan crack » parisien en créant des unités de vie adaptées à l'extrême précarité, ces dispositifs ayant notamment permis de prendre en charge des « crackers » antillais et d'éviter que ce fléau ne se multiplie dans cette communauté.

Par ailleurs, nous entendons dire que la prévention est insuffisante. Le coeur de notre politique, en la matière, consiste à rappeler le caractère protecteur de la règle proscrivant l'utilisation de produits dangereux pour la santé et la société. Quel signal serait-il donc donné aux Français si des « salles de shoot » ouvraient leurs portes ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Elles ne constituent pas, en tout cas, l'objet de notre mission, qui est consacrée, je vous le rappelle, aux toxicomanies.

M. Étienne Apaire . - J'ai cru comprendre que les deux thèmes étaient au centre du débat public.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les degrés d'information dont disposent les parlementaires mais, également, le grand public étant très divers, essayons d'avancer.

M. Étienne Apaire . - J'aurais souhaité que le Gouvernement soit entendu à plusieurs reprises sur les différents aspects du problème. Si on lui donne le même temps de parole qu'à un certain nombre d'associations plus ou moins importantes...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Des représentants des services de police, de la justice et de la santé seront bien évidemment entendus.

M. Étienne Apaire . - En l'état, le Gouvernement est représenté par la MILDT, coordinatrice de sa politique, laquelle considère que, pour des raisons éthiques et politiques, l'ouverture de salles d'injection supervisées ne serait pas de bon aloi, comme semblent d'ailleurs le penser une grande majorité de nos compatriotes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je le répète, notre mission n'est pas dédiée aux salles d'injection !

M. Étienne Apaire . - C'est un sujet important !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ont souhaité que les parlementaires soient informés le plus largement possible. Votre opinion personnelle nous intéresse beaucoup, certes...

M. Étienne Apaire . - Il n'en est nullement question ! C'est de celle du Gouvernement qu'il s'agit !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - ...ainsi que celle du Gouvernement, mais nous aurons l'occasion de recevoir, par exemple, M. Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale. Vous ne représentez pas le Gouvernement à vous tout seul...

M. Étienne Apaire . - M. Frédéric Péchenard seul ne représente pas plus le Gouvernement ! La MILDT est chargée de présenter la politique du Gouvernement, telle qu'elle a été définie par le Premier ministre et rappelée cet été, sur la question précise de l'usage de l'héroïne.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous prie d'autant plus de bien vouloir conclure que vous interviendrez tout à l'heure en tant que président du Groupe Pompidou, dont la dimension est européenne.

M. Étienne Apaire . - Je serai alors plus bref car nous sommes d'abord confrontés à un enjeu national. Je le répète : les enquêtes dont nous disposons montrent que les Français sont opposés à l'ouverture de « salles de shoot ».

Des questions se posent également quant à la dépénalisation de l'usage de certaines drogues.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous prévoyons de vous poser quelques questions à ce sujet !

M. Étienne Apaire . - Selon certains, outre que la dépénalisation aurait pour effet de limiter les troubles à l'ordre public, des dispositifs d'éducation à la santé permettraient de réguler les consommations. Or, pour connaître les effets de la dépénalisation, il est inutile de se rendre à l'étranger : il suffit d'observer le marché du tabac dans notre pays, lequel compte 10 millions de fumeurs, contre 1,2 million de consommateurs de cannabis.

De la même manière, nous connaissons fort bien les effets d'un marché « régulé » en ce qui concerne la consommation d'alcool.

Si l'une et l'autre de ces consommations diminuent grâce à la politique gouvernementale, nous savons que le tabac constitue néanmoins la deuxième source de financement de la camorra : toute régulation, en effet, entraîne le développement de la contrebande.

La légalisation de la production et de la consommation des drogues n'est en rien une solution miracle ! Lever l'interdit reviendrait à accroître la disponibilité du produit. Dans les Pyrénées-Orientales, département limitrophe de l'Espagne dont la politique en matière de stupéfiants est très tolérante, la surconsommation de tous les produits interdits - et, même, du tabac - est patente. La limitation de la répression des usages qui a été décidée en République tchèque a quant à elle été interprétée par la population comme une dépénalisation de fait, et ce pays est devenu le premier consommateur d'Europe d'à peu près tous les stupéfiants.

Les Français me semblent avoir un point de vue assez consensuel sur l'ensemble de ces questions et l'on se trompe si l'on considère que les demandes de certaines minorités sont représentatives. Je vous rappelle le slogan de la dernière campagne gouvernementale : « Contre la drogue, chacun peut faire quelque chose ! ».

Le Gouvernement vous remercie donc de vous associer aux efforts qui sont accomplis.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Je suis choquée par vos propos selon lesquels les Français seraient majoritairement opposés à l'ouverture de centres d'injection supervisés indépendamment du discours gouvernemental. Souvenez-vous que nos compatriotes étaient également défavorables à l'abrogation de la peine de mort et qu'ils la trouvent aujourd'hui légitime.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame Michèle Delaunay, les raccourcis sont toujours dangereux !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Dans le domaine de la santé non plus, la majorité n'est pas majoritaire !

En outre, je suis étonnée que seulement 10 % des biens confisqués aux trafiquants soient affectés aux politiques de prévention. C'est insuffisant !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . Peut-être, mais ce n'est pas M. Étienne Apaire qui fait la loi !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Le barème d'affectation des crédits ne m'en semble pas moins fâcheux. À ce propos, monsieur Étienne Apaire, je souhaiterais savoir qui sont précisément ces trafiquants.

Plutôt que de centres d'injection supervisés, je préfère évoquer des centres « protégés ». Imaginez que, médecin dans un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, je donne à l'usager le petit kit de seringues et, comme il pleut, que je lui propose de s'asseoir et de lui expliquer comment pratiquer une injection dans les règles de l'art tant ses bras comportent de bleus. Nous serons alors dans un centre véritablement protégé. En l'état actuel des choses, si un usager meurt d'une embolie pulmonaire après s'être injecté un peu d'air, la non-assistance à personne en danger pourra être invoquée de plein droit !

Je comprends donc mal que le Gouvernement campe sur des positions aussi fermes alors que rien n'interdit dans la loi d'aller au-delà de l'échange de seringues, ni donc d'améliorer encore la prévention des risques en permettant une injection protégée.

Par ailleurs, vous avez mis en cause les experts de l'INSERM...

M. Étienne Apaire . - Leur méthodologie, pas leur personne !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Ce sont eux qui évaluent les travaux scientifiques du médecin hospitalier universitaire que je suis. La pratique rigoureuse de l'analyse des publications qui est la leur m'incite à leur faire confiance. À l'inverse, les personnes qui accèdent aux honneurs de l'Académie nationale de médecine sont souvent en fin de carrière et celle-ci ne compte aucun addictologue. Je m'interroge en conséquence sur votre prise de position.

Permettez-moi de faire une confidence personnelle : mon mari, fonctionnaire européen allemand, a travaillé jusqu'à une date très récente au Groupe Pompidou. L'avis des experts, tels ceux d'addictologues de Bordeaux, par exemple, dont la renommée est européenne, est unanime : la rentabilité de salles d'injection supervisées en termes de prévention des maladies infectieuses est certes faible, mais tel n'est pas le sujet dès lors qu'augmente le nombre de personnes qui, sans elles, n'auraient jamais accédé aux soins.

Pourquoi la mortalité par surdose a-t-elle diminué, sinon parce que les traitements de substitution aux opiacés se sont améliorés et que les personnes en situation de grande précarité ont été approchées de façon progressive ?

Mesurez-vous donc les dégâts qui peuvent être causés par une position aussi dogmatique que la vôtre alors que l'installation de centres d'injection protégés ne se ferait qu'à titre expérimental et que l'avis des experts et des personnes qui sont sur le terrain va dans ce sens ?

M. Michel Heinrich, député . - Nous abordons un sujet extrêmement complexe, sur lequel il me paraît très difficile d'avoir des certitudes.

Député des Vosges, pharmacien, maire d'une ville de 35 000 habitants, j'ai fondé voilà vingt ans une association de prévention et de lutte contre la toxicomanie, devenue un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Rapporteur pour avis sur les crédits de la mission « Santé » du projet de loi de finances pour 2007, j'ai essentiellement porté mes travaux sur l'efficacité du milliard et demi d'euros consacré à la lutte contre la toxicomanie et également énoncé un certain nombre de préconisations. Mon rapport évoquait aussi la question, que vous n'avez pas abordée, du détournement massif de l'usage des produits de substitution aux opiacés : aujourd'hui, la vente de Subutex est l'une de celles qui rapporte le plus aux officines pharmaceutiques, et ce produit est très présent sur le marché noir. Peut-on savoir dans quelles proportions ? J'espère en tout cas que la généralisation du dossier pharmaceutique permettra de lutter contre une telle dérive, dont nous avons tout intérêt à prendre la mesure.

J'ajoute que, à la fin de mon rapport, j'avais préconisé l'expérimentation - votée à l'unanimité par la Commission des affaires sociales - d'une salle de consommation à moindre risque car il nous importait d'aller au-devant de certains usagers déstructurés et perdus qui, dans de grandes agglomérations comme Paris ou Marseille, étaient de véritables laissés-pour-compte.

Enfin, je suis suffoqué de vous voir aussi sûr de vous. Quoique je sois investi dans ce domaine depuis quarante ans, je ne peux non seulement en dire autant, mais je dois avouer que j'ai également évolué : lorsque j'ai commencé à travailler, il était rigoureusement interdit de vendre une seringue, et puis, véritable révolution culturelle pour les praticiens que nous étions, cette vente a été autorisée.

Il convient donc d'éviter les caricatures !

M. Patrice Calméjane, député . - Vous avez évoqué les maraudes mises en place par M. Xavier Emmanuelli. Mais comment améliorer encore le contact avec des personnes en situation de grande précarité dont vous avez dit qu'elles étaient les plus difficiles à atteindre ?

En outre, que pensez-vous du travail effectué par les communautés thérapeutiques - dont je ne sais d'ailleurs pas, monsieur le président, si leurs représentants seront auditionnés ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'ai eu l'occasion de vous auditionner en tant que présidente du groupe d'études sur la prévention et la lutte contre la toxicomanie, monsieur Étienne Apaire, et l'on ne saurait vous reprocher d'être versatile, reproche que je n'encours d'ailleurs pas moi-même.

En tant que responsable, à Toulouse, du réseau « Toxicomanie », je ne peux que m'associer aux propos de mon collègue et confrère Michel Heinrich. Il faut en avoir conscience : la toxicomanie n'est pas une maladie qui, comme l'angine rouge, se soigne en une semaine. Par ailleurs, il n'est pas possible, face à un phénomène aussi multifactoriel, de fixer des objectifs chiffrés. Je le dis et je le répète : la toxicomanie constitue vraiment un domaine particulier.

D'après le rapport de l'INSERM, « même si une partie non négligeable des usagers sont ou ont déjà été en traitement, certaines études montrent une augmentation du nombre d'usagers entrant en traitement pour leur dépendance ». Je suis donc d'autant plus étonnée que seulement 17 % des 38 % de personnes auxquelles vous avez fait référence s'engagent effectivement dans un parcours de soins que ce chiffre contraste fortement avec ce qui se passe sur le terrain. En France, dès lors que la buprénorphine haut dosage (BHD) est prescrite directement par le médecin généraliste, les patients, dont le nombre est en l'occurrence beaucoup plus important que celui que vous avez évoqué, ne sont pas dirigés vers un spécialiste.

M. Étienne Apaire . - Ils engagent un traitement de substitution.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Si, à la différence de la méthadone, le Subutex peut être directement prescrit par un médecin généraliste, il est un peu trop simple de considérer qu'il constitue à lui seul le traitement : d'ordinaire, cette prescription n'est que la première étape d'un processus. Un usager ne peut véritablement se « resocialiser » qu'une dizaine d'années après la substitution.

Si l'on considère qu'un toxicomane peut s'en sortir en un mois, arrêtons tout de suite les travaux de notre mission !

Mme Marie-Thérèse Hermange . - Vous êtes-vous mis en relation avec la sécurité sociale sur les conditions de commercialisation de la buprénorphine haut dosage ? Alors que la distribution de produits délivrés sur ordonnance au-delà de la date de validité de celle-ci déclenche à la sécurité sociale une alerte, tel n'est pas le cas pour l'achat quotidien de cette substance.

Quelles sont les politiques de lutte contre les nouvelles toxicomanies ? D'un bidon de gamma-butyrolactone (GBL), solvant vendu dans les grandes surfaces de bricolage, il est possible de tirer 800 doses individuelles. Or, l'utilisation du GBL provoque des dommages allant jusqu'au coma.

J'ai été très frappée par une des auditions de la commission « Addictions » de l'Académie nationale de médecine, à laquelle il m'arrive de participer, sur la pharmacologie de la cocaïne. L'ensemble des chercheurs auditionnés ont expliqué que la cocaïne dégradait à vie les réseaux synaptiques de ses usagers. Pourquoi, au lieu d'une communication devant un cercle restreint, ce type d'information ne serait-il pas l'objet d'un appel des chercheurs pour signaler les dangers que fait courir la cocaïne au cerveau ?

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Est-il possible de créer des salles de consommation supervisées sans modifier la loi ? Si une nouvelle loi est nécessaire, serait-elle compatible avec les conventions internationales signées par la France ?

M. Philippe Goujon, député . - M. Étienne Apaire intervient ici ès qualités. Sur les salles de consommation supervisées, il nous fait part, non de son opinion personnelle, mais de la politique du Gouvernement, dont les grandes lignes ont été récemment rappelées par le Premier ministre. Si l'on se réfère à une enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes, dite « EROPP », régulièrement renouvelée, cette politique recueille l'accord de la majorité des Français.

Pour moi, l'objet de la politique de réduction des risques - à laquelle nous tous ici, je pense, sommes favorables - et celui de l'ouverture de salles d'injection supervisées ne sont pas les mêmes.

J'ai pu constater au Quai 9, à Genève, que, quelque admirable que soit le dévouement du personnel qui y travaille, ce centre - outre son coût exorbitant qui pourrait être consacré à d'autres formes de soins ou de prévention - attire un flux considérable de consommateurs, non seulement dans la salle d'injection, mais aussi dans son environnement immédiat. À Genève, ce flux, largement composé de Français, a permis l'implantation par une mafia d'un trafic tout autour de la salle, insuffisamment combattu aujourd'hui par la police et la justice.

Ce centre n'étant par ailleurs ouvert qu'aux heures de bureau, après dix-neuf heures les usagers problématiques se concentrent dans le quartier, sans soins particuliers. Il est facile d'imaginer comment la population vit la situation !

De plus, le contrôle, essentiel, de la qualité des drogues n'est effectué qu'a posteriori. En effet, lorsque les toxico-dépendants arrivent dans le centre, un échantillon de leur drogue est envoyé dans un laboratoire : mais le résultat ne revient qu'un mois plus tard. Ce mécanisme ne peut être considéré comme satisfaisant.

Enfin, les services de police et de justice du canton de Genève sont très déroutés : ils ne savent ni où ni comment intervenir.

Eu égard à ces considérations, quelles sont les actions que l'on pourrait développer à l'intention des personnes les plus marginalisées, celles qui ont le plus besoin de soins, et qui ne sont pas assez bien prises en charge, en France comme en Suisse ?

Enfin, notre législation permet-elle l'ouverture de tels centres en France ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Au regard de l'ensemble de la politique de la MILDT, les salles d'injection me paraissent constituer un point relativement marginal.

Les effets de la politique de réduction des risques ont été positifs pour la diminution du nombre de surdoses et la limitation de la propagation du VIH et de l'hépatite C. Cependant, cette politique s'est beaucoup appuyée sur la substitution. Or, celle-ci ne concerne que les opiacés. Ce n'est que depuis peu que, pour traiter la dépendance aux autres substances - la cocaïne notamment -, on redécouvre le bénéfice du sevrage. Est-il envisagé de faire de celui-ci une priorité en France ? Des communautés fondées sur cette démarche obtiennent, dans notre pays comme à l'étranger, des résultats probants.

Ce sont 10 % du produit des confiscations de patrimoines de trafiquants, nous avez-vous dit, qui sont affectés à des actions de prévention. Les montants ainsi dégagés sont-ils suffisants ? Ne faudrait-il pas augmenter cette proportion ? Développer la prévention, c'est réduire la demande, et donc l'offre et les trafics.

Quels bénéfices pourraient être attendus d'un développement de la transformation des peines de prison en traitements, voire en sevrages ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quel bilan le magistrat bien informé que vous êtes dresse-t-il de la loi du 31 décembre 1970 et de l'injonction thérapeutique qu'elle a instituée ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - La France consacre 1,5 milliard d'euros à la lutte contre la drogue, dont 600 millions d'euros à la lutte contre les trafics. Les efforts des autres pays européens sont-ils équivalents ? Des dispositifs communs ont-ils été institués ? Des résultats peuvent-ils être cités ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - M. Étienne Apaire répondra à cette question dans le cadre de la prochaine audition.

Mme Nicole Bonnefoy, sénatrice . - Alors que l'augmentation des crédits du fonds de concours « Drogues » est un signe de l'accroissement du trafic, vous nous avez exposé que la consommation de drogue diminuait. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Une véritable et efficace politique de prévention en direction des plus jeunes, au sein de l'éducation nationale notamment, ne pourrait-elle pas contribuer à une diminution de la consommation ? Aujourd'hui, ni eux ni leurs parents ne sont conscients des dégâts que peut provoquer la drogue. Comment améliorer l'information des parents pour leur permettre de faire eux-mêmes de la prévention auprès de leurs enfants ?

Ne faudrait-il pas aussi augmenter le nombre de places en centres de désintoxication ? Cinq mille places pour la France entière, ce n'est pas suffisant au regard de 250 000 drogués en 2006 et plus encore peut-être aujourd'hui - les listes d'attente en témoignent. S'il n'est pas possible de mettre immédiatement en oeuvre la décision d'un drogué de se faire soigner, il peut ensuite être trop tard.

M. Gilbert Barbier, co-rapporteur pour le Sénat . - Si des centres d'injection supervisés étaient créés, la MILDT serait-elle en situation de les contrôler ? Faudrait-il les insérer dans le dispositif des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues et des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ou au contraire les intégrer au sein de centres hospitaliers, où la prise en charge serait mieux organisée ?

M. Étienne Apaire . - M. Michel Heinrich, Mme Michèle Delaunay, en matière de méthodologie de santé publique, la prudence s'impose.

Ainsi, le rapport de l'INSERM expose qu'une étude coût-efficacité menée à Vancouver sur les modifications d'incidences du VIH a estimé à environ deux par an les décès qui auraient dû être liés au VIH et qui ont été évités.

La phrase suivante précise cependant : « L'estimation a toutefois été jugée un peu trop élevée [...] ». Autrement dit, peut-être seul un décès par an aurait été évité. Après quoi, le rapport enchaîne : « [...] sans que l'efficience économique du projet soit remise en cause par les auteurs ».

Je vous invite donc à analyser de plus près ce rapport, de façon à déterminer plus précisément ce qui est évité au regard du coût de ce centre où peu de monde est soigné, et dont la fonction est plutôt d'accompagner les usages.

Quelle peut être la valeur de l'expérimentation ? Pourquoi ne pas expérimenter aussi l'euthanasie active ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Tenons-nous en au champ de la mission d'information !

M. Étienne Apaire . - Dans certains domaines éthiques, l'expérimentation n'est pas possible. Il faut choisir. Le Gouvernement est hostile aux salles d'injection. Il n'est pas question que nous nous lancions dans une expérimentation alors que nous disposons déjà d'autres solutions. À Vancouver, alors que les autorités locales avaient commencé à réfléchir sur la fermeture de la salle, il leur a été objecté qu'elles allaient répartir de nouveau dans la ville les usagers qui y affluaient en masse. C'est cette raison qui a entraîné le maintien de ce centre expérimental.

Par ailleurs, M. Michel Heinrich, si, dans une ville, la localisation des personnes en situation précaire n'est pas connue, l'implantation future du centre, quant à elle, est assez prévisible. Si une salle d'injection est installée à Paris, elle le sera rue de la Goutte-d'Or plutôt que place du Palais-Bourbon. Des associations pourront alors se plaindre de la « ghettoïsation » supplémentaire que créera pour eux cette implantation, laquelle leur amènera des personnes sans aucun avenir, puisque cette solution ne permet pas de sortir de l'usage des stupéfiants.

L'expérimentation des salles d'injection n'est donc pas une réponse.

Par ailleurs, les termes du débat ne sont pas les mêmes qu'en 2006. Depuis lors, des alternatives ont été mises en place. Aujourd'hui, 330 millions d'euros sont consacrés aux soins aux usagers qui s'injectent de la drogue, et 15 millions de seringues sont distribuées chaque année. Aux salles d'injection, nous pouvons opposer la méthadone, la BHD, une communauté d'addictologues, un dispositif de soins des plus performants. Il est possible de sortir de la drogue. Encore faut-il que ceux qui en sont dépendants acceptent de fréquenter les centres prévus pour les y aider.

M. Patrice Calméjane, M. Philippe Goujon, voilà trente ans que je suis au contact des usagers de drogues. J'en ai reçu des milliers au parquet de Paris au titre des injonctions thérapeutiques.

Par ailleurs, Mme Michèle Delaunay, je ne crois pas qu'il faille opposer l'Académie nationale de médecine aux addictologues : des regards complémentaires sont nécessaires.

C'est parce que j'ai admis la politique de réduction des risques et que j'accepte les échanges de seringues et la substitution - solutions pour empêcher la mort - que je ne suis pas obligé d'accepter les salles d'injection. Pour moi, elles ne sont pas des solutions. L'instrument pour privilégier une vie la plus libre possible est la substitution, et celui qui permet de lutter contre la diffusion du VIH est l'échange de seringues.

En revanche, il ne faut pas s'enfoncer dans l'accompagnement de l'injection. Un médecin ne pourra pas ne pas se poser la question de ce qui est injecté à l'issue de la fréquentation de la salle. Cette problématique nous amènera rapidement à celle de l'héroïne médicalisée, c'est-à-dire à la prescription par l'État, dans des structures sanitaires, de drogues qui seront ensuite remboursées par l'assurance maladie. Certes, l'Allemagne pratique ainsi ; mais la France n'est pas obligée de reprendre à son compte toutes les bizarreries expérimentales conduites à travers le monde. Nul n'est obligé de partager le projet de société auquel correspondent les salles d'injection. Même si je peux comprendre que certains puissent y être favorables, j'y suis personnellement hostile. La contagion n'est pas telle que nous soyons obligés d'y avoir recours.

Deux types de propositions sont sur la table pour les personnes en situation de grande précarité.

D'abord, qui sait où elles sont localisées ? Pourquoi choisir Paris ou de grandes villes pour ouvrir des salles d'injection ? La grande précarité se développe fortement en milieu rural.

Les personnes qui fréquentent les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues sont plutôt en situation de comorbidité, consommatrices de cocaïne, et aussi, dans une proportion non négligeable, empêchées de fréquenter des centres de soins du fait d'une situation administrative irrégulière, notamment du fait de l'absence de papiers. Il faut d'abord envoyer des personnels de santé à leur contact. À Bordeaux, le préfet Dominique Schmitt a proposé d'envoyer des équipes de psychiatres là où les malades peuvent être en crise.

Le recours à la méthadone me semble préférable au recours à la BHD : il engage beaucoup mieux le patient dans un dispositif de soins. Les modalités de prescription de la méthadone, beaucoup trop rigoureuses et encadrées, devraient être simplifiées. Des bus mobiles permettant d'aller au contact des plus précaires pourraient être mis en place.

Un travail social doit aussi être conduit. On l'a vu avec le « Plan crack » à Paris : des personnes en très grande précarité peuvent être soignées dès lors qu'un toit et une certaine sécurité les « décollent du bitume », pour reprendre une expression de M. Xavier Emmanuelli. Il faut aller vers elles pour les ramener dans une vie où il sera possible de se préoccuper non seulement de leur intégration, mais surtout de leur situation psychique et des soins à leur apporter.

Monsieur le rapporteur, si des centres d'injection étaient mis en place, la MILDT ne pourrait pas les contrôler. Un dispositif de coopération interministérielle n'a aucune autorité sur la prescription de soins. Personne n'a le droit d'interférer dans la relation entre un médecin et son patient.

Pour en revenir à l'enquête de l'INSERM, certes un médecin peut considérer que la prescription de BHD n'est pas un vrai traitement médical. Il reste que la France a développé ce traitement comme tel. Le médecin qui le prescrit n'a aucune raison de se comporter comme une mécanique à distribuer des produits de substitution ; il inscrit bel et bien son malade dans un parcours de soins.

La lecture de la page 219 du rapport de l'institut montre que très peu d'usagers référencés dans les centres de soins entrent dans un parcours de soins. C'est assez logique : ils fréquentent ces salles d'injection non pour prendre un contact avec un professionnel du soin, mais simplement pour s'injecter ou « sniffer » le produit de leur choix dans un environnement sanitaire plus favorable.

Faute d'autre solution, j'admettrais l'intérêt de ces salles. Mais notre politique de pénalisation nous semble de nature à réduire les usages.

Par ailleurs, M. le coprésident François Pillet, M. Philippe Goujon, nous sommes liés par des conventions internationales. Prohibant la consommation de ces substances, elles ne nous incitent guère à nous lancer dans des expérimentations contraires à la loi. Alors que la communauté internationale compte cent quatre-vingt-dix pays, seules quelques villes, quelques régions, qui se comptent sur les doigts des deux mains, ont mis en place ce type de dispositif.

La MILDT va en revanche continuer à construire des communautés thérapeutiques. Elle ne reviendra pas sur la substitution. Elle est consciente du trafic de BHD : avec la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, elle a essayé de sécuriser les ordonnances afin de l'éviter.

Lorsque j'ai demandé quelle durée de traitement avait été prévue par l'autorisation de mise sur le marché de la BHD, il m'a été répondu que personne n'avait demandé au laboratoire d'y réfléchir. Pourquoi ? Le traitement est-il à vie ? La question ne mériterait-elle pas d'être posée ?

Les 10 % du fonds de concours au profit de la prévention s'ajoutent au budget de la MILDT, aujourd'hui de 22 millions d'euros par an, pour réaliser les campagnes télévisuelles et organiser des actions, notamment dans les écoles.

Nos enfants ont tous assisté, dans leur collège ou leur école, à une conférence d'un gendarme, d'un policier ou d'un représentant d'association. Ces actions de sensibilisation sont-elles utiles ?

Une vérification des connaissances auprès des enfants et de leurs parents sur les dangers des drogues et sur la loi qui s'applique à celles-ci a fait apparaître une maîtrise du sujet par les jeunes supérieure de 10 % au moins à celle de leurs parents. Nous en concluons que, ces dernières années, notre politique de prévention a négligé d'informer les adultes qui entouraient les jeunes. Pour combler cette lacune et faire en sorte que les adultes puissent répercuter nos messages, nous avons développé un dispositif dans leur direction. Il s'agit de les rencontrer dans les entreprises, les maisons d'emploi ou les mairies pour leur donner les éléments d'un discours clair vis-à-vis de leurs enfants.

Comment expliquer les distorsions entre l'accroissement du trafic et les chiffres positifs en matière de réduction de la consommation ?

Les organisations de trafiquants sont internationales et très riches. Leur chiffre d'affaires n'est pas entièrement réalisé en France.

Nous savons aussi que, malgré l'efficacité de notre action et la diminution de la consommation, chaque département français abrite deux ou trois grossistes en cannabis - il n'a pas été réalisé d'étude pour les autres drogues -, dont le chiffre d'affaires est compris entre 250 000 et 500 000 euros par an. Cette situation n'est du reste pas sans impact sur le débat relatif à la dépénalisation.

Or, ces grossistes ne sont pas spécialisés. Tous les produits les intéressent. Lorsqu'ils constatent une baisse de consommation d'un produit, ils essaient d'en lancer un autre. À cet égard, nous avons déjà évoqué le GBL et les nouvelles drogues synthétiques.

En admettant - hypothèse hautement improbable - que le Gouvernement légalise la production de cannabis, du jour au lendemain les organisations criminelles essaieraient aussitôt de diffuser un autre produit.

Autrement dit, la diminution de la consommation d'un produit peut être contrebalancée par l'augmentation du trafic d'un autre, et donc ne pas être incompatible avec un maintien à haut niveau du chiffre d'affaires des trafiquants.

Fait nouveau cependant, le législateur - autrement dit l'Assemblée nationale et le Sénat - a récemment fourni aux forces de police et à la justice des outils leur permettant de s'attaquer franchement au patrimoine des trafiquants. Alors qu'autrefois confisquer le patrimoine d'un trafiquant était extrêmement difficile, le dispositif adopté - à l'unanimité, me semble-t-il - à l'initiative du président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale, M. Jean-Luc Warsmann, va rendre l'opération beaucoup plus simple pour les magistrats.

Enfin, si vous décidiez d'encourager le Gouvernement à s'engager dans des voies qu'il ne souhaite pas suivre, pourriez-vous faire l'économie d'un débat parlementaire ? Dans tous les pays où l'usage a été libéralisé, la décision a été précédée par un tel débat. L'Italie a même organisé un référendum ! Sans doute ne faut-il pas toujours suivre l'avis de la majorité : cette décision a mis l'Italie dans une situation invraisemblable, avec des taux de consommation énormes. Il reste que le peuple s'est prononcé.

Tous les parlementaires sont la voix de la France ; les faire débattre, si nécessaire, sur ce sujet ne me paraît pas complètement absurde. En tout état de cause, une telle proposition ne saurait pouvoir être négociée sur un coin de table, dans un bureau, à Matignon : elle doit être l'expression de la volonté de chacun.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Je vous rassure, monsieur le président, je ne crois guère possible, en France, de modifier la loi sans passer par le Parlement !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - M. Étienne Apaire, je vous remercie.

Audition de M. Étienne Apaire, président du Groupe Pompidou du Conseil de l'Europe, M. Franck Zobel, rédacteur scientifique et analyste des politiques en matière de drogue à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), et M. Danilo Ballota, officier principal de police scientifique chargé de la coordination institutionnelle à l'OEDT

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous venons de nous pencher avec attention sur la politique française de lutte contre les toxicomanies. Nous souhaitons maintenant la replacer dans le contexte européen et international, afin d'en déterminer les spécificités et la comparer avec celles des autres pays d'Europe.

Je propose que MM. Franck Zobel et Danilo Ballota nous exposent, en une dizaine de minutes, les caractéristiques des toxicomanies en Europe et les principales catégories de politiques menées par nos voisins européens, en soulignant, lorsqu'elles existent, leurs différences les plus significatives avec la France. M. Étienne Apaire interviendra ensuite en tant que président du Groupe Pompidou du Conseil de l'Europe.

M. Franck Zobel, rédacteur scientifique et analyste des politiques en matière de drogue à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) . - L'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies collecte des données auprès de trente pays : les vingt-sept États membres de l'Union européenne, deux États candidats, la Croatie et la Turquie, et la Norvège.

Les thèmes couverts par notre observatoire sont au nombre de quatre : la consommation de drogues et ses conséquences, le marché des stupéfiants, les interventions visant à réduire la consommation de drogues et ses conséquences et, enfin, les législations, les stratégies et les dépenses publiques des États européens en ce domaine.

Depuis trente ans, au coeur de la problématique des drogues en Europe - au moins en termes de santé publique, la situation étant peut-être un peu différente en termes de sécurité publique et de criminalité organisée - figure la consommation d'opiacés, en particulier d'héroïne.

En Europe, la grande majorité des entrées en traitement et des décès due à la drogue est liée à l'héroïne. On estime à environ 1,35 million le nombre d'usagers problématiques d'opiacés, soit un adulte sur deux cent cinquante. La dépendance à l'alcool concerne, quant à elle, une personne sur trente.

Les problèmes liés à l'héroïne ont très sévèrement augmenté en Europe durant les années 1980 et 1990, avant de se stabiliser puis de diminuer vers la fin des années 1990. En revanche, depuis 2003 et 2004, on observe, de façon presque choquante, une inversion de tendance, la consommation cessant de diminuer avant de repartir à la hausse, alors que l'offre de traitements a été massivement accrue et les risques réduits.

Trois facteurs d'explication semblent se conjuguer.

D'abord, après avoir été exécrable pendant une dizaine d'années, l'image de l'héroïne auprès de certaines populations de jeunes semble être devenue relativement positive.

Ensuite, il faut tenir compte du vieillissement des consommateurs d'héroïne. Entre un quart et la moitié d'entre eux sont aujourd'hui âgés de quarante ans et plus, avec des « carrières » de consommation d'au moins vingt ans. S'ils ont survécu aux pires années de la consommation d'héroïne et de la diffusion du sida, leur état de santé est souvent celui d'une personne non consommatrice âgée de vingt ans de plus. Ce vieillissement des consommateurs se constate aussi à travers l'âge des personnes qui meurent par surdose en Europe, notamment en France.

Le troisième facteur d'explication est le développement de la poly consommation. Depuis une dizaine d'années, la diffusion de la cocaïne en Europe a beaucoup augmenté. Les trafiquants sud-américains se sont davantage intéressés à notre continent ; ils ont ouvert de nouvelles routes, notamment via l'Afrique de l'Ouest. Le volume des saisies de cocaïne en Europe fluctue ces dernières années entre 60 et 120 tonnes, ce qui est considérable par rapport à celui d'il y a vingt ans. Cette disponibilité accrue de la cocaïne a eu un effet chez les consommateurs problématiques d'héroïne. En effet, ceux-ci la consomment désormais en sus de l'héroïne, de l'alcool et de médicaments comme les benzodiazépines. Or, les mélanges d'alcool et de cocaïne, ou encore d'héroïne et de cocaïne sont extrêmement dangereux.

La consommation de cocaïne a aussi augmenté de façon générale dans d'autres milieux, comme certains milieux dits « festifs ». Cette vague a cependant surtout touché des pays comme l'Espagne, le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Italie et le Danemark. Ailleurs en Europe, y compris en France, la hausse de la consommation, pour être réelle, est moins marquée.

La polyconsommation m'amène aussi à évoquer un phénomène nouveau, qui se développe depuis trois ou quatre ans : la diffusion de substances, naturelles ou synthétiques, proposées aux consommateurs comme des alternatives licites (« legal highs ») aux drogues illicites. Il s'agit par exemple de la méphédrone - un cathinone de synthèse - en remplacement de l'ecstasy ou de la cocaïne -, ainsi que de mélanges d'herbes exotiques auxquelles ont été ajoutés des cannabinoïdes de synthèse - en remplacement du cannabis.

Ce nouveau marché, très dynamique, s'est développé essentiellement sur internet. Nous avons recensé cette année cent soixante-dix commerces en ligne vendant ce type de substances. Les États peinent à suivre la rapidité de ce développement. Par ailleurs, les commerces s'adaptent rapidement aux mesures d'interdiction : chaque fois qu'une substance est interdite, ils en proposent de nouvelles en remplacement. Ce changement incessant de nom et de type des produits rend aussi très difficile la mesure de l'ampleur de la consommation de ces substances.

Le cannabis, enfin, est la substance illicite la plus consommée en Europe. Un quart des Européens environ en a consommé. Un jeune adulte sur huit en a consommé pendant l'année passée. La consommation de cannabis a fortement augmenté durant les années 1990, et l'on estime aujourd'hui que 4 millions d'Européens environ, soit 1 % de la population adulte, en consomment tous les jours. L'estimation pour la France est de 500 000 usagers quotidiens. Cette population présente des risques importants de troubles somatiques, psychosomatiques et sociaux.

La production indigène de cannabis en Europe s'est aussi beaucoup développée ; tous les États européens mentionnent aujourd'hui l'existence de plantations sur leur territoire.

Depuis 2003, tendanciellement, la consommation de cannabis en général - celle des adultes comme celle des jeunes scolarisés - a diminué en Europe. Si ce phénomène peut être rattaché au développement des mesures antitabagiques, une diminution de l'intérêt pour le cannabis a aussi pu être observée aux États-Unis et en Australie, avant même la diminution de la consommation en Europe. Toutefois, il faut rester attentif : les dernières données provenant des États-Unis indiquent un regain de la consommation de cette substance.

Au sein des institutions européennes, un consensus s'est établi sur l'absence de solution simple aux problèmes posés par la toxicomanie, et s'est exprimé le souhait d'une approche globale et intégrée, combinant à la fois réduction de l'offre - autrement dit lutte contre le trafic de drogue - et réduction de la demande - autrement dit prévention et prise en charge des difficultés dues à la drogue. L'observation de la législation et de son application fait apparaître une progressive convergence autour de la distinction entre le trafiquant de drogue, considéré comme un criminel méritant une peine de prison, et le consommateur, qu'il s'agit d'aider plutôt que de punir. Dans les faits, il semble que la grande majorité des usagers de drogues interpellés en Europe - essentiellement des consommateurs de cannabis - soient sanctionnés par un avertissement ou une amende, voire que les poursuites à leur encontre soient abandonnées. Il existe néanmoins des cas où des peines de prison sont infligées. Quant aux alternatives permettant de substituer un traitement à une peine de prison, si nous savons qu'elles existent dans la plupart des pays, nous ne connaissons ni leur nombre ni leur efficacité, très peu de données étant disponibles.

Nous n'avons également que très peu de données fiables et comparables en matière de réduction de l'offre - bref, sur le travail de la police, de la justice et des douanes. L'OEDT s'est engagé, avec la Commission européenne et Europol, à développer un nouvel ensemble d'indicateurs dans ce domaine.

Les données disponibles en matière de réduction de la demande sont plus nombreuses. Nous savons qu'en Europe, plus d'un million de personnes ont accès à un traitement lié à la toxicomanie. L'augmentation massive de cet effectif au fil des années 1990 et 2000 est due à la diversification des méthodes de soins et la multiplication des traitements ambulatoires.

La catégorie de traitement qui a connu la hausse la plus spectaculaire est celle de la substitution aux opiacés. Environ 670 000 personnes en Europe reçoivent ce type de traitement chaque année, soit sept fois plus qu'au début des années 1990. De 70 % à 75 % de ces traitements recourent à la méthadone et de 20 % à 25 %, pour la quasi-totalité en France, à la buprénorphine haut dosage. La morphine, la codéine et l'héroïne sont également prescrites en Europe, mais en très petites quantités, pour quelques centaines ou quelques milliers d'usagers.

Les autres types de traitement, destinés notamment aux usagers de cannabis ou de cocaïne, ont eux aussi connu une croissance rapide. Il s'agit avant tout de traitements ambulatoires combinés à une approche psychosociale. En effet, au contraire de la méthadone et de la buprénorphine haut dosage pour le traitement de la dépendance à l'héroïne, aucune molécule spécifique n'a montré d'efficacité pour le cannabis et la cocaïne.

Il est difficile de mesurer avec précision l'offre européenne de prévention. On peut toutefois en tracer les grandes lignes. Malgré les doutes qui pèsent sur leur efficacité, les interventions ponctuelles visant à informer les jeunes sur les dangers des drogues restent très largement majoritaires. En revanche, les programmes qui ont montré leur capacité à réduire la consommation de drogue - principalement des interventions structurées visant à améliorer les compétences sociales et à modifier certaines perceptions chez les jeunes - sont encore très rares.

La prévention sélective est également peu développée. Au lieu de s'adresser à l'ensemble des jeunes, y compris à ceux qui n'ont pas du tout l'intention de consommer des drogues, elle vise des populations à risque - jeunes en situation d'échec scolaire, jeunes délinquants, habitants de quartiers défavorisés -, chez qui la prévalence de la consommation de drogue est plus élevée. Quelques programmes néanmoins, conduits dans le domaine de la justice, se diffusent progressivement à l'échelle européenne.

Au bout du compte, les mesures phares mises en place en Europe au profit de la réduction des risques sont les traitements de substitution, déjà évoqués, et les programmes d'échange de seringues. Entre 40 et 100 millions de seringues stériles seraient échangées ou distribuées chaque année en Europe, soit en moyenne 80 seringues stériles par an et par injecteur.

Parmi les autres mesures, on peut citer la mise à disposition d'informations pour prévenir les infections ou les surdoses. Par ailleurs, depuis peu, un nombre restreint de pays teste la distribution de naloxone - un antagoniste qui permet d'interrompre l'action de la morphine - aux usagers de drogues et à leurs proches afin de leur permettre d'intervenir en cas de surdose.

Quatre pays de l'Union européenne - Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg et Espagne - ainsi que la Norvège et la Suisse ont aussi accepté la mise en place de locaux de consommation supervisés. Un peu moins de quatre-vingt-dix de ces structures ont été ouvertes en Europe dans environ soixante villes. Leur objectif est en général double : réduire non seulement les risques liés à l'injection de drogues, mais aussi les nuisances publiques, notamment la consommation de drogues dans certaines rues ou certains quartiers.

Enfin, différentes études ont montré que la population carcérale affichait souvent une prévalence élevée de consommation de drogues, avant, mais aussi parfois durant l'incarcération. Alors même que le milieu carcéral peut constituer une bonne opportunité de prise en charge des problèmes de drogue, l'accessibilité des services de traitement et de réduction des risques y est souvent faible. En outre, le taux de mortalité des consommateurs de drogues à la sortie de la prison est extrêmement élevé ; l'une des raisons en est le manque de suivi thérapeutique immédiat après la fin de l'incarcération. Il est donc possible dans ce domaine d'améliorer les réponses aux problèmes de toxicomanie. Des efforts sont en cours à l'échelle européenne.

Mme Michèle Delaunay, députée . - M. Franck Zobel, il semble ressortir de votre intervention, comme des propos tenus tout à l'heure par M. Étienne Apaire, que l'Allemagne pourrait être mieux protégée de l'augmentation de la consommation de drogues que les cinq États, dont le Royaume-Uni, que vous avez cités. Cette particularité pourrait-elle être due à des éléments spécifiques à ce pays ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - En France, l'État dépense 600 millions d'euros pour la lutte contre le trafic de stupéfiants. D'autres pays européens font-ils preuve d'une volonté aussi forte ?

Des campagnes communes contre la drogue, ciblées par type de public - jeunes, parents, accompagnants - pourraient-elles être organisées de façon synchronisée dans les pays d'Europe ?

M. Patrice Calméjane, député . - Pour lutter contre les nouvelles filières de trafic de drogue, des coopérations en matière de répression sont-elles conduites ou envisagées avec les pays du Maghreb ou de l'Afrique subsaharienne, en contrepartie des aides que leur apporte l'Union européenne ? Nous savons qu'aujourd'hui, plutôt que de continuer à habiter nos grandes villes et nos banlieues, les trafiquants s'y sont parfois expatriés.

Quelle est la position de nos collègues parlementaires européens en matière de lutte contre la drogue ? Des textes sont-ils en préparation ? Ils s'imposeraient en effet à nous une fois votés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - En Europe, nous avez-vous dit, la prévention à l'intention des jeunes est très rarement efficace. J'ai cependant cru comprendre que la méthode de prévention que la Suède avait réussi à mettre en oeuvre pour lutter contre l'accroissement de la consommation, en direction de sa jeunesse, obtenait des résultats. Qu'en est-il ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Dans certains pays, des seringues stériles sont-elles distribuées dans les prisons ?

Les jeunes Français ne comprennent pas du tout les messages de prévention qui leur sont destinés. Pouvez-vous faire état de situations inverses à l'étranger ?

Dans les pays où elle serait plus efficace, la prévention est-elle assurée, comme en France, par des conférences de gendarmes ou de policiers dans les écoles ? Cette méthode ne me semble pas la meilleure.

Contrairement à d'autres pays, la France préférerait de loin la buprénorphine haut dosage à la méthadone. Expliquez-vous cette situation par le manque de centres pouvant prescrire de la méthadone, ou encore par le droit qu'auraient ailleurs en Europe - au contraire de la France - les médecins de ville de faire de telles prescriptions, dans les mêmes conditions de précaution que celles respectées par les centres ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment le sevrage des produits de substitution est-il organisé, dans les divers pays de l'Union européenne ? La possibilité de prescription de tels produits par les médecins sans limite de temps et sans contrôle de l'efficacité du produit, se retrouve-t-elle dans d'autres pays ?

Une définition du toxicomane par rapport au consommateur de drogues a-t-elle été formulée par les instances européennes ?

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Existe-t-il un modèle européen de lutte contre la toxicomanie et de prise en charge des toxicomanes ? Si oui, est-il différent d'un éventuel modèle américain, à tout le moins nord-américain ? Pouvez-vous nous éclairer sur les éventuels débats entre les États-Unis et l'Union européenne sur ce point ?

M. Franck Zobel . - Les niveaux de consommation de drogues en l'Allemagne sont comparables à ceux constatés en France.

Pour des raisons d'organisation politique des pays, il est très difficile de connaître le montant de leurs dépenses. Néanmoins, la plus grande partie de leurs budgets est affectée à la réduction de l'offre, c'est-à-dire à la lutte contre le trafic.

Nous n'avons aucune preuve de l'efficacité de la politique de prévention, majoritairement diffusée en Europe, visant à attirer l'attention des jeunes sur la dangerosité de la drogue. D'autres types d'interventions moins spécifiques - interventions auprès des écoliers pour les aider à renforcer leur capacité à agir dans la vie, à dire « non », à interagir avec les autres - ont quant à eux des résultats, y compris sur la consommation de drogues.

Pour des raisons historiques très fortes, la Suède mène une politique stable et très claire : elle souhaite une société sans drogue. Les Suédois ne comprendraient pas l'approche hollandaise, ou celle du Portugal où la décriminalisation et les locaux de consommation ont été envisagés. Par contre, si la Suède a des niveaux de consommation assez bas, comme dans la plupart des pays scandinaves et les pays du sud-est de l'Europe, et si elle arrive à éviter les consommations les moins problématiques, elle parvient difficilement à réduire les consommations qui engendrent le plus de mortalité et de morbidité.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En parlant de « consommations problématiques », pensez-vous aux personnes souffrant de problèmes de santé ?

M. Franck Zobel . - J'entends les consommateurs réguliers de drogues dures ayant un impact sur leur vie professionnelle, sociale et familiale.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Considérez-vous la définition de « drogue dure » - sujet à caution dans le débat politique français - comme un concept scientifique ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - D'après votre définition, l'alcool peut être une drogue dure.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Elle l'est en Suède...

M. Franck Zobel . - Je parle des drogues induisant les effets psycho-actifs les plus puissants, utilisées régulièrement et de la manière la plus dangereuse, à savoir par injection.

Le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux IV (DSM IV) retient pour sa part quatre critères pour définir cliniquement la dépendance ou la consommation problématique : une consommation non contrôlée et qui modifie la vie, une consommation qui augmente au fil du temps, une tolérance à la consommation...

Mme Michèle Delaunay, députée . - Et un impact social et professionnel.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - La première définition est soit subjective, soit restrictive s'il ne s'agit que de l'injection.

M. Franck Zobel . - La seconde définition, clinique, permet de diagnostiquer un éventuel problème de toxicomanie. Dans la mesure où l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies procède à des observations populationnelles, il a été amené à distinguer différents types de consommation, et à utiliser la définition suivante : « l'usage répété de cocaïne, d'amphétamine ou d'héroïne, ou l'injection de drogue », d'où effectivement une certaine subjectivité.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - À mes yeux, toutes les drogues - y compris licites - peuvent être très dangereuses pour la santé mentale. Or votre définition politique renvoie à la distinction entre drogues dures et drogues douces.

M. Danilo Ballota, officier principal de police scientifique chargé de la coordination institutionnelle . - Nous avons décidé, il y a au moins cinq ans, d'apporter une définition, non pas politique, mais technique permettant de mesurer l'évolution « problématique » de la consommation, en particulier du cannabis. Et nous sommes en train de revoir cette définition pour coller à la réalité.

Dans les groupes de travail du Conseil de l'Europe, M. Étienne Apaire s'est toujours opposé à l'utilisation du terme « problématique ». Nous avons souhaité une définition technique afin de pouvoir mesurer les phénomènes, mais votre remarque est très pertinente, monsieur le député.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les définitions sont inspiratrices de politiques, y compris celle distinguant les drogues dures et les drogues douces, tombée en désuétude dans notre débat politique, mais qui reste dans le grand public un paradigme pouvant induire bien des errements.

Aujourd'hui, certaines personnes dépendantes utilisent non pas un seul produit, mais passent d'une substance à l'autre en fonction de l'état du marché, de leur situation professionnelle, sociale ou familiale. Ce phénomène de la polytoxicomanie est-il observé à l'échelle européenne ?

Vous avez employé le terme « legal » à propos de la méphédrone au Royaume-Uni. Est-ce une réalité ou une mauvaise farce diffusée sur internet ?

M. Franck Zobel . - Les « legal highs » désignent des drogues légales. À leur arrivée sur le marché, elles ne sont pas contrôlées. Elles ne sont pas mentionnées dans les conventions internationales.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Qu'elles ne soient pas encore interdites ne signifie pas forcément qu'elles soient légales.

M. Danilo Ballota . - Dans les six prochains mois, conformément aux instructions de la Commission européenne, tous les États membres devront mettre la méphédrone sous contrôle. Mais, comme l'a dit mon collègue, les offres de drogues sont si nombreuses et variées qu'elle sera certainement remplacée par d'autres substances.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale. Les « legal highs » sont dont des substances synthétiques fabriquées par des chimistes dévoyés.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Des pharmaciens dévoyés...

M. Danilo Ballota . - ...qui profitent des opportunités du « business » !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La méphédrone fait-elle l'objet d'un trafic en France, monsieur Étienne Apaire ?

M. Étienne Apaire, président du Groupe Pompidou du Conseil de l'Europe . - Dans ce domaine, la lutte contre l'offre ne fait pas l'objet d'une politique communautaire, mais les États se rencontrent chaque mois à Bruxelles dans le cadre du groupe horizontal « Drogue » pour partager les informations sur leur situation respective. Les Britanniques nous ont fait part de cette catastrophe : une drogue légale lancée comme un produit marketing, mais devenue le quatrième produit le plus consommé en un an, et qui engendre des problèmes sanitaires avec des consommations isolées ou associées. À la suite de ces informations, la commission des stupéfiants du ministère de la santé a décidé, au nom du principe de précaution, de proposer à la ministre chargée de la santé de l'époque, Mme Roselyne Bachelot-Narquin, le classement de ce produit. Il est donc classé, même si son niveau de consommation n'est pas élevé en France.

M. Franck Zobel . - Nous gérons avec Europol un système d'alerte destiné à identifier les nouvelles substances. Nous en avons identifiées dix chaque année de 2005 à 2007, trente en 2008, quarante en 2009, cinquante en 2010, et nous nous attendons à un nombre plus important cette année. Le phénomène est en plein développement.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Sont-elles fabriquées dans des laboratoires européens ?

M. Franck Zobel . - Nous disposons de très peu d'informations en la matière. Souvent de type journalistique, elles renvoient à des pistes en Asie, où ces molécules sont facilement disponibles, et à de l'ingénierie plutôt européenne.

S'agissant des autres points soulevés, je préciserai que la polytoxicomanie est généralement la règle en Europe.

Quatre ou cinq pays européens, dont je vous communiquerai la liste précise, ont mis en place la distribution de seringues stériles en prison.

Dans d'autres pays, la méthadone, prescrite par les médecins généralistes, est plus accessible. Le rapport entre sécurité et efficacité de la buprénorphine haut dosage et de la méthadone fait l'objet d'un débat dans la mesure où la première est un peu plus sûr, et la seconde un peu plus efficace.

Les études britanniques sur le sevrage, s'appuyant sur le suivi de personnes en traitement, nous ont enseigné, au cours des deux dernières décennies, que la dépendance, particulièrement à l'héroïne, doit être considérée comme une maladie chronique dans la mesure où les consommateurs ont besoin d'énormément de temps pour s'en sortir.

Le gouvernement écossais a opéré un changement radical en passant d'une stratégie de réduction des risques à une stratégie orientée vers la guérison. En effet, après avoir passé en revue l'ensemble de la littérature traitant des moyens capables d'aider les gens à sortir de la toxicomanie, les Écossais ont observé deux choses : premièrement, les traitements de substitution sont les plus sûrs et les moins dangereux, et ils offrent le plus de chances aux personnes de s'en sortir ; deuxièmement, l'arrêt de la consommation et la réinsertion des toxicomanes dépendent, d'une part, du réseau social existant autour d'eux et, d'autre part, des possibilités de réinsertion qui s'offrent à eux. Ainsi, en l'état actuel des connaissances, le traitement de substitution, certes critiqué, reste le plus protecteur, non seulement pour le consommateur de drogues, mais encore pour la société - moins de crimes étant commis.

M. Danilo Ballota . - Si la France dépense 600 millions d'euros, nous ne disposons pas de montants pour les autres pays. Cependant, nous savons que les interventions mises en place par l'Europe pour lutter contre le déplacement du trafic de l'Europe du Nord vers l'Europe du Sud et l'Afrique ces cinq dernières années se sont révélées efficaces.

Le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N), structure intergouvernementale réunissant sept pays, dispose d'agents basés à Lisbonne chargés de surveiller le trafic de cocaïne transitant de l'Amérique vers l'Europe, l'Afrique de l'Ouest étant une zone de stockage. Les résultats sont intéressants : 45 tonnes de cocaïne ont été saisies ces trois dernières années. À l'occasion d'une réunion du groupe horizontal « Drogue » à Bruxelles, le directeur du MAOC-N nous a précisé que les trafiquants ne se donnent même pas la peine de dissimuler les paquets de cocaïne sur les navires : les hélicoptères peuvent les apercevoir stockés sur le pont et les photographier. C'est une « autoroute », comme le dit Europol. Elle a été « stoppée », et nous y avons constaté une baisse des saisies l'année dernière. Cependant, nous ignorons si cette baisse est due au fait que les trafiquants sévissent ailleurs ou si la fiabilité des données sur les saisies est relative.

Avec la mise en place du Centre de coordination pour la lutte anti-drogue en Méditerranée (CeCLAD-M), la France a dupliqué cette expérience dans la Méditerranée.

Le pacte européen contre les « routes » de la cocaïne et de l'héroïne, initié par votre ministre de l'intérieur il y a quelques mois, vise à faire travailler ensemble police et justice des pays de l'Union européenne afin de lutter contre le trafic de cocaïne depuis l'Amérique latine, mais aussi d'héroïne en provenance d'Afghanistan. Nous n'avons pas de données fiables, et la lutte n'est pas gagnée. En effet, les saisies de cocaïne dans les Balkans et en Afrique de l'Est sont sans doute la preuve que d'autres « routes » se mettent en place : c'est le « balloon effect ». Cependant, à la suite de la signature du Traité de Lisbonne et de l'adoption de la stratégie de sécurité intérieure, l'Union européenne s'est donné les moyens, y compris financiers, de lutter plus efficacement contre le trafic venant de l'extérieur de l'Union.

Les substances faisant l'objet d'un trafic problématique dans l'Union européenne sont, en particulier, les « legal highs », mais aussi le cannabis, dont l'ampleur de la production nous est inconnue.

En Afrique, le trafic concerne plutôt des pays situés plus au sud que le Maghreb, comme la Guinée et la Guinée-Bissau, cette dernière étant un terrain particulièrement fertile pour le trafic en raison de sa situation sociale dramatique : les établissements pénitentiaires y sont inexistants et le salaire d'un policier se limite à 10 dollars par mois. Des projets européens existent pour cette zone. Néanmoins, comment s'assurer de la fiabilité d'un gouvernement auquel l'Union européenne alloue 4 millions d'euros ? C'est un réel problème.

Dans son action contre les drogues, le Parlement européen pâtit de la diversité de ses couleurs politiques. Les Verts, notamment, réclament une dépénalisation, voire une légalisation, du cannabis. Le Parti populaire européen est, lui, attaché à la question du sevrage et de la réhabilitation des usagers. Le Parlement européen dispose néanmoins de deux armes : premièrement, en matière de programmes financiers, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, dite « LIBE », peut décider de la nature et de la destination des fonds ; deuxièmement, l'Union européenne achèvera en 2012 son cycle stratégique de huit ans, lequel sera suivi d'une évaluation extérieure permettant de mesurer les résultats de la lutte contre les drogues. Et, grâce à une nouvelle stratégie pour 2013-2020, le Parlement européen sera appelé à jouer un rôle important en établissant des directives.

Deux fois par an à Bruxelles, nous rencontrons nos homologues américains. Avant l'accession au pouvoir de M. Barack Obama, les États-Unis privilégiaient la guerre aux drogues, y compris aux usagers. L'approche de l'administration actuelle est plus équilibrée : elle repose sur une politique axée sur les aspects sociaux et médicaux du phénomène, comme celle défendue en Europe depuis une dizaine d'années, même si quelques différences importantes subsistent, par exemple en matière de réduction des risques.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Quels moyens financiers l'Europe met-elle sur la table, à la fois pour lutter contre les trafics et développer sa politique en direction des États ?

M. Danilo Ballota . - Même un fonctionnaire de la Commission européenne aurait du mal à répondre à cette question, chacune des directions générales ayant son propre budget.

Toutefois, je peux vous dire que, en cinq ans, 21 millions d'euros seront déployés dans le cadre d'un programme de prévention et d'information de la direction générale de la justice, et que la même somme le sera, à raison de 3 millions d'euros chaque année, pour un programme « Santé » piloté par la direction générale de la santé, basée au Luxembourg. En outre, un programme de recherche porte sur des centaines de millions d'euros.

Il faut y ajouter les programmes extérieurs d'aide au développement et aux relations extérieures, qui mobiliseront également plusieurs centaines de millions d'euros, par exemple les aides à la communauté LAC (latino-américaine et des Caraïbes) et les projets menés en Afghanistan.

D'après une étude réalisée il y a quelques années, le volume financé par la Commission européenne représenterait 50 % de l'ensemble des financements de tous les pays de l'Union européenne.

Il m'est difficile de vous donner un montant précis dans la mesure où, aux financements des différentes directions générales de la Commission, s'ajoutent les contributions nationales. Cependant, nous avons estimé en 2009 la contribution de l'Union européenne à 700 millions d'euros.

M. Étienne Apaire . - De très intéressants changements de stratégie ont émergé en Europe, par exemple en Écosse, mais aussi en Angleterre, dont la stratégie est désormais plus conforme à celle de la France.

D'autres pays évoluent, comme les Pays-Bas, où le débat a conduit certaines autorités locales à souhaiter voir réservée la fréquentation des « coffee shops » aux seuls résidents réguliers. En outre, la distinction entre la consommation des majeurs et celle des mineurs y est désormais plus claire. Nous attendons la nouvelle stratégie de ce pays, qui doit nous conduire à être très prudents dans nos propositions.

La Californie, après un débat important, a renoncé à légaliser la production et la consommation du cannabis. On peut cependant se demander si ce n'est pas ce débat qui a abouti à faire croire aux jeunes Américains que le cannabis n'était pas si dangereux, alors que sa consommation avait baissé de 25 % ces dernières années aux États-Unis.

Autre évolution au plan mondial : les distinctions subtiles entre pays producteurs et pays consommateurs s'amenuisent considérablement. En effet, si les drogues chimiques sont plutôt l'apanage de pays développés, leur consommation se développe dans les pays asiatiques. En outre, les pays producteurs deviennent des pays consommateurs. Le débat international reposant sur l'idée d'un partage des responsabilités plutôt au débit des pays riches est donc en train de changer, sachant que les pays producteurs disposent de beaucoup moins de moyens pour se défendre. On compte un million d'héroïnomanes en Afghanistan, entre trois et quatre millions au Pakistan. Ces pays sont désormais tout autant victimes que nous de leur production. Au Sénégal, en Guinée et Guinée-Bissau, et maintenant au Maroc et en Algérie, la route de la cocaïne déverse aussi des drogues parmi les populations.

Nous devons impérativement, dans le cadre de nos coopérations, mettre nos savoirs - en particulier en matière de réduction des risques - à la disposition de ces pays. Pour ce faire, le Groupe Pompidou est très attaché à tenir compte de la présence, dans le cadre de la « Grande Europe », de trente-cinq pays fort différents les uns des autres en termes de culture, tels que l'Allemagne, la Russie, l'Ukraine ou la Biélorussie.

Le Groupe Pompidou, dont la France a accepté de prendre la présidence, réunit en effet trente-cinq États : les vingt-sept membres de l'Union européenne, auxquels s'ajoutent, notamment, la Russie, la Suisse, la Turquie, l'Azerbaïdjan, l'ancienne république de Macédoine et la Serbie. Des accords d'association avec d'autres pays riverains - Maroc, Tunisie, Liban, Égypte et Jordanie -, notamment dans le cadre du réseau méditerranéen MedNet, permettent de mettre en place des dispositifs de formation, voire des échanges de savoir en matière de soins.

Le Groupe Pompidou permet de promouvoir une politique équilibrée, identique à celle de l'Union européenne, privilégiant à la fois la prévention, le soin et la lutte contre les trafics, et ce dans une franche affirmation du respect des droits de l'homme.

Le Groupe Pompidou a été à l'initiative de la création de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, repris par l'Union européenne. Nous souhaitons, dans le cadre de la présidence française, appuyer le caractère équilibré des politiques à mettre en oeuvre, mais aussi développer une logique d'observatoire pour tous ces pays, beaucoup d'entre eux ignorant les dangers qui les guettent : les trafics, mais aussi les conséquences désastreuses de l'usage des drogues.

La Russie, située sur la route de l'héroïne, est très désireuse de nous sensibiliser sur les dangers qu'elle court, mais également sur les possibles partages de savoir, notamment en matière de substitution et de traitement judiciaire.

Certains États membres du Groupe Pompidou, comme la Bosnie-Herzégovine et la Serbie, disposent d'une panoplie étoffée d'outils de prise en charge des toxicomanes : programmes de substitution, d'échanges de seringues, communautés thérapeutiques. D'autres ont peu de moyens ; c'est le cas de la Macédoine, du Monténégro et de l'Albanie. D'autres encore s'interrogent sur les dispositifs à mettre en place. À cet égard, une des difficultés réside - comme pour toutes les enceintes - dans notre incapacité à définir les limites des concepts que nous employons. Cela renvoie d'ailleurs au débat national sur le regard des Français sur les dispositifs de réduction des risques. Certains pays fonctionnent comme le nôtre : s'ils estiment le concept précis, ils seront favorables aux échanges de seringues et à la substitution, mais s'ils se rendent compte que ces dispositifs s'accompagnent de l'existence des salles d'injection supervisées ou de la prescription médicalisée d'héroïne, ils feront un blocage et seront contre, et tout le dispositif de réduction des risques sera alors remis en cause.

Au sein de l'Organisation des Nations Unies, le même débat existe entre les partisans d'une définition des termes et ceux qui y sont opposés, souhaitant ne pas voir obérées les mesures mises en place à titre plus ou moins expérimental par certains pays. Je pense donc qu'il sera important à l'avenir de définir les termes employés.

Sans citer de pays, je dirai que toutes les expérimentations sont menées dans le monde, mais que toutes les politiques ne se valent pas. De ce fait, parmi les pays où la consommation de drogue est très importante, certains enregistrent un taux de transmission des maladies très élevé, alors que d'autres, beaucoup plus tolérants, connaissent une situation sanitaire moins grave. Il faut donc arriver à mettre en place des consensus minimaux : c'est ce à quoi la France va s'employer.

Les salles d'injection et les échanges de seringues en prison sont des dispositifs très minoritaires. Nous ne pouvons pas, dans des enceintes internationales comme le Groupe Pompidou ou le groupe horizontal « Drogue », penser que nos convictions sont obligatoirement partagées. Si nous voulons faire partager nos convictions sur certains dispositifs faisant consensus, comme l'échange de seringues et la substitution, il nous faudra avoir des ambitions plus raisonnables.

Il importe de considérer le phénomène au-delà du seul point de vue national. Pour passer beaucoup de temps dans les enceintes internationales, je sais que notre communauté scientifique souhaite voir mises en oeuvre des politiques fondées sur des preuves scientifiques. Cela implique de mettre en place des dispositifs destinés à recueillir l'opinion des populations sur les mesures existantes. L'enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes est une des rares qui existent à l'échelle européenne. L'Italie a, certes, organisé un référendum sur la politique de dépénalisation, mais très peu de pays réalisent ce genre d'enquêtes d'opinion.

Je suis très heureux que ce débat ait lieu et que la presse y participe, car nous devons aussi progresser dans le domaine de l'information des populations pour faire de la lutte contre la toxicomanie un vrai sujet de société. Cette évolution répond aux souhaits des membres du Groupe Pompidou, au même titre que le partage des politiques en matière de prévention. Un clip antidrogue européen, réalisé à l'initiative du Groupe Pompidou, a été diffusé par ARTE et par plusieurs chaînes internationales. Sous la présidence française de l'Union européenne, nous avons proposé à nos amis européens de partager quelques films de prévention, mais nous nous sommes heurtés à des questions juridiques, liées à la protection du droit à l'image.

Sachant qu'un grand nombre de Français regardent de nombreuses chaînes de télévision, nous devrions utiliser nos dispositifs de prévention de manière plus complète. Nous allons essayer de le faire grâce au Groupe Pompidou car celui-ci a la chance, en tant que groupe d'États, de ne pas dépendre, comme nos amis de l'Union européenne, de mécanismes compliqués tant sur le plan politique que sur le plan financier. Au Groupe Pompidou, ce qui est décidé le 1er janvier peut être mis en place avant le 31 décembre.

Le Groupe Pompidou propose un certain nombre de formations : une formation d'addictologue nous a permis de proposer la substitution au Maroc, ce qui n'était pas facile dans un pays du Maghreb. En Algérie, nous proposons une formation commune destinée aux magistrats, aux éducateurs et aux policiers. Nous souhaitons, avec l'aide de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, mettre en place à très bref délai des observatoires dans chacun de ces pays ainsi qu'un observatoire méditerranéen, qui pourrait être situé à Lisbonne.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il y a urgence à agir dans les pays producteurs dont nous connaissons l'instabilité politique - je pense notamment à l'Afghanistan - et qui deviennent à leur tour consommateurs. Il faut savoir que, dans certaines régions du monde, il est naturel de cultiver des stupéfiants. J'ai appris à ce titre que la ville de Toulouse, dont je suis l'élue, est celle où la culture du cannabis sur les balcons est la plus répandue.

Des pays se construisent et fondent en partie leur économie sur cette production. Cela me paraît très inquiétant.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Si j'ai bien compris, M. Étienne Apaire, en matière de lutte contre la toxicomanie, il n'existe aucun début de commencement d'harmonisation des législations sur le plan européen, contrairement à ce qui se passe en matière de droits commerciaux et de droits civils. Est-ce bien la réalité ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les pays qui adhèrent au Groupe Pompidou ne partagent pas tous la même philosophie. Ont-ils au moins les mêmes objectifs ? Chaque pays adhérent participe au financement du groupe, mais la participation de la France relève-t-elle du budget de la MILDT ?

M. Patrice Calméjane, député . - Je viens de consulter le site internet du Groupe Pompidou : je suggère de noter ce lien dans notre rapport d'information car il contient des informations intéressantes. On y lit, par exemple, qu'il existe un prix européen de prévention des drogues, destiné à récompenser les initiatives les plus intéressantes prises en matière de prévention et de lutte contre les toxicomanies.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Dans notre rapport figurera la liste de tels sites internet.

M. Étienne Apaire . - Mme Catherine Lemorton, vous évoquez à juste titre les pays en difficulté, mais il existe un certain nombre de pays qui se portent mieux. En Colombie, M. Àlvaro Uribe a trouvé un État détruit, où Pablo Escobar était quasiment aux commandes. Il a réussi à reconstituer un État de droit et une force de sécurité qui, petit à petit, a gagné des parts de marché sur les criminels, qu'il s'agisse des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ou d'organisations terroristes devenues des organisations criminelles. Voilà un modèle de reconstruction d'État !

Dans tous les pays frappés par le phénomène, on ne pourra regagner les coeurs et restaurer la sécurité uniquement par une coopération militaire ou policière. En Guinée-Bissau, il faut une prison civile, ainsi que des juges qui ne libèrent pas les criminels et dont on puisse garantir la sécurité. Mais on peut regagner du terrain pour une raison économique simple : le paysan qui cultive la coca, le pavot ou le cannabis est souvent exploité et profite en réalité très peu de sa production. Une mobilisation suffisante de la communauté internationale suffirait pour substituer à la production de produits stupéfiants une production de céréales, par exemple, transformant ainsi une économie malsaine en économie saine. Ces économies de substitution peuvent être développées grâce aux budgets européens.

Nous devons donc reconstituer les États. Avec l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime et l'Union européenne, nous avons la volonté de développer cette « capacity building », c'est-à-dire de restaurer la capacité des États à être des États. Car ce n'est pas la drogue qui détruit les États : elle n'est qu'un révélateur de leur faiblesse. Dans certains pays qui se trouvent au coeur de l'actualité, les organisations criminelles se sont installées du fait d'un vide gouvernemental.

Concernant l'harmonisation des législations, nous nous heurtons à deux difficultés.

La première vient de ce que certains pays ne sont pas construits comme le nôtre. Dans les États fédéraux, en matière de salles d'injection, les compétences peuvent être régionales, voire locales, et on y observe parfois une très grande disparité entre les politiques mises en oeuvre. C'est le cas en Allemagne, où la politique de tel Land diffère de celle de son voisin. En Suisse, les cantons de Vaud et de Genève, pourtant peu éloignés l'un de l'autre, ne mènent pas du tout la même politique.

Seconde difficulté : le respect de la loi n'est pas le même partout. On trouve des lois « dures » associées à des pratiques « molles », et des pratiques « dures » associées à des lois « molles ». Dans ces conditions, il est très difficile pour l'observatoire d'évaluer la réalité. C'est pourquoi nous essayons de mettre en place des dispositifs minimaux. C'est ainsi que des pénalités minimales obligatoires ont été instituées sur le plan européen, obligeant chaque État à condamner les trafiquants à des peines planchers, ce qui n'était pas le cas par le passé. Cela traduit une évolution.

En outre, les mots n'ont pas partout la même signification. Dans certains États, une sanction administrative ressemble étrangement à ce que nous appelons une sanction pénale : la responsabilité a été transférée de la robe noire du magistrat à la blouse blanche du médecin, mais la sanction de privation de liberté existe tout autant. Il faut donc bien dégager les vraies différences. Nous disposons en Europe du groupe horizontal « Drogue » et du pacte européen contre la drogue : c'est bien, mais le meilleur moyen de convergence reste la population. Ce qui se passe aux Pays-Bas n'a rien à voir avec les mauvais compliments que la France adresse depuis trente ans à la politique de tolérance néerlandaise, mais doit être rapproché de l'attitude des citoyens néerlandais à l'égard de cette politique.

Nous devons être positifs, avancer vers ce qui nous rassemble et ne pas nous arrêter sur nos différences.

Les choses sont plus complexes avec les pays qui ne partagent pas notre sentiment d'urgence, dont certains d'ailleurs ne se trouvent pas à l'autre bout du monde. L'observatoire ne peut les mentionner, sous peine de se fâcher avec tous ces pays, mais il existe en Europe de gros différentiels de consommation. La France possède des frontières communes avec des pays qui comptent un million de consommateurs, tant à l'est, au sud-est, au sud-ouest qu'outre-Manche. En matière de trafic de cocaïne, par exemple, notre pays se trouve au centre d'une turbulence importante, car les substances doivent être véhiculées et la France est un grand pays de transit. L'avantage pour notre pays est que ces fortes consommations nous protègent. Nous sommes un peu dans la situation de l'appartement qui se trouve sur un palier en comptant plusieurs, mais qui seul possède une porte blindée. Cela dit, ceux de nos départements situés à la périphérie de ces pays - les Alpes-Maritimes et les Pyrénées-Orientales - enregistrent des consommations importantes. La situation sécuritaire de ces pays devra être réexaminée car ils sont victimes d'organisations criminelles qui se sont installées sur leur territoire afin d'alimenter toute l'Europe en produits stupéfiants. Nous devrons sans nul doute avancer, dans le cadre des discussions que nous menons à Bruxelles, sur le plan des conséquences sécuritaires et sanitaires des politiques qui sont menées par nos voisins.

M. Danilo Ballota . - Dès 1997, le Parlement européen s'est penché sur l'harmonisation des législations en matière de drogue. En 2005, un rapport réalisé à la demande de la MILDT présentait la situation dans les différents pays membres en matière d'usage et de possession de drogue. Le rapport de 1997 du Parlement européen a donné lieu à une initiative de la Commission européenne, mais le Conseil, sous la présidence irlandaise, a souhaité l'assouplir. Le texte adopté vise l'« approximation » des législations, et non pas leur « harmonisation ». Il est clair, à la lecture de ce texte, que l'harmonisation des législations ne fait pas consensus. Les États membres ont choisi de ne plus parler de législation, mais seulement de se mettre d'accord sur les principes - le respect des droits de l'homme, par exemple -, les objectifs et les actions. Le Conseil a ainsi adopté un ensemble d'actions s'étalant jusqu'en 2020 et laissant chaque État agir selon sa propre volonté politique.

M. Étienne Apaire . - Mme Françoise Branget, le financement du Groupe Pompidou relève du budget de la MILDT. En dépit du fonds de concours « Drogue », nos budgets sont plutôt en baisse. Si vous pouviez faire en sorte qu'ils augmentent, nous en serions très heureux.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie, messieurs, pour votre participation. Nos collègues ont été heureux de recevoir des réponses précises à leurs questions.

MERCREDI 26 JANVIER 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. François Thierry, commissaire divisionnaire, chef de l'office central pour la répression du trafic des stupéfiants

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. François Thierry, Commissaire divisionnaire, Chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, auquel je souhaite la bienvenue.

Nous avons auditionné la semaine dernière deux représentants de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies qui nous ont dressé un tableau très éclairant des évolutions de la toxicomanie en Europe.

Nous souhaitons aujourd'hui approfondir avec vous la question des trafics. Vous dirigez l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, qui centralise tous les renseignements pouvant faciliter la recherche et la prévention des infractions en matière de lutte contre le trafic illicite des produits stupéfiants ; il assure également la coordination des opérations tendant à sa répression.

Votre service a également un caractère opérationnel et peut agir seul. Vous vous trouvez donc à la croisée de l'administration et de l'action de terrain ce qui fait de vous un interlocuteur particulièrement précieux.

Je vous propose de nous exposer les grandes lignes de votre action et les principaux enseignements que vous tirez de votre expérience. Nous nous permettrons ensuite de vous poser quelques questions.

Vous avez la parole...

M. François Thierry . - Merci de ces mots de bienvenue. A titre personnel, je suis très intéressé par votre démarche et sensible à l'intérêt que vous portez à la matière sur laquelle nous nous investissons quotidiennement. Nous trouvons particulièrement intéressant de vous rencontrer et de pouvoir évoquer avec vous tous ces sujets, pour certains extrêmement sensibles.

Je m'occupe des stupéfiants depuis plus de dix ans à des titres divers, y compris un passage par le service d'infiltration français que j'ai eu l'honneur de diriger quelques années. Je dirige aujourd'hui l'Office central des stupéfiants, qui est rattaché à la Direction centrale de la Police judiciaire ; il existe depuis 1953. Ses missions sont celles que vous avez rappelées. Elles nécessitent cependant quelques précisions.

Ce service est un service de police qui compte en son sein des policiers, des gendarmes et des douaniers. C'est un service interministériel qui réunit quotidiennement des gens différents par leur origine et leur mode de fonctionnement dans le but d'embrasser le plus largement possible la problématique de la lutte contre les trafics.

Sa dominante est répressive mais il tente de mettre en oeuvre une approche transversale, différenciée et la plus large possible.

Ce service compte aujourd'hui un peu plus de cent personnes, pour l'essentiel installées à Nanterre. Les services espagnols, italiens, allemands disposent en effet d'effectifs plus importants. Les résultats ne sont d'ailleurs pas forcément fonction du nombre...

L'Office central des "stups" reste donc en Europe, même s'il est reconnu, un service dont l'effectif est mesuré.

A côté de l'implantation de Nanterre, il existe plusieurs antennes, dont l'une aux Antilles, créée en 2004. Une autre se trouve à Roissy et s'occupe essentiellement des enquêtes douanières. D'autres antennes sont en cours de création depuis août 2010 à Lille et à Marseille, l'objectif étant d'essayer de développer en métropole ce qui a fonctionné à Fort-de-France avec de très bons résultats. Si l'activité de ces deux antennes connaît des résultats intéressants en 2011, nous proposerons de décliner ce système dans d'autres grandes villes.

Nous disposons d'enquêteurs et de moyens d'enquête propres. Nous travaillons de la même façon que d'autres services consacrés à la lutte contre le trafic de stupéfiants et sommes saisis par des magistrats d'enquêtes préliminaires, d'enquêtes de flagrance ou sur commission rogatoire.

Nous luttons de manière très classique contre les trafics, en privilégiant ceux dont les débouchés sont internationaux. Nous sommes en effet correspondants des services spécialisés étrangers de lutte contre les stupéfiants. Toute enquête contre un trafic de stupéfiants à l'étranger et ayant des débouchés en France sera traitée par nous et toute enquête née en France connaissant des évolutions en direction de l'étranger aura vocation à passer par nous à un moment ou un autre.

Des dossiers franco-français nous sont également souvent confiés quand l'ampleur du trafic détecté dépasse les capacités d'un service territorial ou si, en raison de sa complexité, il nécessite l'appoint de personnes extérieures, que nous fournissons volontiers.

Nous avons aussi nos initiatives puisque nous gérons nous-mêmes des informateurs et que nous avons notre propre façon de prospecter pour identifier des trafics. Le fait de ne rien découvrir n'est pas forcément un signe de bonne santé d'un ressort géographique donné.

A ces missions que nous partageons avec les services de police et de gendarmerie s'ajoutent des missions spécifiques de l'Office central des stupéfiants ; j'ai évoqué les relations internationales avec d'autres services d'enquête, extrêmement importantes chez nous : nous avons en notre sein des officiers de liaison étrangers, pour la plupart européens -bien que nous ayons développé des liens avec d'autres services hors d'Europe. Il existe également des missions de synthèse et d'analyse, car nous tenons des statistiques répressives à l'intention des autorités politiques et de l'exécutif : commentaires des flux, recherche des faiblesses du système, propositions de stratégies nouvelles ou d'adaptation du dispositif...

Nous essayons donc de développer notre faculté de proposition, d'analyse, de réflexion et de recul en matière de lutte contre les trafics.

Nous sommes en outre membres d'un certain nombre d'institutions européennes internationales et nous participons à un certain nombre de travaux préparatoires visant des changements législatifs ou des ajustements européens.

Enfin, nous sommes porte-parole de la France dans le domaine de la lutte contre les trafics ; nous participons aux travaux et aux fichiers d'Europol ainsi qu'à un certain nombre d'enquêtes dans des affaires où la France n'est peut-être pas directement impactée mais qui concernent le territoire européen. Nous sommes ainsi amenés à lutter, par exemple, contre des trafics basés en Afrique -pour ce qui concerne la cocaïne- ou en Turquie ou en Russie -pour ce qui concerne l'héroïne- et à destinations de l'Europe.

Vous aurez compris que nous ne sommes pas trop de cent pour exécuter toutes ces missions en permanence !

Le bilan 2010 est en cours de constitution mais je puis d'ores et déjà vous faire part des évolutions que nous avons pu constater concernant ces phénomènes extrêmement structurés dans nos sociétés européennes...

La France reste à plusieurs titres un pays très concerné par les stupéfiants. Tout d'abord, elle est, pour des raisons géographiques, un pays de transit très important entre les deux grandes portes d'entrée des produits que sont les Pays-Bas et l'Espagne. Nous sommes, en Europe, au carrefour d'un certain nombre de réseaux d'acheminement. Les produits stupéfiants traversent donc notre territoire en permanence pour alimenter d'autres pays. Ceci est resté vrai en 2010, avec quelques particularités puisqu'on assiste, semble-t-il, à une diminution des flux routiers, notamment par voie de fret.

Nous pensons que les trafiquants ont eu énormément de déboires avec ce vecteur depuis deux à trois ans et cherchent des moyens plus discrets de faire voyager les produits stupéfiants.

La France reste également un pays de transit pour toute la messagerie expresse, ce qui est peut-être moins connu. Le hub de Roissy est devenu le second d'Europe pour Federal Express, DHL et Colissimo. Plusieurs millions de paquets par semaine transitent par ces hubs . Certes, les quantités sont mesurées mais il existe un trafic de fourmi et ces opérateurs nous posent un important problème de logistique, les paquets ne restant en transit sur notre territoire qu'un temps très court. Il est extrêmement difficile pour les services douaniers de détecter les trafics en une heure à peine.

La France demeure également le lieu d'une importante consommation de cannabis. La consommation de cannabis concerne en France un peu plus de 500.000 usagers quotidiens ou très réguliers et un peu plus d'un million d'usagers occasionnels.

Un certain tassement de la demande s'est cependant produit il y a deux ans et semble se poursuivre. Les chiffres, non seulement se sont stabilisés, mais décroissent lentement et régulièrement. Le produit semble passer lentement de mode -même si c'est peut-être au profit d'un autre- et on assiste à un début de désintérêt pour lui, ce qui est en accord avec ce que l'on peut constater dans d'autres pays.

Aux États-Unis, la demande a chuté d'environ 20 %. Elle diminue dans de moindres proportions mais de manière régulière dans d'autres pays européens. On peut donc estimer que l'on a atteint un plafond dans l'utilisation de ce produit.

On constate toutefois l'émergence du cannabis « indoor », domestique, ce qui est très préoccupant pour l'avenir.

Il faut noter que le Maroc a saisi plus de 100 tonnes de cannabis en 2010 alors qu'il n'en saisissait il y a dix ans que 3 ou 4 par an. Les Marocains expliquent qu'ils ont récemment diminué les surfaces cultivées en cannabis d'au moins un tiers. Il faut reconnaître leur effort mais nous sommes par ailleurs persuadés que le rendement à l'hectare a considérablement cru. Il faut donc nuancer cette annonce de succès majeur tout en saluant un résultat qui n'allait pas de soi.

Les Espagnols ont également fait un effort alors qu'ils sont seulement pays de transit, le cannabis n'ayant pas la faveur de leurs usagers. Ils saisissent également plusieurs dizaines de tonnes par an.

Tous ces efforts conjugués ont fini par payer ; on constate une réduction de la demande et, progressivement, du produit disponible, même s'il faut rester vigilant en ce qui concerne le cannabis domestique.

La France reste un pays de consommation de cocaïne, produit très préoccupant. Le plafond n'est probablement pas encore atteint, le nombre d'usagers continuant à augmenter, tout comme celui des trafiquants interpellés.

On pense que le développement de cette activité n'est pas encore arrivé à son point d'équilibre ; c'est pourquoi nous sommes extrêmement motivés pour poursuivre la lutte contre les trafiquants de cocaïne qui ont la particularité d'être particulièrement corrupteurs pour les États dans lesquels ils oeuvrent. On l'a vu de manière spectaculaire dans des États comme le Mexique ou le Venezuela et, plus près de nous, plus récemment, dans les États africains concernés.

On se rassure en se disant que la situation de ces États n'a rien à voir avec la nôtre et que les trafiquants bénéficient dans ces pays de structures faibles, voire inexistante, à tout le moins largement désorganisées. C'est pain béni pour les trafiquants que de s'installer dans des endroits où l'oeuvre de justice a beaucoup de mal à rencontrer des succès.

On voit des organisations sud-américaines progresser désormais au Sahel, au Maghreb et, ces dernières années, en Espagne. Même si leur impact est moins fort pour le moment en France en termes de corruption, nous sommes extrêmement vigilants parce qu'elles sont très puissantes en raison des fonds dont elles peuvent disposer, des méthodes qu'elles utilisent et des succès qu'elles comptent déjà à leur actif.

Je ne m'étends pas sur le problème de santé public car je sais que d'autres le développeront de manière détaillée, mais il est vrai que la cocaïne pose des problèmes majeurs en termes de santé publique et de polytoxicomanie, la cocaïne associés à d'autres produits ayant des effets terribles.

Nous restons donc extrêmement combatifs sur le sujet. On a saisi en 2010 plus de 5,6 tonnes de cocaïne, ce qui reste dans la moyenne de ce que l'on saisit habituellement.

Pour ce qui est de la consommation, nous sommes également -mais à un niveau bien moindre- un pays consommateur d'héroïne. Il y a deux ou trois ans, je l'aurais à peine citée, aujourd'hui on assiste lentement mais sûrement à une reprise de son usage malgré les efforts de l'État en matière d'accompagnement des toxicomanes, les soins dispensés, les campagnes d'information, la disponibilité de produits de substitution. Ce produit a une apparence plus « attirante » qu'autrefois, s'injecte moins, se sniffe et se fume plus qu'avant mais a toujours les mêmes effets dévastateurs sur la santé et sur les capacités d'insertion de nos concitoyens dans la vie sociale.

L'héroïne revient progressivement par l'Est de l'Europe. Les chiffres des saisies, plus d'une tonne cette année, sont en augmentation régulière. Je pense qu'il faudra être extrêmement vigilant et surveiller la diffusion de l'héroïne par le biais du milieu festif ou des « raves parties ».

Les trafiquants ont bien étudié le problème. Ce sont des « commerçants » : ils ont compris les inconvénients de leur produit et ont énormément travaillé le packaging , l'image, la publicité, les effets secondaires et le mode de prise. Il fallait que ce soit plus à la mode qu'un « shoot » qui a aujourd'hui mauvaise presse.

Ils ont réussi à offrir un produit relativement compétitif et disposent d'environ deux ans de stocks, en raison de l'importante production afghane et maintenant iranienne. Ils peuvent ainsi se permettre d'offrir des prix bas pour favoriser la reprise de la consommation.

Nous sommes également, marginalement, un pays consommateur d'ecstasy et d'amphétamines. On annonce une augmentation des saisies d'ecstasy de 500 % mais nous partons de chiffres extrêmement modestes : environ 700.000 cachets ont été saisis cette année, ce qui reste très en-deçà des 2 à 3 millions saisis couramment par an il y a dix ans.

Ce produit n'a donc pas fonctionné commercialement. Il faut toujours ramener le trafic de stupéfiants à celui d'un commerce. Certes, ce n'est pas un commerce comme un autre mais il génère pour les trafiquants des problématiques commerciales classiques de production, d'acheminement, de stockage, de marché, de marges, de risques sur la route. Il faut rapprocher les lieux de stockage des lieux de demande. Si vous mettez trop de temps à répondre à une demande, vous allez être concurrencé sur votre marché et vous ne serez plus compétitif, de même que si vous êtes trop cher ou si votre marchandise est de mauvaise qualité. Si vous effrayez le consommateur -ce qui est fréquent dans le domaine des stupéfiants- vous ne serez plus compétitif non plus !

Toutes ces problématique sont au coeur du métier de trafiquant de stupéfiants et nécessitent des adaptations incessantes.

L'ecstasy n'a pas la faveur du consommateur français, contrairement à ce que l'on constate aux Pays-Bas, en Belgique ou en Grande-Bretagne, mais cela ne signifie pas qu'elle ne resurgira pas sous une autre forme. Il faut noter qu'il existe d'autres produits assez proches qui peuvent devenir à la mode en quelques mois.

L'ecstasy, en tout état de cause, ne représente pas un problème pour l'État français pour le moment, dans la mesure où, peu diffusée, elle est restée confinée dans des milieux particuliers pour ce qui est de l'usage mais aussi de la distribution. Ce n'est pas un produit aux mains du banditisme organisé. Autant la résine de cannabis est aux mains de trafiquants extrêmement déterminés et violents, autant la cocaïne est aux mains d'organisations qui ont des moyens d'intervention sur la vie d'un État, autant l'héroïne est aux mains d'organisations étrangères qui font de l'argent ailleurs et essayent de développer leur marché, autant l'ecstasy et, pour l'instant, les drogues de synthèse, restent l'objet de « micro trafics », avec des lieux de production peu éloignés du lieu d'usage, et ne sont pas pour le moment aux mains de maffias ou d'organisations criminelles.

Nous sommes restés un pays de transit et un pays consommateur de deux produits phares mais nous allons peut-être désormais de plus en plus devenir un pays producteur. Peu à peu diminue ce qui nous distinguait des pays producteurs que nous avons énormément dénoncés, comme le Brésil qui a récemment regretté d'être pointé du doigt par l'Europe en tant que plate-forme de départ pour la cocaïne. En tant qu'enquêteur, je puis toutefois vous dire que c'est bien une réalité.

La France peut devenir, comme d'autres pays européens désormais, un pays producteur. La Belgique et les Pays-Bas accueillent ainsi depuis longtemps des laboratoires de transformation ou de production de drogues de synthèse.

Aujourd'hui, ils accueillent en outre des centres de culture qui permettent de trouver du cannabis « made in Europe », ce qui n'était pas le cas jusqu'alors, ou dans des proposions modestes. Nous avons tous en tête l'image de l'étudiant cultivant du cannabis chez lui après avoir ramené des graines d'un voyage aux Pays-Bas. A cette production a succédé progressivement, depuis deux ou trois ans, celle effectuée dans des appartements dédiés à cette culture, voire dans des lieux plus importants exploités par des gens dont les préoccupations sont avant tout commerciales.

Le cannabis européen est produit de manière hydroponique ; il est transgénique, les semences ayant été manipulées pour être plus productives. Le principe actif du cannabis, le tétrahydrocannabinol, est présent entre 3 et 6 % dans la plante à l'état naturel, comme au Maroc. Le plant peut aller jusqu'à 25, 30 ou 35 % de concentration. On en trouve à 37 ou 38 % quand le plan a été génétiquement modifié pour que son rendement en THC soit supérieur. La particularité de ces plans est d'avoir une croissance plus rapide et d'être plus forts, ce qui conduit aussi le cannabis à être plus dangereux qu'avant et susceptible de davantage d'utilisations en raison de sa très forte teneur en principes actifs.

On a vu apparaître des plantations en Belgique, aux Pays-Bas et un peu en Pologne. Le Canada est également touché, avec des surfaces très importantes de serres agricoles ayant fait faillite rachetées par des gens qui y ont installé des plantations de cannabis et qui font énormément d'argent avec.

Ceci est préoccupant pour deux raisons : les plantations sont très proches de l'endroit où le produit est consommé -le délai de route s'est donc considérablement raccourci- et le produit est plus fort.

Aux Pays-Bas, comme en Belgique, cette production est déjà aux mains d'organisation criminelles extrêmement structurées qui commencent à se voler les récoltes, incendier les plantations, enlever les jardiniers et demander des rançons, un jardinier compétent ayant dans ces pays une valeur sur le marché du cannabis.

Ce produit très fort qui a la faveur des clients est par ailleurs peu cher, les risques sur la route étant moindres, de même que les surfaces de stockage ou le nombre de personnes à corrompre ou à payer pour les passages.

Ce cannabis a également su se prévaloir d'une image « bio ». Les trafiquants marocains, libanais ou afghans ont de plus en plus mauvaise réputation : les produits ont été tellement coupés que les consommateurs se sont tournés vers un produit vendu comme plus naturel et de manière plus directe. Ce produit risque donc d'avoir la faveur des consommateurs dans les deux à trois ans qui viennent, et de nous poser problème.

Il n'y a aucune raison pour que nous ne courrions pas le risque de voir la production s'implanter dans notre pays : nous avons nous aussi des surfaces agricoles à même d'accueillir ces fermes et des exploitations en faillite pouvant être rachetées. Cela générera les mêmes troubles qu'ailleurs. On estime à 45.000 le nombre total des plantations, de dimensions diverses, aux Pays-Bas. Les autorités en découvrent plusieurs par jour. Pour un aussi petit pays, ce chiffre paraît énorme.

Je termine le bilan en signalant la progression très prometteuse et très importante du nombre de saisies d'avoirs criminels, qui ont plus que doublé l'an dernier, pour atteindre un peu plus de 30 M€.

L'essor de l'activité de saisie est réel et sa logique est désormais intégrée pas les services. Ce qui était une conséquence est maintenant un des critères les plus importants d'ouverture de dossiers. On progresse au niveau européen sur ce sujet et on va jusqu'au Maroc pour récupérer le patrimoine des trafiquants !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de cet exposé très clair et très enrichissant.

La parole est aux parlementaires.

Mme Christiane Hummel, sénatrice . - Etant du Sud-Est de la France, je ne suis pas surprise d'apprendre que l'on cultive du cannabis. J'en ai même vu dans des champs et on a apporté dans ma médiathèque municipale, une nuit, une trentaine de pots de cannabis dont quelqu'un voulait sûrement se débarrasser !

Je suis cependant étonnée que l'on trouve sur Internet des sites ou l'on vende des graines de cannabis et des kits. On y explique également comment cultiver. N'y a-t-il pas moyen d'interdire cette vente ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous disiez en préambule que la France est un pays de transit entre deux plaques tournantes, les Pays-Bas et l'Espagne. La Belgique est-elle confrontée au même problème ?

Par ailleurs, quelle est la relation entre la baisse des saisies de cannabis et la baisse de sa consommation ? La politique de saisies en quantités importantes et les lois plus ou moins répressives selon les pays y contribuent-elles ?

Quant aux gros efforts de la France en matière de traitements de substitution aux opiacés, je rappelle que l'on avait un fort retard à rattraper.

Vous évoquez d'autre part un important stock d'héroïne. S'agit-il de produit pur ou coupé ? A Toulouse, les trafiquants mélangent l'héroïne à de la brique rose : les quantités ne sont-elles pas, par suite, démultipliées ? Avez-vous une idée de l'importance de la revente illégale de méthadone et de Subutex ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - Les saisies d'avoir criminels existent-elles dans les autres pays ?

Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice . - Vous avez saisi 66 tonnes de cocaïne en 2010 ; quel est le rapport entre ce que vous saisissez et ce qui ne l'est pas ?

Par ailleurs, constatez-vous un trafic de faux médicaments dans les banlieues ?

D'autre part, quel est l'impact des nouvelles drogues -GHB, GBL- sur la santé ?

Enfin, je m'étonne, face aux conséquences de la prise de cocaïne à vie, que l'on ne fasse pas appel aux chercheurs pour attirer l'attention des usagers sur les risques qu'ils encourent.

M. Georges Mothron, député . - Je suis élu de la seconde couronne. Vous faisiez référence à la relation, dans certains quartiers, entre la tranquillité et la vente de drogue. Or, je le vois chez moi, la tranquillité est souvent synonyme de prosélytisme salafiste. Les services collaborent-ils parfaitement en matière de renseignements, de façon que vous puissiez être aussi bien informés que possible ?

Par ailleurs, quelle est la structure d'âge de la consommation de cannabis, de cocaïne mais aussi d'héroïne ? Y a-t-il des profils particuliers de consommateurs dans les strates socioprofessionnelles ?

M. François Thierry . - Il est vrai qu'en matière de criminalité, Internet va être un des gros enjeux des années à venir.

Pour ce qui concerne les stupéfiants, Internet propose non seulement des graines à la vente mais aussi la méthode pour planter et récolter, ainsi que le matériel. Plus de 400 sites sont accessibles en France. Internet propose également de la vente de produits nouveaux comme le « spice », cannabis de synthèse fabriqué sous forme de spray dont on peut imbiber n'importe quel support à fumer.

Ce produit est interdit mais la molécule, Delta 09, est extrêmement puissante. On manque de recul pour évaluer ses incidences sur la santé publique mais un produit plus fort que le cannabis ne devrait pas être bon pour la santé. De tels produits -méphédrone, kétamine, spice - sont disponibles sur Internet...

Je n'ai pas de solution en matière de contrôle d'Internet : nous sommes pourtant nombreux à être concernés. Nous agissons avec Internet comme pour tous les autres moyens de transport du produit. Nous faisons de la veille et nous allons en faire davantage. Nous visitons ces sites, faisons de l'infiltration, comme pour les autres affaires.

Nous réalisons aussi des livraisons surveillées. Leur nombre a plus que doublé en un an. Ce mode d'action auquel nous croyons beaucoup consiste à laisser passer le produit pour interpeller son destinataire et éventuellement son fournisseur. Nous essayons de ne pas couper un chaînon du transport pour voir où va le produit et qui est derrière, en accord avec les magistrats. Tout cela est très rôdé, même en Europe.

C'est plus difficile avec certains pays, plus concernés que d'autres : appeler les Pays-Bas pour les informer que nous réalisons une livraison surveillée de 800 g de spice ne les intéresse pas vraiment : ils ont 2.000 demandes par semaine ! Nous essayons toutefois de motiver nos correspondants et de privilégier ces modes d'action classiques qui donnent de très bons résultats.

On ne fera pas de miracle avec Internet dans le domaine des stupéfiants. Le problème est ici identique à celui que posent la pédopornographie, le terrorisme, les financements occultes, etc. Internet sert à tout cela, comme il sert à plein de choses.

Pourquoi n'existe-t-il pas un discours plus vigoureux à propos des dangers de la cocaïne ? Les usagers qui ont une vie sociale développée, des relations familiales normales, qui font usage de cocaïne à titre ponctuel ou régulier, soit pour travailler mieux soit dans le cadre de fêtes et qui m'expliquent qu'ils hésitent à absorber un yaourt périmé depuis une journée ou deux me font toujours sourire : il y a en effet dans la cocaïne au minimum seize produits chimiques différents, voire plus, sans compter les coupages. Les feuilles de cocaïne trempent d'abord dans un bain de kérosène afin de les transformer en pâte que l'on fait réagir avec de l'acide sulfurique, puis chlorhydrique. C'est cette substance que l'on s'introduit dans le nez, alors qu'on hésite par ailleurs à manger un yaourt périmé ou que l'on recherche du bio sous prétexte que c'est meilleur !

La cocaïne souffre encore d'un important déficit d'information des consommateurs. C'est un produit encore à la mode qui a été fort bien lancé commercialement par ceux qui en vendent. Il jouit encore d'une certaine faveur dans la " jet set " ou dans une certaine classe sociale et ce ne sont pas les confessions publiques d'animateurs de la télévision qui y changeront quelque chose...

Une alerte est effectivement nécessaire en matière de santé publique mais ce n'est pas à moi de la lancer, certains s'en occupent d'ailleurs très bien. On sait qu'il existe un chiffre noir des décès par overdose de cocaïne et que certaines personnes développent des troubles mentaux sévères mais aussi bien d'autres pathologies. Nous sommes persuadés qu'un certain nombre d'infarctus, de ruptures d'anévrisme, etc., sont dus à la consommation de ce produit sans ce soit détecté. Il reste donc de gros progrès à faire dans ce domaine.

Pour ce qui est de l'héroïne, les deux ans de stock concernent le produit tel qu'il arrive en Europe, avant la plus grosse partie des coupages. L'héroïne est fréquemment coupée avec du plâtre, de la farine, de la colle, du sucre, du talc, de la brique et avec énormément d'anesthésiants vétérinaires qui renforcent son effet. L'usager a l'impression que le produit est bon parce qu'il a un effet puissant ; en réalité, c'est surtout l'anesthésiant vétérinaire ajouté qui produit l'effet.

Concernant la méthadone et le Subutex, peu de cas de trafics sont recensés. On sait qu'il existe un détournement -depuis le vol d'ordonnance jusqu'à la revente dans la rue- et de la contrefaçon mais il n'y a pas de dossier d'envergure, en France. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en aura pas.

Les cas ponctuels sont en général gérés par les services territorialement compétents. Pour le moment, on n'a pas perçu l'émergeante d'un phénomène préoccupant, même si la Suède nous alertés plusieurs fois à propos de Subutex venant de France vendu en fraude dans ce pays. On a trouvé la source et déféré l'auteur mais il ne s'agissait pas de grosses quantités.

Concernant les avoirs criminels et la cohésion européenne dans ce domaine, tout le monde a très bien compris l'intérêt que cela pouvait représenter en période de budget contraint. Outre la recherche d'efficacité, nous avons aussi la volonté d'essayer de coûter le moins cher possible à l'État. C'est pourquoi nous tentons de récupérer le plus d'argent possible.

Cela fait l'objet d'un atelier européen géré par Europol qui pousse les pays en retard à adopter des législations permettant le versement des avoirs criminels dans le budget des États. La Grande-Bretagne est extrêmement motrice sur le sujet, la France également. Des progrès restent à accomplir mais nous avons largement compensé notre retard. Nous croyons beaucoup aux perspectives d'évolution dans ce domaine. J'ai évoqué le Maroc ; nous avons également d'autres pistes avec l'Afrique ou la Turquie. Ce n'est qu'un début mais on arrive à remonter la trace de certains patrimoines alors qu'auparavant, on n'osait même pas poser la question ! Cela va donc dans le bon sens.

Quel est le rapport entre ce qui est saisi et ce qui passe ? Nous saisissons de manière certaine entre un cinquième et un quart de ce qui entre. Cela varie selon les produits, le moment et la typologie du trafic sur lequel on travaille. Un trafiquant, pour commercialiser un kilo, doit envoyer 1,5 à 2 kilos, voire plus. Les saisies ont donc d'un impact réel sur le trafic.

Elles font partie des préoccupations majeures des trafiquants, qui sont obligés de changer leurs routes et d'adopter des stratégies plus onéreuses. C'est ainsi que la cocaïne voyage de moins en moins sous sa forme finie. Traditionnellement, la cocaïne peut voyager en pain d'un kilo ; aujourd'hui, elle est déstructurée et mélangée à d'autres supports dans un laboratoire du pays de départ. Il s'agit de lui donner une forme différente pour la rendre moins détectable et plus facilement dissimulable et stockable à l'arrivée. Ceci nécessite, outre le laboratoire du pays de départ, d'en avoir un dans le pays d'arrivée pour retransformer la cocaïne et la rendre à nouveau compatible avec une commercialisation directe.

Ces deux laboratoires sont pour les trafiquants des outils extrêmement compliqués à mettre en place : il leur faut des gens compétents, ils risquent de se faire escroquer par leurs associés qui sont, avec nous, leur principal problème. Nous y voyons une forme de succès, même si cela n'a pas tari le trafic.

Quant aux faux médicaments, nous ne sommes pas saisis de ce sujet.

Concernant les quartiers, la collaboration entre services de renseignements est réelle. Elle pourrait s'accroître et s'améliorer, la marge de progression demeurant importante mais nous leur transmettons tout ce que nous identifions. Nous avons moins de retours de leur part, ce qui est normal car nous interpellons plus de 170.000 personnes par an. Notre volant d'activités est forcément supérieur à celui des services qui enquêtent sur les mouvements salafistes.

M. Patrice Calméjane, député . - Que peut-on faire pour vous aider à lutter contre la vente de produits par l'intermédiaire des hubs ?

Par ailleurs, que changeraient pour vous les salles d'injection, si elles étaient institutionnalisées ?

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - A combien estimez-vous le nombre de trafiquants qui circulent sans que vous les arrêtiez ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Un best-seller récent a montré comment travaillait l'Office de répression des stupéfiants à Roissy, faisant des révélations dont la véracité reste à confirmer. Que pensez-vous du trafic dans nos aéroports, notamment à Roissy ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Concernant les trafics, la répression du trafic illicite de stupéfiants s'inscrit dans une politique publique. A-t-elle un impact sur l'offre ? Une politique de prévention plus appuyée, qui pourrait réduire la demande, réduirait-elle l'offre ?

En second lieu, certains proposent d'instaurer des salles d'injection, d'autres la dépénalisation, voire la légalisation de certains produits, comme le cannabis. Que pensez-vous de ces éventuelles évolutions de la loi ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le Commissaire, de quels changements législatifs auriez-vous besoin dans votre travail ?

M. François Thierry . - Il faut bien sûr travailler sur la demande. On ne peut méconnaître le fait que ces produits auront à terme des conséquences très nocives sur la santé de nos concitoyens si ceux-ci en sont usagers. C'est pourquoi ils sont interdits. Il n'y a pas d'autres justifications. Il faut donc absolument travailler à la réduction de la demande, nous sommes d'accord sur ce sujet.

Les organisations criminelles qui recourent au trafic de stupéfiants ont des stratégies commerciales extrêmement agressives. Les diminutions de la demande sont toujours compensées, comme on le voit aux Pays-Bas, par une relance de la stratégie commerciale de l'organisation qui se sent visée.

Cela ne veut pas dire que l'on ne peut arriver à réduire la demande, mais toute réduction accroît la concurrence entre organisations et développe des stratégies commerciales agressives : tout le monde a vu des reportages sur les « drug runners » qui, aux Pays-Bas, le long des autoroutes, cherchent, les armes à la main, à vendre de force leurs produits !

Il ne s'agit pas de ne rien faire mais il ne faut pas attendre des organisations criminelles qu'elles baissent les bras devant une réduction de la demande. Ce ne sera pas le cas ! Mon propos rejoint un peu la problématique de la dépénalisation, voire de la légalisation. Dépénaliser ou légaliser n'enlèvera rien à la détermination de ces organisations qui, de toutes façons, continueront à s'enrichir par d'autres moyens ou en utilisant les failles de la dépénalisation ou de la légalisation.

Le cannabis n'est pas un produit stable, on l'a vu : si vous autorisez la production d'un cannabis le moins dangereux pour la santé, à 10 % de THC, les organisations criminelles vendront du 30, du 35 ou du 38 %. Ils en vendront aux mineurs si vous en avez interdit la vente aux mineurs ; ils en vendront la nuit si vous avez interdit la vente de nuit !

C'est ce qui se passe aux Pays-Bas, où toutes sortes de commerces sont apparus à côté du commerce légal, ce qui ne résout rien. Vous aurez autorisé un produit de plus, et Dieu sait que l'on a du mal avec ceux qui le sont déjà, comme le tabac et l'alcool. Si on avait pu les interdire, on l'aurait fait. On a aujourd'hui 10 millions d'usagers d'alcool, 12 millions d'usagers de tabac et on essaie, à coup de spots télévisés et d'affiches de toutes sortes, de conseiller aux usagers de moins consommer et de prendre garde à leur santé !

Autoriser un produit de plus ne diminuera pas l'activisme très violent de ces organisations criminelles, ni leur activité. Les Pays-Bas, qui s'étaient engagés dans cette voie, sont en train d'en revenir. Ils subissent des conflits entre bandes rivales qui se battent pour fournir les coffee shops . Les coffee shops sont autorisés à vendre 100 kg d'une provenance fléchée mais en vendent en fait 2 tonnes : 100 kg de la provenance fléchée et, sous le manteau, 1,9 tonne de provenances diverses !

Aux Pays-Bas, 75 à 80 % des gens qui viennent se fournir dans les coffee shops ne sont pas hollandais. Cela a généré des trafics énormes. L'État en récolte certes les fruits, les gens dépensant de l'argent par ailleurs, mais on ne sait plus comment se défaire de ces trafics. Les coffee shops sont fermés les uns après les autres et l'on assiste à des troubles associés colossaux, avec des plaintes du voisinage incessantes.

On va créer selon moi un problème plus compliqué que celui d'origine. Si, demain, la cocaïne connaît le même engouement, va-t-on nous expliquer qu'il faut la dépénaliser et la légaliser ? On va reculer le problème sans avoir un effet réel sur les organisations criminelles. Or, ce sont elles que l'on veut viser, non l'usager. Certes, l'usage reste répréhensible mais l'usager est peu poursuivi pénalement : il est surtout encadré. Quand il est poursuivi pénalement, c'est pour mieux l'inciter à décrocher, non pour lui infliger réellement une peine.

Les législateurs que vous êtes ont pour l'instant souhaité ne pas modifier le droit, les praticiens et la jurisprudence ayant adapté leurs réponses : on ne matraque pas l'usager comme un délinquant ordinaire, on essaye de l'inciter à suivre des canaux de santé publique dans son propre intérêt. C'est fort utile pour l'inciter à décrocher.

Il est important de conserver des infractions qui permettent de toucher les organisations criminelles ; si vous les supprimez, vous privez les services d'enquête d'un moyen d'accès à ces organisations. Il s'agit d'infractions occultes, difficiles à mettre en lumière. La situation peut être très calme dans un quartier alors que celui-ci est aux mains d'une organisation de trafiquants ! Un intérêt de l'incrimination est de contraindre l'usager à nous parler, avant de l'envoyer chez le médecin ou l'assistante sociale.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - C'est là votre réponse à la dernière question qui vous a été posée : qu'attendez-vous des politiques ?

M. François Thierry . - Nous attendons du législateur une sécurité juridique. L'arsenal existe déjà. L'Office pour la répression du trafic de stupéfiants existe depuis 1953. Le législateur français a été particulièrement clairvoyant en fixant de grands axes diversifiés de travail : soins, répression...Il a également laissé la coopération européenne se développer.

Le problème réside dans l'insécurité des régimes de garde à vue qui mettent terriblement à mal les procédures. On attend du législateur un signe fort et pérenne sur le sujet, une stabilisation de l'état du droit plutôt que des idées novatrices. L'effort doit porter sur la coordination, l'accompagnement et le développement de la lutte contre les trafics. Il faut continuer à taper au porte-monnaie, à donner des moyens pour lutter contre ces organisations criminelles, qui travaillent comme la maffia italienne il y a vingt ans ou les cartels colombiens et mexicains aujourd'hui. Même si c'est plus impressionnant au Mexique, la méthode de travail est la même. Il faut donc que les outils soient adaptés mais je crois qu'on en dispose déjà largement.

Les « salles de shoot », comme la dépénalisation, ne sont pas selon moi une bonne idée. La logique française a consisté à limiter la demande et à accompagner les personnes tombées dans l'usage incontrôlé de ces produits sur les plans médical et social. Elle a été aussi de les punir lorsque c'est judicieux. Mais la mission de l'État est plus d'accroître l'accompagnement des gens que d'organiser l'usage, qui risque de multiplier les problèmes.

Si vous créez des « salles de shoot », les dealers s'introduiront à l'intérieur : pour eux, ce sera un marché à prendre ! Vous aurez également des problèmes entre usagers : certains vont venir sans ce qui leur est nécessaire et voler les autres. Vous aurez également des vendeurs aux abords des salles de shoot... Vous entrez dans des problèmes sans fin et très difficiles à gérer à moins de poster des policiers dans chaque salle, ce qui est une antinomie totale dont personne ne veut !

Il faudra instaurer une zone où l'usage sera semi-encadré. Je comprends que, pour les professionnels de santé, cela puisse être une solution potentielle mais, à long terme, ce n'en est pas une. Certes, les pays qui se sont lancés dans cette voie depuis 1986 ont pu diminuer le nombre d'infections -et encore- et stabiliser l'usage des seringue mais, pour nous qui luttons contre les organisations criminelles, la problématique est marginale. Nous ne voulons pas voir se reproduire dans ces salles de shoot ce qui se passe déjà dans les hôpitaux français, où il existe, dans chaque service spécialisé, des toxicomanes ravitaillés par des dealers qui démarchent directement certains hôpitaux. Ce sera la même chose ! On croit résoudre le problème par ce biais alors qu'on l'élargit !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

M. François Thierry . - Je reste à votre disposition. L'une de mes missions prioritaires est de vous informer.

Audition de Mme Françoise Baïssus, chef du bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement du ministère de la justice et de M. Guillaume Vallet-Valla, magistrat

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent Mme Françoise Baïssus, Chef du bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement au ministère de la justice, accompagnée de M. Guillaume Valette-Valla, Magistrat.

Les auditions qui ont précédé la vôtre nous ont permis de commencer à acquérir une idée plus claire de la situation de la toxicomanie en France et de prendre connaissance des préconisations de certains intervenants pour mieux appréhender les problèmes sanitaires.

Ces premières approches nous ont confirmé, s'il en était besoin, le caractère prégnant des aspects juridiques et judiciaires de la lutte contre la toxicomanie. Le bureau de la santé publique, du droit social et de l'environnement, que vous dirigez, est chargé, semble-t-il, de fixer l'action du ministère de la justice en matière de traitement judiciaire des addictions et des dépendances.

Vous allez donc pouvoir nous aider à cerner l'arrière-plan judiciaire d'un certain nombre de débats en cours.

Je vous propose de synthétiser les grandes lignes de votre action, les inflexions qui pourraient lui être apportée, après quoi nous aurons un échange.

Mme Françoise Baïssus . - Je vous remercie d'avoir invité le ministère de la justice et des libertés. C'est un honneur pour nous de parler cet après-midi devant vous au nom de la direction des affaires criminelles et des grâces.

Le Parlement a décidé de constituer cette mission parlementaire afin que ce sujet de société et de santé publique soit abordé avec un certain recul, avec de la hauteur de vue.

Vous allez faire des propositions réalistes, efficaces pour lutter au mieux contre ce phénomène et apporter aux victimes des réponses appropriées.

Mon propos sera de vous présenter la mise en oeuvre de la politique pénale par la direction des affaires criminelles en matière de toxicomanie.

Je voudrais insister fortement, au préalable, sur le fait que les principes qui gouvernent ces politiques sont ceux décidés par la représentation nationale.

C'est le législateur qui fixe les grands choix de société en matière pénale et pénitentiaire, ces choix sont déclinés en politiques pénale et pénitentiaire mises en oeuvre par le ministère de la justice.

Je vous exposerai de manière synthétique les grandes lignes de notre action, nous serons ensuite à votre disposition pour répondre à vos questions.

Ces orientations, quelles sont-elles ? En matière pénale, le postulat est l'interdiction de la consommation de produit stupéfiants et la sanction de comportements nuisibles à la santé publique. Je vous parlerai bien entendu du traitement judiciaire du simple usage de produits stupéfiants et non du trafic, même si il faut agir de façon concomitante sur l'offre et sur la demande.

Ce traitement judiciaire, depuis plus de quarante ans, se veut différencié, adapté à la situation particulière de l'usager, individualisé aussi et ne se réduit pas à la poursuite répressive d'une infraction pénale mais participe d'une vision holistique de la personne qui fait usage du produit stupéfiant.

L'autre politique -la politique pénitentiaire- c'est la mise en oeuvre du choix du législateur de recourir à l'incarcération.

S'agissant de la politique définie par la direction des affaires criminelles pour le traitement judiciaire de l'usage de produits stupéfiants, je commencerai par quelques données générales et quelques chiffres.

Tout d'abord, on distingue entre drogue licite et drogue illicite. Guillaume Vallet-Valla est spécialisé dans la lutte contre les addictions, y compris le tabac et l'alcool.

Vous le savez, l'alcool est le produit psychoactif addictif qui pose le plus de problèmes aux magistrats et c'est celui qui est le plus souvent lié à la commission des infractions. Deux chiffres parlent d'eux-mêmes : 40.000 morts liés à l'alcool, 200 liés à un usage abusif d'héroïne.

Sur 65 millions de Français, 12 millions ont consommé des produits illicites, 1 à 2 millions ayant une consommation régulière de produits stupéfiants. 800 à 900.000 sont des consommateurs réguliers de résine de cannabis, surtout dans la tranche d'âges 15-25 ans.

150.000 procédures de police ou de gendarmerie sont établies par an. Sur ce chiffre 80.000 procédures feront l'objet d'un traitement judiciaire.

Votre rapport de 2003, fort intéressant, notait, en matière d'usage de stupéfiants, un certain désintérêt à l'égard de l'interpellation. Or on considère aujourd'hui que les interpellations ont été multipliées par deux depuis la fin des années 1990, donnant lieu de façon consécutive à une augmentation du nombre de procédures et du nombre de traitements judiciaires.

Le débat sur l'usage des stupéfiants existe depuis plus de quarante ans. S'il existait une solution miracle, on l'aurait adoptée ! Nous avons au moins l'avantage de disposer d'un cadre légal clair, cohérent, simple à comprendre, structurant pour les consommateurs adolescents ou les très jeunes adultes, particulièrement vulnérables. Alors qu'on a pu évoquer assez souvent l'idée d'une « légalisation contrôlée », je préfère vous proposer la formule de « pénalisation contrôlée », toute l'histoire du cadre légal de l'usage de stupéfiants reposant sur ce principe.

La législation de l'usage de stupéfiants ne figure pas dans le code pénal mais dans le code de la santé publique. Même s'il s'agit d'un délit puni d'emprisonnement et d'une peine d'amende, l'usage de stupéfiants est ainsi plutôt appréhendé sous l'optique du soin médical : la réponse n'est pas que pénale.

La volonté publique dans ce domaine n'a cessé de se préciser, de s'affiner ; elle a, depuis 1970, en particulier avec la loi relative à la prévention de la délinquance du 5 mars 2007, multiplié, diversifié, individualisé la réponse pénale. Je ne parle pas de poursuites mais, volontairement, de réponse pénale, pour rendre compte du large éventail des outils disponibles.

Celui-ci s'étend des alternatives aux poursuites -réponse apportée dans l'immense majorité des cas par le procureur de la République- jusqu'à l'emprisonnement.

La loi de 2007 en est la parfaite illustration : elle prend en considération l'usage de stupéfiants soit comme circonstance aggravante, afin de protéger les victimes potentielles, soit comme révélateur d'un danger pour le consommateur lui-même.

C'est une loi qui innove : elle a introduit de nouvelles mesures et a complété l'éventail des réponses en créant le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de stupéfiants.

Cet outil pénal à visée pédagogique peut être utilisé dans le cadre d'une poursuite prononcée par un magistrat du siège dans le cadre d'une audience. Elle est cependant essentiellement prononcée avant tout déclenchement de poursuite.

La loi a essayé par ailleurs d'améliorer la prise en charge sanitaire en essayant de donner une autre dimension à l'injonction thérapeutique créée en 1970.

Pour mettre en oeuvre ce cadre légal de l'usage de produits stupéfiants, le ministère de la justice, la direction et mon bureau en particulier ont développé une action constante, notamment depuis 2007.

La politique pénale est guidée par la personnalité et le profil de l'usager. La circulaire du 9 mais 2008 a déterminé ses orientations en vue afin d'éviter de banaliser la consommation de drogues. C'est un point important, que l'on a largement défini et décliné à l'intention des procureurs généraux et des procureurs de la République.

Même si la mise en oeuvre n'est pas forcément uniforme dans tous les tribunaux de France métropolitaine et d'outre-mer, il n'existe pas un tribunal qui n'ait pas de politique pénale en matière d'usage de stupéfiants. Ceci mérite d'être relevé : qui dit politique pénale dit prise de conscience du fait qu'il faut apporter au moins une réponse pénale.

La circulaire du 9 mais 2008 est très clairs sur ce point : les réponses doivent être individualisées, appropriées, en fonction du profil de l'usager, mais systématiques, notamment lorsqu'il s'agit d'usagers mineurs.

Cette circulaire a été un premier apport pour essayer d'aider à la mise en oeuvre de la loi de 2007.

Nous essayons également d'apporter un soutien concret, pratique, matériel aux juridictions. Nous avons diffusé des instruments pédagogiques, créé un guide méthodologique sur le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de stupéfiants que l'on a diffusé à 2 ou 3.000 exemplaires. Nous avons réuni l'ensemble des parquets généraux pour essayer de les sensibiliser à mettre le stage en oeuvre avant d'en dresser 18 mois plus tard un premier bilan.

Les procureurs sont si surchargés par l'activité pénale de droit commun que ceci leur a paru fastidieux, d'autant qu'ils appliquaient déjà une politique pénale en matière de stupéfiants. Ils ont toutefois reconnu dans le stage un outil extrêmement intéressant, certes encore relativement confidentiel et peu généralisé, mais faisant désormais partie de l'éventail des réponses pénales et permettant une plus grande adaptation dans la mesure où il s'adresse à des personnes relativement insérées et non à des toxicomanes déjà dépendants.

Nous avons beaucoup travaillé en partenariat avec la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), grâce à laquelle nous avons pu diffuser massivement des guides et 1.000 clés USB contenant quantités de fichiers qui disent tout sur l'usage et le trafic de stupéfiants.

Une opération de bilan statistique a également débuté en novembre 2010, en partenariat entre le ministère de la justice et l'Observatoire français sur les drogues et la toxicomanie, afin d'étudier l'utilité effective des stages de sensibilisation.

Une action de la direction des affaires criminelles et du bureau de la santé public a été menée pour sensibiliser les magistrats de terrain à une réponse pénale intelligente en matière d'usage de stupéfiants. Il n'y a pas d'incarcération ni de poursuites systématiques ; elles peuvent exister mais n'interviennent que lorsque toutes les autres réponses pénales ont été épuisées : stages, ordonnances pénales, rappels à la loi avec orientation vers une structure sanitaire, rappels à la loi simple, classements sous réserve d'orientation vers une structure de soins, injonctions thérapeutiques...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est à M. Blisko.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ce stage s'adresse bien à des jeunes qui commencent à faire usage de drogues et porte sur les dangers de la consommation ?

Mme Françoise Baïssus . - En effet.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pouvez-vous nous le décrire et nous dire qui le suit ?

Mme Françoise Baïssus . - Ce stage est conçu en partenariat entre le procureur de la République -qui l'ordonne dans 95 % des cas- et une association spécialisée. Une fois la convention passée, on réunit généralement un jour et demi à 2 jours une dizaine d'usagers qui ont tous, peu ou prou, le même profil : il ne s'agit pas de toxicomanes mais de gens à peu près insérés pouvant payer le stage, le législateur de 2007 ayant estimé cette contribution nécessaire à des fins pédagogiques. Lorsqu'il s'agit de mineurs, les parents payent le stage.

Il existe trois modules : santé publique, risque judiciaire et risque sociétal, qui évoque la désocialisation et la perte d'intérêt pour la scolarisation et l'exercice d'une profession. Il ne s'agit pas d'un groupe de parole mais de permettre aux intéressés d'intégrer des notions de santé publique avec lesquelles ils ne sont pas forcément familiarisés, ainsi que des notions portant sur le risque judiciaire. Il est toujours bon de faire intervenir un procureur, un gendarme ou un policier qui est là pour rappeler le cap.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Pourrez-vous nous faire parvenir une de ces fameuses clés USB ?

Mme Françoise Baïssus . - Bien évidemment ! Nous en avons rééditées.

M. Patrice Calméjane, député . - Lors de nos premières auditions, on nous a beaucoup parlé de drogues dans les prisons. Je voudrais donc connaître la position du ministère de la justice, compétent dans le domaine de l'administration pénitentiaire.

Comment le problème est-il abordé ? On nous dit que des gens consomment en prison, y découvrent parfois la drogue et qu'il existe des trafics. Qu'elle est la réponse de l'administration judiciaire, sachant que vous disposez des personnes sur place ? Comment le travail de la justice est-il envisagé par rapport à la prévention, aux soins et à la répression des trafics dans les établissements relevant de votre compétence ?

Mme Françoise Baïssus . - Si vous le souhaitez, vous pouvez inviter la direction de l'administration pénitentiaire qui vous répondra mieux que moi. Cela étant, lorsque nous avons su que nous étions auditionnés, je suis allée lui demander de me donner quelques éléments. Je vais donc essayer de vous répondre dans la mesure du possible...

La drogue circule en effet en prison, il ne faut pas se voiler la face.

La dépendance aux produits stupéfiants est détectée lors de l'entretien médical qui a lieu à l'arrivée en prison, qui dure environ une heure.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Des analyses sont-elles pratiquées ?

Mme Françoise Baïssus . - Oui, il peut y en avoir...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Sont-elles pratiquées d'office ?

Mme Françoise Baïssus . - Non, elles ne peuvent être imposées. On les fait sur la base du volontariat. Si les analyses sont demandées, elles sont faites. Elles sont proposées mais sont-elles systématiques ? Je ne pense pas pouvoir répondre...

S'il existe des produits stupéfiants en prison, on y trouve aussi des traitements substitutifs. Ils sont proposés et mis sans doute en oeuvre de façon inégale. L'administration pénitentiaire indique « qu'elle ne peut que regretter que les pratiques médicales dans la mise en oeuvre des traitements de substitution soient différentes d'une équipe médicale à l'autre ».

Il existe aussi un traitement à la méthadone. Il s'agit d'une prise de solution buvable, effectuée par le détenu sous le regard du personnel soignant. Une prescription de buprénorphine sous forme de comprimés est également possible. L'administration pénitentiaire note qu'elle peut donner lieu à des trafics, les détenus accumulant sans doute les comprimés de Subutex.

Cependant, moins de 5 % des détenus usagers de drogues sont traités médicalement, malgré l'offre et la détection mises en oeuvre. L'administration note également un arrêt des traitements prescrits à l'extérieur lorsque les personnes sont incarcérées. En effet, certaines personnes qui suivent un traitement ambulatoire, une fois incarcérée, ne le suivent apparemment plus. Ce sont là des décisions qui appartiennent au corps médical.

Les associations et la société civile relèvent de façon constante le fait que l'on ne respecte pas le principe d'égalité de soins entre personnes détenues et personnes libres en matière de toxicomanie. Cependant, des programmes de prévention des risques en détention ont été lancés par l'administration pénitentiaire en 2007. Il s'agit d'une prise en charge collective des personnes placées sous main de justice, sous forme de groupes de parole dont le thème porte sur le passage à l'acte. En 2010, une dizaine de programmes de prévention des risques ayant pour thématiques les addictions ont été mis en place au sein des établissements pénitentiaires.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - J'ai apprécié votre expression de « pénalisation contrôlée », qui me semble bien rendre compte de votre message.

Je voudrais revenir sur le stage de sensibilisation. Donne-t-il lieu à un suivi ou à un accompagnement ? Existe-t-il une réponse médicale apportée par des professionnels de santé ?

Mme Françoise Baïssus . - Le stage constitue en effet une orientation ponctuelle. Le public visé est en principe un public d'usagers occasionnels qui, a priori, ne nécessitent pas de soins. C'est ce que nous avons indiqué aux procureurs dans notre circulaire de politique pénale. Il s'agit d'une sensibilisation.

Si le stage se passe mal -ce qui peut arriver- la personne repassera devant le procureur qui lui signifiera les poursuites -ordonnance pénale, poursuite devant le magistrat ou le juge du siège, etc.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Au moment de la loi pénitentiaire discutée à l'automne 2009, nous avons fait adopter un amendement sur la visite médicale d'accueil en prison. Celui-ci était tombé plusieurs fois au Sénat mais nous avons réussi à faire admettre qu'un bon diagnostique des addictions était nécessaire en prison. Il y avait d'ailleurs des moyens à prévoir pour ce faire...

Cela étant, il y a selon moi antagonisme entre les stages de sensibilisation et la réalité : l'usager festif, que vous décrivez fort bien, risque de ne pas comprendre la portée de cette sensibilisation car, pour lui, il s'agit d'une situation banale. Il suffit d'aller à la sortie des lycées pour prendre conscience que, pour un jeune, l'achat de drogue est un acte courant !

Pour peu que leurs parents aient fait 1968, aient déjà fumé et se soient néanmoins correctement intégrés dans la société, les enfants ne voient pas ce qu'ils font de mal ! Avez-vous un quelconque retour d'informations sur ces populations de consommateurs occasionnels à qui l'on impose un stage de sensibilisation et qui ont les moyens de les suivre ? Ces stages ne créent-ils pas des inégalités territoriales et sociales ? A Toulouse, cela fonctionne bien mais nous sommes en ville. N'y a-t-il pas un problème de mise en place dans les départements ?

Enfin, vous avez évoqué la loi de mars 2007 et l'individualisation de la réponse pénale. N'y a-t-il pas antinomie avec la loi sur les peines planchers, également votée en 2007 ?

Mme Françoise Baïssus . - La peine plancher ne concerne pas l'usage.

Quant aux retours d'informations à propos des stages de sensibilisation, ils sont extrêmement positifs dans l'ensemble. C'est précisément le but de l'étude que nous menons avec l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pour en déterminer statistiquement l'impact sur les usagers qui les ont suivis.

Dans un département rural, le stage de sensibilisation ne pourra être mis en place qu'au chef-lieu ; si le jeune usager vit en zone rurale, ce sera compliqué pour lui. On essaie de réduire les difficultés au maximum.

Je laisse M. Valette-Valla compléter ma réponse sur les retours d'informations.

M. Guillaume Valette-Valla . - L'OFDT et l'une des sous-directions du ministère ont lancé cette étude depuis le 1er décembre 2010 ; elle concerne l'ensemble des associations partenaires françaises qui mettent les stages de sensibilisation en oeuvre. Ceci va permettre de mieux cibler les actions mises en place localement.

Comme vous l'avez indiqué, il existe semble-t-il d'énormes disparités au plan national, à la fois sur le nombre des stages et sur leurs modalités de mise en oeuvre.

Pour l'instant, on ne sait pas quelles les zones du territoire sont les plus favorisées et mettent en place ces stages de façon active ; on ne connaît pas non plus les zones qui préfèrent d'autres outils plus simples ou plus fléchés, comme les injonctions thérapeutiques.

Nous disposerons des premiers résultats de cette étude fin 2011 et le rapport de l'OFDT sera publié au premier trimestre 2012.

M. Georges Mothron, député . - Je ne vous ai pas entendu parler de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui dépend également du ministère de la justice et est davantage tournée vers les mineurs. Il y a là aussi une force à développer. Comment l'appréhendez-vous ?

Mme Françoise Baïssus . - Le stage de sensibilisation est possible pour les mineurs de 13 ans.

Les stages de sensibilisation ne concernent pas, a priori, les mineurs suivis par la PJJ. Un jeune qui consomme occasionnellement, même mineur, n'a pas forcément de problèmes. Il n'est pas forcément suivi pas la PJJ.

J'ai tout d'abord pensé que la PJJ allait mettre en oeuvre ces stages de sensibilisation mais il n'en a pas été question, la PJJ disposant déjà d'un grand nombre de mesures. Il est plus profitable d'essayer de sensibiliser les parents d'un jeune bien inséré n'ayant pas besoin de la PJJ et de les impliquer dans un processus payant.

Cela étant, le stage étant maintenant passé dans les usages pour les majeurs plus que pour les mineurs, nous menons une action avec nos homologues de la PJJ, au niveau de l'administration centrale, pour faciliter la conclusion de conventions entre les parquets et les associations.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Les populations auxquels vous faites allusion sont issues de milieux non carencés....

Mme Françoise Baïssus . - A priori oui.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - L'apparition de nouvelles générations d'usagers de la drogue -jeunes errants, migrants et autres- ne va-t-elle pas nécessiter d'autres inventions juridiques. Avez-vous des pistes sur ce point ?

Mme Françoise Baïssus . - Je ne pense pas que le stage soit fait pour de tels cas. Si l'on détecte une toxicomanie chez ces jeunes errants, un soin leur sera bien évidemment proposé mais vont-ils le suivre, vont-ils être constants ? Il y a également un problème d'hébergement.

Les autres solutions sont d'essayer de les sédentariser le plus possible afin que les services sociaux puissent les retrouver. S'il ne s'agit que d'un simple usage, on commencera par le bas de l'échelle et on graduera les poursuites ; si l'usage est lié à une autre infraction ou à une quantité importante de produits stupéfiants, les sanctions risquent d'être plus autoritaires et plus contraignantes.

M. Patrice Calméjane, député . - On a souvent évoqué la problématique de la drogue aux Antilles. Quelles sont les actions que le ministère de la justice met en place dans ces territoires, qui connaissent un fort taux de chômage parmi les jeunes et qui sont proches des lieux de production ? Existe-t-il des éléments spécifiques à envisager pour ces territoires ?

Mme Françoise Baïssus . - J'en parlais avec le procureur de Cayenne il y a peu. Pour ce qui est du trafic, la criminalité est de type sud-américain.

L'usage du crack est en outre particulièrement inquiétant dans ces territoires. Certaines mesures de soins sont mises en oeuvre comme en métropole. Les problèmes de personnel soignant et de suivi psychologique y sont identiques, peut-être même plus aigus.

Nous en sommes parfaitement conscients. Les procureurs essayent de mettre cette politique pénale en oeuvre. C'est un réel problème. Les stages ont eu du mal à être organisés.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - L'éventuelle création des salles d'injection est-elle selon vous possible à droit constant ? S'adapte-t-elle à la législation française et est-elle compatible avec les conventions internationales signées par la France ?

Mme Françoise Baïssus . - Il est plus délicat de vous répondre puisque nous nous inscrivons dans le cadre qui est posé. Dans l'éventualité de cette création, il me semble qu'il faudrait en effet adapter la loi ainsi que la politique pénale. Qui dit centre d'injection spécialisé dit évidemment présence d'usagers, de toxicomanes autour de ces centres. Si je me place dans un cadre prospectif, il faudrait donc éviter des interpellations tout autour des centres et ne pas considérer comme complices les personnes fournissant les produits stupéfiants.

Cela étant, il vaudrait mieux réfléchir à adapter l'injonction thérapeutique, qui a du mal à se mettre en oeuvre, les centres d'injection supervisée étant destinés aux héroïnomanes qui s'injectent des produits stupéfiants. Or, notre problème est notamment celui du crack, auquel cette réponse n'apporte rien : il s'agit de volumes plus importants, d'usagers plus problématiques, d'infractions connexes souvent violentes, qui créent une insécurité massive. Paris et Bobigny ont une politique extrêmement dynamique et intelligente en matière d'injonction thérapeutique pour les usagers de crack.

Plutôt que d'essayer d'inventer quelque chose pour 200 personnes désocialisées, alors que la population d'usagers de crack atteint plusieurs dizaines de milliers de personnes, il vaut mieux adapter l'injonction thérapeutique aux réels besoins des usagers qui nécessitent un traitement de ce type.

Je voudrais laisser la parole à M. Valette-Valla sur le droit comparé.

M. Guillaume Valette-Valla . - Nombre de rapports existent sur l'injonction thérapeutique : rapport de Mme la sénatrice Olin, rapport de la commission des lois de M. Warsmann, sans compter les circulaires intervenues depuis quarante ans, qui déplorent le fait que l'injonction thérapeutique se mette en place de façon toujours très relative sur le territoire.

Comme l'a dit Mme Baïssus, la bonne réponse au problème des toxicodépendants usagers nous semble être l'injonction thérapeutique plus que la création de centres d'injection supervisée. L'étude INSERM fait état à ce propos de chiffres relatifs en termes de santé publique, le seul élément clairement fléché étant la réduction de la mortalité en cas d'overdoses -200 à 300 par an environ. Une étude de l'OFDT est en cours pour réévaluer ces chiffres.

Je ne sais s'il est nécessaire de modifier la loi de 1970, elle-même modifiée par celle de 2007 ; depuis les décrets Barzach de 1987 sur la libre mise à disposition des seringues et le début de la politique de réduction des risques, poursuivie depuis vingt ans par tous les gouvernements, il a fallu recourir au règlement pour mettre ces éléments à place. Ce sont d'ailleurs des sujets qui relèvent davantage du ministère de la santé que de notre ministère. Nous ne serions concernés que par la circulaire destinée à adapter ce nouveau dispositif, comme nous l'avions été en 1999 avec la circulaire Guigou sur les toxicomanies, qui était destinée à modifier la politique pénale en vigueur en recommandant aux officiers de police judiciaire de ne pas intervenir aux abords des centres d'accueil.

Dans l'hypothèse d'une expérimentation de ce type de centres d'injection, une circulaire « justice » sera nécessaire.

La légalité internationale des centres est extrêmement douteuse puisque l'organe international de contrôle des stupéfiants chargé de l'application et du suivi de l'application des trois grandes conventions des Nations-Unies a, à de multiples reprises, y compris dans son rapport annuel de 2009, émis des recommandations claires demandant aux États qui ont autorisés ces centres à les fermer. Selon cet organe, ces centres ne seraient pas conformes aux conventions, notamment à la convention de 1961 modifiée.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On a évoqué la possibilité de dépénaliser certaines drogues dites « douces ». Le ministère a-t-il une opinion sur ce point ? Existe-t-il des réflexions ou des comparaisons avec des pays étrangers qui auraient déjà accompli ce pas ?

Mme François Baïssus . - Le droit français est très clair : il est opposé à la dépénalisation. En tant que membre du ministère de la justice, je ne puis donc vous dire que je suis pour.

Cela étant, en dépénalisant certaines drogues, on ne peut qu'introduire une confusion dans l'esprit des usagers et du public. C'est aussi ouvrir la porte à une plus grande difficulté en matière de poursuites. Agir ainsi, c'est ouvrir la boîte de Pandore !

Je pense qu'il faut une base très claire et très cohérente, avec une application nuancée, intelligente, adaptée, selon la méthode de la pénalisation contrôlée.

Selon le droit comparé, les expériences espagnole ou néerlandaise ont prouvé que la dépénalisation accroissait considérablement le trafic.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - 150.000 interpellations, 80.000 poursuites : je vous trouve optimiste quant à la réalisation de ces poursuites suivant les juridictions, beaucoup d'affaires étant classées sans suite !

Une politique contraventionnelle supplémentaire qui viendrait s'ajouter à l'arsenal existant ne serait-elle pas pour ces usagers un élément intéressant ?

Mme Françoise Baïssus . - On a largement évoqué cette possibilité en 2004. Il est très intéressant de conserver l'infraction délictuelle avec une peine d'emprisonnement à la clé et la possibilité de garde à vue : c'est une façon irremplaçable de remonter les trafics.

Lors de la préparation de la loi sur le dopage, nous avons cherché à pénaliser l'usage de produits dopants : faut d'y être arrivés, on ne parvient pas à remonter les filières. C'est évidemment sur le consommateur qu'il faut se concentrer si l'on veut remonter le trafic. C'est toujours ainsi que les choses se passent, il s'agit d'un cadre procédural qui simplifie la remontée des filières et améliore la possibilité de lutter contre le trafic.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je suis présidente du groupe d'études sur les toxicomanies à l'Assemblée nationale ; le Docteur Francis Saint-Dizier, de Toulouse, lors d'une audition, a indiqué que, depuis quatre ou cinq ans, la première expérience de l'usage du cannabis se situe plus tôt et touchent dorénavant des élèves de 6ème et de 5ème. C'est pourquoi je ne suis pas si sûre que les jeunes sachent tous que cet usage est interdit et qu'ils ne placent pas cette consommation au même rang que celle du tabac.

Mme Françoise Baïssus . - On essaye systématiquement de développer une politique de prévention et d'information dans les écoles par le biais des gendarmes, même dans le primaire. C'est une pratique qu'il faut multiplier. Je confirme en tout état de cause que la première expérience a lieu de plus en plus tôt.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je voudrais revenir à l'alternative que constitue la réponse pénale. Les stages de sensibilisation fonctionnent apparemment bien, contrairement à l'injonction thérapeutique...

Mme Françoise Baïssus . - C'est variable suivant les régions et les tribunaux.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il est vrai que la réponse sur les territoires est inégale et qu'elle se fait en fonction du procureur...

Mme Françoise Baïssus . - En effet.

Les interpellations reçoivent des réponses différentes suivant le procureur.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La législation française est-elle adaptée aux placements en communauté ?

Mme Françoise Baïssus . - Qu'entendez-vous par là ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Depuis des années, dans le cadre de la politique de réduction des risques, on est allé vers des traitements de substitution, relativement bien accompagnés par un grand nombre d'associations de centres, etc. Toutefois, la substitution n'est pas la réponse adaptée à tous les produits. C'est une réponse intéressant les opiacés mais pas le crack ou la cocaïne.

Certains pays ont développé sur leur territoire des communautés thérapeutiques qui accueillent des toxicomanes pour des sevrages et qui les accompagnent pendant un certain temps dans le cadre d'une réinsertion socioprofessionnelle.

En France, il existe assez peu de ces communautés. Le placement en communauté fait-il partie des outils qui sont à votre disposition en contrepartie d'une sanction pénale ?

Mme Françoise Baïssus . - Le ministère de la santé pourrait vous répondre bien mieux que moi sur ces communautés.

Cela étant, lorsque nous prononçons une obligation de soins ou une injonction thérapeutique, nous pouvons orienter le toxicomane vers de tels centres mais, lorsque vous évoquez le placement autoritaire, il ne peut concerne que les mineurs.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Certain pays le font, comme la Suisse ou l'Italie. En Italie, il existe un exemple d'une communauté où l'on peut commuer les peines allant jusqu'à quatre ans de prison en mesure de placement en communauté, pour les mineurs comme pour les adultes.

Mme Françoise Baïssus . - L'injonction thérapeutique peut prévoir l'obligation de se rendre dans tel centre et de suivre tels soins. En cas de non-suivi, le juge d'application des peines peut révoquer le sursis avec mise à l'épreuve et procéder à une incarcération.

Je pense donc que, dans ce cadre, on peut imposer un soin contraint mais le placement stricto sensu que vous évoquez n'est pas prévu, sauf pour les mineurs et on ne se prive pas de le mettre en pratique. Il n'est pas prévu pour le majeur car on conserve l'idée de liberté du soin. Or, le soin contraint intervient dans un cadre très particulier.

Le sursis avec mise à l'épreuve et obligation de soins existe ; il peut être une variante de l'obligation de soins.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il me reste à vous remercier pour toutes ces précisions.

MERCREDI 2 FÉVRIER 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident, et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Table ronde réunissant des représentants d'associations

M Philippe Poinsot, coprésident de l'association Marilou . -L'association Marilou - Pour les routes de la vie, que nous avons créée avec ma femme en 2002, se préoccupe de sécurité routière et a notamment inspiré, avec M. Richard Dell'Agnola, député, qui avait déposé une proposition de loi en ce sens, la loi du 3 février 2003 relative à la conduite sous l'influence de substances ou plantes classées comme stupéfiants. C'est par le biais de nos interventions dans les collèges et les lycées sur le thème de la sécurité routière que nous sommes amenés à faire de la prévention en matière de toxicomanie.

Nous voudrions parler ici surtout du cannabis, drogue très consommée chez les jeunes, qui en ont une image valorisante et la perçoivent comme un moyen d'identification à un groupe. Nous pensons que des campagnes de communication faisant passer ses consommateurs pour des « blaireaux » pourraient casser cette image et faire diminuer notablement la consommation car beaucoup de jeunes consomment pour « faire les malins ». Pourquoi ne pas s'inspirer de ce qui a été fait, avec un certain succès, en matière de sécurité routière - un jeune en scooter roulant à toute allure et sans casque était traité de « gros blaireau » par ses copains ? Nous sommes bien entendu convaincus que la dépénalisation ou la légalisation de l'usage de stupéfiants en ferait exploser la consommation, comme cela a été observé dans d'autres pays.

Mme Nadine Poinsot, coprésidente de l'association Marilou . - Nous avons créé cette association après que notre fille eut été tuée par un délinquant de la route qui conduisait sans permis et sous l'emprise de cannabis - et de cannabis seulement, je le précise. Toute dépénalisation ou légalisation de l'usage de ce produit, comme l'ouverture de « salles de shoot » pour d'autres drogues, serait profondément néfaste. Elle accentuerait le laxisme général dont notre fille, et hélas tant d'autres, ont été des victimes et qui, depuis 1968, prévaut dans notre société tout entière, des autorités publiques jusque dans les familles où les parents ont souvent démissionné. Que de mal a fait le fameux slogan « Il est interdit d'interdire », que nous ne pouvons que réprouver en tant qu'éducateurs et parents de cinq enfants !

Pour tous les stupéfiants, y compris l'alcool que, même s'il est autorisé, nous considérons comme la première drogue en France, il faut poser des interdits fermes. Dès la première transgression, une sanction doit être prononcée de façon à bien marquer les limites, lesquelles ne peuvent qu'être floues quand des hommes politiques, dont M. Lionel Jospin à l'époque, ont pu dire qu'il était moins grave de fumer un « pétard » que de boire un verre de vin avant de prendre le volant. Comment les jeunes pourraient-ils s'y retrouver ? Si le cannabis, considéré à tort comme une drogue douce, venait à être dépénalisé ou les « salles de shoot » autorisées, le brouillage du message qui en résulterait conduirait à une catastrophe en matière de délinquance, routière et générale. Tout notre travail, comme celui de beaucoup d'autres associations, serait réduit à néant. Il n'y a pas d'autre solution selon nous que de délivrer un message ferme d'interdiction. Une grande campagne en ce sens serait nécessaire en direction des jeunes, avec des mots clairs et directs.

M. Olivier Maguet, consultant en action sociale et santé, membre du conseil d'administration de Médecins du monde . - Je représente, avec M. Jean-François Corty, l'association Médecins du monde, que vous connaissez tous. Les utilisateurs de drogues constituent, au même titre que d'autres personnes éloignées du système de soins, des populations cibles de certains de nos programmes. Nos missions dites de réduction des risques représentent 6 à 8 % de notre activité en France et dans le monde.

Médecins du monde n'a pas vocation à prendre en charge les toxicomanes sur le plan thérapeutique. Nous cherchons plutôt à anticiper et prévenir les conséquences sanitaires de l'usage de drogues, par quoi nous entendons des substances psychoactives dont la cession, la détention et la consommation sont illicites au regard des lois nationales ou des conventions internationales. Nous ne prodiguons de soins aux toxicomanes ni en France ni à l'étranger et ne préjugeons d'aucune option thérapeutique - traitement de substitution, sevrage ou séjour dans une communauté thérapeutique -, dont le choix relève des professionnels. Toutes sont possibles pourvu qu'elles respectent les standards des bonnes pratiques professionnelles validées notamment par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), en partenariat avec le programme des Nations Unies de lutte contre le sida, ONUSIDA, et l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, l'ONUDC. Ces trois instances ont édité des guides de bonnes pratiques pour les traitements de substitution aux opiacés et les dynamiques de sevrage.

Se voulant d'abord pragmatique, Médecins du monde intervient en amont pour établir un lien avec les usagers de drogues, dont la pratique est toujours criminalisée, les informer et les conseiller afin de réduire les risques, à la fois individuels et collectifs. Dans cette logique, nous mettons à leur disposition information, conseils, services et outils - parmi lesquels des traitements de substitution aux opiacés qui présentent l'avantage de faire passer d'une consommation illégale de rue - avec tous les risques associés - à une consommation plus propre. Nous ne portons jamais de jugement sur ceux que nous recevons : c'est d'ailleurs volontairement que nous parlons de manière neutre de « personnes utilisant des drogues ». En tant qu'organisation humanitaire médicale généraliste, nous cherchons sur le strict plan de la santé publique à réduire les risques infectieux et partant, les coûts, directs et indirects, socio-économiques et sanitaires résultant des pratiques de ces personnes. Nous intervenons également, de la même façon et avec le même objectif, à l'étranger. Je suis ainsi responsable de notre mission « Réduction des risques » en Afghanistan.

Médecins du monde a toujours innové. Dès 1987, nous ouvrions le premier centre de dépistage anonyme et gratuit du syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) à Paris, initiative reprise par les pouvoirs publics deux ans plus tard avec la généralisation de tels centres partout en France. En 1989, nous engagions le premier programme d'échange de seringues, alors que l'accès à un matériel stérile d'injection n'allait être autorisé par la loi que six ans plus tard. Enfin, c'est la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique qui a fait de la réduction des risques un objectif sanitaire relevant, entre autres, de l'État.

Dans cette logique, nous continuons à agir au plus près du terrain en adaptant en permanence nos dispositifs. Nous développons actuellement un programme d'éducation aux risques liés à l'injection de drogues, en particulier pour prévenir la contamination par le virus de l'hépatite C, dont la prévalence est toujours assez forte. Diverses études épidémiologiques, notamment de l'Institut de veille sanitaire, montrent que les stratégies de réduction des risques ont permis de limiter la transmission du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), un peu moins celle du virus de l'hépatite C, qui se transmet plus facilement. Nous cherchons donc, nous gardant de toute approche morale ou idéologique, à limiter les risques sanitaires encourus par les usagers de drogues, ce qui ne signifie pas que nous niions les autres risques de la prise de drogues. Et nous continuons d'innover, sachant que nos innovations ont souvent été reprises par les pouvoirs publics.

Je souhaite insister sur deux points. Tout d'abord, alors que la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, rattachant les services de soins en prison au ministère de la santé, a posé le principe d'égalité et de continuité des soins pour tous nos concitoyens, y compris les détenus, force est de constater que ce principe n'est pas respecté. L'échange de seringues n'est toujours pas autorisé en prison, ce qui est contraire à la volonté exprimée par le législateur en 1994.

Ensuite, on ne peut faire abstraction du contexte plus général dans lequel nous travaillons aujourd'hui et que caractérise un certain paradoxe sanitaire. Il existe une contradiction croissante entre d'un côté, les progrès considérables réalisés en matière de santé publique, grâce à des dispositions législatives et des moyens financiers pour la prise en charge de populations assez éloignées du système de soins et, de l'autre, les blocages créés par l'application de dispositions pénales dont le poids et l'étendue se renforcent, notamment depuis quelques années, entravant - nous en avons des exemples quotidiens dans nos centres - l'accès aux soins de ces populations. Je ne reviens ni sur les récentes mesures relatives à l'accès à l'aide médicale d'État, ni sur celles de la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure qui rendent plus difficile d'intervenir auprès des personnes se prostituant. Je porte simplement à votre connaissance qu'hier, à Mayotte, une maman sans papiers a été arrêtée avec son bébé de six mois à la sortie de l'un de nos centres. Ce paradoxe, nous nous y heurtons quotidiennement dans la prise en charge des utilisateurs de drogues.

M. Pierre Leyrit, directeur général de Coordination toxicomanies18 . - L'association Coordination toxicomanies 18 a été créée il y a une dizaine d'années dans le contexte des crises récurrentes que provoquait une concentration de polytoxicomanes usagers de crack dans le nord-est parisien. Elle a un triple objectif. Tout d'abord, fédérer l'ensemble des intervenants médico-sociaux sur le territoire concerné pour mieux prendre en charge ce public marginal, en grande errance. Ensuite, répondre à une attente des habitants qui, face aux difficultés rencontrées, remettaient en cause les dispositifs de réduction des risques : tout un travail d'information, de sensibilisation et d'éducation est nécessaire pour modifier la représentation qu'ils ont de ces usagers de drogues. Enfin, mieux connaître les actions menées par l'ensemble des institutions afin de mieux les coordonner car il arrive aujourd'hui qu'elles soient contradictoires.

Depuis dix ans, les évolutions législatives, avec l'inscription dans la loi de l'objectif sanitaire de réduction des risques, et les évolutions institutionnelles, avec la mise en place des agences régionales de santé, ont creusé le fossé entre les approches médicale et sociale, alors même que les personnes concernées vivent dans une très grande précarité. Il faut réfléchir aux conséquences de la révision générale des politiques publiques et de l'approche que les agences régionales de santé auront de la toxicomanie. Il y a là un problème concret d'articulation des politiques publiques.

La population du quartier éprouve de nouveau un très fort sentiment d'impuissance car elle ne perçoit pas d'améliorations. Elle doute de l'efficacité de l'approche pénale et judiciaire. Elle est en revanche pleinement consciente de l'insuffisance des actions médico-sociales, qu'elle considère pourtant comme l'un des éléments à même de ramener la tranquillité dans le quartier. Elle ressent, comme nous, la contradiction croissante entre approche pénale et approche médico-sociale. Cela explique d'ailleurs que sa représentation des drogues et de leurs usagers soit devenue plus ambivalente.

Mme Lia Cavalcanti, directrice générale d'Espoir Goutte d'Or . -Brésilienne d'origine mais Française d'adoption, je dirige l'association Espoir Goutte d'Or qui travaille depuis vingt-quatre ans dans le quartier populaire de la Goutte d'Or, situé au nord de Paris, où je vis moi-même depuis trente ans. L'originalité de l'association est d'être née de la volonté des habitants de ce quartier particulièrement défavorisé, investi par les consommateurs et les trafiquants de drogues. Au début des années 1980, alors que débutait l'épidémie de SIDA, toutes les familles de la Goutte d'Or étaient, de près ou de loin, touchées, et se sentaient impuissantes.

L'un de nos objectifs était précisément de lutter contre ce sentiment d'impuissance en apportant des réponses originales. Espoir Goutte d'Or a ainsi été la première association accueillant des usagers de drogues à s'implanter au coeur du lieu des trafics. Je suis en effet convaincue que l'offre de soins doit être proposée là même où l'est la drogue. C'est corps à corps, pour ainsi dire, qu'il faut contrer les trafiquants en offrant une alternative à la consommation - sans jamais juger ceux que nous recevons.

L'association se compose aujourd'hui de deux établissements, un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, et un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie. En 2009, le premier a reçu 5 032 personnes et le second 397, en majorité des consommateurs de crack. Je n'insiste pas sur l'extrême difficulté de recevoir plus de 5 000 personnes par an dans des locaux exigus, où les salles de consultation ne font pas plus de trois à quatre mètres carrés. Les conditions de travail sont éprouvantes pour les personnels - médecins généralistes, psychiatres, assistantes sociales... -, mais ceux-ci sont extrêmement motivés.

Parmi le public accueilli, on compte 84 % d'hommes et 16 % de femmes. Leur moyenne d'âge, qui va augmentant, s'est établie en 2010 à 39 ans. C'est là une conséquence, heureuse, de la politique de réduction des risques : dans les premières années, elle n'était que de 26 ans !

Parmi les usagers de drogues reçus au centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, 89 % sont sans travail, et ce taux a augmenté ces dernières années. En 2009, 68 % d'entre eux avaient déjà été en prison, contre 60 % l'année précédente. En outre, 27 % n'ont aucun logement, 30 % vivent dans un logement précaire et 8 % vivent dans des « squats », dont le nombre se multiplie.

La problématique est quelque peu différente au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie où les personnes accueillies s'inscrivent dans une démarche de soins et acceptent les contraintes des protocoles thérapeutiques, qui exigent par exemple de passer tous les jours à l'association. Nous nous battons contre l'hépatite C, mais comment faire quand le protocole de soins des hépatites exige que le patient dispose d'un hébergement ? 46,7 % de ceux que nous recevons n'ont pas de domicile fixe. Vous imaginez sans mal l'extrême difficulté de soigner des personnes dont seulement 28,3 % ont un logement stable. Seules 9,1 % disposent de revenus du travail. Sans ressources, beaucoup n'ont pas la moindre couverture sociale, ce qui complique encore la situation. En effet, il nous est impossible, car il est alors déclaré irrecevable, d'ouvrir un dossier aux personnes sans revenus d'aucune sorte. Elles sont pourtant 40,9 % dans ce cas au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie - contre 31 % au centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues.

La situation dramatique de cette population totalement démunie invite, je le crois, à une réflexion politique plus large. Ces personnes sans travail n'ont jamais travaillé, n'ont aucune formation et, pour beaucoup, présentent de graves pathologies, somatiques et psychiques. Comment permettre qu'elles cohabitent harmonieusement avec les familles du quartier dont nous défendons aussi la qualité de vie et le droit à vivre dans la tranquillité ? D'où la question qui se pose aux pouvoirs publics d'autoriser ou non des salles de consommation de drogues. Ce sont ces personnes qui n'ont pas de domicile pour consommer qui les fréquenteraient. Nous avons une lourde responsabilité à prendre en la matière, vous, politiques, et nous, acteurs de terrain.

M. Richard Maillet, président de la Fédération nationale des associations de prévention de la toxicomanie . - La fédération que je préside regroupe plusieurs associations ayant pour principal objet la prévention de la toxicomanie en milieu scolaire.

La population qui nous importe et nous tient à coeur, dont on ne parle jamais, est celle qui ne consomme pas de drogue ou encore peu. Si certains jeunes se droguent parce qu'ils ont des problèmes, d'autres y viennent par simple curiosité, pour faire comme les autres, pour « frimer » ou rechercher des sensations nouvelles. Trois grandes raisons nous paraissent expliquer les évolutions observées.

Tout d'abord, les jeunes n'ont plus peur des stupéfiants. Pourquoi ? C'est un fait que depuis 1998, on a plus ou moins délaissé la prévention au profit d'une politique de maîtrise de la consommation, qui s'est traduite sur le terrain par une incitation à consommer. L'ouvrage Drogues : savoir plus, risquer moins, édité et réédité par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, la MILDT, a été vu par les jeunes comme un moyen d'en savoir plus pour consommer plus, tout en pensant risquer moins. Y est opérée une distinction entre « drogues douces » et « drogues dures », ainsi qu'entre usage simple et usage nocif, qui laisse croire qu'il est sans danger de consommer occasionnellement certaines drogues, notamment du cannabis. L'ouvrage contient également un mode d'emploi de toutes les substances et vante les effets thérapeutiques du cannabis, à l'époque pourtant rejetés aussi bien par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale et l'Académie nationale de médecine en France que par la Cour suprême aux États-Unis. Il avance enfin que la drogue constituerait une fatalité dans notre société. Ce discours a conforté l'attitude des consommateurs réguliers, encouragé la récidive des expérimentateurs et placé les non-consommateurs dans une situation intenable. Certains d'entre eux ont commencé à se droguer par peur de passer pour des arriérés ou des poltrons. Les « flyers », tracts dits préventifs édités par diverses associations et distribués dans les centres de jeunesse ont eux aussi contribué à l'explosion à la fois du nombre de consommateurs et de la consommation, en même temps qu'ils facilitaient le passage d'une drogue à une autre, conduisant à la polyconsommation aujourd'hui observée. En tolérant la consommation occasionnelle, non seulement on ne dissuade pas les jeunes de se droguer mais on incite même certains à croire qu'ils pourront « gérer » leur consommation de cannabis ou de cocaïne, comme ils pensent le faire de l'alcool et du tabac. D'ailleurs, leur phrase fétiche n'est-elle pas « T'inquiète, je gère » ?

En 1996, les chefs d'établissement nous demandaient d'intervenir en seconde et en troisième ; en 1999, en quatrième et en cinquième, et en 2002, en CM2 ! Non seulement la consommation a explosé mais l'âge des premières consommations s'est abaissé à 9 ou 10 ans.

Une autre raison pour laquelle les jeunes prennent de la drogue est que c'est « branché ». Sur ce point, j'appelle votre attention sur l'influence néfaste des médias. Combien de fois n'ai-je entendu le soir, rentrant de réunions de prévention avec des parents et des professeurs, des vedettes du spectacle, du monde musical ou des présentateurs de télévision tenir des propos banalisant, voire valorisant l'usage des drogues ? Où est la cohérence ?

Les jeunes se droguent aussi parce qu'aucune sanction n'est jamais prononcée à l'encontre ni des simples usagers ni des petits « dealers ». À Lille, le proviseur d'un lycée où nous avions mené des actions de prévention nous a demandé si nous pouvions agir pour que cessent les petits trafics à la sortie de son établissement. Nous avons saisi la brigade des stupéfiants qui, en dépit de ses promesses, n'est jamais intervenue. Et le préfet lui-même, auquel nous nous sommes finalement adressés, nous a avoué n'être pas certain de pouvoir faire quelque chose. Le petit trafic de stupéfiants continue donc, alors même que la loi le réprime plus sévèrement, et c'est heureux, à la sortie des établissements scolaires.

La circulaire dite « Guigou » du 17 juin 1999 relative aux réponses judiciaires aux toxicomanies, toujours en vigueur, qui enjoint aux parquets de ne plus poursuivre les usagers, rend impossible toute application de la loi du 31 décembre 1970. Certaines stations de radio - vous savez comme moi lesquelles - n'hésitent pas à diffuser des messages banalisant l'usage des drogues. Certains groupes français de rap ou de reggae leur emboîtent le pas, incitant dans leurs chansons à la consommation. Certaines émissions de télévision et certains films vont dans le même sens. Je pense à Lol, film dans lequel les policiers eux-mêmes consomment du cannabis. Pis : dans Le petit lieutenant, une affiche en demandant la légalisation trône dans le bureau d'un policier qui en fume ! Il y a enfin les supports écrits, comme les ouvrages des Éditions du Lézard, de L'Esprit Frappeur ou encore des Éditions Georg qui, liés au lobby des drogues, incitent à la consommation et n'en sont pas moins vendus en toute impunité. Si on ne peut guère contrer internet pour l'instant, peut-être pourrait-on empêcher la circulation de ces ouvrages en librairie.

Que proposons-nous ? Tout d'abord, de revoir la circulaire dite « Guigou » de 1999. Ensuite, de renforcer les dispositions de l'article L. 3421-4 du code de la santé publique qui répriment toute incitation, directe ou indirecte, à la prise de drogues - et qu'on ne nous dise pas que cela porterait atteinte à la liberté d'expression ! Enfin, ne surtout pas autoriser l'ouverture de centres de consommation supervisés. Cela adresserait un signal désastreux, fatal à la prévention, déjà très difficile pour les raisons que j'ai indiquées. On nous dit que de telles salles se justifieraient dans un souci de réduction des risques. Mais le premier des risques, c'est le développement de la toxicomanie par la banalisation de l'usage des drogues qui en résulterait. Les jeunes ont encore peur de l'héroïne, drogue chère, qui n'est pas à la mode et demeure assez difficile à se procurer. Les « salles de shoot », banalisant sa consommation, modifieraient cette représentation, amenant certains à se dire « si c'est permis par l'État, pourquoi pas nous ? ». Nos arguments, qui ont pourtant fait leurs preuves, seraient balayés par l'État qui, organisant lui-même une consommation encadrée de substances interdites, signifierait qu'il renonce à la lutte contre la drogue. L'Académie nationale de médecine vient de se prononcer contre l'ouverture de telles salles et, dans son rapport de 2009, l'Organe international de contrôle des stupéfiants recommandait aux États qui en avaient ouvert de les fermer.

C'est de ceux qui ne consomment pas ou encore peu que j'ai voulu ici prendre la défense. Autant dire que si des « salles de shoot » devaient ouvrir dans notre pays, nous n'aurions plus qu'à arrêter tout travail de prévention.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Notre mission d'information, même si elle sera amenée à en traiter puisque la question a été versée dans le débat public, a un objet beaucoup plus large que les seuls centres de consommation supervisés.

M. Jean Canneva, président de l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques . - L'union que je préside regroupe quelque 15 000 familles et 45 000 aidants de proximité de malades souffrant de graves troubles psychiques, essentiellement des psychoses. Notre plate-forme téléphonique reçoit plus de 10 000 appels par an.

C'est un fait que 95 % des schizophrènes ont fumé du cannabis. S'il est impossible de dire ce qui a déterminé quoi, on ne peut pas soutenir qu'il n'existe pas de lien entre les deux. Des jeunes sans problèmes psychiques « disjonctent » soudain, simplement après avoir fumé du cannabis. Cette consommation n'est peut-être pas la seule cause de leur problème comportemental mais pour des personnalités fragiles, elle est sans doute un facteur déclenchant.

Une fois la maladie déclarée, nous veillons à ce qu'elle n'accentue pas l'isolement social des malades et, surtout, ne les conduise pas à la rue. Mais ils ont tendance à se cacher, leurs familles aussi d'ailleurs - cela explique sans doute que si peu soit fait pour les malades mentaux qui pourtant vivent aujourd'hui à 95 % au milieu de nous, plus de 100 000 lits de psychiatrie ayant été supprimés au fil des ans. Le deuxième point auquel nous portons une attention particulière est l'observance du traitement, dont l'arrêt présente un risque majeur. Enfin, nous surveillons la consommation de substances addictives, y compris l'alcool, qui aggrave considérablement les symptômes et peut notamment rendre violentes des personnes qui ne l'ont jamais été. Il est probable que les drogues et la maladie agissent sur les mêmes parties du cerveau puisqu'elles provoquent des dysfonctionnements semblables, notamment des délires. On n'est pas encore en mesure de l'expliquer sur le plan scientifique, mais nous le constatons quotidiennement. Les spécialistes des maladies mentales ont d'ailleurs une compétence particulière en matière de drogues et d'addictions.

Nous vous supplions donc d'expliquer aux jeunes quels risques considérables ils prennent en se droguant. Leur faire rencontrer des malades psychotiques les ferait peut-être réfléchir à deux fois avant de commencer, surtout si on les informait qu'on ne guérit pas d'une psychose.

Dans l'espoir de lever le tabou entourant la maladie mentale, je n'ai cessé de demander au Président de la République que soit adopté un plan de prévention et d'accompagnement des personnes souffrant de troubles psychiques, ce qui a finalement été le cas en Conseil des ministres du 26 janvier dernier.

M. Jean-Paul Bruneau, président d'Espoir du Val d'Oise . - Espoir du Val d'Oise est une association que j'ai créée il y a vingt-trois ans quand j'étais encore à la brigade des stupéfiants et que je menais déjà des actions de prévention en milieu scolaire. L'association héberge gratuitement, pour une certaine durée, vingt-six usagers de drogues dépendants, désireux d'arrêter la prise de toute substance et de se réinsérer socialement sans recourir aux produits de substitution. Je vous invite à venir les rencontrer. Ils seraient heureux d'échanger avec vous sur ce qu'il faudrait faire, notamment pour éviter certains dérapages. Ils m'accompagnent dans les établissements scolaires où nous faisons de la prévention auprès de dix mille élèves environ chaque année.

Dans le cadre des lois du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l'usage illicite des substances vénéneuses et du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, il conviendrait de donner plus de sens aux sanctions prévues pour le simple usage de drogues en distinguant entre ceux qui ne sont pas encore dépendants, ceux qui commencent à le devenir et ceux qui le sont totalement.

Pour les usagers qui ne se droguent encore que pour braver l'interdit ou fuir leur mal-être, il faudrait prononcer une sanction immédiate à visée éducative. Aujourd'hui, cette sanction, souvent différée, se limite la plupart du temps à un avertissement ou une injonction thérapeutique peu contrôlable et qui, dans plus de 90 % des cas, demeurent sans suite. Il serait plus pertinent de leur infliger une amende de composition pénale d'un montant modique, évolutive en cas de récidive, équivalente à celle infligée pour un défaut de port de ceinture de sécurité mais accompagnée d'un enregistrement au fichier des infractions à la législation sur les stupéfiants afin de repérer les récidives et imposer, en ce cas, des mesures complémentaires comme un stage de sensibilisation ou un travail d'intérêt général dans des structures accueillant des malades dépendants en rétablissement.

Les usagers dépendants avérés, identifiables par le biais du fichier des infractions à la législation sur les stupéfiants et suivis dans un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ne devraient pas faire l'objet de poursuites pénales mais d'une obligation de soins contrôlée. En contrepartie de l'absence de sanction, ils ne pourraient demeurer anonymes. L'injonction thérapeutique contrôlée a un sens si elle s'accompagne d'une obligation de résultat à moyen terme, pour l'usager comme pour la structure chargée du suivi.

Pour ce qui est des malades dépendants chroniques, dont l'état physique et psychique est si dégradé qu'ils ne peuvent d'emblée s'engager dans une démarche de soins, il importe, à tout le moins, de ne pas leur faciliter la consommation de substances illicites. Dans leur intérêt et celui de la collectivité, il faudrait leur proposer un accompagnement en centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie - certainement pas en centre de consommation supervisé - avec des produits adaptés à leur addiction. Pourquoi pas de la méthadone injectable pour remplacer l'héroïne chez ceux qui sont si dépendants de l'injection qu'ils s'injectent de tout, y compris des substituts, ou de nouveaux produits de substitution ayant des effets proches des produits illicites mais classés comme médicaments ? On propose bien aux malades dépendants au jeu, à l'alcool ou au tabac des produits psychoactifs contrôlés pour les aider à se sevrer. Pourquoi ne pas faire de même avec les usagers de drogues ? Mais l'héroïne, la cocaïne et autres stupéfiants doivent impérativement demeurer interdits pour ne pas créer de confusion. Il serait nécessaire aussi, pour ce public très marginalisé, de renforcer l'accueil de nuit dans les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ce qui supposerait de réduire parallèlement le temps d'accueil en journée.

J'ajoute qu'en menant toutes ces actions, il faudrait veiller à ce que les victimes d'autres addictions n'aient pas le sentiment que les usagers de drogues bénéficient d'un traitement privilégié.

L'ouverture de centres de consommation supervisés, quant à elle, soulèverait de multiples problèmes. Qu'en serait-il par exemple des poursuites pénales en cas de conduite d'un véhicule sous l'emprise de produits illicites consommés légalement dans un de ces centres ? Comment distinguerait-on ceux qui, habiles manipulateurs, ne viendraient consommer dans un centre que pour y être à l'abri des poursuites ? Enfin, la dépense supplémentaire qui résulterait pour le budget de l'État de la création de ces centres serait-elle prioritaire par rapport à celle nécessaire à la mise en place des communautés thérapeutiques prévues dans le plan de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui se font attendre ? Depuis cinq ans, on manque cruellement de places pour ceux qui veulent en finir avec toute addiction.

Pour plus de détails sur l'ensemble nos propositions, je vous invite à vous reporter au document remis au secrétariat de votre mission.

M. Fabrice Olivet, directeur général d'Auto-support des usagers de drogues . - Après les déclarations de mon voisin, je crains de me faire arrêter à la fin de cette séance !

L'association que je représente est une association d'usagers de drogues, consommateurs, ex-consommateurs et usagers du système de soins lié à la toxicomanie. Elle était initialement consacrée à la lutte contre le SIDA. C'est du reste dans le contexte de cette épidémie que la politique de réduction des risques a été introduite, dans les années 1990, alors que le seul horizon était jusqu'alors le paradigme du sevrage et de l'abstinence - horizon auquel il semble du reste qu'on veuille aujourd'hui nous ramener. La réduction des risques suppose de ne pas porter de jugement moral sur la consommation, mais de trouver des solutions pragmatiques pour remédier aux conséquences somatiques de l'usage de drogues, comme la fourniture de seringues stériles, l'éducation à l'injection et l'auto-support.

L'approche classique de la toxicomanie identifie un fléau - la drogue - considéré comme un agent autonome véhiculé par des trafiquants à la sortie des écoles et détruisant des vies. Cette approche privilégie la logique de l'offre.

La réduction des risques, quant à elle, ne porte aucun jugement moral sur l'usage de drogues et ne considère pas les substances comme des agents pathogènes, mais privilégie plutôt la logique de la demande, en insistant sur les différents niveaux de consommation validés par la science : usage, abus et dépendance. Cette approche insiste sur la responsabilité des usagers qui choisissent de consommer tel produit selon les circonstances de leur vie - ce qui peut certes être dramatique, notamment quand la consommation est une manière d'échapper à la folie ou au suicide, mais ce n'est pas toujours le cas.

L'Auto-support des usagers de drogues, qui existe depuis 1993, a construit un partenariat avec les professionnels du soin et les pouvoirs publics en vue d'un double but : l'information des usagers de drogue, notamment au moyen de « flyers » - qui, je le précise, ne sont pas distribués dans les écoles - et la lutte contre la discrimination sociale dont souffrent les usagers de substances illicites.

La réduction des risques est une approche qui considère les usagers de drogues comme des personnes responsables et capables de gérer les risques liés à leur consommation. L'exemple historique à cet égard est le décret dit « Barzach » du 13 mai 1987 qui a autorisé la commercialisation des seringues et été suivi, en six mois, par une très forte baisse de consommation. La droite est à l'origine des principales mesures de réduction des risques, mais cette approche suscite néanmoins des critiques de part et d'autre. À gauche prévalent plutôt la victimisation et les explications sociales, l'usage de drogues étant souvent présenté comme une excuse à des comportements délinquants, ce qui est antinomique avec la responsabilité et invalide la question des devoirs qui s'imposent aux usagers comme à tous les citoyens. À droite prime une vision morale de l'usage des drogues, souvent assimilé à une déchéance et à une perversion et considéré comme un acte condamnable, ce qui invalide la question des droits que défend notre association. Dans les deux cas, il y a peu de place pour la responsabilité d'usagers susceptibles d'assumer un statut de citoyen.

Bien qu'elle soit largement passée sous silence, la catastrophe sanitaire provoquée par le décret du 13 mars 1972 qui interdisait la vente de seringues en pharmacie - dont les signataires sont en partie les promoteurs de la loi du 31 décembre 1970, parmi lesquels le ministre de l'intérieur de l'époque, Raymond Marcellin - est un exemple caricatural de l'impact de l'idéologie dominante et des bonnes intentions. Cette politique a fait des milliers de victimes, contaminées par le VIH et le virus de l'hépatite - notamment des membres de notre association, y compris moi-même. En matière de drogues, les options rationnelles et scientifiques passent souvent après les options morales.

Le mot « toxicomanie », incompréhensible dans les conférences internationales, où l'on utilise les termes anglo-saxons de « drug use » et « drug abuse », a été forgé au XIX e siècle. La catastrophe que je viens d'évoquer a illustré l'échec historique de ce concept-roi des années marquées par l'héroïne, l'injection et l'épidémie de SIDA. Au début du XXI e siècle, qui a vu l'avènement de la science hospitalo-universitaire des addictions, ce terme devrait être banni et remplacé celui d'« usage de drogues » ou d'« addictions ». Il faut rompre avec l'idéologie qui a fait naître ce concept et passer à une autre étape, mais il semble que l'on veuille forger un nouveau paradigme pour revenir aux années 1970.

Je formulerai encore deux réflexions politiquement incorrectes. Tout d'abord, l'idée que l'équilibre résiderait dans l'abstinence de toute drogue est erronée. Pour la grande majorité des usagers, notamment les jeunes et les usagers récréatifs, l'idéal recherché est précisément cette récréativité - même si elle est à risque et fait parfois basculer dans la dépendance. Il en va de même, au demeurant, pour l'alcool. Chaque drogue possède son propre potentiel addictogène, variable selon l'individu et que chacun fait varier selon ses propres objectifs de consommation.

Par ailleurs, lorsqu'il est question de l'usage de substances, il est difficile de sortir du débat sur les valeurs. L'usage de drogues relève autant de la culture que de la science et moins les usagers possèdent d'outils culturels pour gérer cet usage, plus celui-ci est brutal pour eux-mêmes et pour les autres. Il faut donc sortir des solutions proposées par la technocratie médicale, qui a validé des décisions criminelles comme celle qui a conduit au décret du 13 mars 1972, dont la philosophie a été confirmée en 1985, en pleine épidémie de SIDA. La question centrale est bien celle de la liberté, de la fraternité et de la sécurité : est-il juste d'autoriser certains types de consommation et défendable de protéger la liberté générale et le droit de disposer de son propre corps ?

M. Jean-Pierre Couteron, président de Fédération addiction . -Psychologue clinicien et président de Fédération addiction, qui rassemble depuis peu une association consacrée à l'alcool et une autre consacrée à la toxicomanie, je consulte depuis vingt-cinq ans dans le quartier du Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. J'y recevais ce matin encore de jeunes consommateurs de cannabis - j'ai d'ailleurs été parmi les premiers à en recevoir en 1999, alors qu'ils ne relevaient pas encore des missions des centres de consultation.

Le risque psychiatrique n'est que l'un des enjeux liés à la consommation de cannabis. Les risques de cette consommation sont réels sur la route ; mais on constate que les benzodiazépines sont de plus en plus souvent en cause dans les accidents. Alors qu'en 1999, les problèmes que l'on me soumettait durant les repas de famille concernaient essentiellement l'usage de cannabis, il y est aujourd'hui beaucoup plus souvent question de poker - qui mobilise des sommes considérables. Il est regrettable que nous ne puissions aujourd'hui que survoler les problèmes et j'espère que vous donnerez un jour les moyens d'une expertise plus apaisée et plus construite.

L'association que je représente regroupe cinq cents structures réparties sur l'ensemble du territoire national. Il importe de ne pas appréhender de manière uniforme des questions qui se révèlent très différentes selon les personnes et les situations. Les usagers que je reçois à Saint-Germain n'ont pas la même vie que ceux que je reçois dans le quartier du Val-Fourré et ne doivent donc pas être pris en charge de la même façon, même si c'est là une chose terrible à dire pour un républicain. Ainsi, la plupart des usagers que je rencontre à Mantes-la-Jolie n'ayant ni permis de conduire, ni assurance - et n'en ayant souvent que faire -, certaines des sanctions proposées semblent d'une naïveté déconcertante. Il nous faut déployer des réponses diverses, selon un axe transversal répondant à la diversité des publics et un axe temporel répondant à leurs évolutions.

Le « standard unique », fondé sur le sevrage et l'abstinence, a eu des effets négatifs car il ne tenait pas compte de ces évolutions, mais il n'est pas question d'y renoncer pour autant : on peut fort bien continuer à recourir au sevrage et à l'abstinence tout en proposant aussi une politique de réduction des risques. Je vous engage à consulter à ce propos les travaux de MM. Sobell et Klingemann sur la sortie des addictions en population générale et ceux de MM. Prochaska et De Leon, fondateurs de communautés thérapeutiques, sur l'importance de la motivation.

L'association que je représente développe des programmes d'éducation préventive, car il n'y a aucune honte pour des parents à souhaiter que leurs enfants ne deviennent pas usagers. Il n'en est pas moins indispensable d'intervenir en milieu festif, sous peine de ne plus jamais avoir accès aux enfants qui fréquentent ce milieu. Sans la réduction des risques, la jeune fille de quinze ans que je recevais ce matin, qui a fréquenté des rave parties et a connu des moments difficiles, n'aurait pu arriver jusqu'à mon bureau et travailler sur l'abstinence comme elle le fait aujourd'hui.

Notre association a bataillé avec M. Xavier Bertrand, dans ses précédentes fonctions de ministre chargé de la santé, pour imposer les communautés thérapeutiques qui se voyaient alors reprocher d'être trop coûteuses, de venir de l'étranger et de n'être pas scientifiquement validées.

Les salles de consommation à moindres risques ne sont pas pour nous l'outil essentiel mais nous en avons besoin pour un public particulier dans des endroits précis. Nous recevons aussi des personnes ayant fait l'objet d'une injonction thérapeutique - de fait, quand on conduit sous l'emprise de substances, il est normal d'être sanctionné. Il convient, je le répète, de mettre en oeuvre l'ensemble des réponses nécessaires.

Enfin, l'un des savoir-faire des professionnels consiste à proposer le bon outil aux personnes qu'ils prennent en charge, afin de leur faire faire un pas en avant. Aucun professionnel ne s'impose et n'est confronté à tant de difficultés d'exercice dans le but de faciliter l'usage de drogues, et c'est nous faire un mauvais procès d'intention que de nous soupçonner de créer certains outils de réduction des risques en vue de banaliser l'usage de ces substances. La notion d'« éthique du moindre mal » proposée par l'Espace éthique de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris exprime bien l'idée qu'il faut mettre la marche à la hauteur que la personne concernée peut atteindre. Celles pour lesquelles nous souhaitons la création de salles de consommation sont déjà allées plusieurs fois à l'hôpital, ont subi plusieurs sevrages et encombrent les services d'urgence, ce qui coûte très cher et ne sert à rien. Un outil adapté est donc nécessaire.

Ainsi, nous avons conclu à la nécessité des salles de consommation après avoir examiné diverses solutions et expérimenté les maraudes, qui n'ont pas donné de grands résultats - je ne me réjouis pas moins d'apprendre que des maraudes renforcées sont organisées avec des psychiatres, car nous avons du mal à obtenir la présence de ces derniers dans les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie et autres structures de soins. La création de ces salles devrait s'accompagner de celle d'autres outils, dans les domaines notamment du logement et de la socialisation.

Les parlementaires ont la responsabilité d'adapter les réponses à un univers qui n'est plus celui des années 1970 - et encore moins celui de mai 1968, qui ne signifie plus rien pour les jeunes du Val-Fourré ; ils n'ont en effet aucun idéal de solidarité et sont pris dans une course frénétique à l'argent et à la surconsommation, dans une société d'hyperviolence. Nous vous demandons des outils permettant de répondre à ces jeunes et non pas à une jeunesse idéale dont nous rêverions et que nous nous donnons de moins en moins les moyens de construire.

Je n'ai, pour conclure, aucun doute sur les conclusions de cette mission, que je sais tranchées d'avance, mais j'aurai au moins eu le plaisir de dire ce que je pense, au nom des professionnels que je représente.

M. Pierre Chappard, président d'Act-up Paris . - Act-up Paris est une association de malades et d'activistes qui lutte contre les discriminations et pour les droits des populations particulièrement touchées par le SIDA, parmi lesquelles les prisonniers, les migrants, les femmes, les homosexuels et les usagers de drogues. Dans les années 1990, nous avons fait partie du mouvement en faveur de la réduction des risques, laquelle doit être développée et se voir dotée d'outils innovants. Vingt-six départements qui ne disposent d'aucune structure de réduction des risques devraient être dotés de centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Les données sur la consommation de drogues par les femmes sont insuffisantes et les programmes qui leur sont spécifiquement destinés sont trop peu nombreux. Il faudrait également diversifier l'offre de traitements de substitution aux opiacés. En effet, les deux produits de substitution actuellement disponibles, le Subutex et la méthadone, ne conviennent pas à tous les usagers ; il importe donc de développer des produits inhalables et injectables, ainsi que l'héroïne médicalisée.

Deux actions d'urgence s'imposent pour deux populations vulnérables. La première concerne les détenus. La consommation de drogues, y compris par injection, est en effet très importante en prison. Un rapport indique que plus de la moitié des usagers de centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues ont été au moins une fois en prison et une enquête récente montre que le partage de matériel est courant entre usagères de drogues incarcérées. La réduction des risques ne s'applique pas en prison, où les usagers de drogues manquent d'informations et ne disposent que d'eau de Javel, en outre souvent sous-titrée et donc inefficace face au VIH et au virus de l'hépatite C. Quant aux programmes de substitution, de nombreuses prisons ne les mettent pas en oeuvre ou le font mal, distribuant par exemple les produits sous une forme inadaptée en les pilant et en les diluant dans de l'eau, ce qui en annule l'efficacité.

La deuxième urgence concerne les gens qui vivent dans la rue et se « shootent » dans les caves, les parkings ou les toilettes publiques - situation indigne pour notre société. Pour ce public très précarisé, un collectif dont nous faisons partie a proposé la création de salles de consommation supervisées. L'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale montre que de telles salles ne créent pas de nouveaux consommateurs et n'encouragent pas non plus les usagers de drogues à en consommer plus. Si ces salles ne sont pas une panacée, elles sont du moins un outil de santé publique et d'ordre public, réservé à un public très restreint et très précaire.

Contrairement à ce qui avait été annoncé, le recours à la méthadone et les échanges de seringues n'ont pas banalisé l'usage de la drogue. Il en va de même pour les salles de consommation : les usagers ont des styles de vie et d'usage si différents qu'il faut leur ouvrir une nouvelle porte d'accès aux soins et leur permettre de rencontrer des soignants. Il ne s'agit ni de banalisation ni d'un premier pas vers la dépénalisation de l'usage, comme le montre l'expérience de nombreux pays en la matière. En 2001, l'ouverture de la salle de consommation de Vancouver s'est traduite par une augmentation de plus de 30 % des demandes de sevrage et de substitution dans cette ville. Les salles de consommation n'ont rien à voir avec des « squats », mais permettent aux usagers de rencontrer des professionnels qui les conseillent et les orientent. Une étude parue en septembre dans la revue Drug and alcohol dependence montre que les salles de consommation peuvent aider les usagers à quitter durablement la drogue. Je rappelle que ces salles ont le soutien de villes et collectivités territoriales telles que Paris, Marseille, Nancy ou la région d'Île-de-France. Elles pourraient représenter une solution au problème du crack. À Rotterdam, en effet, les crackers ont disparu des rues, où ils étaient plus de 2 500 - et ont pu se réinsérer grâce à ce dispositif. Nous en sommes encore bien loin à Paris.

La politique de réduction des risques a donc été efficace contre le VIH et les surdoses - même si le nombre de celles-ci a récemment augmenté de 30 %. Pour qu'elle reste efficace, il faut créer des outils innovants et développer ceux qui existent déjà.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Notre mission, composée de quinze sénateurs et quinze députés de sensibilités et de professions différentes, n'a pas vocation à produire un rapport prescriptif, et encore moins un rapport centré sur les « salles de shoot ». Ne nous faites pas, monsieur Jean-Pierre Couteron, un procès surréaliste : notre mission d'information synthétisera avec la plus grande objectivité les éléments issus des auditions auxquelles elle procède - et durant lesquelles les scientifiques expriment, eux aussi, des opinions très différentes. Notre objet, je le répète, n'est pas de produire un texte de loi, mais de permettre à tous les parlementaires et à tous les lecteurs du rapport d'avoir une vision globale des toxicomanies - ou, si vous préférez ce terme, des addictions.

Enfin, la limitation du temps de parole lors de nos auditions ne signifie pas que votre expression soit limitée : nous ne manquerons pas de lire les communications écrites que vous voudrez bien nous remettre.

M. Daniel Vaillant, député . - Monsieur le coprésident François Pillet, les mots ont un sens. Parler de « salles de shoot » exprime déjà bien des choses ; mieux vaudrait employer l'expression de « salles de consommation à moindres risques ».

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous emploierons l'expression : « salles d'injection supervisées ».

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Nous prenons acte des clivages qui s'expriment. Il importe en effet que nous entendions la diversité des opinions, afin que notre rapport évite les solutions préconçues. Il ne s'agit pas d'opposer option morale et permissivité morbide mais plutôt de définir des solutions pour la prise en charge des personnes confrontées à l'addiction et des mesures propres à assurer une prévention efficace, en examinant certains « codes » qui provoquent un désastre chez les jeunes. Quel sera leur avenir et quelle société pourrons-nous leur offrir ? Une fraternité dans la consommation ou un avenir sans addiction ?

En matière de prévention, les parents, qui souhaitent légitimement le meilleur pour leurs enfants, constatent les dégâts. Lorsque les jeunes sont tombés dans la consommation, il faut saluer le travail d'accompagnement réalisé sur le terrain par les associations mais, malgré les outils variés dont nous disposons aujourd'hui, l'objectif n'est pas tant d'accompagner et de gérer à l'infini la consommation que de diminuer le nombre de personnes ayant à fréquenter les centres de soins. Les politiques de prévention peuvent, en réduisant la demande, réduire également l'offre et, partant, les trafics. L'importance de ces derniers justifierait du reste la création d'une mission d'information spécifique.

Les salles d'injection ne sont pas unanimement considérées comme des outils pertinents. Le sujet a en effet suscité des études contradictoires et la politique de réduction des risques, au sein de laquelle l'Institut national de la santé et de la recherche médicale place ces dispositifs, n'est que l'un des éléments, presque marginal, de la lutte contre la toxicomanie et la prise en charge des toxicomanes. Nous irons certes visiter des salles d'injection mais, je le répète, elles ne sont pas l'unique objet de notre mission. Nous devrons également prendre en compte les différentes études sur ces salles, comme celles qui ont été réalisées en Suisse par l'Office fédéral de la santé publique et dont les conclusions ne privilégient nullement cette solution.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment rendre plus efficaces les campagnes de prévention menées auprès des jeunes ? Faut-il une information collective ou personnalisée ? À quel âge faut-il commencer la prévention ? Pour ce qui est de la prise en charge de la schizophrénie, faut-il envisager une loi ? Par ailleurs, la logique judiciaire et la logique médico-sociale sont-elles antinomiques ou complémentaires ? Enfin, madame Lia Cavalcanti, adoptez-vous une approche différente pour accompagner les usagers de drogues selon qu'ils sont simples consommateurs ou « dealers » ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Bien que notre mission soit en effet une mission d'information, nous sommes aussi ici pour faire la loi.

Une société sans drogues n'existe pas - et cela d'autant moins qu'on autorise désormais la publicité pour l'alcool et les jeux de hasard sur internet.

Monsieur et madame Philippe et Nadine Poinsot, monsieur Richard Maillet, pouvez-vous préciser vos propos, qui laissent penser que la loi française serait trop laxiste, alors qu'elle a plutôt la réputation, en Europe, d'être répressive ? Il me semble par ailleurs légitime de distinguer, comme c'est le cas depuis la circulaire dite « Guigou » du 17 juin 1999, les usagers de drogues de ceux qui en détiennent ou en vendent. Enfin, monsieur Richard Maillet, vous avez déclaré que l'ouverture de salles d'injection supervisées contredirait les arguments pertinents qui ont fait leurs preuves auprès des jeunes publics qui ne sont pas encore dépendants. Or, les usagers de drogues par injection ne sont pas du tout le même public que les enfants, parfois très jeunes, auxquels vous faites allusion.

Mme Nadine Poinsot . - J'évoquais pour ma part les délits routiers. La France fait certes partie des pays où les lois sont les plus répressives, mais ces lois ne sont pas appliquées. Je vous invite à consulter la rubrique de notre site internet présentant un tableau comparatif des peines encourues, des peines requises et des peines prononcées : la pratique est bien loin du code pénal.

Mme Lia Cavalcanti . - Il est frustrant que le débat ne soit pas plus large. Aucun des dix-sept pays du Moyen-Orient, d'Amérique du Sud et d'Amérique centrale dans lesquels je travaille au titre d'experte de la Commission européenne n'a réduit son taux de consommation de drogues dans la population générale. En Égypte, où les autorités niaient la consommation de drogues, la presse annonçait pourtant chaque jour de nouvelles saisies de substances...

Nous vivons dans une société individualiste qui offre, pour chaque problème, une solution par la consommation. La société de consommation sait faire consommer, mais elle ne sait pas comment faire abandonner les habitudes de consommation. Il faudra bien pourtant que nous l'apprenions, notamment dans le domaine écologique. Cet individualisme croissant tient au mode de vie contemporain. Mon public est constitué des exclus du processus de mondialisation, qui seront de plus en plus présents dans tous les centres urbains du monde. Le crack est en train de dévorer le Brésil, mon pays d'origine. Au lieu d'essayer d'imputer le laxisme ambiant aux politiques de nos opposants, cherchons à voir comment inciter les individus à réduire leur consommation, et cela pour toutes les addictions. Aucun pays n'a tenu ce pari.

La seule issue est, comme le propose M. Jean-Pierre Couteron, de travailler d'une manière transversale et adaptée à des populations très diverses. Nous respectons le travail des représentants du peuple ; évitons cependant les écueils simplistes : la volonté des pères et mères de famille et celle du législateur ne suffiront pas à réduire la consommation. Ce qui est en jeu, ce sont les modes de vie. Je rencontre ainsi, dans le cadre de mon association, un ambulancier victime d'une addiction à l'alcool - une drogue légale -, ou des éducateurs présentant des addictions au sexe ou au jeu. Ces addictions prolifèrent dans notre culture et le « laxisme » des gouvernements précédents n'en est pas responsable.

Le principe même de l'universalité des soins exige qu'un soignant ne juge pas la personne qu'il reçoit. Parmi les 40 % de personnes sans ressources que je reçois, un grand nombre sont de petits « dealers », mais ils vivent dans la plus grande exclusion et le plus grand dénuement : ce ne sont pas eux qui sont responsables du grand trafic international. Je suis dans l'incapacité de faire une distinction entre consommateurs et « dealers », et cela ne me concerne pas.

M. Jean Canneva . - La question de fond est celle de la capacité à faire valoir ses droits. L'addiction fait basculer du droit commun, où la liberté peut s'exercer, à une zone où la présomption de capacité est mise en cause. Ce phénomène est particulièrement préoccupant lorsqu'il s'agit d'un jeune : celui-ci sait-il que son comportement va lui faire perdre sa capacité à l'autonomie ? Le législateur est à cet égard plus éclairé que la science médicale même. Ces questions sont en effet régies par la législation sur la capacité juridique, celle sur les soins sans consentement et l'article 122-1 du code pénal, qui prennent en compte l'altération ou l'abolition du discernement. Le législateur a fort justement prévu que, lorsqu'on sort du droit commun, on entre dans une zone qui n'est pas de condamnation, mais de protection : celle du droit des incapacités.

M. Jean-Pierre Couteron . - Nos stratégies de prévention ne sont pas bonnes et nous devons y réfléchir. Il faut communiquer sur les dangers que représentent certains comportements et certaines substances. Des études montrent qu'il faut avancer progressivement, en commençant par les dangers qui concernent le plus grand nombre de personnes. Ainsi, il est parlant d'évoquer les troubles de la concentration ou de la mémoire qu'induit la consommation de cannabis. Par exemple, un boucher qui consomme du cannabis m'a dit qu'il était conscient d'oublier parfois quelles pièces de viande il était venu chercher dans son réfrigérateur... À la différence de la maladie mentale, l'addiction ne se traduit cependant pas systématiquement par une perte de responsabilité.

M. Jean Canneva . - Nous parlons de personnes « à demi capables ».

M. Jean-Pierre Couteron . - Vous avez raison, de nombreux consommateurs de substances sont désormais dans une banalisation de l'usage qui va au-delà de la psychopathologie. L'atteinte de certaines fonctions est un des arguments les plus efficaces de la prévention.

Par ailleurs, peut-être par découragement face à notre incapacité à éduquer, nous avons aujourd'hui tendance à privilégier la répression. Mais, là où je travaille, les policiers ne sont pas disponibles 24 heures sur 24 pour interpeller les usagers et une telle approche, si elle était possible, aggraverait le problème. Il nous faut donc disposer d'outils complémentaires permettant de rencontrer des jeunes avant l'interpellation - c'est une exigence pour tout éducateur et un objectif d'éducation publique qui dépasse les clivages politiques. La peur de la sanction a certes un rôle à jouer, mais il faut aller au-delà.

Le docteur Claude Olievenstein décrivait comme facteur d'addiction la recherche d'instantanéité et d'intensité. Il n'est pas nécessaire d'avoir fait des études supérieures pour comprendre que notre société d'hyperconsommation banalise ces deux éléments : on voit ainsi certains enfants, scolarisés dans les meilleurs lycées, se transformer en « psychopathes » à l'instant même où une panne d'ordinateur les empêche de recevoir leurs courriels. De fait, des consultations de plus en plus nombreuses sont motivées par des comportements liés à l'ordinateur.

Quant aux communautés thérapeutiques - pour lesquelles nous allons développer des formations avec M. Georges Van der Straten, qui dirige des communautés belges -, elles sont certes utiles, mais seulement pour les personnes qui peuvent y entrer. En effet, elles n'accueillent pas tout le monde et la loi doit permettre aux équipes qui travaillent sur le terrain d'avoir des portes d'entrée aussi nombreuses que possible pour donner accès au système de soins. Nous avons signalé quelques dysfonctionnements et nous réjouissons qu'ils soient relayés d'une manière moins médiatique et moins polémique qu'à certains moments.

M. Jacky Le Menn, sénateur . - En écoutant, comme aujourd'hui, les associations qui travaillent sur le terrain, le législateur cherche à déterminer quelles politiques mettre en oeuvre pour prendre en charge les toxicomanies et quelles logiques doivent les sous-tendre. Les modes de vie contemporains sont hétérogènes et nous devons toujours veiller à préserver la liberté de nos concitoyens. Il incombera donc un jour au législateur de s'assurer que le droit est adapté à la situation qu'il est supposé régler. Aussi tenons-nous à vous questionner sur les outils qui vous paraissent les plus pertinents et que certains d'entre vous mettent en oeuvre, comme les communautés thérapeutiques. Nos conclusions sont loin d'être déjà écrites : nous sommes réunis pour comprendre afin d'apporter une meilleure réponse à des problèmes douloureux.

M. Jean-Pierre Couteron . - Je vous en donne acte.

M. Patrice Calméjane, député . - Ma question s'adresse aux représentants de Médecins du monde, qui ont évoqué deux populations particulières, les sans-abri et les prisonniers. Comment, d'une part, améliorer le travail accompli auprès des sans-domicile fixe ? Quelles actions mener dans les établissements pénitentiaires, à la fois pour améliorer la prise en charge des consommateurs de drogues et pour éviter que des détenus non consommateurs au moment de leur incarcération ne sortent de prison usagers ou trafiquants ?

M. Olivier Maguet . - Compte tenu de la criminalisation croissante des personnes en marge de la société, ces deux populations tendent précisément à se rapprocher. L'application des lois sur la récidive fait que la France suit malheureusement le chemin des États-Unis en pénalisant l'usage simple de manière grandissante. Il en résulte que l'on trouve de plus en plus de fous en prison parce que notre système public de santé psychiatrique est en déshérence, et que de plus en plus de personnes sont incarcérées en raison d'une infraction à la législation sur les stupéfiants.

Il conviendrait de rééquilibrer l'approche répressive et les approches de santé publique, celles-ci étant malheureusement considérées comme secondaires. Dire cela ne signifie pas qu'il faudrait permettre de se fournir en héroïne au supermarché local.

J'ajoute que les débats qui ont lieu en France à ce sujet ne peuvent être déconnectés de l'environnement international, à la fois parce que Médecins du monde, présent dans plusieurs pays, a pu constater que les efforts faits pour réduire la consommation n'ont pas permis de juguler l'offre - c'est le cas notamment en Afghanistan où sont pourtant stationnées les troupes de la coalition - et parce que nous devons tenir compte des conventions qui nous lient, en particulier la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes conclue à Vienne le 20 décembre 1988.

M. Claude Olievenstein l'avait souligné : « La toxicomanie, c'est la rencontre entre un individu, un contexte social et un produit ». Or l'environnement économique et social mondial pousse malheureusement de plus en plus de personnes à se tourner vers des consommations destinées à réparer une souffrance, qu'il s'agisse des réfugiés ou des personnes incarcérées alors que leur place n'est pas en prison. Le législateur devra veiller à rééquilibrer l'approche pénale et l'approche de santé publique, cette dernière étant manifestement au second plan en ce qui concerne les usagers de drogues emprisonnés.

M. Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde . - Entre 30 et 40 % des sans-domicile fixe connaissent des troubles mentaux ou des problèmes d'addiction, mais l'accès aux soins et l'accès au logement vont de pair. Pour pouvoir les soigner, il faudrait d'abord appliquer la loi. Or, sur les cinq cents permanences d'accès aux soins de santé, les PASS, prévues par la loi du 29 juillet 1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, trois cent quatre-vingt-dix seulement sont ouvertes, et la plupart ne sont pas opérationnelles ; quant aux permanences d'accès aux soins de santé mobiles psychiatriques, elles n'existent que dans certaines villes, comme Marseille et Paris. Ces structures sont trop peu nombreuses, et de loin, pour répondre aux besoins.

Par ailleurs, la prise en charge médicale doit se faire dans des conditions d'hébergement décentes. Or les structures d'accueil sont à la fois en nombre insuffisant et inadaptées à la diversité des profils des personnes vivant dans la rue, si bien que la continuité des soins n'est pas assurée. Des structures nouvelles permettant à la fois l'hébergement et une prise en charge spécifique sont nécessaires.

Nous pourrions débattre indéfiniment des bienfaits d'une société sans addictions, madame la corapporteure Françoise Branget, mais le principe de réalité nous commande de vous rappeler les enjeux de santé publique et les urgences sanitaires - effets collatéraux de la drogue - auxquels nous devons faire face puisqu'usage il y a : ainsi en est-il de l'explosion de l'épidémie d'hépatite C, maladie qui touche désormais près de 60 % des usagers de drogues par voie intraveineuse.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - La problématique ne se résume pas à la toxicomanie ou à l'addiction. Elle concerne le logement, l'emploi et la santé publique. La prise en charge de l'individu doit donc être globale, sous peine de ne rien régler. Dans cette optique, travaillez-vous avec l'ensemble des acteurs sociaux, socio-éducatifs et socio-économiques ? Dans la mesure où la dispersion de l'argent public nuit à l'efficacité, les efforts ne devraient-ils pas être regroupés ? L'Éducation nationale consacre-t-elle des programmes à l'addiction et ce thème est-il abordé en cours de sciences de la vie et de la terre ? Je pense aussi que le message des pouvoirs publics, pour être efficace, doit être compris de tous. Il pourrait s'inspirer de la campagne « Tu t'es vu quand t'as bu ? », qui renvoyait au comportement individuel et à la responsabilité de chacun.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il est évident que nous ne pourrons malheureusement pas agir contre toutes les addictions, mais nous pouvons espérer les minimiser. Je vous accorde qu'il s'agit d'un problème de santé publique ; je considère que la prévention doit passer avant toute chose car les effets collatéraux des drogues m'inquiètent. Je parle du décrochage scolaire menaçant les collégiens de cinquième qui ont pris l'habitude de fumer un « joint » le matin avant les cours, sinon davantage, ce qui les inscrit dans un parcours de désociabilisation ; je parle aussi des accidents de la route dus à des conducteurs sous l'emprise de cannabis, contre lesquels lutte l'association Marilou, et de leur cortège de drames.

Il est de la responsabilité de tous, acteurs de terrain et législateurs, de réduire le nombre de personnes toxicodépendantes. Bien sûr, nous ne changerons pas le monde ; mais concentrons nos efforts et agissons dans la même direction plutôt que de creuser des clivages politiques.

M. Pierre Leyrit . - Face à cette détresse, la question de M. le corapporteur Gilbert Barbier est juste. Non, les campagnes de prévention ne sont pas bonnes, car informer n'est pas éduquer. La responsabilité de cette situation n'incombe pas aux associations qui tentent d'agir, mais à ceux qui ont pour tâche de mettre en oeuvre les politiques publiques. Il ne s'agit pas simplement de poser des interdits pour poser des interdits. Faute de l'avoir compris, les pouvoirs publics conduisent des campagnes de prévention inefficaces. De plus, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie a « détricoté » tout ce qui permettait d'appréhender l'addiction dans ses multiples dimensions - pénale, judiciaire, médico-sociale et sociale -, coupant court à l'interministérialité des politiques. De même, il faut dire les dégâts causés par la révision générale des politiques publiques et par la création des établissements publics autonomes que sont les agences régionales de santé, qui ne prennent aucunement en compte la nécessaire transversalité des politiques publiques. Les parlementaires doivent réfléchir à cette question.

M. Richard Maillet . - Nos actions de prévention en milieu scolaire sont très bien accueillies, en premier lieu par les élèves. Notre priorité est, pour éviter le risque, de prévenir la consommation en développant l'esprit critique des jeunes gens, en leur apprenant à dire « non », en leur montrant par les témoignages d'anciens toxicomanes ou les résultats d'expériences scientifiques réalisées sur des animaux ce que sont les conséquences de la consommation. Distribuer des tracts d'information sans distinguer entre non-consommateurs, expérimentateurs et consommateurs avérés est délétère.

Les arguments sanitaires ne portant pas auprès d'eux, nous n'avons trouvé que deux leviers pour agir avec efficacité auprès des jeunes : ils n'aiment guère « se faire avoir » et détestent perdre leur liberté. Il convient aussi d'impliquer les parents, souvent démunis face au phénomène, et de leur donner des clés pour communiquer.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je remercie l'ensemble des participants.

Audition des Professeurs Paul Lafargue, président de la commission « Substances vénéneuses et dopantes » de l'Académie nationale de pharmacie, Pierre Joly, président de l'Académie nationale de médecine et Jean Costentin, membre de la commission sur les addictions de l'Académie nationale de médecine

M. le professeur Jean Costentin, membre de la commission sur les addictions de l'Académie nationale de médecine . - J'ai dirigé pendant vingt-quatre ans une équipe de neuro-psycho-pharmacologie expérimentale du Centre national de la recherche scientifique, dont les principaux objets d'étude étaient la cocaïne et le cannabis. Je suis membre de la commission sur les addictions de l'Académie nationale de médecine et de la commission « Substances vénéneuses et dopantes » de l'Académie nationale de pharmacie.

Président du Centre national de prévention, d'études et de recherches sur les toxicomanies, je dirige aussi une consultation destinée aux usagers de cannabis à l'hôpital. Je donne régulièrement des conférences sur les méfaits du cannabis à des publics scolaires, des universitaires, des psychiatres et des équipes éducatives. Je fais partie du conseil scientifique de l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques. J'ai publié l'ouvrage « Halte au cannabis », participé à la rédaction du rapport « Désamorcer le cannabis dès l'école » de l'Académie nationale de médecine et écrit, avec M. Henri Chabrol et Mme Marie Choquet, « Le cannabis et ses risques à l'adolescence ».

Les statistiques de la consommation de drogues dans notre pays sont calamiteuses : 15 millions de Français sont en délicatesse avec le tabac, 4 millions avec l'alcool, et 1,7 million d'entre eux fument au moins un « joint » de cannabis tous les trois jours, ce qui les classe dans la catégorie des « usagers réguliers ».

L'exceptionnelle lipophilie du tétrahydrocannabinol (THC) en fait la drogue qui est stockée le plus durablement dans le cerveau, si bien qu'un « joint » tous les trois jours suffit à stimuler en permanence les récepteurs CB1. Mais la désensibilisation de ces récepteurs et la tolérance de plus en plus grande qui en résulte conduisent certains à accroître les doses pour continuer de ressentir les effets du cannabis : c'est le cas des 600 000 usagers quotidiens et multi-quotidiens. Le nombre total des consommateurs de cannabis place la France en tête des vingt-sept États membres de l'Union européenne.

On a longtemps contesté l'escalade dans l'usage de drogues alors qu'elle est évidente et, dans l'échelle qui mène de la consommation de méthylxanthines - présentes dans le café- à l'héroïne, en passant par le tabac, l'alcool et le cannabis, la cocaïne est de plus en plus prisée, comme le montre l'ampleur croissante des saisies. Ensuite, viennent les produits de substitution, Subutex et méthadone, qui font l'objet d'un trafic scandaleux. C'est particulièrement vrai pour le Subutex, dont un tiers des cachets, remboursés une fortune par la Sécurité sociale, sont absorbés par des jeunes gens qui n'étaient pas jusque-là usagers d'opiacés mais qui, quand ils ne se satisferont plus du Subutex, passeront à l'héroïne. Or, on dénombre déjà 250 000 héroïnomanes en France.

Pourquoi ces nombres terrifiants ? Les présidents de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie qui se sont succédé ont commis de graves manquements en ne prenant pas la mesure du drame ou en ne faisant rien pour l'empêcher. Mme Nicole Maestracci et, dans une moindre mesure, M. Didier Jayle ont joué un rôle délétère ; les responsabilités devront être recherchées. La campagne d'information que j'ai conduite était battue en brèche par les directions régionales des affaires sanitaires et sociales au point que j'ai eu le sentiment de me trouver face à une « Mission interministérielle de lutte contre les détracteurs de la toxicomanie » ! Je rends hommage au président actuel de la mission interministérielle, qui tient enfin un discours adapté aux enjeux sociétaux posés par la drogue. Non, la drogue n'est pas une fatalité, même si le combat que nous menons contre les toxicomanies peut évoquer le mythe de Sisyphe. Il faut exercer une pression pédagogique constante et contenir notre attirance toxicophile. Là où il y a une volonté, il y a un chemin, mais s'il y a négligence ou, pire, complaisance, on aboutit aux statistiques que je vous ai communiquées.

Dans les années 1970, la Suède connaissait une situation semblable à celle qui est la nôtre maintenant. Puis le psychiatre Sven Andreasson a effectué, à partir d'une cohorte de 50 000 conscrits, une étude sur la relation entre leur consommation de cannabis avant l'âge de la conscription et l'évolution de leur santé mentale pendant les dix années suivantes. Les conclusions de l'étude, publiée en 1987 dans The Lancet, établissent que le fait d'avoir fumé plus de cinquante « joints » avant l'âge de la conscription multiplie par six le risque de développer une schizophrénie. Mais, en France, ce qui dérange est occulté ou minoré - on l'a vu pour le tabac : à quelle époque a-t-on su que le tabac tuait chaque année 66 000 personnes, soit la moitié de la population de Rouen ? J'en veux terriblement aux décideurs irresponsables qui ont autorisé la vente des fameuses « P4 », cigarettes vendues par paquets de quatre, faisant du collégien que j'étais un fumeur régulier.

Je suis celui qui méconnaît le moins le cannabis en France. Vouloir légiférer sur cette drogue sans en connaître tous les tenants pharmacologiques, pharmacocinétiques, épidémiologiques et cliniques tient du parfait surréalisme ; je me tiens à votre disposition pour un cours en la matière...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Est-il exact que l'on est parvenu par sélection génétique à augmenter le taux du principe actif contenu dans les plants de cannabis ?

M. le professeur Jean Costentin . - C'est vrai. Les croisements ont permis d'obtenir un taux de principe actif multiplié par 8 - et celui des fleurs femelles sinsemilia est encore plus élevé. Les fumeurs de « joints » sont ainsi passés de la consommation conviviale et du rire bête à la « défonce ». Or, ces produits sont désormais en vente sur internet, et les « grow shops », qui ont scandaleusement pignon sur rue, vendent le matériel nécessaire pour une culture en chambre, hydroponique, sous éclairage artificiel, conçue pour la production de plants au taux de THC décuplé - avec les effets associés.

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Peut-on parler de toxicomanie s'agissant de la consommation de cannabis ? En d'autres termes, cette drogue rend-elle dépendant ? Par ailleurs, qui doit mener les actions de prévention ? Quelles sont les populations prioritaires ? La médecine scolaire joue-t-elle son rôle ? Quel est celui de l'Académie nationale de médecine ?

M. le professeur Jean Costentin . - 50 % des filles et 70 % des garçons ont expérimenté le cannabis à l'âge de 18 ans. Le fait que 1,7 million d'entre eux deviendront des usagers réguliers traduit un pouvoir d'« accrochage » - de pharmacodépendance - très fort.

Pour caractériser la toxicomanie, on s'attache toujours aux manifestations de l'abstinence. Or la période de stockage du THC dans le cerveau est si longue qu'un fumeur peut attendre plusieurs jours avant d'avoir besoin d'un autre « joint » ; il peut donc ignorer être dépendant. Lorsque l'usager régulier est contraint de cesser sa consommation, par exemple s'il est incarcéré - encore que dans les prisons françaises, le cannabis se trouve plus facilement qu'en d'autres lieux - les manifestations physiques de l'abstinence ne se perçoivent que quinze ou vingt jours plus tard. Une étude australienne sur des usagers réguliers incarcérés - sachant que dans les prisons australiennes la drogue ne circule pas - a même montré que l'élimination urinaire des produits persistait huit semaines après l'arrêt de toute consommation.

En raison de cette longue rémanence, à aucun moment le consommateur ne ressent l'abstinence de façon abrupte. Toutefois, la dépendance physique a été avérée par l'administration d'un antagoniste des récepteurs CB1, le rimonabant : en se substituant brutalement au THC, il déclenche des syndromes d'abstinence semblables à ceux observés chez les héroïnomanes. La pharmacodépendance au cannabis est donc très forte, mais elle est masquée par la lente disparition du THC dans l'organisme.

Comme l'Académie nationale de médecine l'a expliqué dans son rapport « Désamorcer le cannabis dès l'école », la pédagogie commence bien trop tard en France. En Suède, on inculque aux enfants la peur de la drogue dès la maternelle, et cette aversion est entretenue par 40 heures de cours sur les méfaits des drogues dispensées jusqu'à l'enseignement supérieur.

En France, cet enseignement manque cruellement. Je suis parvenu à faire introduire deux heures consacrées aux drogues dans le programme de la première année commune aux études de santé. C'est encore très insuffisant et cela ne concerne que bien trop peu d'étudiants, mais au moins l'auditoire reçoit ainsi des messages qui ne lui ont jamais été transmis auparavant.

La rencontre avec le cannabis a lieu à l'adolescence, période de grande vulnérabilité où le système nerveux central n'est pas encore fini. En interférant dans les processus de « prolifération » et d'« élagage » en cours, le cannabis perturbe gravement son achèvement. Plus personne ne nie sérieusement la relation entre cannabis et schizophrénie ; plus le cannabis est consommé tôt et à des doses élevées, plus les conséquences sur le développement psychique, la mémoire, les processus éducatifs, l'anxiété et la dépression sont graves. Le discours sur le cannabis ne peut plus être celui qui nous était servi il y a trente ans. Quant aux arguments qui consistent à présenter le cannabis comme un médicament, ils procèdent d'une misérable manipulation.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je n'affirmerais pas, comme vous le faites, que la drogue est absente des prisons australiennes.

Cependant, vous avez raison de souligner que le Subutex, souvent consommé dans un cadre festif, est un mode d'entrée dans la dépendance aux opiacés. Mais tout coûteux qu'il soit pour la collectivité, ce produit est aussi utile. Pensez-vous que le rapport bénéfices-risques du Subutex soit négatif ?

M. le professeur Jean Costentin . - Le bénéfice du Subutex est avéré lorsque le produit est prescrit et délivré par des professionnels bien formés. S'il est pris dans une perspective de réduction progressive des doses menant à l'abstinence, il est irremplaçable et a toute sa place dans l'arsenal de lutte contre la toxicomanie. Le prix du Subutex augmente actuellement sur le marché noir, ce qui laisse penser que l'offre se raréfie. Mais pourquoi n'a-t-on pas combattu ce trafic pendant les quinze dernières années, notamment grâce à la carte Vitale ? Ce qui est insupportable, c'est que la collectivité se ruine à financer la part de ces médicaments qui sert à de nouveaux « recrutements » d'usagers et permet aux trafiquants de s'offrir leur « chère » héroïne.

M. le professeur Pierre Joly, président de l'Académie nationale de médecine . - Des pharmacologues, des toxicologues, des sociologues et des psychiatres siègent à la sixième des vingt commissions de l'Académie nationale de médecine, celle qui traite des addictions. La commission procède à des auditions, avant de voter, en général à l'unanimité, un rapport. Celui-ci est ensuite présenté à l'académie réunie en séance plénière et soumis à débat. Le rapport final, qui peut intégrer les éléments de cette discussion, est voté huit jours plus tard.

Sont ainsi parues au bulletin de l'Académie nationale de médecine des communications sur « Quels futurs traitements pour la dépendance au tabac et au cannabis ? » en janvier 2008, « Addiction à la cocaïne et au crack, un problème de santé qui s'aggrave », en avril 2009 et « Le cannabis, médicament ou drogue ? », en février 2010. Les actes du colloque « Désamorcer le cannabis dès l'école » ont été publiés en 2006. Enfin, le communiqué à propos du projet de création de salles d'injection pour toxicomanes a été adopté le 11 janvier dernier. À chaque fois, nos prises de position ont été très nettes.

Le professeur Jean Costentin a dit tout ce qu'il y avait à dire. On demande souvent aux professionnels de santé de résoudre les problèmes de la société ; ils préféreraient que de judicieuses politiques de prévention soient mises en oeuvre. Pour les médecins que nous sommes, les toxicomanes sont des malades comme d'autres, mais nous aimerions ne pas en recevoir autant dans nos consultations. L'académie a pris parti et sa position est ferme et constante : la prévention avant tout. Il faut parvenir à endiguer un phénomène qui ne bénéficie à personne. Les pharmacologues et les psychiatres, qui sont en première ligne, sont agacés par un climat de tolérance qui confine au laxisme ; la lucidité s'impose et je comprends la tonalité explosive de leurs propos.

L'hypothèse de la création de salles d'injection a fait l'objet d'un grand débat en notre sein. Les malades sont des malades, mais il est consternant de demander à des médecins d'assister à l'injection intraveineuse d'un produit dont ils ne connaissent pas l'origine et qui peut causer une mort. Mieux vaut prévenir.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Pourtant, des psychiatres se sont exprimés en faveur de ce dispositif.

M. le professeur Pierre Joly . - Il peut y avoir des exceptions, mais ceux qui siègent à l'Académie nationale de médecine sont assez unanimes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le débat qui a précédé le communiqué publié par l'Académie nationale de médecine le 11 janvier dernier ?

M. le professeur Pierre Joly . - Le débat a été très long. Il a notamment porté sur l'argument, à mon avis assez utopique, selon lequel l'ouverture de salles d'injection supervisées permettrait de connaître les toxicomanes et ainsi de pouvoir les soigner. Le résultat du vote sur les termes du communiqué a été sans équivoque : 83 % de voix favorables, quelque 15 % contre, 2 ou 3 % d'abstentions.

M. le professeur Paul Lafargue, président de la commission « Substances vénéneuses et dopantes » de l'Académie nationale de pharmacie. Avant d'occuper ma fonction actuelle, je fus sept ans « expert national drogue ». À ce titre, je représentais notre pays au sein du groupe horizontal « Drogues » de la Commission européenne et il me revenait de mener en France les débats interministériels sur cette question pour parvenir à ce que tous parlent d'une même voix - une gageure !

Sur le sujet qui nous occupe, l'Académie nationale de pharmacie tient des séances thématiques ouvertes au public. À l'une, qui concernait les conduites addictives, nous avions d'ailleurs invité M. Pierre Chappard, président d'Act-up Paris ; une autre a été consacrée au thème « Cannabis et sécurité routière ». Nous avons aussi publié un rapport dressant le bilan des politiques publiques en matière de substitution aux opiacés. Nous organiserons le 19 octobre 2011 une séance thématique sur le thème « Drogues illicites, médicaments psychotropes et monde du travail » ; on constate en effet l'augmentation des accidents du travail dus à la consommation de substances psychotropes.

Comme l'a souligné le professeur Jean Costentin, les cannabinoïdes se concentrent dans les graisses ; or le cerveau est -  à quelque chose près... - une « motte de beurre ». J'ai personnellement décelé des dérivés cannabinoïdes dans les urines soixante et onze jours après la dernière prise de l'individu considéré. Or le stress, en augmentant le taux de catécholamines dans le sang, induit la résurgence tardive du cannabis « stocké », si bien que le cerveau d'un sujet ayant cessé toute consommation depuis huit ou neuf jours peut se trouver subitement en état d'ivresse cannabique. Ce phénomène explique que depuis 1989 les dispositions réglementaires applicables en matière d'aéronautique militaire imposent la recherche systématique des conduites addictives. Depuis lors, des entreprises en nombre croissant ont inscrit dans leur règlement intérieur l'obligation de cesser toute absorption de substances psychotropes pendant l'activité professionnelle ; mais, sous l'effet du stress, une ivresse cannabique risque de se produire dont le sujet pouvait légitimement penser être à l'abri.

Le professeur Jean Costentin, outre qu'il est membre de la commission sur les addictions de l'Académie nationale de médecine, est aussi membre de la commission « Substances vénéneuses et dopantes » de l'Académie nationale de pharmacie. Tout ce qu'il a dit reflète une approche scientifique qu'il est difficile de réfuter, et je partage son point de vue. Les conclusions des travaux en commission sont fondées sur des débats au cours desquels nous auditionnons des personnalités qualifiées, dont des psychiatres. Nos propositions de recommandation sont ensuite soumises à l'approbation de nos collègues réunis en séances plénières - dites restreintes en ce qu'elles ne sont pas ouvertes au public - et les prises de position exprimées sont toujours celle de l'Académie nationale de pharmacie dans son ensemble.

Comme mes confrères l'ont souligné, il convient avant toute chose de renforcer la prévention. Cela étant, ne soyons pas naïfs : l'appétence pour les produits psychotropes ne disparaîtra pas et la consommation ne cessera pas. C'est bien sûr une absurdité d'incarcérer un consommateur de substance psychotrope - on n'a jamais mis un malade en prison. Le consommateur devenu dépendant doit être pris en charge comme tout autre malade mais la finalité du traitement doit être le sevrage et, quels que soient les aléas - rechutes et insuccès -, ne pas viser la cessation de la consommation serait une forme de non-assistance à personne en danger.

Il faut impérativement expliquer aux jeunes gens qu'ils doivent éviter de consommer ces molécules. La déscolarisation est, dans 95 % des cas, due à la consommation de cannabis, qui conduit rapidement à un besoin, lequel va entraîner un début de délinquance car il faut de l'argent pour se procurer le produit. De ce fait, le jeune consommateur déscolarisé se trouve progressivement désocialisé. Le problème n'est pas moral mais social. Je le redis, un consommateur de produit psychotrope est un malade qui doit être pris en charge, mais l'essentiel est de faire qu'il ne tombe pas malade ; de la même manière, on fera tout pour éviter qu'un patient souffrant de diabète de type 1 ne se trouve affligé d'un diabète de type 2 induit par des habitudes alimentaires nocives, qu'il faut corriger.

M. Patrice Calméjane, député . - On se rappelle l'« aller-retour législatif » de l'Espagne à propos de la dépénalisation de l'usage du cannabis. Les risques induits par la consommation de cette substance ne laissent pas d'inquiéter si l'on pense par exemple que, lors des sorties scolaires, des classes entières sont confiées à des chauffeurs d'autocars... Peut-on efficacement détecter la présence de cannabis dans l'organisme comme on détecte la présence d'alcool en fonction du taux de gamma-GT ? Quel devrait être le rôle de la médecine du travail et de la médecine scolaire ? Quelles actions entreprendre pour sensibiliser les adolescents à des dangers qu'ils ignorent ?

M. le professeur Paul Lafargue . - Le taux de gamma-GT ne servant qu'à signaler une induction enzymatique, le mesurer est selon moi sans intérêt. Nous disposons de tests immunologiques parfaitement efficaces de dépistage de la présence de cannabis dans l'organisme, mais leur fiabilité est mise en cause pour de bien mauvaises raisons. Le coût d'un tel test est d'environ 13 euros ; s'il faut, comme le soutiennent certains, en passer à chaque fois par la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse, le coût unitaire du dépistage est compris entre 250 et 300 euros. Autrement dit, en niant la fiabilité des tests immunologiques, certains analystes défendent leur intérêt - et ce n'est pas la première fois. En 1992 déjà, M. Jean-Claude Gayssot, alors ministre chargé des transports, avait constitué une commission interministérielle chargée de définir les moyens propres à renforcer la sécurité routière. Mais le chiffrage de l'étude épidémiologique, fondée sur des tests réalisés par chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse, était apparu budgétairement insupportable. Il ne s'agissait pourtant que de se faire une idée du nombre de sujets consommant des substances psychotropes et conduisant ; dans cette optique, une imprécision de 3 % était de peu d'importance. Il en est résulté que l'étude entreprise a été limitée aux conducteurs responsables d'accidents mortels, soit une cohorte très faible - et les tests de dépistage du cannabis au volant ont mis très longtemps à entrer dans les moeurs.

Le dirigeant d'une société de transport conscient de ses responsabilités s'attachera à mettre en oeuvre la recherche de conduites toxicophiles chez les chauffeurs qu'il emploie : addiction à l'alcool et aux drogues mais aussi aux médicaments, puisque la France occupe la première place mondiale du douteux palmarès de la consommation de benzodiazépines. Bien entendu, le secret médical demeure : de même que le médecin du travail peut déclarer inapte à un certain poste un salarié frappé d'hypertension artérielle, il peut déclarer inapte un chauffeur consommateur de substance psychotrope, sans davantage donner le motif de cette inaptitude.

Je ne m'attarderai pas sur la médecine scolaire, qui est l'ombre d'elle-même.

Je considère qu'il serait très mal venu de mettre à disposition des parents des tests leur permettant de déterminer eux-mêmes si leur enfant consomme du cannabis, car cela aurait pour effet de rompre la confiance entre enfants et parents. Cela étant, certains signes cliniques doivent alerter : vasodilatation entraînant le rougissement des yeux, comportement agressif, démotivation scolaire ... Parler de ces symptômes au médecin de famille permet d'apprécier une consommation possible et d'engager un traitement.

M. le professeur Pierre Joly . - La difficulté tient à ce que nous sommes confrontés d'une part à des consommateurs qui souhaitent reconnaissance et sécurité et, d'autre part, à des familles très angoissées ; on ne peut à la fois faciliter la consommation de drogue et rassurer les familles. Les individus dépendants ne se trouvent pas toujours dans cette situation volontairement - nous sommes nombreux à avoir fumé une première cigarette pour faire « comme papa » tout en la trouvant écoeurante. Il est difficile de dire qui a raison et qui a tort. Mais si nos confrères ont des réactions aussi vives, c'est que notre pays n'a pas de ligne politique claire : un jour on en tient pour les salles d'injection supervisées, un autre pour le dépistage... Il serait bon de prendre le temps de réfléchir sereinement à une prévention efficace et à une organisation satisfaisante. Il existe actuellement de remarquables centres de sevrage en France, mais ils sont pratiquement dénués de moyens. Plutôt que de lancer de nouvelles structures, pourquoi ne pas favoriser les structures existantes lorsqu'elles sont efficaces ? Aussi longtemps que les pouvoirs publics n'auront pas de position ferme et que les moyens manqueront, nous serons en permanence confrontés à des groupes de pression. Pourtant, moins l'on consomme de drogues, mieux l'on se porte.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie, messieurs, pour vos très utiles contributions à nos travaux.

MERCREDI 9 FÉVRIER 2011

Présidence de M. François Pillet, coprésident pour le Sénat, et de
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale

Audition de M. Henri Bergeron, chercheur, auteur de « Sociologie de la drogue »

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je vous prie d'excuser l'absence du coprésident pour l'Assemblée nationale, Serge Blisko, obligé de participer à un autre débat sur la bioéthique.

Nous accueillons aujourd'hui M. Henri Bergeron, chercheur sur les politiques de santé et la rationalisation des pratiques médicales au Centre de sociologie des organisations, auteur d'un ouvrage intitulé « Sociologie de la drogue ».

L'audition de l'INSERM, le 12 janvier dernier, nous a permis de disposer d'une approche statistique sur la situation et les tendances de la consommation de drogues, les dispositifs de soins, la réduction des risques liés à l'usage des drogues illicites.

Nous souhaitons désormais nourrir notre réflexion avec une approche sociologique.

Je vous propose donc, Monsieur Bergeron, dans une intervention liminaire, d'exposer votre réflexion sur les toxicomanies, et de nous livrer votre opinion sur les dispositifs de prévention, de réduction des risques, de traitements des usagers de drogues.

M. Henri Bergeron . - Je suis chercheur au CNRS, sociologue ; j'occupe également des fonctions de coordination scientifique à Sciences-Po. Mes recherches portent non pas tant sur les déterminants sociologiques, économiques et culturels des usages à proprement parler mais sur la façon dont se forment les politiques, sur les liens entre science et politique, sur les politiques européennes.

J'ai été directeur scientifique adjoint de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) durant quatre ans et demi, ce qui m'a permis, étant chargé des relations avec le Parlement européen, la Commission et le Conseil, d'avoir une vision des politiques européennes, répressives et sanitaires.

Je travaille surtout sur la formation des politiques et beaucoup moins sur les déterminants des usages de drogues.

Je suis ouvert à toutes les questions et demandes d'approfondissement dans ces domaines.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est aux rapporteurs.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous étudiez la façon dont se forment les politiques : avez-vous déjà établi des comparaisons entre les pays confrontés aux usages de produits toxiques ? Les politiques développées sont-elles en rapport avec le nombre d'usagers et le développement de la consommation des stupéfiants ?

Selon vous, quels sont les moyens d'accompagner ceux qui sont déjà dans l'addiction ?

En France, la politique publique est surtout axée sur la réduction des risques. Existe-t-il d'autres formules, dans d'autres pays, de prise en charge des usagers de produits stupéfiants ?

M. Henri Bergeron . - Ma première réflexion portera sur les politiques européennes, leurs points de convergence et leurs points de divergence.

Il faut distinguer, d'une part, les politiques de répression des trafics et de l'usage et, d'autre part, les politiques sanitaires et préventives. Jusqu'à la manifestation du SIDA, au milieu des années 1980 pour les plus rapides des pays européens et un peu plus tard, à la fin des années 1990, pour les autres, les politiques étaient extrêmement contrastées.

Tous les pays avaient signé les conventions internationales, souscrivaient au principe de prohibition de l'usage et menaient des politiques relativement agressives à l'égard des trafiquants, mais les législations n'étaient pas harmonisées.

L'infraction d'usage simple recevait ainsi un traitement juridique et policier extrêmement différent dans les pays européens. D'un point de vue sanitaire, le même type de contraste existait, les politiques étant généralement curatives, faute de politique de réduction des risques. C'était encore l'époque où l'on croyait que la montée de la consommation de substances psychoactives illicites était une poussée de fièvre qu'une politique active pouvait étouffer.

Les politiques curatives étaient très différentes selon les pays. En France, on s'est beaucoup attaché à développer des traitements inspirés par la psychanalyse.

Souvenez-vous : les années 1970 vivent sous la figure tutélaire de Jacques Lacan, la psychiatrie est révolutionnée par les idées psychanalytiques.

D'autres pays, comme l'Italie, avaient choisi des modèles plus comportementalistes -les grandes communautés thérapeutiques ; l'Angleterre avait une tradition de prescription contrôlée d'héroïne. Quelques médecins s'étaient vu octroyer le droit de prescrire ce produit ainsi que d'autres produits de substitution. Toutes ces politiques étaient donc extrêmement contrastées et finalement assez faiblement indexées sur la réalité épidémiologique du problème de la drogue.

Dans notre pays, la loi de 1970 a créé une procédure réglementaire d'interdiction de l'usage privé assez exceptionnelle dans le droit français, alors que les drogués se comptent -aux dires de Claude Olievenstein et de Claude Orsel, les deux spécialistes de l'époque- sur les doigts de la main dans le quartier latin !

Le sujet des drogues, comme les questions d'homosexualité ou d'euthanasie, a pendant longtemps renvoyé les États à leurs traditions nationales ; il n'y a guère eu d'interférences européennes.

La donne a changé avec le Traité de Maastricht ainsi que l'entrée en jeu des considérations de santé publique du fait de l'épidémie de Sida, lorsqu'on a découvert que les usagers de drogues par voie intraveineuse étaient des vecteurs de diffusion des virus du Sida et de l'hépatique C. Dès lors, est apparu un mouvement relativement spontané émanant des pays, l'action de l'Union européenne devant respecter le principe de subsidiarité. Les modèles se sont transformés pour se rapprocher.

Deux sujets font historiquement polémique. Le premier est celui de l'attitude à adopter à l'égard de l'usager simple. Il a opposé, à l'époque, les pays de manière extrêmement conflictuelle. Il suffit pour s'en convaincre de considérer la position de la Hollande par rapport à celle de la France ou de l'Allemagne.

Le second sujet est celui de l'introduction de la politique de réduction des risques, qui suscite des conflits extrêmement forts. Jacques Chirac déclarait en 1992 au Nouvel Observateur que l'introduction d'une politique de réduction des risques en France signerait le début de la libéralisation pure et simple des drogues ! Cette association s'inscrit, dans notre pays, dans une tradition de méfiance à l'égard de l'utilisation des produits opiacés.

Le même regard se retrouve dans le traitement de la douleur à l'hôpital. Toute une série de facteurs culturels liés à la profession médicale et à son organisation permettent d'expliquer pourquoi cette politique de réduction des risques n'a pas pénétré chez nous aussi rapidement que dans d'autres pays.

On remarque aujourd'hui une certaine forme de convergence sur ces deux sujets, surtout chez les quinze membres de l'Union européenne les plus anciens.

Il existe, dans la plupart des pays européens, une forte tendance à considérer que l'infraction d'usage ne doit plus recevoir la peine la plus sévère : l'incarcération. Les solutions juridiques retenues, très différentes suivant les pays, favorisent un traitement plutôt médicalisé des usagers, pour peu qu'il n'existe pas de délit associé ou de récidive.

L'utilité de la politique de réduction des risques est désormais reconnue un peu partout en Europe. Elle a été traduite dans beaucoup de textes juridiques nationaux, comme en France la loi de santé publique du 9 août 2004, mais également dans une recommandation du Conseil de l'Union européenne visant à la reconnaître comme un pilier de la politique de traitement des usagers.

Un modèle européen de régulation des problèmes de drogue émerge donc, même s'il subsiste d'importantes différences. Ce modèle se distingue très nettement de celui qui peut être mis en oeuvre aux États-Unis, où la réduction des risques, dans beaucoup de ses principes, n'est pas acceptée. En ce qui concerne l'incarcération des usagers, un chercheur estime que le quadruplement de la population carcérale entre 1975 et 1995 aux États-Unis s'explique par l'incarcération d'usagers simples qui, jusque là, n'étaient pas emprisonnés.

Je ne partage pas votre diagnostic qui consiste à dire que la politique française en matière de toxicomanie est essentiellement une politique de réduction des risques ; il existe aussi, de mon point de vue, un dispositif curatif. Un certain nombre de structures continuent de proposer des cures d'abstinence et fournissent une voie de sortie légitime pour un certain nombre de toxicomanes qui en font la demande. Ce dispositif historique n'a pas disparu avec le lancement de la campagne de réduction des risques en France, que l'on peut dater d'une circulaire du ministère de la santé de 1995 et du premier programme lancé par Simone Veil. Il a cependant toujours été relativement faible. Jusqu'à qu'il soit récupéré par la Sécurité sociale, il était financé sur le budget de l'État ; les financements arrivaient en cours d'année et les associations ne savaient jamais de combien elles allaient disposer. La loi de santé publique de 2004 a quelque peu stabilisé la situation. Les chiffres épidémiologiques d'évolution des consommations de drogues en France laissent penser que ce dispositif pourrait connaître des développements supplémentaires.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Selon vous, une politique contraventionnelle serait-elle susceptible de faire régresser l'usage de drogues ?

Pensez-vous que le dessein de transgresser la loi est un motif de consommation pour un certain nombre de jeunes ?

Il semble que, dans notre pays, la politique de prévention et d'éducation des jeunes, avec l'intervention de policiers ou de gendarmes dans les établissements scolaires, ne fournissent pas de résultats extraordinaires. Que pourrions-nous proposer d'autre ?

M. Henri Bergeron . - Pendant longtemps, on a considéré que le fait de sortir l'infraction d'usage simple du droit pénal et la décriminaliser, comme a pu le faire le Portugal en 2001, traduisait une politique laxiste. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Nicolas Sarkozy, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, avait demandé à l'Observatoire, au moment où j'y étais en poste, qu'on lui dresse un tableau raisonné des différentes législations. Il ne s'agissait pas à ses yeux de laisser la jeunesse croire que la consommation allait être enfin permise mais au contraire de tenter de remédier au fait qu'à la fin des années 1990, 15 % seulement de l'ensemble des interpellations recevaient une sanction pénale -sans même parler de celles qui ne faisaient pas l'objet de procès-verbal. En outre, la loi était appliquée de manière très contrastée suivant les régions.

L'idée d'instituer des contraventions consistait à réaffirmer la force de l'interdit et à donner les moyens de mettre la loi en oeuvre de manière plus systématique.

La question que vous posez est complexe ; elle a aussi des conséquences éthiques relativement importantes dans la mesure où les études montrent que les populations contrôlées par exemple pour la consommation de cannabis sont situées dans des zones géographiques défavorisées, alors que les études de l'OFDT, sur Paris, prouvent que les quartiers riches consomment plus de cannabis que les quartiers pauvres ! On risque donc d'avoir un système qui sanctionne une origine sociale plutôt qu'un usage.

Quand on considère les chiffres de prévalence de l'usage de drogues illicites en France, en Europe, en Australie, au Canada ou aux États-Unis, quand on étudie la progression des consommations, il est vrai qu'on a du mal a établir un lien de causalité fort entre la sévérité des lois et la réalité des prévalences. Cela souligne le fait que les déterminants de l'usage de drogues sont beaucoup plus complexes et dépassent les seuls aspects répressifs.

Certes, face à l'importance de la consommation de produits psychoactifs, éviter l'emprisonnement peut paraître plus adapté à un phénomène qui participe de la tendance générale à la consommation accrue d'artifices : alcool, médicaments psychotropes, chirurgie esthétique... L'ensemble de ces pratiques qui consistent à s'équiper d'artifices pour répondre à des exigences de performance, festives, de relaxation et de réussite renvoie à des transformations anthropologiques et culturelles d'une ampleur si vaste que l'on ne peut croire qu'une loi suffise à résoudre l'ensemble du problème.

Il est important de considérer ces phénomènes en fonction d'un ensemble de consommations qui, à mon sens et selon tous les sociologues qui ont travaillé sur ce sujet, répondent à des transformations qui sont celles d'une société de plus en plus individualiste, faisant peser sur les individus des exigences de réussite sociale, familiale, parentale. Les individus recourent à toutes sortes d'artifices pour se relaxer, affronter un examen, tenir face au stress professionnel. Finalement, la frontière entre drogues licites et illicites a tendance à se brouiller.

La transgression de la loi est toujours un sujet complexe. Les chiffres de la consommation d'alcool chez les jeunes prouvent que le caractère transgressif n'explique pas tout, même si l'on sait que la jeunesse aime ferrailler avec les interdits de toutes sortes.

Pour ce qui est de la prévention, il existe à l'OEDT un ensemble de méta-analyses, comme en médecine, même si elles sont moins solides d'un point de vue statistique. Elles permettent d'obtenir un éventail raisonné et hiérarchisé de l'efficacité de ces différentes mesures, les interventions de policiers à l'école étant considérées comme parmi les moins efficaces, pour utiliser un euphémisme.

M. Samia Ghali, sénatrice . - Je suis pour ma part convaincue que ce n'est pas aux policiers d'intervenir dans les écoles pour évoquer les problèmes de drogues mais plutôt à des spécialistes capables d'expliquer les conséquences de l'utilisation de celles-ci, même s'il s'agit du haschich, par lequel les 13-14 ans commencent souvent avant d'aller plus loin.

Mon fils, la semaine dernière, était invité à un anniversaire ; il est resté à côté de son camarade pour éviter que celui-ci ne se laisse convaincre de fumer des substances illicites. On est là dans un phénomène de mode : comment faire pour l'arrêter et éviter, lors d'une banale soirée, de plonger dans les médicaments, l'alcool ou la drogue ?

Peut-on expliquer aux jeunes que l'on peut fort bien s'amuser sans utiliser des drogues, licites ou illicites, dont l'alcool ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Que pensez-vous des campagnes de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), menées depuis quelques années contre la consommation de substances licites ou illicites dans le cadre festif ?

M. Henri Bergeron . - Je ne suis pas spécialiste de l'évaluation des campagnes de prévention mais je sais néanmoins, pour m'être plongé dans cette littérature en tant que coordonnateur scientifique de l'OEDT, que les programmes d'intervention qui, à l'école, mettent en avant les forces de l'ordre ne sont pas des plus efficaces. Les policiers ne sont pas considérés comme des individus crédibles. Or, on sait que, dans les campagnes de prévention, la qualité de la source et sa crédibilité sont au moins aussi importantes que l'information transmise. Je vous rejoins donc dans ce que vous dites mais je vous renvoie à la consultation des rapports et des études qui établissent cette conclusion de manière documentée.

Il en va de même pour les campagnes de l'INPES, qui a néanmoins énormément modernisé ses messages, sur l'obésité par exemple, en s'appuyant de plus en plus sur les derniers savoirs en psychologie, en socio-psychologie et en neurobiologie. On puise également beaucoup dans les ressources du marketing, qui sait comment modifier les comportements et provoquer des réflexes d'achat. Pourquoi ne pas s'en servir pour faire ce que l'on appelle du « marketing social » ?

De ce point de vue, l'idée n'est plus de transmettre des informations sur les risques négatifs, sanitaires, économiques ou sociaux car la simple transmission de l'information ne suffit pas : les individus ne sont pas des acteurs rationnels qui, sur la base d'une information de qualité, prendraient la bonne décision pour leur santé. Il faut au contraire agir sur des univers symboliques et c'est ce qu'a commencé à faire l'INPES. Le comité français d'éducation pour la santé (CFES) l'a fait bien avant avec les premières campagnes de Simone Veil à partir de 1977. C'est elle qui a modernisé ce type de campagne et de communication. L'idée n'était plus de dire que le tabac était nocif pour la santé mais de montrer que l'on pouvait ne pas consommer sans être pour autant considéré comme quelqu'un d'antipathique lors d'une soirée. Contre le cow-boy de Marlboro, capable de traverser toutes les épreuves, on pouvait présenter un individu refusant une cigarette !

L'INPES a beaucoup travaillé dans cette direction. En matière de tabagisme, on se rend compte que les images de poumons ou de gorges dans des états catastrophiques sont moins efficaces que des images de dents extrêmement jaunies. On joue donc ici -même si on peut le regretter- sur les notions de paraître et de présentation....

Ce ne doit toutefois pas être le seul type de campagne. Une politique de prévention qui se limite aux quelques actions de l'INPES est très modeste dans ses ambitions.

M. Patrice Calméjane, député . - Il faut rappeler que le cow-boy de Marlboro est mort d'un cancer des poumons ! Vendre un produit, c'est bien mais il faut en assumer les conséquences !

Il est vrai que les législations sont très différentes d'un pays à l'autre mais certaines fédérations sportives ont adopté des règlementations transfrontalières qui fonctionnent. Ne pourrait-on s'en inspirer pour expliquer aux jeunes que la consommation de produits illicites est un mode d'exclusion, un certain nombre d'emplois de la fonction publique, par exemple, étant interdits en cas de condamnation ?

Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice . - Dans quel type de structure existante feriez-vous suivre votre enfant s'il se droguait ? Quelle politique faut-il développer concrètement en matière de structures ou d'aide ?

M. Henri Bergeron . - Je n'ai pas travaillé sur les questions liées aux fédérations sportives. Une remarque toutefois : le dopage sportif constitue selon moi un cas limite de cette tendance massive pointée pour un certain nombre de sociologues à utiliser de plus en plus d'artifices pour s'équiper et résister à la pression qui pèse sur les individus ! Ceci se retrouve dans tous les pays occidentaux. La frontière entre le naturel et l'artificiel est en train de se brouiller. Certains sports ont peut-être réussi à discipliner la totalité ou une grande partie de ceux qui les pratiquent, mais je suis assez pessimiste sur les suites de cette évolution, face à la tendance qui existe à accepter de plus en plus l'artifice, là où il était condamné dans nos sociétés.

Il n'est qu'à considérer la prévalence montante des pratiques de transformation corporelle dans les sociétés occidentales : il y a là de quoi se poser des questions ! Prendre une drogue, c'est comme de la chirurgie esthétique : on essaie d'usiner son intérieur mental -pour reprendre une phrase d'Alain Reinberg. N'ayant cependant pas étudié le cas des fédérations sportives, je parle de manière très générale.

Pour ce qui est des stratégies préventives, il n'existe pas un forum, toutes politiques publiques confondues, qui n'affirme la nécessité de mettre en oeuvre des politiques fondées sur les preuves scientifiques. C'est une phrase que l'on retrouve partout !

Si je dis que le policier est le moins crédible parmi ceux qui peuvent intervenir à l'école pour vanter les mérites de l'abstinence, je ne dis bien évidemment pas pour autant que l'ensemble des politiques préventives est à rejeter.

En ce qui concerne mes enfants, j'attends d'un dispositif qu'il puisse ouvrir la voie à différents types de traitements. Certains héroïnomanes, soit parce qu'ils ont consommé des substances extrêmement pures lors d'un séjour en Asie, soit parce qu'ils ont une vulnérabilité neurobiologique innée ou acquise, ne se trouvent pas ou plus en situation d'atteindre l'abstinence. Si l'une de mes filles se trouvait dans cette situation, je serais ravi de pouvoir l'orienter vers un traitement de substitution !

D'autres consommateurs d'héroïne n'ont pas le même type d'histoire. Ils reçoivent plus de soutien, consomment des produits en moins grande quantité et de moins grande qualité, sur une période moins longue. Ils parviennent à arrêter d'en consommer sans recourir à des produits de substitution et se dirigent directement vers des établissements curatifs.

Il existe plusieurs types de pratiques : certains individus ont envie de s'allonger et de travailler sur la relation conflictuelle qu'ils ont nourrie avec leurs parents ; d'autres se sentent plus à l'aise dans un groupe de pairs, parmi d'autres anciens toxicomanes avec qui ils peuvent se tenir les coudes, comme dans les communautés thérapeutiques. D'autres encore préfèrent des thérapies de type familial, sentant que leur consommation est le symptôme de problèmes familiaux non résolus.

En France, jusque dans les années 1995, on a souffert d'une forme monolithique d'offre thérapeutique, essentiellement dominée par des cures qui s'inspiraient du paradigme psychanalytique. Les communaux thérapeutiques n'existaient pas en France, si ce n'est sous la forme du Patriarche, de sombre réputation et déjà dénoncé en 1984 par un rapport de l'IGAS pour ses imperfections administratives et financières -pour utiliser un autre euphémisme.

L'important est la diversité. Les phénomènes d'addiction sont extrêmement complexes. Les stratégies thérapeutiques doivent donc être variées.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous nous avez fait part d'un grand nombre de réflexions fort intéressantes, en particulier en matière de prévention. Nous vous en remercions.

Audition du Père Pierre de Parcevaux, chargé de mission par l'archevêché de Paris sur la problématique des toxicomanies

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent le Père Pierre de Parcevaux, président de « La Luciole », association familiale de soutien aux parents et aux jeunes toxicomanes, par ailleurs chargé de mission auprès de l'archevêché de Paris sur la problématique des toxicomanies.

Nous entendrons courant mai les représentants des autres religions ; en effet, l'approche des toxicomanies dans les principaux courants religieux ne peut que contribuer à notre réflexion.

Au titre de vos activités de terrain, comme au titre de vos autres responsabilités, vous êtes particulièrement en mesure de nous exposer un point de vue chrétien sur la politique de lutte contre les toxicomanies.

Vous avez la parole.

Père Pierre de Parcevaux . - Plus que l'aspect religieux, c'est l'aspect humanitaire que je veux aborder.

Je suis sur le terrain depuis 1970, à l'époque où la question des toxicomanies et des drogues en général commençait à se poser en France. Un certain nombre de jeunes consommateurs rencontrés sur le terrain m'ont demandé si je pouvais avoir une approche avec eux.

J'avoue que je n'y connaissais strictement rien. Il a fallu que je me documente et que j'aille voir les différents services gouvernementaux pour comprendre ce que signifiait le mot « drogues ».

Il s'agissait de jeunes de quatorze à dix-sept ans, de l'Ouest de Paris, tous milieux confondus, dont les parents avaient tous les métiers que l'on peut rencontrer dans la société française.

Ces jeunes décrivaient à l'époque un mal-être ou un malaise plutôt social, humain lié à une souffrance familiale.

Les grands centres comme Marmottan, Fernand Vidal ou Sainte-Anne existait déjà. Mon souhait était d'essayer de rejoindre les jeunes toxicomanes sur le terrain et de tenter d'accompagner les parents.

Mon travail a donc consisté à voir les parents chez eux, à faire le lien avec les jeunes et à essayer de cheminer avec ces derniers. Je leur adresse un grand remerciement car c'est eux qui m'ont aidé pendant dix ans à aller dans les squats et à voir la face cachée des choses. Si c'était à refaire aujourd'hui, je ne le referai certainement pas : c'est beaucoup trop dangereux !

Ces jeunes m'ayant tellement apporté de connaissances et d'ouverture sur ces questions humaines, médicales et religieuses, que j'ai ressenti le besoin d'appartenir à une association et de me former.

J'ai donc, durant dix ans, suivi un certain nombre de formations dans toutes les structures existantes à l'époque -clinique de l'Abbaye, Marmottan, milieu carcéral, etc.

Un certain nombre de séminaires m'ont permis de découvrir une autre approche du toxicomane ou du malade. J'ai découvert qu'il pouvait y avoir un accompagnement à la fois médical, spirituel et de toute façon humain.

J'ai ensuite rejoint une association qui s'occupait des familles de toxicomanes sur le plan national et qui disposait de douze antennes associatives, dont des postcures.

Nous avons énormément réfléchi sur le point de savoir comment accompagner les parents et nous nous sommes demandé s'il ne fallait créer que des postcures ou que des centres psychiatriques. Le Sida et un certain nombre d'événements qui se sont succédé n'ont fait qu'accélérer le processus.

J'avais à cette époque une approche assez idéologique des choses, pensant qu'il suffisait de s'attaquer à la mafia, d'aller sur le terrain, dans le Tiers-monde et en Colombie pour résoudre le problème. Avec le soutien de l'Ambassade de France, Caritas internationale et de la Brigade des stupéfiants, j'ai donc choisi d'aller dans les pays producteurs de drogues. C'est là que j'ai découvert ce qu'étaient les laboratoires clandestins. J'ai alors compris que ce n'était pas le secteur sur lequel je pouvais faire porter mon action.

Je suis revenu en France et j'ai beaucoup parlé avec un certain nombre de spécialistes de terrain ; j'en ai déduit que le combat devait porter sur le soutien aux familles, la prévention et l'accompagnement du jeune malade.

L'association nationale à laquelle j'appartenais a constaté que les parents étaient de plus en plus isolés et se sentaient coupables d'être parents de toxicomanes. Nous nous donc sommes battus pour affirmer que les parents n'étaient pas coupables.

Etant chargé de mission pour la toxicomanie pour le diocèse de Paris, j'ai tenté de voir si l'Eglise pouvait fournir une réponse à ce problème. Cette réflexion reste d'actualité, en particulier en matière de relations avec les autres religions. Toutefois, pour mes confrères musulmans, israélites ou autres, le sujet n'existe pas -bien qu'ils soient présents si on a besoin d'eux.

J'ai cependant continué à frapper à différentes portes, sans malheureusement trouver le bon interlocuteur ou le bon référent.

A l'association « La Luciole », j'ai découvert que le véritable combat consistait à permettre à des parents de demeurer parents, à des jeunes d'être accompagnés d'un point de vue humain, spirituel et médical. J'ai créé il y a quinze ans des structures où de jeunes consommateurs de drogues pouvaient se retirer du milieu familial et médical et passer un court séjour dans un lieu de vie sans médicament, sans psychiatre et sans psychologue. C'est un défi -mais je suis un homme de défi !

On m'avait dit qu'il n'était possible de le faire qu'en étant accompagné de psychologues, de psychiatres et d'éducateurs spécialisés. Or, les jeunes souhaitaient évoluer dans un lieu neutre. J'ai donc demandé aux thérapeutes de ne pas paraître durant les séjours, ce qu'ils n'ont pas apprécié. Etant salariés, ils l'ont toutefois accepté.

On partait huit jours en camp de ski ou faire de la poterie. Je faisais venir des artisans pour encadrer les jeunes. Ils allaient dans les bois avec des spécialistes des eaux et forêts pour découvrir la nature.

J'ai donc officiellement ouvert une structure qui se situe actuellement à Galluis, à côté de Versailles, où nous ne recevons pas plus de trois jeunes à la fois pour un court séjour, ce qui constitue un second défi. Nous y recevons des jeunes de 16 à 24 ans, garçons ou filles, qui passent d'une demi-journée à cinq jours.

Ils n'ont le droit d'utiliser leur portable que durant les pauses. Le reste du temps se déroule sous la responsabilité de trois animateurs-jardiniers. Les jeunes retournent la terre, plantent des arbres, soignent les oiseaux. Nous avons installé des volières où évoluent des faisans et des poules de collection. Ces volatiles, fragiles et beaux, leur permettent de découvrir que l'animal peut être une richesse, leur renvoyant l'image de leur propre fragilité et de leur propre richesse.

A « La Luciole », les deux-tiers des jeunes ont abandonné l'usage de la drogue et sont relativement mieux dans leur peau. Ils nous sont envoyés par des chefs d'établissement scolaire qui leur font suivre un stage au lieu de les sanctionner. Le tribunal de Versailles nous adresse également des jeunes condamnés à un travail d'intérêt général (TIG) et certains psychiatres, comme ceux de l'Enfance psychiatrique de Paris - Hôpital Robert Debré, nous demandent d'accompagner certains jeunes, cette structure étant actuellement débordée.

Il est intéressant de constater que les psychiatres manquent de lieux de vie à offrir aux jeunes. Nous faisons donc un lien avec les parents, avec le jeune et bien entendu avec le service médicalisé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Selon votre expérience, quels sont les facteurs de société dominants qui expliquent la toxicomanie ? La déstructuration familiale, l'environnement ?

Père Pierre de Parcevaux . - Depuis trente ans, je ne constate que fort peu d'évolutions dans la conception qu'ont les parents de la toxicomanie. Toutes les campagnes de prévention possibles ont été menées et on n'enregistre aucun changement. Hier, j'ai rencontré une mère de famille, envoyée par un psychiatre du « 92 », accompagnée d'un garçon de 16 ans consommateur de cannabis, d'une insolence inouïe vis-à-vis de sa mère. Ce jeune en manque, qui aurait pu être immédiatement interné, était en danger et disait gérer la situation. Je n'ai pu conseiller aux parents que de rester parents et de se faire entourer par des spécialistes, pour protéger la mère.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La déstructuration familiale est-elle selon vous une cause de plus grande pratique ?

Père Pierre de Parcevaux . - Depuis trente ans, on essaye d'expliquer aux parents que la toxicomanie est l'affaire de tous. Or, aujourd'hui encore, certains parents disent découvrir que la toxicomanie existe et vont s'informer à l'hôpital psychiatrique. Le drame est qu'ils téléphonent à tous les services qui leur sont offerts, au lieu de se concentrer sur un secteur et un intervenant, se perdant du coup deux fois plus.

Les parents restent persuadés que cela ne peut leur arriver. J'ai enterré il y a quinze jours un jeune de 21 ans, mort d'une overdose ; les deux autres enfants de la famille sont également toxicomanes. A cet enterrement, 80 % des jeunes étaient usagers de drogues. Ils m'ont tous affirmé gérer la situation et ne pas avoir besoin d'aide !

Pour des raisons d'éducation et de culture, les parents ne veulent pas admettre qu'il existe des produits dangereux et que leurs enfants peuvent recourir à leur utilisation.

Les parents accordent trop de facilités à leurs enfants. Ils ne leur refusent rien et ne leur apprennent pas qu'il existe des limites. Plus l'autorité parentale est absente, plus le jeune est dans une zone à risques. Aujourd'hui, les jeunes commencent à consommer de la drogue à 13 ans alors qu'il y a deux ou trois ans, ils débutaient à 15 ans. Il y a cinq ou six ans la moyenne se situait à 20 ans.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Votre expérience dure depuis quelques années ; combien avez-vous sorti de jeunes au total ? Pourquoi les expériences comme celle de Marmottan n'ont-elles pas fonctionné ? Comment l'interprétez-vous ?

Quelle politique de prévention envisageriez-vous pour notre jeunesse ?

Père Pierre de Parcevaux . - Je n'ai jamais prétendu que les autres services ne réussissaient pas : sans eux, il n'est pas question que nous existions. J'ai bien insisté sur le fait qu'il existait un partenariat très fort.

Nous sommes toutefois complémentaires. Le temps du soin est une chose mais le jeune a également besoin d'un endroit où se poser. Il ne s'agit ni d'un lieu de postcure, ni de la prison, ni de l'hôpital. Il s'agit de permettre à des jeunes de découvrir qu'ils peuvent s'arrêter.

Le temps de l'accompagnement peut être de cinq, six, dix ans. C'est un travail de longueur haleine qui ne repose pas sur de simples chiffres, qui n'ont pas grande signification. Il s'agit d'une chaîne, que nous formons en concertation permanente.

Quant à la prévention, je ne vois pas d'issue. Il existe sur Internet des tas de sites que le jeune peut consulter selon son désir. La prévention doit se faire très tôt, dès le CM 1 ou le CM 2. Selon moi, on doit apprendre aux jeunes à dire non à tout ce qui paraît trop facile : première cigarette, Internet, télévision. C'est le message que j'essaie de faire passer aux parents.

La prévention est très difficile lorsqu'il s'agit de jeunes consommateurs qui ne veulent pas changer. Dernièrement, lors d'une de mes interventions dans une école, un jeune m'a dit : « De toute façon, nous allons goûter de l'ecstasy ce soir ; je ne crois pas ce que vous dites, vous n'êtes rien ! ». J'en ai immédiatement avisé le proviseur. Cette ecstasy était composée à 90 % de mort au rat ! Pour n'importe quel adolescent, la mort n'existe pas ! La prévention, selon moi, consiste à inviter un jeune à éviter le pire.

Lorsque je sors d'une classe, un grand silence s'établit car ils sont déjà consommateurs et ne veulent pas entendre qu'il existe des produits dangereux ! Je ne crois pas aux campagnes de prévention...

A Galluis, tous mes animateurs sont d'anciens toxicomanes. Nous sommes libres avec les jeunes et laissons toujours une porte ouverte, en conservant toutefois un lien avec le magistrat, la brigade des stupéfiants, le tribunal ou les parents.

Faire boire un âne qui n'a pas soif est impossible ! Il est très dangereux de vouloir mener une campagne pour mener une campagne. L'enjeu est d'inviter le jeune à comprendre les risques qu'il court et lui faire découvrir l'arbre qu'il peut faire fleurir.

Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice . - Certains de mes collègues ont évoqué la déstructuration familiale. On peut peut-être aussi dire qu'on recourt à l'artifice par manque d'amour.

Or, vous portez une parole d'amour en tant que prêtre. Connaissez-vous « Le Cénacle », qui existe dans le Nord et le Sud de la France, où la dimension spirituelle accompagne la dimension du travail ? Cette parole est-elle également portée à l'intérieur de « La Luciole » ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je trouve que votre intervention est l'une des meilleures que nous ayons entendues jusqu'à maintenant. Cela n'engage évidemment que moi. Vous y avez mis beaucoup d'humanité. Depuis le début de ces auditions -là aussi, cela n'engage que moi- j'ai entendu des choses assez violentes qui m'ont choqué, travaillant depuis fort longtemps dans le domaine de la toxicomanie.

Vous avez clairement expliqué qu'il s'agissait d'une politique de petits pas et qu'il était très difficile de se fixer de grands objectifs. Je vous remercie de l'avoir dit car on ne l'a pas assez entendu depuis qu'on a commencé cette mission. Il n'est donc jamais trop tard !

Vous associez souvent les jeunes et les parents. Avez-vous eu affaire à des jeunes sans famille -ou à des moins jeunes ? Avez-vous eu à gérer la population de squats, encore plus compliquée ? A quel type de produits avez-vous été confronté ?

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - J'ai, comme vous, une expérience en hôpital psychiatrique. Ce qui nous manquait beaucoup, c'était le contact avec les parents, les toxicomanes, lorsqu'ils arrivent en soins, étant déjà coupés de la famille.

En outre, il est difficile d'entrer en relation avec ces jeunes ; or, je crois que vous avez réussi à vous impliquer et je tenais à vous en féliciter. Cette dimension est importante.

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Je m'associe aux remerciements qui vous ont déjà été adressés. De toutes les auditions auxquelles j'ai pu participer, c'est celle dans laquelle je me reconnais le mieux, car c'est la plus humaine. Il est important que l'on soit ramené vers la réalité du territoire.

Vous avez évoqué la famille, qui est souvent tenue à l'écart. La drogue provoque en effet son éclatement, crée des séparations entre les parents mais atteint aussi les autres enfants. Quelles structures mettre place pour venir en aide à ces familles complètement déstructurées, perdues, toutes classes sociales confondues ?

Comment arriver à faire de la prévention ? Dans les années 1980, Internet n'existait pas ; pourtant, la drogue était tout aussi présente ! Certains parents considèrent que le fait que leurs enfants fument un « chit » de temps en temps n'est pas si grave. Comment faire prendre conscience à certains de la part de responsabilité qu'ils peuvent avoir et accompagner les autres en leur expliquant qu'ils ne sont pas forcément responsables de tout ce qui arrive à leurs enfants ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - Tout ce que vous avez dit renvoie à l'image de la famille idéale : dans notre société, il faut être jeune, beau, en bonne santé, avec des enfants qui réussissent. Quand, dans une famille, un élément s'éloigne du chemin que la société a décidé pour nous, on ressent une grande notion de culpabilité. On voit bien que l'on accompagne les parents parce qu'ils se sentent coupables de ce que leur enfant n'est pas comme la société le souhaiterait.

Cette culpabilité est-elle partagée par le jeune vis-à-vis de ses parents ou a-t-il le sentiment de « gérer » la situation, comme vous l'avez dit ?

En second lieu, pensez-vous modéliser ce que vous avez fait ? Je suis élue d'un département rural qui connaît aussi des problèmes d'addictions et votre structure me paraît intéressante.

M. Georges Mothron, député . - Pourquoi avoir choisi des unités de temps inférieures à cinq jours ?

Père Pierre de Parcevaux . - Je l'ai dit, ce sont des jeunes qui, sur le terrain, m'ont éduqué et permis de découvrir mes limites, ce que je ne devais pas faire et ce que je pouvais espérer.

En quinze ans, j'ai enterré environ un tiers de ceux qui m'avaient aidé à mes débuts ! J'ai reçu des gifles, je me suis interrogé sur le plan médical, éducatif, religieux et j'ai essayé de leur apporter une réponse.

Je suis entré dans l'association nationale que j'évoquais tout à l'heure pour rejoindre les structures existantes. C'est à ce moment que j'ai découvert que toutes les disciplines avaient raison et étaient complémentaires. Je me suis donc à nouveau interrogé, avant de repartir de zéro.

Les postcures avec lesquelles nous travaillions connaissent un fort taux de réussite, je me suis demandé ce que je pouvais apporter de plus. C'est alors qu'on a attiré mon attention sur le fait qu'il n'existait pas de lieux de vie de court séjour pour les jeunes sortant de postcure.

J'ai donc commencé à monter des structures de week-ends, de journées, de petits camps, de courts séjours s'adressant aussi bien à un jeune scolaire qu'à un jeune de la rue ou à un jeune sortant de prison et j'ai mélangé tout ce monde. J'ai très vite compris qu'il ne fallait peut-être pas trop les mélanger. Peu à peu, j'ai trouvé ce que je pouvais mettre en place, dans une cohérence avec l'ensemble.

Il existe bien des grands centres religieux en France et à l'étranger ; j'ai voulu, en tant que prêtre, avoir une approche différente. Le Christ n'a pas dit tout d'abord qui il était, on l'a découvert peu à peu. Les apôtres ont cheminé, découvert leur foi et ont ensuite témoigné. Ma nature est d'essayer de découvrir les choses de l'intérieur. Face à toutes les structures qui existent, mon idée est de m'adresser à des jeunes qui se disent non-croyants. L'avantage est de toucher toutes les religions. Certains me suggèrent, après avoir fait un oratoire catholique, de faire un oratoire interreligieux. Je suis actuellement en pleine réflexion.

Beaucoup de ceux que j'ai rencontrés ont demandé le baptême, se sont mariés ; j'essaye toujours d'apporter un soutien et d'établir une relation personnelle.

J'insiste sur le fait que je fonctionne en partenariat. Mon but n'est pas de garder les personnes mais de les envoyer ailleurs en leur disant qu'il existe d'autres choses à voir.

Comme je l'ai dit, nous recevons des jeunes qui nous sont envoyés par la justice, aussi bien que des jeunes SDF qui nous sont amenés par d'autres toxicomanes. Je sais que le soir même, ils repartiront sous les ponts. Cela me fend le coeur mais je ne mélange pas un jeune cocaïnomane avec un jeune qui a été renvoyé d'un lycée ou un jeune couple en rupture. J'effectue un tri et c'est à cette fin que je n'ai que trois lits, pour conserver une dimension familiale.

Tous ces jeunes sont en lien avec un système médicalisé ; si ce n'est pas le cas, j'en cherche un pour me couvrir.

Pourquoi des courts séjours ? Je me suis aperçu que s'il existait en France des structures de postcure, il n'existait pas de lieu neutre où s'arrêter pour créer un déclic. C'est ce que j'ai voulu faire. C'est la raison pour laquelle l'hôpital Robert Debré nous appelle aujourd'hui à l'aide, lorsqu'on ne sait plus où envoyer ces patients. Je rencontre en même temps les familles, avec qui nous travaillons.

Si vous voulez appuyer notre action, je vous convie à notre journée « Portes ouvertes » du 14 mai. Le parcours de la prévention contre la toxicomanie a été entièrement élaboré par des classes de seconde d'un lycée de Paris et validé par la Brigade des Stupéfiants. Un officier m'a dit qu'il avait été ému de rencontrer pour la première fois des jeunes qui se prennent en charge pour créer une prévention en faveur d'autres jeunes de leur âge.

Cette journée aidera les parents qui sont dans la souffrance et la culpabilité. Au nom de la religion et de ce que je suis, je prétends que les parents ne sont pas des coupables mais des victimes. Malheureusement, le jeune ne comprend pas la culpabilité qu'il induit chez ses parents. J'ai parfois envie de lui décrocher une gifle en lui disant qu'il n'en a pas le droit !

En venant à cette journée, vous feriez un bien fou aux parents, aux acteurs de terrain et aux bénévoles, car nous visons à 99 % du bénévolat ! Nous ne percevons qu'une toute petite subvention de la MILDT.

Enfin, M. Apaire et d'autres m'ont déjà proposé de créer des structures du type de « La Luciole ». Si certains y sont prêts, je suis disposé à passer les rênes et à y réfléchir avec tous ceux qui le voudront.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

Audition du Docteur Xavier Emmanuelli, Président-fondateur du SAMU social

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent M. Xavier Emmanuelli, président fondateur du SAMU social en 1993, ancien Secrétaire d'État chargé de l'action humanitaire d'urgence de 1995 à 1997.

Vous allez nous éclairer sur les problèmes de toxicomanie chez les personnes en grande détresse, à la lumière du récent rapport SAMENTA sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d'Ile-de-France.

Nous attendons aussi que vous exprimiez votre sentiment sur la politique française de lutte contre les toxicomanies. Comment l'améliorer ? Quelles sont vos réflexions sur ce sujet ?

Nous aimerions également connaître votre jugement, si vous le souhaitez, sur les expériences étrangères de centres d'injection supervisée. Sont-ils souhaitables en France ?

Pour commencer, pouvez-nous dire dans quelle mesure la population prise en charge par le SAMU social est concernée par la consommation de drogues ? Quels outils utilisez-vous pour répondre à cette situation ?

M. Xavier Emmanuelli . - Je suis très heureux et très honoré de me retrouver dans cette enceinte.

Avant d'être secrétaire d'État et d'avoir créé le SAMU social, j'étais médecin urgentiste ; j'ai également travaillé à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, où j'ai été médecin-chef de 1987 à 1992. La toxicomanie -parfois par voie intraveineuse- était alors un mystère pour moi.

Les échanges de seringues ont ensuite vu le jour. J'ai continué à chercher à comprendre ce que signifiait le mot « toxicomane ». A l'époque, l'héroïne était la drogue la plus en vogue.

Le mot de « toxicomanie », inventé en 1900, n'a pas été forgé comme le mot « alcoolisme », qui désigne une atteinte aigüe mais, sémantiquement, comme une grave atteinte au psychisme.

En second lieu, l'épidémie de toxicomanie par voie intraveineuse est très datée et remonte aux années 1970. Cette pratique n'était pas, auparavant, perçue comme un phénomène de masse. J'avais en face de moi les gens les plus fragiles et les plus vulnérables. Les dégâts infligés au psychisme et au physique m'ont fait beaucoup réfléchir en tant que médecin.

Après avoir fondé le SAMU social, j'ai rencontré toutes sortes d'addictions et de toxicomanies. 95 % des gens auprès desquels nous intervenons ont un problème d'addiction.

L'addiction est un phénomène sournois qui peut se présenter dans la vie courante. Je connais un certain nombre de gens qui, pour dormir, prennent des somnifères sans s'en apercevoir et ne peuvent plus s'en passer. Des médicaments comme le Stilnox sont considérés comme dangereux parce que conduisant à l'addiction. Or, il est difficile de sortir d'une addiction.

Certes, l'alcool détruit bien des gens mais, d'un autre côté, il constitue un antalgique, un analgésique, un calmant. Il permet aussi de voir la réalité différemment. Au début, c'est convivial et cela donne un sentiment de puissance. Il est donc extrêmement difficile de conseiller à quelqu'un d'arrêter de boire. Quel est son intérêt ? Les gens fragiles sont dans un cercle vicieux...

Je sais que les travailleurs sociaux, très souvent, passent un contrat, s'attachent à la personne et essaient de la suivre sur le long terme. Les gens fragiles, qui n'ont pas d'autres perspectives, rechutent et c'est un échec de plus.

Je me suis donc posé un certain nombre de questions car, aussi bien au SAMU social de Paris, au SAMU social international, chez les enfants des rues ou chez les jeunes de la rue, tous ont une problématique de toxicomanie. A travers le monde, ce qui revient le plus souvent, c'est la colle, le solvant de teinturier. A une époque, les tubes de colle étaient à la mode chez nous. C'est un rapport à la réalité et à l'affect, à l'adulte, à l'image. Je dis toujours qu'on n'existe que par le regard des autres. Si les autres ne vous regardent pas, votre image corporelle disparaît, vous êtes sans intérêt, sans sens, sans amour. Il faut manifester de l'intérêt pour les gens, les accompagner, leur donner du sens.

Je pense également que notre société manque singulièrement de symbolisme. Les gens veulent utiliser les mêmes rituels d'apaisement que les autres. La dignité, c'est donner à percevoir les rites que l'on pratique les uns avec les autres pour faire partie de la même famille. Avec les gens en difficulté que je rencontre, il n'y a pas de rituels. Ils entendent des ordres, des insultes, le vocabulaire est réduit : il ne faut pas entrer dans ce jeu. Avec ces personnes, il faut prendre des précautions oratoires, respecter les distances, ne pas s'approcher trop près, ne pas être trop loin, ne pas techniciser. Il est difficile de trouver la bonne distance opératoire car ces personnes sont avides de votre être, d'existence, d'être prises en considération. Comment faire ?

Il n'existe pas de solution automatique pour sortir les gens de leur addiction. Il faut procéder au cas par cas, en leur manifestant de l'intérêt et surtout sans se décourager, car chacun est faillible. Regardez comme il est difficile pour des gens structurés, qui ont une place dans la société, d'arrêter de fumer. Vous imaginez donc combien il est difficile pour des gens sans repère, sans affection, sans projet d'arrêter de recourir à ce qui les console.

Si on se rapproche de ces personnes, il faut qu'elles y trouvent leur compte mais il est difficile de s'investir si l'on sait qu'on va ensuite « lâcher la rampe » : cela peut être décevant, les gens ne vont pas tenir leurs promesses.

J'ai également remarqué qu'il était difficile d'établir une passerelle avec les jeunes, quelle que soit leur toxicomanie : ils ne vous croient pas. On est dans la virtualité, dans une espèce de rôle où le rapport à l'autre, le mal que l'on fait à l'autre n'a pas d'importance. Il est très difficile de parler de la réalité avec les gens sous l'emprise de la drogue ou de l'alcool. Il faut avoir la foi, pour les accompagner.

J'ai fait un jour une conférence à Cochin pour le SAMU social. Il est difficile de soigner les gens qui récidivent. Quelqu'un m'a dit : « Que fait-on au bout de cinquante-deux fois quand un de tes clients vient aux urgences pour cuver sa cuite ? ». J'ai alors demandé : « Es-tu un guérissant ou un soignant ? Tu es soignant, tu soignes ! ». Les médecins pensent qu'ils peuvent tout guérir, y compris la mort mais on ne « guérit » pas : on peut soigner, accompagner, etc. C'est ce que je me dis en espérant qu'au bout du compte, certains s'en sortent !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous passons un après-midi hors du commun grâce aux auditions de gens fort différents -des humanistes !

M. Patrice Calméjane, député . - Je suis élu de région parisienne. Le SAMU social, si je me souviens bien, est une invention du Maire de Paris...

M. Xavier Emmanuelli . - Entre autres... S'il n'y avait pas eu les politiques, le SAMU social n'aurait pas existé !

M. Patrice Calméjane, député . - Il existe deux entités qui interviennent dans la rue, le SAMU social et les pompiers. Les pompiers sont des administratifs et des militaires qui sont amenés à intervenir parfois cinq ou six fois de suite dans la même nuit pour secourir une même personne en détresse. Vous avez, quant à vous, une approche plus sociale des personnes qui sont dans la rue. Nous essayons, à travers ces auditions, d'ébaucher des solutions. Pensez-vous qu'il existe un chaînon manquant entre votre travail et celui des pompiers, qui interviennent en première urgence, comme le leur impose leur mission aux termes de la réglementation ?

M. Xavier Emmanuelli . - J'ai eu le privilège de participer à la fondation du SAMU auprès du Professeur Hugenard, à Créteil, qui avait mis en application les principes de Cara et de Lareng. Le SAMU, c'était l'hôpital hors les murs. En 1970, les accidents de voitures provoquaient 17.000 morts par an et les accidents domestiques étaient nombreux. L'idée était d'aller au devant des victimes.

Le SAMU a donné naissance à Médecins Sans Frontières, où j'ai passé 23 ans de ma vie, et au SAMU social. Vous avez évoqué le Maire de Paris. Certes, il avait la volonté politique de le réaliser mais je lui ai présenté un projet déjà ficelé. Il fallait des équipes mobiles pour effectuer les maraudes, que tout le monde a ensuite imitées.

Lorsque j'étais au Gouvernement, on a pu créer le 115 par analogie au 15. Les centres d'hébergement correspondent aux soins intensifs. J'ai calqué mon modèle sur la médecine d'urgence ; le Maire de Paris l'a compris et m'a aidé à le réaliser. Cela ne s'est pas fait d'un seul coup.

Quant aux pompiers, il n'y a pas longtemps qu'ils ont cette mission et il existe toujours des « bisbilles » avec le SAMU : de qui relève la médecine pré-hospitalière, du SAMU ou des pompiers ? Auparavant, cela relevait de Police-Secours. On a même eu PS-SAMU du temps de Martinet. Cela a duré ce que cela a duré. Mon maître n'aimait pas cela du tout, le brocardant en disant : « On cogne à l'avant, on soigne à l'arrière. »

Lorsque j'étais praticien hospitalier à Nanterre, il existait une brigade de police appelée la BAPSA, brigade d'assistance pour personnes sans abri, qui ramassaient les gens pour leur bien mais aussi pour nettoyer la rue, les sociétés ayant toujours hésité entre la charité et la police, mettre de l'ordre ou mettre à l'abri -on peut d'ailleurs faire les deux. Regardez les pompiers : lorsqu'ils approchent des gens, ils mettent des gants...

M. Patrice Calméjane, député . - Je suis déjà allé avec eux !

M. Xavier Emmanuelli . - Venez donc également avec moi ! Que font les pompiers ? Ils amènent les gens aux urgences où ils les laissent. Il n'y a pas de filière, pas d'aval. Même l'Assistance publique et les hôpitaux -c'est symptomatique de notre société- font la différence entre le médical et le médico-social. C'est pourquoi l'accompagnement et l'hébergement sont si mal connus et si mal compris. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de problèmes psychiatriques sous les abribus, chez des gens en train de soigner leur psychose avec de l'alcool, faute de suivi.

Oui, il manque un chaînon, celui de l'aval. Lors des débuts de la toxicomanie par voie intraveineuse, les psychiatres ont raté le coche et n'ont pas bien vu la pathologie induite. On court maintenant après mais, faute de moyens, que faire à long terme ?

On s'entend très bien avec les pompiers mais on ne fait pas le même métier et on n'a pas la même approche, ni les mêmes missions. Le SAMU médical intervient un peu en doublon avec les pompiers. Rouges et Blancs se font d'ailleurs la guerre à Paris.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La Mairie de Paris vient de publier un document sur les salles d'injection. Comment le SAMU social envisage-t-il tout ce qui touche aux produits de substitution, à la distribution du Subutex, au traitement à la méthadone ? Ces salles d'injection manquent-elles pour le suivi de vos patients ? C'est pour nous un véritable problème de savoir si cette création ne va pas conduire à une dépénalisation progressive des drogues...

M. Xavier Emmanuelli . - C'est ce que je pense !

En France, on a une tradition humaniste -et je sais qu'elle apparaît tout à fait retardataire dans l'esprit de certains. Nous soignons, nous n'abandonnons pas.

Depuis les années 1970, trois problèmes sont régulièrement posés par les médias, l'acharnement thérapeutique, le droit de mourir dans la dignité et l'euthanasie. C'est toujours d'actualité.

Avec les salles d'injection, on ne pense qu'à la voie intraveineuse et jamais aux autres types de toxicomanie : ecstasy, psychotropes, tranquillisants, alcool... Que cherche-t-on ? Qui va donner le produit ? Est-ce un médecin ? Est-ce là son travail ? Quand j'étais à la prison de Fleury-Mérogis, on appelait le « shoot » un « fix ». Veut-on vraiment « fixer » les gens ? Y a-t-il un aval ? Si on a toute la chaîne et si on est sûr que les choses seront encadrées, que les toxicomanes seront hébergés et qu'ils ne retomberont pas, très bien !

Vous avez lu notre rapport sur la psychiatrie : où se trouvent les gens atteints de problèmes psychiatriques, qui ne sont pas seulement sans logement mais aussi sans liens, sans définition, sans aide : ils se trouvent sous les abribus ou en prison ! La majorité des gens qui vivent dans la précarité et qui ont des problèmes psychiatriques ne bénéficient d'aucun suivi, sauf en cas de crise aigüe. Certes, ils peuvent prendre rendez-vous dans un centre médico-psychologique (CMP) mais s'ils ne s'y rendent pas, comment les suivre ?

Personnellement, je pense que les salles d'injection constituent une perversité et ne peuvent fonctionner, faute de moyens.

Je suis d'autre part extrêmement choqué que l'on abandonne les gens à leur définition de toxicomanes. On sait très bien qu'on ne les en sortira pas. Vous me demandez une opinion personnelle : je vous la livre. C'est non seulement inesthétique mais antiéthique et antihumaniste. Je ne vois pas ce que l'on obtiendra avec cela sinon un effet de mode.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Que pensez-vous du Subutex ? L'utilisez-vous ?

M. Xavier Emmanuelli . - On trouve toujours le moyen de contourner la finalité : le Subutex peut être pilé et injecté. Ce n'est pas le produit mais le psychique et le symbolique qui sont en cause. C'est à la perception de la réalité, de l'affect et de la construction qu'il faut s'attaquer.

Les toxicomanes savent très bien que la drogue les démolit et que leur personnalité va s'effondrer mais ils en ont besoin. C'est paradoxal : la drogue les détruit mais les construit également ! Personnellement, je ne rentre pas dans ce jeu là, en tant que médecin et après avoir bien réfléchi au problème. C'est ainsi que l'on perd les gens.

On me dit que c'est un problème de santé publique. Oui, c'est bien connu : le médecin a toujours un regard divergent, un pour la protection du groupe et l'autre pour la protection de l'individu. Il faut qu'il trouve la voie. Je ne vois pas ce que cela peut apporter à la santé publique. J'ai l'air péremptoire mais c'est une réflexion !

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'appartiens au réseau toxicomanie ville-hôpital de Toulouse, qui a été cité par la Cour des comptes l'an passé comme étant un bon réseau. Ne pensez-vous pas que ces salles d'injection peuvent constituer un moyen d'accroche ? Lorsqu'on a un suivi étroit du toxicomane, on sait en effet que la problématique est multiple et complexe. Ne pensez-vous donc pas que ces salles seraient le prétexte à autre chose ?

M. Xavier Emmanuelli . - Lorsque j'étais à Nanterre, la police, se fondant sur l'apparence, ramassait tout le monde pour Nanterre. On a quand même progressé depuis ce temps là et la BAPSA elle-même s'est transformée.

Quand il y a plusieurs consommateurs d'héroïne, cela intéresse la police, mais aussi les dealers... Les salles peuvent constituer un point d'accroche, à condition de connaître tous les effets collatéraux et de les assumer. Pour quel bénéfice ? Combien de gens allez-vous pouvoir traiter ? Je suis d'accord avec vous pour dire que le produit n'est pas en cause. Le débat reste quoi qu'il en soit ouvert car on n'a pas de moyens.

Je pense également que les toxicomanes ont un problème avec la perception de la réalité. On est dans une civilisation de l'image. Tout paraît virtuel, y compris les sentiments et l'accroche que vous pouvez avoir avec eux. Ils ne vous croient pas : vous êtes pour eux en permanence dans la mythomanie !

Je ne sais pas ce que les salles d'injection apportent, sauf si la police a envie de contrôler et cela aura l'effet inverse. Je sais très bien qu'il y a derrière tout cela la libéralisation de la drogue mais je la combattrai. En tant que médecin, je pense qu'il faut soigner.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos paroles.

Vous avez dit que les psychiatres avaient raté le coche. Je connais une psychiatre qui essaye de sortir la psychiatrie de l'hôpital avec un accompagnement médico-social et humain en développant une maison de famille où elle accompagne les toxicomanes tout au long de la journée avec un grand nombre de bénévoles. C'est un peu le chaînon manquant que vous évoquez. Ces personnes sont issues de différents milieux : SDF, personnes un peu perturbées ou qui ont de graves difficultés sociales. Tout le monde se retrouve et cela ne fonctionne pas si mal.

Pour autant, cette psychiatre est très mal accompagnée par le ministère de la santé, bien que cela coûte beaucoup moins cher que l'hospitalisation. Je crois que les psychiatres ne voient pas tous l'opportunité de telles expériences. Peut-être les choses doivent-elles évoluer afin que l'on trouve ce fameux chaînon manquant, qui pourrait s'adresser à un certain nombre de personnes ayant des addictions : alcool, drogues ou autres.

M. Xavier Emmanuelli . - Je suis d'accord avec vous. La circulaire transformant les pensions de famille en maisons relais remonte à 1997. J'étais encore au Gouvernement à l'époque.

Les « Amis de l'Atelier », en région parisienne, ont créé une petite structure autour d'un hôte. C'est une petite communauté qui demande beaucoup d'attention. C'est moins cher que l'hospitalisation puisqu'il s'agit d'un hébergement avec soins. Sans rouvrir l'asile, chaque quartier ou chaque petite ville devrait pouvoir disposer de 15 à 20 lits. Ce serait un immense effort, pas si cher que cela.

Pour les toxicomanes, c'est comme si la réalité se dérobait tout le temps ; ils ont besoin de s'y ancrer. Au XIX ème siècle, on était bien plus avancé avec Pinel et Esquirol, qui avaient compris qu'il s'agissait d'une maladie comme les autres. La France était alors en avance. Puis est venue l'école des psychotropes, des neuroleptiques et des antidépresseurs. On sait traiter les crises aigues mais on n'a pas fourni de solution de rechange. Les psychiatres aiment bien se servir des produits et n'ont pas les moyens de les suivre à long terme. Or, le problème de société qui est posé ici est celui de l'accompagnement, de l'hébergement, de l'intérêt, de l'affection pour les malades et ne sera pas résolu uniquement par des moyens matériels.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il n'est donc pas forcément médical ?

M. Xavier Emmanuelli . - Certainement pas !

M. Georges Mothron, député . - Selon vous, l'évolution de la consommation et des méfaits des différentes drogues dans les prisons et les centres psychiatriques est-elle la même que dans la société en général ?

M. Xavier Emmanuelli . - L'effet est amplifié. Notre étude a démontré que la schizophrénie dans le monde de la précarité est dix fois plus élevée qu'ailleurs. Ce n'est donc pas représentatif. Lorsqu'on essaye d'établir un contact, on s'aperçoit qu'il existe très souvent un manque de structuration depuis l'enfance : l'enfant mal-aimé, battu, violé, auquel personne ne s'est intéressé est un candidat potentiel à l'exclusion définitive.

On trouve autour des gares parisiennes certains enfants avec un chien. J'ai demandé au Professeur Michaux, à l'Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, ce que cela signifie et comment procéder car ces enfants ne veulent pas nous suivre pour ne pas être séparés du chien. Il s'agit d'un manque de représentation : le chien et l'homme représentent une certaine entité, le chien est un nounours, quelque chose de doux et le dominant n'est pas celui qu'on pense.

Les gens que j'ai rencontrés consomment tout. J'en ai même vu qui essayaient de fumer des antibiotiques. Tout se « deale » en prison...

La notion d'enfermement n'a plus cours en psychiatrie depuis les années 1970, époque à laquelle on a ouvert les asiles, estimant qu'on ne pouvait enfermer les gens sous prétexte qu'ils étaient malades. En Italie et dans les sociétés latines, par exemple, il existe des liens de voisinage...

On ne peut enfermer les gens ni les suivre et on ne veut pas mettre d'argent dans le suivi. Paradoxalement, plus on a d'outils et de médicaments puissants, moins on sait accompagner les gens !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Avez-vous des pourcentages sur les politoxicomanes ?

M. Xavier Emmanuelli . - Il n'existe pas de monotoxicomanes : ils prennent tous tout ce qu'ils peuvent !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Ne s'agit-il pas le plus souvent d'un seul produit ?

M. Xavier Emmanuelli . - Non, j'ai vu fumer des antibiotiques !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment faites-vous la différence entre usager et toxicomane ?

M. Xavier Emmanuelli . - Les gens qui ont envie de se « shooter » se « shootent ». La prévention n'existe pas : ils n'y croient pas ! Tous les mots ont été utilisés...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - A partir de quel moment considérez-vous qu'un jeune est « accro » ?

M. Xavier Emmanuelli . - Je peux reconnaître au geste et à la façon de s'exprimer une personne qui s'est longtemps droguée ! Les gens structurés ne persistent pas. Quand on est adolescent, on se structure en s'opposant, d'où l'utilisation de produits illicites. Je me rappelle une campagne de Séguéla qui, à l'époque, disait : « La drogue, c'est de la merde ! ». C'est un contresens : c'est précisément parce qu'il ne faut pas le faire qu'on se drogue !

Au fur à mesure que la personnalité se structure, les jeunes qui ont peu consommé abandonnent la drogue du fait des impératifs sociaux. Dans l'exclusion on est hors du temps. Il s'agit d'une sorte de présent répétitif. On ne peut faire de projets puisqu'il ne se passera rien et qu'il ne s'est rien passé auparavant. Les gens sont « achroniques » : ils n'arrivent pas à se projeter mais n'ont pas de passé non plus. Ils sont en permanence dans un instantané reproductif. Lorsqu'ils commencent à retrouver la grammaire du temps, ils se structurent.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous de la libéralisation du cannabis ?

M. Xavier Emmanuelli . - Toutes les sociétés ont le droit de fixer des interdits. On se rappelle la prohibition, qui a connu plus ou moins de bonheur. Vous pouvez légaliser le cannabis mais je ne vous souhaite pas de vous trouver sur le chemin de quelqu'un qui conduit à vive allure sous l'emprise de celui-ci ! Le problème ne vient pas tellement de la personne qui en consomme de temps en temps le samedi soir. Si on libéralise et on accorde des facilités, je ne vois pas comment les toxicomanes pourront s'en sortir. La Hollande et l'Espagne ont légalisé le cannabis et les « coffee shops » sont devenus une attraction !

On a le droit d'avoir des interdits. Je suis contre le fait de libéraliser quoi que ce soit ! A Fleury-Mérogis, j'étais de temps en temps appelé au fin fond de cet immense bâtiment pour une overdose. La drogue était échangée au parloir par l'intermédiaire d'un baiser de leur compagne. Quand on veut se droguer, on se drogue. Tout un chacun a besoin d'un interdit, de la loi, même les enfants !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Comment communiquer pour prévenir la toxicomanie et empêcher les jeunes de commencer ?

M. Xavier Emmanuelli . - Mac Luhan disait : « Le média, c'est le médium ». Les enfants des rues, dans les grandes capitales, forment de petites bandes. Quand un adulte de bonne volonté s'en occupe, les enfants redeviennent des enfants...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je parle de communication institutionnelle... Doit-on montrer des poumons noircis ou des sourires aux dents jaunies ?

M. Xavier Emmanuelli . - Je vois encore les grands panneaux que l'on nous montrait à l'école communale : poumons de fumeurs, foie d'alcoolique... A quoi cela a-t-il servi ? Je ne crois pas que la communication institutionnelle apporte tellement. Il suffit simplement de dire aux jeunes : « Ne vous droguez pas, la vie est belle !». Le rapport à l'autre, ce n'est pas seulement un film. Il faut aimer les gens, ce que ne fait pas notre société !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

Audition de MM. Henri Joyeux, président de l'association Familles de France et Thierry Vidor, directeur général, Mme Béatrice Magdelaine, chargée de mission santé de la Fédération nationale familles rurales, et Mme Marie-Agnès Besnard, administratrice

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous recevons maintenant MM. Henri Joyeux, président de l'Association nationale des familles de France, Thierry Vidor, directeur général, Mmes Béatrice Magdelaine, chargée de mission santé à la Fédération nationale des familles rurales et Marie-Agnès Besnard, administratrice.

Nous savons, pour les avoir déjà entendues sur nos territoires, le rôle essentiel que jouent les associations, qu'il s'agisse de prévention, d'information, de réduction des risques ou encore d'accompagnement des usagers de drogue et de leur entourage. Un éclairage des associations, particulièrement familiales, nous est apparu utile pour poursuivre nos travaux et notamment aborder le sujet de la toxicomanie en milieu rural.

Je vous propose de nous exposer les récentes prises de position de vos associations dans le domaine des toxicomanies et de nous livrer votre opinion sur les dispositifs actuels de prévention : sont-ils adaptés ? Faut-il les améliorer ?

Nous passerons ensuite au traditionnel échange de questions. Dans l'intervalle, j'aurai certainement dû, pour d'autres impératifs, céder la présidence à mon collègue Gilbert Barbier.

Mme Marie-Agnès Besnard . - Il est difficile de savoir si les jeunes se droguent davantage en milieu rural. Nous ne nous focalisons pas que sur les jeunes. Qu'entend-on par jeunes ? Il existe des anciens, des gens qui se droguent en famille...

Dans les petits bourgs, les villages, on arrive toutefois à dépister les cas qui se présentent. Dès lors, que peut-on faire ? Nous voudrions tout d'abord accentuer la prévention, éviter que les enfants commencent à se droguer mais aussi développer d'autres systèmes d'information pour expliquer aux jeunes qu'ils disposent d'un capital santé qu'il convient de préserver de la drogue, de l'alcool, etc.

M. Henri Joyeux . - Merci de nous auditionner à propos d'un sujet aussi important, qui inquiète beaucoup Familles de France. Vous avez parlé de prévention : si la prévention était efficace, cela se saurait et ne nous ne serions pas là !

Nous sommes très inquiets car on rencontre de plus en plus de jeunes mais aussi de moins jeunes toxicomanes. C'est dans le milieu urbain que l'on en recense le plus, du fait de l'anonymat qu'offre les villes. A Paris, Lyon, Marseille ou Montpellier, certains quartiers sont bien connus pour être des lieux où la drogue circule facilement.

Il est sûr que les jeunes ne sont pas correctement informés sur ces sujets. Je dois ici citer Yannick Noah, que nous admirons tous par ailleurs pour ses réussites sportives, qui n'a pas craint de dire -peut-être sous l'impulsion de certaines substances consommées avant- qu'il avait utilisé de la drogue dite « douce », de la même façon que certains hommes politiques parlent de « drogues douces ». Ce que les jeunes ne savent pas, ce que les médias ne disent pas, c'est que la drogue actuelle, si l'on ne parle que de marijuana, est issue d'organismes génétiquement modifiés (OGM) !

J'ai mis au défi plusieurs journalistes de le publier en première page de leur journal. Un seul directeur de quotidien a eu le courage de le faire, celui du Parisien, en utilisant toutefois la forme interrogative : « La marijuana est-elle génétiquement modifiée ? ». Or, on sait qu'elle l'est ! La drogue produite et utilisée par les jeunes, où que ce soit dans notre pays, est aujourd'hui composée à 35 % de Tetrahydrocannabinol (THC), alors qu'il y a 25 ans, ce chiffre était de 5 % !

Les jeunes sont sensibles à l'écologie et n'ont pas tort. Il faut leur faire passer le message que les adultes qui leur vendent de la drogue les trompent en leur proposant des produits génériquement modifiés dans le but de les rendre « accro » plus vite.

Je suis médecin spécialisé dans le cancer et je puis vous dire que la drogue est un cancer pour deux raisons. Premièrement, elle abîme le cerveau et de multiples études montrent chez les jeunes une augmentation de la schizophrénie liée à l'utilisation de la drogue ; en second lieu, certains jeunes développent des cancers foudroyants des voies respiratoires. Lorsqu'on leur demande s'ils sont fumeurs, ils répondent par la négative. Ils n'ont pas fumé de tabac mais un ou deux joints pour s'endormir le soir et trois à quatre le week-end !

Prenons garde toutefois à ne pas culpabiliser les jeunes qui se droguent : ils ne vont pas bien parce que nous, adultes, n'allons pas bien ! Notre société présente des défauts, certains médias valorisent la drogue, à propos de laquelle ils ne disent pas la vérité ou la minimise.

Nous attendons de votre mission qu'elle livre des informations claires au grand public et pas seulement aux parents car, à partir de 14 ans, un jeune peut avoir tendance à faire la loi à la maison. Nous sommes aujourd'hui dans une situation dramatique : on a trouvé récemment des plans de cannabis génétiquement modifié en région parisienne. Pourquoi ne le dirait-on pas demain en première page dans Le Monde ou Le Figaro ?

Ce fléau social -car c'en est un- atteint les jeunes dans leur cerveau et compromet leur avenir car ils risquent d'être handicapés à vie, avec des risques de cancers foudroyants qui détruisent un jeune en l'espace de quinze mois !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de cette position très claire, qui ne nous étonne guère.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Vous souhaitez donc que l'on fasse davantage peur aux jeunes...

M. Henri Joyeux . - ... Que l'on dise la vérité !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La peur favorise-t-elle la non-consommation ?

M. Henri Joyeux . - Non : on le voit bien avec le tabac !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - On sait que, dans d'autres domaines, comme dans celui du jeu du foulard, par exemple, les jeunes ont un désir de transgression, surtout en cas de conflit familial, de déstructuration de la famille.

Comment appréhendez-vous par ailleurs la prévention, essentiellement menée en milieu scolaire, qui est en grande partie un échec ?

Mme Marie-Agnès Besnard . - Vous avez l'air d'affirmer qu'il n'y a que dans les familles où existent des problèmes que les jeunes se droguent. Malheureusement, toutes les familles sont concernées. Les parents sont démunis : quelles solutions leur proposer ?

Je ne sais pas si les jeunes qui commencent à se droguer ont conscience des dégâts que cela peut produire sur leur cerveau, sur leur vie future. Cela détruit des familles.

M. Thierry Vidor . - J'ai vu il y a peu un très beau film de Klapisch, intitulé « Le péril jeune », qui se déroule en 1968. C'est un constat exceptionnel sur la société de l'époque. C'est aujourd'hui cent fois pire !

On voit Romain Duris, garçon plein de vie, bêtement sombrer dans la drogue en consommant un petit « pet » pour la première fois lors d'une soirée, alors qu'il est en seconde ou en première. Ce faisant, il détruit sa vie. Ils étaient quatre ou cinq amis mais cela a détruit sa vie : en un « pet », il voit dix ans de sa vie ruinés, qui aboutissent à son décès.

Ce film est remarquable et montre la détresse des jeunes face à la drogue. Certains s'en sortent heureusement mais une seule victime c'est déjà trop !

Il faut être clair avec les jeunes et leur dire la vérité, ne pas la banaliser en leur disant qu'un « pet » ce n'est pas grave. Or, quel message la société et les médias nous font-ils passer ? « Cela n'a pas de conséquence : il vaut mieux fumer un pétard que prendre un verre de vin ou tomber dans la dépression » ! Pour les jeunes, c'est pratiquement un médicament ! On a complètement banalisé le produit.

Si on dit la vérité aux jeunes, je pense que cela changera complètement leur comportement. Dans ce film, parmi les quatre jeunes, Romain Duris est le seul dont les parents ne sont pas présents et la famille absente. Cela ne veut pas dire que l'encadrement existe dans toutes les familles : je me suis pendant longtemps occupé de groupes de jeunes dont certains parents ne s'apercevaient pas que leur enfant consommait 50 « pets » par mois...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Certains discours ne sont pas faciles à comprendre. Je suis également médecin ; il y a quelques instants, nous avons entendu un autre médecin qui nous rappelait ces campagnes que j'ai bien connues qui montraient le poumon noirci du fumeur et le poumon sain de celui qui n'a jamais fumé. Cela n'a eu aucune incidence sur la consommation de tabac. Je n'ai pas la réponse mais je vous pose la question...

M. Henri Joyeux . - Vous avez raison : dans le cas du cancer, écrire que le tabac tue et afficher des photographies sur les paquets ne sert à rien car les lobbies du tabac sont les plus forts, de la même façon que le lobby de la drogue est le plus fort.

Je passe dans les écoles primaires, les collèges et les lycées toutes les semaines pour aborder les trois sujets que sont la santé, l'amour et la sexualité. La drogue est arrivée dans les collèges même s'il s'agit de fort peu -5 % à 6 %. Les parents sont désarmés. Ce ne sont pas eux qui sont en cause. Il est trop facile de les accuser alors qu'ils sont fragilisés par la société et par les médias qui affirment le contraire de ce que l'on essaye d'apprendre à ses enfants ! C'est pourquoi nous voulons responsabiliser les médias en les intégrant dans la communauté éducative. L'éducation relève de la société entière et les médias, en particulier, ont un rôle majeur à jouer mais personne ne veut le reconnaître ! Les médias, aujourd'hui, se contentent de faire du « business » !

Mme Béatrice Magdelaine . - Je ne suis pas aussi négative que vous : la prévention fonctionne à travers certaines institutions. L'éducation nationale n'est pas le lieu où l'on sensibilise le plus d'enfants ; les choses se font souvent en dehors des murs. Nous avons remarqué que tout ce qui se faisait en dehors de l'établissement fonctionnait nettement mieux, comme dans le cadre des forums intercommunaux. Les jeunes de trois ou quatre collèges que l'on accueille en un même lieu autour d'actions relatives au champ de la santé sont bien plus attentifs à ce qui se passe et aux messages qui leur sont adressés.

Il ne faut pas réduire la prévention à la seule éducation nationale. Il existe d'autres actions sur le terrain, même si l'on est souvent confronté à une certaine méconnaissance des acteurs, à une mauvaise coordination et à une absence de moyens financiers. La position de Familles rurales, en ce qui concerne la toxicomanie, est claire : nous n'intervenons pas à la place des associations spécialisées. Nous ne sommes pas compétents. Nous sommes là pour entendre les familles, les jeunes et les renvoyer vers les réseaux existants.

« Ecoute jeunes » fait ainsi l'objet d'un numéro national, chapeauté par le ministère de la santé. Or, dans certains départements, comme dans celui des Ardennes, par exemple, on ne trouve qu'un seul numéro, celui de l'Union départementale des associations Familiales (UDAF), sans rien au bout ! On voit bien qu'il y a là un problème.

Je suis d'accord avec ce qu'a dit M. Joyeux sur l'aspect médical. Depuis 2007, nous nous sommes lancés dans un plan d'action contre l'alcool et nous avons constaté un ras-le-bol des jeunes. Les jeunes en ont assez d'être sans arrêt pris pour cibles. En matière d'alcool, dans les villages ruraux, les gendarmes font systématiquement passer un test d'alcoolémie aux jeunes alors que les retraités, réunis dans une salle municipale pour jouer aux cartes et boire de la bière ne font jamais l'objet d'un contrôle. Comment l'expliquer aux jeunes ? C'est à partir de réflexions des jeunes que l'on pourra peut-être faire changer les comportements.

La politique de Familles rurales est de refuser le premier joint, mais comment faire ?

Nous sommes également amenés à rencontrer les parents. Les jeunes leur reprochent de ne rien connaître à la drogue lorsqu'ils veulent en parler avec eux. On constate en effet que les parents sont mal à l'aise. Nos conférences n'attirent que trois ou quatre personnes -et pas celles que l'on attendait ! Il me semble que tout un travail est à faire dans ce domaine.

Nous travaillons beaucoup avec la Sécurité routière ; nous leur avons demandé de faire en sorte que leurs campagnes d'affichage ne ciblent pas seulement des jeunes mais également des femmes qui, on le sait, ont aujourd'hui un problème d'alcool. Il existe également des parents qui consomment du cannabis -sans parler des autres drogues. Certains jeunes qui veulent arrêter le cannabis craignent d'être mis à la porte de chez eux. Que peut-on faire ? Ce sont de petites choses mais il faut y réfléchir !

Enfin, pour ce qui est des écoles, nous en sommes au primaire !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - C'est la question que je voulais vous poser : à quel moment peut-on commencer la prévention, pour éviter d'intervenir une fois que le jeune a commencé à consommer.

Mme Béatrice Magdelaine . - Nous avons commencé à organiser, en milieu rural, des actions de sensibilisation à destination des élèves de CM 2 qui prennent le car. Un enfant qui n'est pas habitué à prendre le car et qui se rend à la ville est une proie pour les dealers. Nous avons mis en place des jeux de rôle qui fonctionnent très bien dans certains départements, grâce à une prise de conscience politique, même si nous avons maintenant moins de moyens. Dans d'autres départements toutefois, les élus refusent d'en entendre parler à l'école primaire -alors que cela pourrait constituer une approche.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je suis convaincue que c'est dès le primaire qu'il faut agir. J'ai vu il y a plus de 15 ans de cela un jeune de 5 ème décéder à la suite de la consommation de produits.

Il faut avertir les jeunes très tôt de l'ensemble des dangers qu'ils encourent, au nombre desquels il faut aussi inclure l'alcool.

M. Henri Joyeux . - Nous partageons tout ce que viennent de dire les représentants de Familles rurales. Familles de France a quant a elle établi une corrélation entre l'addiction à la drogue souvent appelée « petite drogue » -le « petit joint », le « pet », etc. - et l'addiction aux jeux vidéo et aux jeux d'argent. Nous avons même créé un numéro vert, le 0 800 00 65 18, où nous recevons en moyenne trois à quatre appels par semaines de parents affolés, que l'on renvoie parfois vers une structure adaptée, comme les CHU de Nantes ou de Montpellier. Dans d'autres cas, on ne sait que faire et l'on conseille aux parents de dialoguer avec leur enfant.

C'est un sujet d'une telle importance que nous avons réuni le Syndicat des jeux vidéo, Sony, Ubisoft, etc. pour créer des jeux vidéo certes violents mais orientés vers la santé, afin que le jeune tire sur le cancer, la métastase, la maladie. Nous essayons ainsi de faire passer des messages de prévention par l'intermédiaire du jeu.

L'enfant qui passe une heure, deux heures, à jouer à ces jeux vidéo violents, va devenir accro et en sortir plus bête qu'il y est entré ! Ubisoft, Sony et les autres producteurs en sont conscients.

A PédaGoJeux, nous avons pu vérifier que nombre de jeunes sont fascinés par des images et des jeux extrêmement intelligents ; or, cette intelligence n'est pas mise au service des jeunes mais du business ! Le business est utile mais il faut absolument qu'il aide le jeune à se construire et ne cherche pas à l'utiliser comme c'est le cas actuellement.

Il faut tenir un discours de vérité aux jeunes, qui sont tout à fait capables de le comprendre. C'est le dialogue qui est important. Souvent, les parents ont des difficultés à dépasser leur peur.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous parliez de Yannick Noah : il y en a eu d'autres ! Quant aux médias, vous avez tout à fait raison. Il n'est qu'à prendre l'histoire de cet animateur de télévision... Il y a quelques années, Johnny Halliday disait qu'il fumait des rails de cocaïne et qu'il s'en sortait très bien ! Comment accepter qu'un chanteur puisse tenir un tel discours ? Sans doute peut-il s'en sortir mais il n'a pas les mêmes moyens que ceux qui sont issus des quartiers difficiles ! Les médias ont donc un rôle essentiel et il faudrait sans doute que le législateur les contrôle un peu plus.

Il ne s'agit pas de culpabiliser les parents mais lorsqu'un enfant entre dans la toxicomanie, il me semble que les parents, quelle que soit la structure familiale, qu'elle soit déstructurée ou recomposée, ont une part de responsabilité. On ne sort pas un adolescent ou un jeune plus âgé de la dépendance en isolant les parents comme s'ils n'avaient aucune part de responsabilité.

Il faut que les parents soient associés à la prévention au sein de l'école. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait diffuser des plaquettes, comme l'a fait le Conseil général de Haute-Garonne, présentant aux parents certains signes d'alerte. Pourquoi, lorsque vous rentrez à la maison, après une journée de travail, trouvez-vous toutes les fenêtres grandes ouvertes alors qu'il fait froid dehors ? Pourquoi allument-ils des bougies parfumées dans leur chambre ? Pourquoi le salon sent-il le désodorisant aérosol ? Ce sont là des signes d'alerte dont les parents ne sont pas assez informés.

Dans le réseau auquel j'appartiens, on appelle le cannabis la « drogue du feignant » car il peut faire chuter les résultats scolaires d'un enfant très rapidement. Bien souvent, le monde enseignant le constate. Comment faire pour que les enseignants fassent remonter l'information, en parle avec ses collègues ? Ce sujet est tabou du fait de la loi -et il faut la respecter- mais le problème n'est pas là. Il est toujours difficile pour un enseignant de saisir sa hiérarchie.

Ne pensez-vous pas qu'il y a une dichotomie entre une génération qui a pu fumer des « joints » de temps en temps mais que cela n'a pas empêché de réussir l'ENA -comme l'ont malheureusement dit certains membres de ma propre famille politique- et une société où les gens vont mal ? Pour certains parents, ce n'est pas un problème si leur enfant fume un « joint », alors que le jeune peut rapidement basculer dans l'addiction. Comment l'expliquer clairement aux parents ?

M. Henri Joyeux - En parlant de la concentration ! Le cannabis que l'on fumait il y a trente ans était concentré à 5 % ; aujourd'hui, les jeunes fument un cannabis concentré à 35 %. Ce produit ayant la même couleur, la même odeur, les parents le considèrent comme banal. Eux-mêmes en ayant fumé autrefois, veulent être honnêtes avec eux-mêmes !

Je suis entièrement d'accord sur la part de responsabilité des parents qui existe mais ils ne sont pas seuls et il faut cesser de les culpabiliser. On présente aux jeunes des perspectives qui ne sont guère enthousiasmantes. Les jeunes ne cherchent-ils pas à sortir de cette vision de la société que nous leur proposons en recourant à ces artifices ?

Pour en revenir à la plaquette dont vous avez parlé, nous sommes prêts à collaborer avec vous et avec Familles rurales pour établir une liste de ces petits signes, non pour « fliquer » les jeunes mais afin de leur éviter de commettre des erreurs qu'ils paieront extrêmement cher, tout simplement parce qu'on les aime !

J'aimerais par ailleurs que l'information concernant les OGM soit délivrée et diffusée, alors qu'elle ne l'est pas à l'heure actuelle...

M. Thierry Vidor . - Il est capital d'aider les parents et d'informer une bonne partie de la population. Dans les lycées et les lycées professionnels, 90 % des jeunes ont du « chit » sur eux. S'ils n'en ont pas, ils sont déconsidérés. La famille ne peut même plus agir. Il y a là un problème de société.

C'est aussi vrai dans les populations défavorisées que dans les populations favorisées. Dans les lycées où les parents sont vigilants, 50 à 60 % de jeunes ont une barrette de « chit » dans leur poche !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Qu'attendez-vous du législateur ? La répression est-elle mal conduite, insuffisante, laxiste ? Le système contraventionnel vous paraît-il adapté ?

M. Henri Joyeux . - Le laxisme s'applique davantage au dealer qu'au consommateur, qui est plus à plaindre et à soigner.

Dans un lycée public de Bergerac que je visitais, je faisais remarquer au proviseur qui était très fier d'avoir créé le premier lycée sans tabac, que j'avais vu beaucoup de mégots à l'entrée. Il m'a confié qu'il avait dû faire intervenir la police avec des chiens dans l'internat pour éliminer la drogue. Quand les pensionnaires ont vu arriver la brigade canine anti-drogue, ils ont voulu se débarrasser de leurs produits : toutes les chambres en possédaient ! Est-ce une bonne chose d'en arriver jusque là ? Je ne le crois pas.

Le plus important est d'informer les jeunes et d'imposer par la loi des obligations aux médias. Ils font l'inverse de ce qu'il faudrait et minimisent le problème. Si les médias allaient dans notre sens, je suis convaincu que les jeunes y seraient sensibles. Il faut bien entendu le faire astucieusement mais les médias ont d'excellents publicitaires et savent parfaitement faire passer les messages.

M. Patrice Calméjane, député . - Il faudrait instaurer -même si le mot ne plaît pas- une forme de « rééducation ». Sur les ordinateurs ou les postes de télévision numériques, il est possible d'activer le contrôle parental mais seulement si on en a envie alors que ce devrait être le contraire. Il en va de même pour les médiats, qu'il faudrait obliger à favoriser la prévention de la toxicomanie plutôt que de les laisser valoriser les comportements à risques.

Certes, nous sommes dans un pays libre mais c'est un enjeu de société important. Le fait que le monde du sport ou du show-business en fasse un mode de vie pose problème. C'est peut être le travail du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ou d'un autre organisme indépendant, dont ce devrait être la mission, que de réguler cela. Il serait intéressant de les interroger sur ce point.

M. Henri Joyeux . - Nous avons fait des propositions à MM. Jospin, Raffarin, de Villepin puis Fillon, premiers ministres. Nous sommes allés voir les Présidents du CSA successifs ; on nous a dit que nous avions des idées géniales et rien n'a avancé !

Cependant, 152 députés français ont déposé une proposition de loi destinée à faire en sorte que les associations familiales disposent d'un temps d'intervention à la télévision. Nous demandons en effet à disposer d'une minute après 20 heures 30 pour diffuser de courtes séquences faisant appel à des mimes, afin de dispenser des messages de prévention familiale, sur ces sujets et d'autres, qui détendrait les gens en leur permettant de rire.

Les partis politiques et les syndicats ont bien le droit de passer à la télévision : pourquoi pas nous ? Le Président de la République connaît bien les partenaires sociaux mais ignore les partenaires familiaux, qui représentent pourtant 17 millions de familles. L'État n'est pas habitué à travailler avec nous. Si ce travail était fait en coordination avec les partenaires sociaux, nous pourrions faire passer des messages bien plus positifs.

M. Patrice Calméjane, député . - On sait que les adolescents ne regardent plus le journal de 20 heures, à l'instar des adultes qui s'en détachent aussi. Peut-être faudra-t-il recourir à Internet : Google arrive à faire une fenêtre différente chaque jour par rapport à l'actualité. On pourrait peut-être, une fois par an ou tous les semestres, étudier avec eux comment faire passer un message. Encore faut-il sélectionner les liens, mais les jeunes adorent cela. C'est une suggestion...

Mme Marie-Agnès Besnard . - Il faut utiliser les moyens de communication qu'utilisent les jeunes, qui disposent tous d'un portable et d'Internet mais ne regardent plus guère les journaux télévisés, à propos desquels il y aurait également beaucoup à dire. Certaines émissions sont assorties du carré blanc mais on pourrait aussi l'attribuer à quelques séquences diffusées dans les journaux télévisés !

Mme Virginie Klès, sénatrice . - Indépendamment des médias utilisés et du message à faire passer, on sait que l'information ne suffit pas à la prévention. J'ai trois enfants de 18, 20 et 22 ans. A chaque fois que j'évoque ce sujet, ils me répondent qu'on leur en a déjà parlé et qu'ils savent déjà tout ce que je leur dis. S'ils n'y touchent pas plus qu'ils n'y touchent, c'est surtout une question d'éducation.

Pour ce qui est des parents, il s'agit plus d'une aide à la parentalité afin d'apprendre à savoir dire non. Il faut les convaincre que ce n'est pas parce qu'ils refusent quelque chose à leur enfant que celui-ci ne va plus les aimer ! C'est un discours que j'entends souvent lorsque je reçois des parents de ma commune dont les enfants se sont mis en danger ! Comment faire ?

Mme Béatrice Magdelaine . - Il existe des plaquettes qui sont diffusées dans les collèges mais les adolescents en parlent rarement. Qu'en fait-on et comment utilise-t-on ces outils ?

Il en va de même pour les parents, pour qui un accompagnement est nécessaire. Ces documents ne servent à rien sans cela !

M. Thierry Vidor . - Le problème de l'addiction est soit l'oisiveté, soit la solitude. On trouve beaucoup de jeunes qui se retrouvent seuls dans leur chambre le soir et d'autres qui, ne se retrouvant pas en famille, sortent et se retrouvent dans des groupes. Cette oisiveté ou cette solitude est mère de toute addiction, par un effet d'entraînement.

Beaucoup de jeunes ressentent un mal-être existentiel -normal à cet âge- qu'il faut compenser. Autrefois, des structures existaient : aujourd'hui, ne pourrait-on augmenter le nombre de structures sportives, voire culturelles ? Il existe très peu de clubs de football ou de clubs de sport dans notre pays. Or, l'entraîneur perçoit tout de suite les problèmes. C'est aussi une partie de la réponse à ce problème...

M. Henri Joyeux . - Si les parents craignent que leur enfant ne les aime plus s'ils lui disent non, il faut leur dispenser une formation à la parentalité. Nous demandons que soit créé un statut parental qui comprendrait ce type de formation.

Que signifie être parent ou responsable d'un enfant ? Est-ce lui passer tous ses caprices pour lui prouver qu'on l'aime ou l'aider à se construire en lui montrant les limites à ne pas franchir ? Il ne s'agit pas d'autorité mais d'amour. Nos parents nous faisaient obéir à la baguette. On désobéissait d'ailleurs souvent ! Aujourd'hui, il faut dialoguer avec les jeunes. Si nous les aimons, nous devons le faire davantage.

S'agissant des médias, il faut que les parlementaires nous aident pour leur imposer un temps de parole destiné à la prévention contre la drogue ou autres sujets. Si les gens rient, ils n'en retiendront que mieux les messages concrets destinés à leur vie quotidienne. Nous avons quant à nous confiance dans cette façon de voir...

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - On a le même problème avec les médias pour ce qui est de l'obésité : on a du mal à faire passer les messages !

Mme Béatrice Magdelaine . - Un dernier point me semble important : il s'agit du fait de pouvoir acquérir n'importe où des graines de cannabis, comme sur Internet par exemple ! 25 graines de cannabis coûtent 25 €. En huit semaines, vous pouvez obtenir 25 g de feuilles ! Ces graines sont également en vente libre dans les bonnes graineteries !

M. Henri Joyeux . - Le sujet n'étant ni de droite, ni de gauche, on va pouvoir avancer ensemble !

Mme Marie-Agnès Besnard . - Le cannabis pousse partout !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Merci.

MERCREDI 16 FÉVRIER 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Pierre Arwidson, directeur des affaires scientifiques de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), et Mme Anne Guichard, chargée de mission au département « Évaluation et expérimentation » de la direction des affaires scientifiques

M. Pierre Arwidson, directeur des affaires scientifiques de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé . - Mme Thanh Le Luong, directrice générale de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), vous prie de bien vouloir excuser son absence et se tient à la disposition de votre mission pour toute information complémentaire.

Succédant au Comité français d'éducation pour la santé, l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé est un établissement public créé en 2002, dont la mission est de conduire les programmes de prévention et d'éducation pour la santé dans le cadre des plans nationaux de santé publique. Les cent quarante personnes qu'il emploie s'efforcent, avec un budget d'environ 120 millions d'euros, de couvrir l'ensemble des sujets de prévention, en se situant en amont des soins.

La recherche sur la prévention de l'usage des substances psychoactives auprès des jeunes a maintenant plusieurs dizaines d'années et a été majoritairement conduite aux États-Unis. Des approches successives ont été testées ; elles ont évolué et se sont sophistiquées.

La première approche visait à souligner le danger des produits et à utiliser le ressort de la peur. Elle a laissé place à une approche tendant à augmenter les capacités de résistance à la pression des pairs, comme apprendre à dire « non ». Celle-ci a permis d'instaurer des méthodes éducatives intégrant des mises en situation beaucoup plus concrètes que des séances d'information où les jeunes demeuraient passifs.

Des programmes fondés sur l'idée que les moteurs principaux de la consommation résident dans l'influence sociale et la conformité à des normes, réelles ou imaginaires, se sont ensuite développés. D'autres, plus récemment, - tel celui du Pr Gilbert Botvin, de l'Université Cornell -, ont complété le travail sur l'influence sociale par une démarche fondée sur des éléments de psychologie individuelle : gestion de l'anxiété et de la timidité, aide à la résolution de problèmes d'ordre scolaire ou familial. Certains de ces programmes ont démontré leur efficacité dans la réduction de la consommation en comparaison à des groupes témoins.

Les interventions, principalement en milieu scolaire, se sont alors déplacées vers la sphère familiale, suite aux travaux de M. Resnick qui ont mis en évidence son importance. L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a ainsi publié, en 2009, une revue internationale des cent trente programmes dits « de parentalité » existants.

Un programme de soutien aux familles et à la parentalité, repéré par une méta-analyse Cochrane de David Foxcroft, nous a particulièrement intéressés : son objectif consistait, en sept ou quatorze séances, à améliorer la communication et la gestion des conflits au sein de la famille et à établir des règles et des rituels familiaux. Une évaluation réalisée par Richard Spoth a montré que ce programme avait permis, en quatre ans, de réduire l'initiation à la consommation d'alcool de 26 %, à l'ivresse de 40 %, à la consommation de tabac de 34 % et à la consommation de cannabis de 55 %.

La recherche sur l'usage des campagnes médiatiques et du « marketing social », beaucoup plus récente, a donné lieu à beaucoup moins d'articles. Les conclusions de l'équipe de David Hawks, publiées par l'Organisation mondiale de la santé, en 2002, ont montré que les campagnes médiatiques étaient capables d'alerter sur les dangers de l'usage, mais qu'elles ne permettaient pas de réduire la consommation lorsqu'elles étaient utilisées seules. En 2008, Robert Hornik a évalué une grande campagne médiatique américaine - à laquelle l'État avait consacré 1 milliard de dollars entre 1998 et 2004 -, sans trouver de corrélation entre le niveau d'exposition à cette campagne et la consommation de cannabis chez les jeunes.

Il apparaît de manière récurrente qu'une campagne médiatique, quel que soit son objet, doit être intégrée dans un dispositif global plus vaste.

L'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé travaille sur deux axes complémentaires : d'une part, prévenir ou réduire la consommation de substances psychoactives ; d'autre part, prévenir ou réduire les conséquences liées aux addictions chez les consommateurs. Nous collaborons étroitement avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie et notre activité s'inscrit dans le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies pour la période 2008-2011.

Nous avons conduit deux des trois campagnes médiatiques de ce plan : une campagne d'alerte lancée en 2009 - « Drogues : ne fermons pas les yeux » -, qui confrontait l'image positive de la drogue à ses conséquences négatives, et une campagne sur la responsabilité des parents et des proches, menée en 2010 - « Contre les drogues, chacun peut agir ».

Nous éditons des documents d'information pour le grand public, comme Drogues et dépendance . Nous projetons d'éditer une série d'ouvrages consacrés à l'aide à la parentalité et aux compétences psycho-sociales. Nous éditons également des documents destinés aux usagers de drogues ainsi qu'aux professionnels qui les entourent.

Nous assurons la coordination des services d'aide à distance Drogues info service et Écoute cannabis , qui, avec Écoute alcool, reçoivent 80 000 appels par an. Durant les trois dernières semaines de 2010 - pendant notre campagne sur la parentalité - Drogues info service a reçu plus de 12 000 sollicitations, soit trois fois plus qu'un mois avant. Parmi les appelants, 65 % étaient des proches d'usagers de drogues - des parents dans 63 % des cas -, 34 % des consommateurs et 1 % appartenaient au grand public ou étaient des professionnels.

Nous fournissons gratuitement du matériel d'injection stérile aux associations demandeuses - environ 100 000 kits par an - et nous subventionnons le remplacement de deux à trois automates distributeurs de tel matériel par an - sur un parc de deux cent soixante-dix distributeurs de trousses et de deux cent cinquante-sept échangeurs-récupérateurs. Cette activité, marginale par rapport au dispositif général, permet d'éviter les ruptures de service. Nous distribuons aussi des préservatifs gratuits.

Nous publierons prochainement, conjointement avec l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, les résultats du Baromètre santé 2010 concernant les drogues illicites. Nous sommes associés à des enquêtes comme la European school survey project on alcohol and other drugs (ESPAD), menée auprès des élèves de seize ans et l'enquête sur la santé et les consommations lors de l'appel de préparation à la défense (ESCAPAD), une enquête qui concerne plus spécifiquement les adolescents français de dix-sept ans, en liaison avec la journée de préparation à la défense. Nous collaborons aussi à des enquêtes auprès des sans-domicile fixe, comme l'enquête SAMENTA, menée avec le SAMU social, et auprès des centres de réadaptation. Nous lancerons prochainement une enquête sur le rôle des médecins du travail dans la prise en charge des addictions.

Mme Anne Guichard, chargée de mission au département « Évaluation et expérimentation » de la direction des affaires scientifiques de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé . - L'institut a choisi depuis peu de s'intéresser à l'entrée dans l'injection, une étape particulière de la trajectoire des usagers de drogues par voie intraveineuse.

Il nous a semblé urgent de développer de nouvelles approches compte tenu de la prévalence très élevée de l'hépatite C parmi les usagers de drogues par voie intraveineuse - 60 % d'entre eux sont contaminés - et du constat que les outils de réduction des risques, efficaces contre le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), ne permettent pas de lutter contre celui de l'hépatite C (VHC) qui est beaucoup plus contagieux et implique d'autres temps de la préparation du produit injecté.

Les données de la littérature épidémiologique indiquent que les contaminations surviennent tôt dans les trajectoires des usagers de drogues par voie intraveineuse, probablement dès les premières injections. De nombreuses études attestent de taux de séroconversion VIH et VHC plus élevés parmi les jeunes et les nouveaux consommateurs que parmi les usagers de drogues anciens et expérimentés. L'enquête Coquelicot, menée par l'Institut de veille sanitaire, confirme cette tendance en montrant que 30 % des usagers de moins de trente ans sont infectés.

Pourquoi, en termes d'âge, cette période est-elle qualifiée de période à haut risque ? La première injection est souvent un acte non programmé, opportuniste, avec le prêt par un tiers, potentiellement contaminé, de son matériel d'injection. L'initié n'est alors pas conscient des risques : il vit une « lune de miel » avec le produit, qui n'apporte à ses yeux que des bénéfices ; âgé en moyenne de dix-sept ans, il éprouve un sentiment d'invulnérabilité. Les jeunes consommateurs constituent un public difficile à atteindre, dans la mesure où ils ne se trouvent pas encore en contact avec les structures existantes et que les stratégies de prévention et de réduction des risques n'en ont pas toujours fait une priorité.

Les données relatives à l'évolution des pratiques de consommation semblent indiquer un renouvellement de la problématique de l'injection. Selon l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, l'âge moyen lors de la première injection tourne autour de dix-sept à dix-huit ans. Le recours à l'injection de psychostimulants, comme la cocaïne et les amphétamines, est en augmentation. Par ailleurs, un nouveau profil d'usagers injecteurs d'héroïne apparaît : il s'agit de jeunes, bien intégrés, qui consomment dans un cadre festif. D'un point de vue épidémiologique, ces injections occasionnelles sont tout aussi catastrophiques que les autres, mais il nous est difficile de cerner ces usagers, noyés dans la masse de la population.

Dans ce contexte et en raison de notre mission de prévention, la stratégie d'action visant à réduire la fréquence d'injection et à prévenir ou à différer son initiation nous est vite apparue comme un levier d'action important pour tenter d'infléchir l'épidémie d'hépatite C.

Impliqués dans l'expertise collective menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), nous avons conduit une revue de la littérature sur les facteurs de risque de passage à l'injection et les interventions permettant de prévenir efficacement l'entrée dans ce mode d'administration.

Ce travail nous a permis de repérer un programme britannique prometteur pour prévenir l'initiation à l'injection : Break the cycle (« Rompre le cycle »), initié au Royaume-Uni, a été adapté en tout ou partie au Canada, en Australie, en Europe de l'Est et en Asie centrale. Il s'adresse aux usagers potentiellement initiateurs pour les encourager à dissuader les non-injecteurs de franchir le pas.

Les évaluations conduites sur trois mois montrent que ce type de programme permet de réduire le nombre d'initiations, de réduire la fréquence d'injection et de diminuer les pratiques à risque, notamment liées à la préparation du matériel.

L'intérêt de ce programme est aujourd'hui largement établi parmi le milieu associatif, les intervenants en toxicomanie et la communauté scientifique. Nous débutons une étude de faisabilité qui s'appuiera sur des expériences internationales et sur l'expérience des acteurs français pour mieux définir le contexte et les conditions de la mise en place d'un tel type de programme en France.

De façon plus générale, il nous faut développer une stratégie de prévention de l'injection. En l'absence de données sur le sujet en France, l'institut a mis en place une première enquête nationale sur les contextes et les conditions de la première injection de drogues : Priminject. Il s'agit d'une enquête innovante, conduite sur internet - même si la promotion de l'enquête est essentiellement relayée par les réseaux spécialisés -, qui devrait nous permettre de mieux appréhender les différents modes d'entrée dans l'injection, notamment chez des publics méconnus. Le recrutement s'achève et les premiers résultats seront disponibles cet été.

Notre approche est complémentaire d'autres approches de promotion des pratiques d'injection à risque réduit telles que les salles d'injection supervisées ou les programmes de type ERLI (éducation aux risques liés à l'injection) développés par le milieu associatif.

Plutôt que de considérer séparément consommateurs et non-consommateurs, nous concevons nos interventions comme un continuum : prévention de la consommation auprès des non-usagers, prévention du passage à des produits ou à des voies d'administration plus risqués auprès des usagers et réduction des risques auprès des usagers pratiquant un mode de consommation à risque.

L'articulation de ces différents niveaux d'intervention a fait l'objet en mars dernier d'un séminaire, rassemblant associations, intervenants et chercheurs en addictions.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Comment les thèmes et les publics cibles des campagnes, ainsi que les médias sur lesquels elles s'appuieront, sont-ils choisis ? Quel mode de diffusion a-t-il le plus d'impact auprès des jeunes : l'écrit, internet ou la télévision ?

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Sur quels critères sélectionnez-vous les associations qui relaieront vos campagnes ? Il est intéressant que vous ayez retenu le moment de la première injection ; mais sur le terrain, comment entrez-vous en contact avec les consommateurs ? Certains d'entre eux ne lisent pas, n'utilisent pas internet, ne regardent pas la télévision ou ne côtoient pas d'association.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Quels sont les programmes américains qui, ayant fait la preuve de leur efficacité, pourraient être transposés en France ?

Vous appuyez-vous sur les associations pour conduire l'étude ciblée sur les conditions d'entrée dans l'injection ? Comptez-vous développer votre propre programme en direction des publics non injecteurs ?

Sachant que l'injection et la consommation de drogues illicites sont interdites par la loi, disposez-vous d'un budget spécifique pour cette action ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Comment évaluez-vous la portée des campagnes de prévention ? Pour en avoir parlé avec des proches adolescents, je sais que le message du spot « Drogues : ne fermons pas les yeux », qui montrait des jeunes - assez aisés - dans une fête, n'a pas du tout été compris.

Je suis étonnée que vous puissiez parler d'injection occasionnelle d'héroïne, car il me semble que c'est l'une des substances psychoactives les plus addictives sous ce mode de consommation : le premier « flash », décrit comme inoubliable, inciterait à se repiquer très rapidement.

Compte tenu de la prévalence de l'hépatite C chez les injecteurs compulsifs, que pensez-vous de la distribution de seringues stériles à l'intérieur des prisons, même si elle est aujourd'hui interdite ?

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - Concernant la dernière campagne de prévention, j'ai recueilli auprès de jeunes de dix-sept et dix-huit ans les mêmes avis que Mme Catherine Lemorton.

Par ailleurs, les jeunes travailleurs, notamment les apprentis, ne sont pas spécifiquement visés par les campagnes de prévention alors qu'ils sont concernés par le passage à la première injection. Comptez-vous mener des actions de prévention dans les centres de formation ou dans les agences de travail temporaire ?

M. Pierre Arwidson . - Comme pour toutes les campagnes réalisées sur financement public, nous utilisons des « post-tests » qui consistent à mener une enquête auprès d'un échantillon représentatif de la population ; ces mille personnes nous disent si elles ont vu la campagne et si elles peuvent la décrire, puis, après visionnage, nous font part de leurs réactions et de leur appréciation. Le service d'information du Gouvernement compile les résultats.

Les « post-tests », qui ne constituent pas un outil scientifique, ne permettent pas d'évaluer l'impact des campagnes menées sur les comportements. Nous aimerions disposer d'outils semblables à ceux des Américains qui recrutent et suivent des cohortes avant la campagne et des années après, ce qui permet de faire la relation entre l'exposition au message et le changement des comportements. Mais cela représente un coût important.

Le « post-test » réalisé sur « Drogues : ne fermons pas les yeux » a montré que les jeunes, en effet, n'avaient pas bien compris le message. Ce sont les parents qui, en fin de compte, ont apprécié le plus la campagne.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - L'objectif n'était-il pas de rassurer l'électeur ?

M. Pierre Arwidson . - Une autre campagne, diffusée cette fois sur internet, montrait des petits trafiquants révélant à un acheteur potentiel leurs méthodes de manipulation. Elle a beaucoup plu, mais a été sans doute moins vue.

Le choix du support de diffusion dépend du public cible et du message de la campagne. La télévision est le média le plus puissant, mais il est certain que les jeunes la désertant, internet prend de plus en plus d'importance dans nos stratégies de communication.

Les programmes américains de prévention, bien que séduisants, sont difficilement transposables. Un programme d'aide à la parentalité a ainsi été traduit et adapté ; mais son expérimentation dans une commune francilienne, avec une série de sessions obligatoires, s'est révélée peu convaincante : la culture française rejette les cadres rigides et fermés. En outre, ces programmes s'inscrivent dans un cadre cognitivo-comportemental, une démarche rejetée par une bonne partie des addictologues français. Nous nous efforçons, à partir de ces programmes, d'élaborer des manuels où le public français pourra choisir librement son activité, sans se sentir contraint par la succession d'étapes à respecter.

Les publics défavorisés font partie de nos priorités lorsque nous achetons des espaces auprès des agences de publicité. Mais nous ne disposons pas de moyens spécifiques pour intervenir auprès des jeunes en apprentissage. La direction de l'animation du territoire et des réseaux et une équipe spécialisée dans les plans de diffusion tentent d'atteindre tous les publics, mais ce n'est pas à cent quarante que nous pouvons actionner l'ensemble des réseaux et entrer en contact avec toutes les personnes en bout de chaîne.

Mme Anne Guichard . - Il faut bien faire la distinction entre l'étude que nous menons sur internet afin de comprendre le mécanisme d'entrée dans l'injection et le programme Break the cycle .

Ce dernier est fondé sur des données d'épidémiologie sociale qui ont montré que, dans la grande majorité des cas, l'expérimentation de l'injection n'est pas solitaire, mais accompagnée de pairs. Éthiquement, il est hors de question d'intervenir auprès de publics jeunes, dont on ne sait pas s'ils passeront à l'injection ; ce programme est à destination des injecteurs, potentiellement initiateurs.

Les données confirment qu'un usager de drogues, sollicité par un jeune pour qu'il l'initie, ne sait pas quoi faire. Malgré sa réticence, il tend à parler positivement de l'injection et à s'injecter devant le non-initié. Le travail de terrain, en face-à-face ou par petits groupes de pairs, consiste à faire réfléchir les injecteurs sur leurs propres pratiques, à modifier leur comportement potentiellement incitatif et à leur apprendre à répondre à un jeune qui demande expressément à être initié.

Au sein de l'institut, nous nous efforçons de repérer les programmes qui fonctionnent ailleurs, de fédérer les acteurs et de mettre en place les conditions d'expérimentation de ces programmes. S'agissant du programme Break the cycle , nous n'en sommes qu'à l'étude de faisabilité. Pour examiner les conditions de réception de ce programme, nous travaillons avec l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies et l'Institut de veille sanitaire.

Notre action, qui vise à réduire les risques, s'inscrit dans un cadre juridique précis. Nous ne sommes pas en porte-à-faux vis-à-vis de la loi.

Les données dont nous disposons, souvent en retard sur l'évolution réelle des pratiques, montrent que les modes de consommation évoluent. Les injections très occasionnelles, en augmentation, sont le fait de jeunes, bien intégrés, étudiants, qui consomment en milieu festif du Subutex, des amphétamines, de la cocaïne et même de l'héroïne, sans pour autant tomber immédiatement dans la compulsion. Ce sont précisément ces nouveaux modes de consommation qui nous inquiètent : la population est plus difficile à atteindre, elle est moins demandeuse de soins. Pourtant, ses comportements sont tout aussi dangereux.

Je n'ai pas d'avis sur les échanges de seringues en prison. L'institut, dans sa mission de prévention, agit en amont de l'injection.

M. Pierre Arwidson . - Nous venons de recruter un spécialiste de la santé en prison et nous lancerons prochainement une enquête auprès des deux cents unités de consultation et de soins ambulatoires, afin de dresser un état des lieux. S'agissant de la prévention de la toxicomanie en prison, nous n'en sommes qu'au commencement.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Vous avez donné l'impression que vous ne faisiez que de la prévention primaire, en amont de toute consommation. Mais l'objectif d'une politique de prévention n'est-il pas d'englober tous les comportements, notamment les conduites à risques ? Quelles actions menez-vous auprès des toxicomanes avérés ?

Mme Samia Ghali , sénatrice . - Il est vrai que la dernière campagne de prévention semblait s'adresser à une population relativement aisée. Avez-vous étudié l'appartenance sociale des usagers de drogues ? Ma connaissance du terrain me fait dire que les nouveaux usagers se recrutent davantage parmi les catégories sociales élevées ; dans les « quartiers », la prévention s'est faite naturellement : les jeunes ont été en quelque sorte instruits par l'expérience et sont désormais plus petits trafiquants que consommateurs.

Comment procédez-vous pour lancer vos campagnes sur internet ? Ciblez-vous les sites fréquentés par les jeunes, comme « Torrent 411 » ? Envoyez-vous des « spams » sur le modèle de ceux à connotation sexuelle ? Si oui, comment se fait-il que nous ne les recevions pas ?

Si les premières injections, souvent fatales en termes de contamination, se font la plupart du temps dans un cadre festif et sous influence, n'y a-t-il pas peu de chance qu'elles se produisent dans l'enceinte d'une salle d'injection ?

Des jeunes bien insérés socialement, vivant dans une famille stable, sans problèmes apparents se laissent pourtant tenter par la consommation de drogues. La pression des études, le stress au travail, la timidité ou l'anxiété sont des facteurs de passage à l'acte que notre société doit désormais considérer. Comment envisagez-vous la prise en charge de ces personnes ?

M. Pierre Arwidson . - Comme je l'ai expliqué au début de l'audition, nous travaillons aussi bien à prévenir qu'à réduire l'usage de drogues ; nous oeuvrons aussi à la prévention des risques liés à la consommation. L'ensemble du spectre est couvert.

L'institut fournit chaque année 100 000 kits de type « Stéribox ». Nous subventionnons également les associations lorsqu'il s'agit de remplacer les automates distributeurs de seringues.

Nous diffusons des documents visant la réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues par voie intraveineuse. Nous publions aussi à l'attention des consommateurs des documents de type « questions-réponses » sur l'héroïne et la cocaïne, très explicites sur les différents risques, ainsi qu'un guide d'aide à l'arrêt de la consommation de cannabis.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Le guide sur la réduction des risques infectieux est-il à l'usage des professionnels ou s'adresse-t-il directement aux consommateurs ?

M. Pierre Arwidson . - Ce sont des guides destinés aux usagers, mais nous passons par les professionnels pour leur distribution puisque nous n'avons pas accès directement aux consommateurs.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Quelles limites éthiques vous fixez-vous ?

M. Pierre Arwidson . - Nous agissons dans le cadre de la politique de réduction des risques.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Cela vous permet-il d'indiquer aux toxicomanes les conduites à tenir pour ne pas aggraver les risques - ne pas échanger les seringues, par exemple ?

M. Pierre Arwidson . - Tout à fait.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - De quelle façon envisageriez-vous la collaboration avec des centres d'injection supervisés, si ceux-ci venaient à être créés ?

Mme Anne Guichard . - Ayant participé à l'expertise collective de l'INSERM, je sais que de tels centres peuvent poursuivre des objectifs différents.

S'agissant de la contamination, je pense que l'enjeu se situe bien en amont. Tout laisse à penser que les usagers contractent le VIH et le VHC tôt dans leur trajectoire et sont déjà contaminés lorsqu'ils en viennent à fréquenter les salles d'injection. Pour autant, cela ne signifie pas que ces salles ne répondent pas aux besoins socio-sanitaires des populations en difficulté et à la problématique sociale de la consommation de drogues dans la rue.

Nous sommes partisans de mettre en place des dispositifs complémentaires et de développer des programmes intégrés. Nous travaillons avec des associations bien mieux placées que nous pour défendre ce type de projets, en proximité avec les usagers.

Face à l'urgence épidémiologique, nous devons diversifier la palette des outils de réduction des risques. Ces dernières années, nous avons développé les programmes d'échange de seringues et les traitements de substitution aux opiacées en oubliant le reste et en mettant les jeunes de côté. Il nous faut désormais élargir l'éventail des approches préventives.

Une expérience australienne, consistant à installer un programme de type Break the cycle dans des locaux situés un étage au-dessus d'une salle de consommation, a récemment fait l'objet d'une publication qui montre que ces deux univers se côtoient difficilement. Mais il n'est pas inintéressant de travailler auprès des usagers expérimentés pour les amener à réfléchir à leurs pratiques de consommation et, potentiellement, d'initiation.

M. Philippe Goujon, député . - Cette approche me semble très théorique et bien peu crédible. Les études menées montrent que les usagers des salles d'injection sont déjà très engagés dans la toxicomanie. Ce sont des personnes qui ne sont plus insérées, souvent très contaminées et qui n'en sont plus à leur première injection ! Laissons aux centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues et aux centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie le soin de prendre en charge cette prévention.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - C'est bien en fonction de l'insertion sociale que les parcours des usagers de drogues varient. Les usagers en grande déshérence sociale et sanitaire, pour des raisons de santé mentale ou d'incarcération par exemple, vont se retrouver plus vite dans des structures en bout de chaîne, tels les centres d'injection supervisés, alors qu'ils ne sont pas encore passés à l'injection. Pour se rendre dans un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues, il faut avoir un début de conscience sanitaire et sociale.

M. Pierre Arwidson . - Madame Samia Ghali, nous plaçons des « bannières », par l'intermédiaire d'une centrale d'achat, sur des sites internet fréquentés par les jeunes. Le coût peut atteindre un million d'euros.

Comment exercer notre mission de prévention auprès de jeunes que rien, a priori , ne pousse à consommer ? Il faut savoir que les programmes les plus sophistiqués ne parlent pas de drogue. En visant le bien-être des populations - amélioration du fonctionnement de l'école, réduction de l'échec scolaire - ils visent la réduction de la consommation.

Je transmettrai à la mission d'information les chiffres concernant la répartition, par catégorie sociale, des usagers de drogues.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie.

Table ronde réunissant des représentants d'associations

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons le plaisir d'accueillir pour cette table ronde des représentants d'associations oeuvrant dans le champ des toxicomanies.

Mesdames et messieurs, je vous propose de nous dire si, selon vous, la politique française de lutte contre les toxicomanies est adaptée et de nous exposer quelles sont les possibilités d'amélioration de cette politique. Après vos exposés, nous vous poserons quelques questions.

M. Bruno Spire, président de Aides . - L'association Aides, consacrée à la lutte contre le syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) et les hépatites, regroupe des personnes « séroconcernées » au sens large - affectées, infectées ou exposées. Bon nombre de nos adhérents sont ainsi liés à la consommation de produits psychoactifs et à l'usage de drogues.

La politique de réduction des risques, officiellement appliquée dans les années 1990, à une époque où l'épidémie du SIDA sévissait fortement parmi les usagers de drogues, a été instaurée avant qu'on ne dispose de la littérature scientifique qui prouve aujourd'hui l'efficacité de cette approche. Il a donc fallu un réel courage politique pour mettre en place, sur la base de pressentiments et malgré les arguments avancés par les opposants à cette démarche, les échanges de seringues et la prescription de produits de substitution aux opiacés - la méthadone et le Subutex ou buprénorphine haut dosage.

Depuis lors, d'autres pays « sérieux », tels que la Suisse ou le Canada, ont largement dépassé la France en se dotant de salles de consommation supervisées, en autorisant la prescription d'héroïne médicalisée et des programmes d'échange de seringues en prison et d'éducation à l'injection - autant de pratiques qui ne sont pas autorisées dans notre pays. Toute une littérature scientifique, publiée dans des revues internationales à comité de lecture, montre pourtant l'efficacité de tous ces programmes. Sur le plan sanitaire, ils réduisent l'incidence du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), des hépatites et des risques infectieux. Sur le plan économique, ils sont moins coûteux que les traitements pour les finances publiques. Ils donnent en outre aux citoyens un sentiment de sécurité accru, car l'usage des produits psychoactifs apparaît mieux géré.

Il faut sortir d'une approche idéologique. Le débat doit porter sur des constats scientifiques. Tout fait scientifiquement établi peut être discuté et faire l'objet de nouvelles expérimentations mais, pour des raisons idéologiques, l'expérimentation en France de mesures appliquées ailleurs, proposée prudemment par le rapport issu de l'expertise collective menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), a été refusée.

Pour améliorer la situation, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie doit être réellement interministérielle, ce qui n'est plus le cas : elle n'est plus qu'une émanation du ministère de l'intérieur et adopte une démarche purement idéologique en expliquant que des preuves scientifiques ne sont pas recevables. Nous nous trouvons dans la position de Galilée face à ceux qui ne voulaient pas entendre que la Terre était ronde. En refusant les conclusions d'une centaine de publications parues dans des revues à comité de lecture, on sort du rationnel.

Il faut enfin, pour aborder ces questions, le même courage politique que dans les années 1990. Ce courage n'est la propriété ni de la droite, ni de la gauche. Ainsi, à Marseille, l'une des premières villes à avoir mis en place, contre l'avis général, des programmes d'échange de seringues et où des élus municipaux ont conduit un important travail de terrain pour convaincre les comités d'intérêt de quartier, c'est aujourd'hui la population qui téléphone à la mairie pour lui signaler qu'un distributeur de seringues est en panne. Il ne faut pas prendre les gens pour plus bêtes qu'ils ne sont. On peut, quels que soient ses a priori , éduquer la population.

Mme Élisabeth Avril, directrice de Gaïa Paris . - Je suis médecin généraliste et directrice de l'association Gaïa Paris, membre du Collectif du 19 mai pour l'expérimentation d'une salle de consommation à moindres risques à Paris. Mon association gère un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie et un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues. Depuis quinze ans, j'ai travaillé dans différents services, notamment à l'hôpital, sur le VIH et les hépatites. En 1998, nous avons créé le « Bus méthadone bas seuil » de Paris - centre de soins spécialisés aux toxicomanes, à bas seuil d'exigences -, qui reçoit une population d'usagers dont une partie est très marginalisée.

Notre action relève de la prévention dite « secondaire » : elle s'adresse à des usagers de drogues dépendants qui cumulent les facteurs de vulnérabilité et de précarité. Nous privilégions le travail de proximité et dispensons des soins tant somatiques que psychiatriques, socio-éducatifs et d'addictologie, et intervenons aussi dans la prévention du SIDA, des hépatites et d'autres infections. Il importe d'éviter d'opposer les soins et la réduction des risques : bien au contraire, il conviendrait d'assurer des passerelles entre ces deux approches.

Le débat doit reposer sur des publications scientifiques et non sur le discours moral qui se fait jour depuis un an. La réduction des risques est une politique de santé publique qui a eu dans les années 1990 des résultats très importants pour lutter contre le VIH. En effet, alors que la prévalence du SIDA était de 40 % chez les usagers de drogues, elle est aujourd'hui de 10 % à 12 %. Sans doute n'avons-nous pas su assez valoriser ce résultat, car la démarche qui l'a rendu possible est aujourd'hui remise en question. Sur le terrain, nous sommes confrontés à des populations vulnérables qui cumulent précarité sociale, affective et économique. Ces usagers peuvent être aussi bien jeunes que vieillissants, étrangers ou usagers de crack - et sans doute cette diversité observée à Paris se rencontre-t-elle également partout ailleurs. Ils sont, pour 60 % d'entre eux, atteints par l'hépatite C qui provoque chaque année quatre mille nouvelles contaminations. C'est là un désastre économique autant que sanitaire : dans sa version la plus simple, le traitement de l'hépatite C coûte au moins 10 000 euros et un tiers des patients en attente de greffe de foie sont des usagers de drogues. La morbidité, les décès, les cirrhoses et les hémorragies qui touchent ces populations sont le quotidien de nos associations.

Nous souhaitons stabiliser l'état de santé de ces personnes et réduire les risques sanitaires et les conséquences sociales de cette situation pour les usagers de drogues et pour la société, tout en réglant sur un plan égal les différents problèmes qui se posent - situation médicale, addictions, hébergement et insertion professionnelle. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés dans le combat pour la réduction des risques par l'ouverture de salles de consommation à moindres risques pour les usagers les plus vulnérables, de centres de traitement par l'héroïne médicalisée et de centres d'hébergement pour les usagers de crack .

M. Alain Rigaud, président de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie . - Psychiatre addictologue à l'hôpital à Reims et en milieu associatif, je suis ici en ma qualité de président de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, vieille association fondée par Claude Bernard et Louis Pasteur, qui gère, sur l'ensemble du territoire national, quatre-vingt-cinq établissements médico-sociaux, centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie et centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues, autorisés par les agences régionales de santé et financés par l'assurance maladie. Notre activité de prévention, de soin, médico-sociale et d'accompagnement emploie 1 400 professionnels et accueille annuellement 70 000 usagers.

La loi du 31 décembre 1970, qui structure la politique publique en matière de toxicomanie, devrait être modernisée, car les connaissances, les usages, le contexte socio-historique et les pratiques de consommation ont beaucoup changé. Lorsque j'étais étudiant - et donc consommateur potentiel -, on parlait de « la » toxicomanie et j'étais incapable de faire la différence entre le « shit » et l'héroïne, de sorte que j'aurais pu consommer l'un ou l'autre, avec des risques très différents.

Aujourd'hui, il faut parler « des » toxicomanies car les effets, les risques et les dommages et, surtout, le statut des produits sont pluriels. En matière d'addictologie, du reste, toute la politique publique est marquée par la dichotomie opposant les substances licites et illicites. La loi qui a rendu licites les jeux de hasard et d'argent en ligne, précédemment prohibés, montre qu'il est possible de réviser périodiquement les lois et d'évaluer les politiques publiques afin de voir comment les améliorer.

En outre, depuis 1998, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie et ses présidents successifs ont fait évoluer les approches, l'approche par produit ayant cédé la place à une approche par comportement. Or les comportements sont eux aussi pluriels, avec des risques divers induisant des états plus ou moins pathologiques, selon un continuum clinique de gravité. Les politiques publiques, tant au niveau de la prévention qu'à celui de la réponse, doivent donc couvrir un spectre très large et répondre à des besoins de plus en plus différenciés que les usagers eux-mêmes, « engloutis » dans les toxicomanies, sont souvent de moins en moins en mesure d'exprimer et qu'il incombe de plus en plus aux professionnels d'identifier.

Pour formuler à grands traits quelques propositions, il nous faut construire une politique publique visant, au-delà des toxicomanies, l'ensemble des comportements addictifs, quel que soit le caractère, licite ou non, des produits sur lesquels ils portent. Ainsi, l'aide que l'on peut apporter aux personnes susceptibles de devenir toxicomanes du jeu - les « joueurs pathologiques » - exige elle aussi la mise en place de dispositifs d'accès aux soins, de repérage et d'aide. Il y aurait aussi beaucoup à faire pour ce qui concerne l'alcool. La démarche doit être globale, addictologique, privilégiant une approche par les comportements et des réponses diversifiées en fonction de leur sévérité, de la gravité des conséquences et des besoins des patients dans leur parcours de vie.

Nous disposons à cette fin des instruments nécessaires, avec notamment une prévention - au sens de l'éducation à la santé - qui doit s'appliquer en amont des premières consommations. Le dispositif français en la matière est toutefois, par rapport à celui des pays étrangers, très peu financé et c'est sans doute là un des enjeux de la prochaine loi de santé publique.

Il faut aussi renforcer le maillage territorial des structures de proximité qui mettent en oeuvre les actions de réduction des risques évoquées par les orateurs précédents, en augmentant notamment le nombre de centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues. À titre d'exemple, celui de la Marne, ouvert depuis un an, est doté d'un financement de 125 000 euros, soit environ deux équivalents temps plein, pour un département de 550 kilomètres carrés et 550 000 habitants : l'offre d'accompagnement est donc limitée à la ville de Reims, voire à un simple quartier de celle-ci. Il est certes inévitable que la construction d'un tel dispositif soit progressive, mais le maillage n'en doit pas moins être densifié, afin que nous puissions aller au plus près des personnes vulnérables qui ne viennent pas spontanément vers nous.

Pour ce qui est des salles de consommation à moindres risques, qui sont dans une large mesure à l'origine de cette mission d'information, des associations d'élus se sont documentées et ont établi que des expériences plutôt positives avaient été menées à l'étranger. L'expertise collective de l'INSERM consacrée à la réduction des risques chez les usagers de drogues, publiée le 2 juillet dernier, a proposé bien d'autres mesures que nous soutenons.

M. Jean-Marc Borello, délégué général et président du directoire de SOS Drogue international-Groupe SOS . - Le Groupe SOS, avec l'une de ses trois associations fondatrices, SOS Drogue international, gère une trentaine d'établissements de nature très diverse - des « sleep-in » célèbres dans certains arrondissements parisiens et marseillais à des communautés thérapeutiques en province, du Sud de la France à la Guyane. Proposant aussi bien des dispositifs de réduction des risques que des appartements thérapeutiques ou des dispositifs d'accueil de jour, nous observons un renforcement des demandes d'admission pour tous les types de structures. Sur le plan quantitatif, le dispositif a vraisemblablement diminué au cours des dernières années, avec la disparition d'un certain nombre d'associations et de lieux de soins de petite taille. Les structures encore existantes continuent de recevoir des demandes d'admission, à raison de cinq ou dix pour une place disponible. En même temps que nous recevons des personnes de plus en plus âgées, exclus vieillissants ne trouvant plus de place ailleurs, nous constatons un rajeunissement de la moyenne d'âge.

Les politiques de réduction des risques nous semblent essentielles à la résolution du problème de santé publique lié aux toxicomanies, mais elles ne sont pas les seules solutions. C'est en outre une erreur majeure que d'opposer santé publique et sécurité publique. Lorsque nous proposons des offres de santé publique efficaces, les usagers de drogues sont certes mis à l'abri, mais nous constatons aussi - notamment, depuis 1994, dans le cadre du « sleep-in » du 18 e arrondissement de Paris - que plus de 80 % des personnes accueillies pour la nuit font des demandes de soins et de départ en établissement de post-cure ou en communauté thérapeutique. L'idée que cette population ne voudrait pas de soins est donc erronée : elle n'avait simplement pas accès aux soins en raison de seuils d'exigences institutionnelles trop élevés. Chaque fois qu'on abaisse le niveau de l'accès à l'offre de soins, on permet à des populations plus exclues de s'en saisir. Ces populations ont autant envie que les autres d'être soignées.

On constate une augmentation de près de 50 % de la fréquentation de l'établissement parisien du « 110 Les Halles », soit une suroccupation de 50 % en accueil de jour et en salle de repos. Cette situation risque de remettre en cause le travail difficile accompli, avec l'aide des élus locaux, pour faire admettre de tels établissements par la population du voisinage. En effet, le doublement du flux pourrait devenir insupportable aux riverains. La santé publique, c'est aussi de la sécurité publique : les injections étant impossibles à l'intérieur des établissements, les personnes prises en charge pratiquent leurs injections dans la rue, sous le porche des immeubles voisins, ce qui n'améliore ni la sécurité publique, ni la santé publique. Permettre l'injection sous contrôle médical améliorerait les conditions de cette pratique et limiterait les risques d'accident, tout en diminuant les nuisances pour les riverains. Face à l'ensemble des études scientifiques menées sur le sujet, la position de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie est parfaitement idéologique, voire obscurantiste.

En termes de politique publique, on observe d'importants progrès du côté des élus locaux qui voient bien les conséquences de la politique de réduction des risques pour les quartiers qu'ils administrent. La mairie de Marseille a ainsi fait savoir qu'elle serait prête à accompagner la création d'une salle d'injection et le cabinet de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, alors ministre chargée de la santé, avait lui aussi indiqué officieusement qu'il serait prêt à accepter une telle expérimentation. Sur le plan national cependant, on pourrait résumer la situation d'une phrase : il n'y a plus de politique. Les velléités d'expérimentation du ministère de la santé sont pratiquement annulées par les positions idéologiques de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui n'ont de rapport avec la réalité ni en matière de santé publique, ni en matière de sécurité publique. De vraies améliorations avaient pourtant été réalisées dans le passé, notamment grâce aux positions courageuses de certains ministres chargés de la santé, comme Mme Michèle Barzach, qui a autorisé la mise en vente libre des seringues, ou Mme Simone Veil, et la mission interministérielle elle-même avait fini par adopter, ces dernières années, une politique à peu près équilibrée.

M. Julien Chartier, président de l'Association française des dépendants en rétablissement . - En 2008 a été créée, de fait, une association d'anciens patients dépendants d'un centre de traitement situé dans l'Aisne. Les anciens patients de plusieurs autres centres de traitement nous ont rejoints très rapidement. En 2010, les dépendants se sont mobilisés pour créer une association pour et par les usagers : l'Association française des dépendants en rétablissement, qui compte plus de cent membres affiliés. Nous sommes des usagers des services de santé - cures, hôpitaux, centres de soins, consultations, urgences, services médico-sociaux ou associations. Nous sommes des consommateurs et ex-consommateurs des traitements de la dépendance et des maladies associées dues à la dépendance. Nous sommes et représentons des usagers des services de santé ayant un problème de dépendance ou des personnes en ayant eu.

Notre association est pluraliste, indépendante de toute idéologie et de tout mouvement politique, syndical et religieux. Son seul intérêt est de représenter les usagers quelle que soit leur dépendance - qu'il s'agisse du sexe, du jeu, du jeu vidéo, de l'anorexie, de la boulimie ou de l'alcool. Elle s'autofinance.

M. Frédéric Voize, trésorier de l'Association française des dépendants en rétablissement . - La place des usagers en rétablissement est primordiale pour élaborer la politique de santé publique visant à la lutte contre les toxicomanies. À côté des usagers actifs, les usagers en rétablissement ont en effet leur mot à dire, mais ne sont pas assez entendus. Notre association s'efforce de combler cette lacune.

Les contraintes budgétaires sont pressantes et les moyens doivent aller là où la dépense sera efficiente. Notre association exige qu'en matière de lutte contre la toxicomanie, les objectifs soient revus à la lumière de ce nouveau paradigme et que les thérapies qui fonctionnent et sont moins coûteuses pour la société soient mises en avant - nous prônons notamment celles qui s'inspirent du modèle Minnesota.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pouvez-vous préciser de quoi il s'agit ?

M. Julien Chartier . - Le modèle Minnesota est une thérapie qui s'inspire des douze étapes des Alcooliques anonymes.

M. Frédéric Voize . - La politique de lutte contre la toxicomanie doit intégrer la structuration de l'offre sanitaire en la subordonnant réellement aux besoins et en tenant compte de l'évolution de ces mêmes besoins exprimée par la population et les usagers.

Notre association soutient le processus de démocratie sanitaire, à condition que ce processus fasse l'objet d'observations et d'analyses et qu'il y ait une information des administrés.

Pour ce qui concerne la réduction des risques, nous posons comme principe que la prévention est préférable aux soins car certains usagers n'iront pas jusqu'aux soins. L'approche intégrée doit néanmoins privilégier la prévention et la réduction des risques. Le parcours des usagers requiert en effet une approche intégrée associant la prévention, la réduction des risques, les soins et le secteur médico-social et sanitaire, afin d'envisager une réponse adaptée à la situation de chaque usager et d'éviter un mode de prise en charge et de décision centralisé, fondé sur l'unique parole du pouvoir médical.

On peut suggérer quelques points d'amélioration.

Notre association demande que le dispositif d'accompagnement des usagers de drogues s'adapte aux exigences actuelles à l'échelle des territoires de santé, au niveau national. Il est plus qu'urgent de donner aux usagers une partie de la parole afin que, dans des instances nouvelles - comme les conférences de territoire -, émergent avec créativité et enthousiasme des dispositifs nouveaux, adaptés aux enjeux. Nous savons que l'éventail des solutions proposées aux dépendants est large et varié et peut répondre à toutes les demandes des usagers. Nous voulons que l'ensemble des solutions soit mis à la disposition de ceux-ci.

M. Julien Chartier . - Nos engagements sont les suivants : aider les structures intervenant dans le champ de l'addictologie à améliorer leur contact avec les dépendants, le contact par les pairs étant une source de confiance et de motivation pour les dépendants en recherche de solution ; faciliter l'accès aux groupes d'entraide ; mettre en oeuvre des recherches sur l'efficacité du modèle thérapeutique Minnesota et sur son coût réduit pour la société ; constituer une force de proposition auprès des instances décisionnaires locales, régionales, nationales, européennes et internationales ; participer à l'élaboration des politiques de santé publique ; nourrir les évolutions et les transformations du dispositif, par un débat public citoyen et pluraliste ; fédérer toutes les associations et les bonnes volontés qui aident les dépendants pour optimiser et réaliser une action d'envergure auprès des usagers.

M. Frédéric Voize . - Pour ce qui est des obstacles, l'expérience fait apparaître un manque, voire une absence d'interrogations sur le savoir-être professionnel, et un excès de certitudes sur le savoir-faire dans le dispositif. Les firmes pharmaceutiques exercent par ailleurs un puissant groupe de pression. Enfin, on assiste à un interminable débat politique et idéologique sur la tolérance surveillée de la consommation, la légalisation de l'usage de drogues illicites et la répression du consommateur. Pendant ce temps, le compteur tourne, les décès continuent et les contaminations progressent.

M. Julien Chartier . - Notre action en faveur des toxicomanes consiste à participer aux instances représentatives des usagers dans le secteur sanitaire comme dans le secteur médico-social, à établir des conventions avec l'unité fonctionnelle de traitement des maladies addictives (UTAMA) de l'Hôpital Beaujon, à être un pôle de compétence fonctionnant comme un réservoir d'idées et de réflexions à la disposition des décideurs, des chercheurs et des universitaires, à fédérer toutes les dépendances au sein de l'association, à développer des modèles patient-prescripteur et patient-formateur dans une approche du « care » de l'usager, à former des professionnels des métiers de la dépendance pour et par les dépendants en rétablissement, à jouer un rôle d'intermédiaire et de point d'information entre les structures labellisées et l'usager, les familles et l'entourage, à assurer une veille sur internet et un repérage des sectes et profiteurs de la détresse des usagers, à proposer un site internet d'information et un forum de discussion à disposition des usagers et des familles, à entretenir un réseau social spécialisé pour les dépendants à destination des usagers, afin de créer du lien là où il n'y a rien, comme dans le monde rural, ou, quand l'usager se sent exclu de tout, à assurer la sauvegarde et la protection de sites internet ou de l'information vitale à la survie des dépendants - nous avons ainsi récupéré l'hébergement de certains sites, afin de leur permettre d'être toujours en ligne - et à constituer un réseau européen des dépendants en rétablissement qui a pour socle notre association et la Fondation Pharos en Espagne.

M. Frédéric Voize . - Dans notre association, nous sommes tous des professionnels de la dépendance dès lors que nous avons survécu et sommes là pour en parler. Nous savons que, maintenant que nous avons pris conscience de notre condition, nous sommes là pour toujours. Nous sommes des dépendants en rétablissement, des usagers qui, dans la souffrance, ont entendu une parole de vie qui a brisé la chaîne de la consommation.

M. Pascal Melin, président de SOS Hépatites . - En ma qualité de président de SOS Hépatites et travaillant à l'hôpital de Saint-Dizier, en Haute-Marne et dans un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, où j'assure des consultations d'addictologie et d'hépatologie, j'axerai particulièrement mon propos sur l'hépatite virale.

La réduction des risques a été opérante pour le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), et les deux premières cohortes de personnes pour lesquelles l'infection a pu être endiguée étaient vraisemblablement les homosexuels et les usagers de drogues. Il semble cependant que ce mouvement se soit interrompu et la réduction des risques est un peu « en panne » pour ce qui concerne l'hépatite C. Sans entrer dans la polémique, la vaccination contre l'hépatite B est elle aussi en panne. Dans les centres de soins, les personnes qui sont en première ligne face à cette maladie ne sont pas toujours protégées correctement.

Malgré l'importante promotion du dépistage, celui-ci est trop souvent réalisé pour stigmatiser plutôt que pour favoriser l'accès aux soins. Alors que les vingt dernières années nous ont appris que la prise en charge des toxicomanes devait être médico-psycho-sociale, on constate en France une dérive qui consiste à la centrer trop sur les aspects médicaux et à abandonner la prise en charge sociale et psychologique.

Enfin, les toxicomanes des années 1970 - les « junkies » - n'ont pas grand rapport avec les toxicomanes de la pauvreté que nous rencontrons aujourd'hui. Les patients ayant changé, la loi du 31 décembre 1970 ne devrait-elle pas être revue ?

Les plans qui ont été élaborés ont été fortement centrés sur l'accès aux soins, comme le « Plan Hépatites », de même que les différents axes de prise en charge de la toxicomanie. Alors que les contaminations par l'hépatite C sont majoritairement liées à l'usage de drogues, on ne peut que regretter que le « Plan Hépatites » prévoie aussi peu d'actions en direction des usagers de drogues.

Pour l'hépatite C, comme pour l'hépatite B et le VIH, on compte environ quatre mille nouvelles contaminations chaque année en France. Or, alors que les moyens importants consacrés au VIH ont réduit le nombre de morts à quelques centaines, les hépatites virales continuent à tuer autant que la route, avec cinq mille morts par an, ce qui est d'autant plus inacceptable que nous avons les moyens de réduire ce nombre en adaptant nos politiques sanitaires.

Alors que les nouvelles contaminations par l'hépatite C sont essentiellement liées à l'usage de drogues, la population des usagers de drogues n'est pas la première à avoir accès aux soins qui bénéficient encore principalement au reliquat des patients contaminés par transfusion. Les études récentes - comme en France les études CHEOPS - montrent que ceux qui bénéficient le plus des traitements contre l'hépatite C en termes de réinsertion et d'amélioration de la qualité de vie sont les usagers de drogues. Une de nos études a montré en revanche que le transfusé était celui qui en tirait le moins de bénéfices.

On peut guérir de l'hépatite C, on ne le rappellera jamais assez. Il est fondamental que les usagers de drogues puissent bénéficier d'une dynamique de réinsertion sociale par le soin. C'est là que se manifeste l'importance de la prise en charge médico-psycho-sociale et de la réinsertion.

On se prend à rêver que le vaccin contre l'hépatite B puisse être un jour légalement obligatoire, et qu'une instance parlementaire permanente soit consacrée aux hépatites virales, comme cela a été le cas pour le VIH.

Des tests rapides d'orientation diagnostique, tels que ceux qui sont expérimentés avec succès pour le VIH, pourraient être employés pour l'hépatite C, mais j'ai appris voici quelques heures que l'Assemblée nationale avait adopté un amendement au projet de loi relatif à la bioéthique remettant en cause ces tests, y compris pour le VIH. J'espère que le Sénat, qui doit prochainement examiner ce projet de loi, pourra revenir sur cette mesure et permettre la poursuite de cette expérimentation.

Je rêve aussi que puissent être créées des salles de consommation à moindres risques dont l'utilité est aujourd'hui scientifiquement prouvée et qui ont leur place dans la lutte contre les hépatites virales.

Enfin, reconnaître l'addictologie comme une spécialité médicale à part entière serait une pierre majeure de l'édifice que nous voulons bâtir aujourd'hui.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - L'échec de la vaccination contre l'hépatite B tient à de nombreuses raisons, notamment à des erreurs de communication.

Mme Martine Lacoste, secrétaire générale du Centre d'information régional sur les drogues et les dépendances de Midi-Pyrénées . - Je représente l'association Graphiti, fondée à Toulouse, avec un hôpital, en 1989 - soit à l'époque où le SIDA sévissait. Elle gère un centre d'information régional sur les drogues et les dépendances et une cellule d'appui. Je dirige par ailleurs depuis vingt-trois ans une association, après avoir travaillé sept ans auprès du professeur Claude Olivenstein à l'hôpital de Marmottan.

Nous nous occupons de personnes en situation d'usage ou d'usage nocif de produits psychoactifs, ou de grands dépendants. Pour développer la formule du professeur Claude Olivenstein, on pourrait définir la toxicomanie comme la rencontre entre un produit, ou des produits, et une personnalité, ou des personnalités, à un moment social et culturel donné - ou, mieux, au cours d'une évolution sociale et culturelle. Or, pour les jeunes en situation d'usage nocif et de dépendance que nous rencontrons, l'usage de drogues, avant d'être un problème, est une solution : c'est le fait de leur demander d'arrêter qui devient un problème.

Le tissu d'offre de soins mis en place en France a permis de construire des réponses graduées et diversifiées qui vont de la prévention aux soins et à la réinsertion sociale, en passant par l'accompagnement dans des groupes d'autosupport et la réduction des risques. Il nous faut maintenant consolider ce tissu.

En matière de prévention, il nous faudrait comprendre comment les personnes dont nous nous occupons en sont arrivées là et ce qui, dans la prévention, a échoué. Peut-être nous apercevrions-nous que notre prévention ne s'adresse pas forcément à ceux qui sont les plus concernés, comme les jeunes déscolarisés ou très marginalisés qui n'ont plus de points de repère. La prévention à destination du grand public est certainement une bonne chose, mais la prévention ciblée est quasiment inexistante.

Par ailleurs, la prévention est aujourd'hui organisée par produit, ce qui la rend inadaptée, car les jeunes peuvent précisément changer de produits au gré de nos campagnes de prévention. Il conviendrait donc plutôt de s'intéresser aux comportements, notamment à risque. On voit en effet l'usage dangereux que font aujourd'hui les jeunes de l'alcool, modifiant pratiquement la place de celui-ci en France.

Manquent également un repérage précoce des signaux d'alerte émis par de nombreux jeunes en situation difficile et les moyens nécessaires à ce repérage. S'il existe bien des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, la prévention qui en relève n'est pas financée.

Enfin, trente années de travail sur ce sujet m'invitent à plaider pour un repérage précoce des enfants et des adolescents en situation de maltraitance. En effet, 90 % à 95 % des jeunes femmes reçues dans le centre que je dirige ont vécu des situations « incestuelles » ou incestueuses - et ce cas n'est pas rare non plus pour les jeunes gens.

En matière de soins, il faut déplorer le manque cruel de services consacrés aux jeunes mineurs en situation d'addiction - on n'en compte que deux en France.

J'en viens aux stratégies de réduction des risques que j'ai soutenues car, dans les années 1990, nous laissions dans la plus grande solitude un grand nombre de personnes que nous recevions et qui ne voulaient ou ne pouvaient pas arrêter la drogue. La réduction des risques, c'est le pari d'aller vers ces personnes en leur proposant le plus tôt possible un contact, un lien ou un accompagnement - c'est-à-dire un respect et une dignité retrouvés, l'envie de s'occuper d'eux et de sortir de la dépression qui les enfonce dans la rue, dans la marginalité et dans la dépendance. Aujourd'hui, cette politique magnifique piétine par manque d'équipes mobiles capables d'aller trouver ces gens là où ils sont. Nous manquons aussi d'hébergements pour les personnes en situation de grande dépendance qui souffrent aussi d'une comorbidité psychiatrique. Nous manquons également de points d'échange de seringues en prison, malgré les évaluations internationales qui en prouvent l'intérêt. Nous nous trouvons donc en quelque sorte hors la loi face à l'exigence d'égalité de prévention et de soins. Nous manquons de programmes d'administration de méthadone à seuil bas d'exigence pour les plus exclus, et de prescription d'héroïne, qui ont fait leurs preuves dans bon nombre de pays, comme le montrent notamment les évaluations suisses.

Plus tôt nous allons vers les personnes dépendantes, plus précoce est leur demande de soins. Dans une politique du « step by step », il nous manque l'étape qui consiste à expérimenter des salles de consommation. Le premier dispositif de soins que j'ai ouvert était un réseau de familles d'accueil - des gens comme vous, accueillant des personnes qui ont envie d'arrêter la drogue. Ces familles nous invitaient à intervenir le plus tôt possible.

Notre politique repose déjà sur un socle très pertinent et nous devons la consolider dans le sens d'une adaptation. Je reprends à mon compte l'idée, déjà exposée à plusieurs reprises, qu'il n'y a pas « un » toxicomane, au singulier, mais des publics divers et que nos réponses doivent être de la haute couture et non pas du prêt-à-porter.

« Jean », président de Narcotiques anonymes de France . Je préside l'association Narcotiques anonymes de France. Nous n'avançons pas masqués et n'avons pas honte de notre parcours, mais nous tenons à conserver notre anonymat devant les médias. Cette règle est par ailleurs garante de l'unité de notre mouvement.

Narcotiques anonymes est régie par la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association. Elle s'inspire très fortement d'Alcooliques anonymes, mieux connue. Elle réunit des dépendants qui s'entraident : c'est un groupe d'autosupport fondé sur l'échange entre pairs. Nous sommes bénévoles et avons été confrontés à la dépendance et au rétablissement. Ainsi, en vous parlant aujourd'hui, je travaille à mon propre rétablissement.

Narcotiques anonymes est née en 1953 aux États-Unis. À la différence d'Alcooliques anonymes, elle se concentre sur la dépendance au sens large. Nous ne nous intéressons pas à la distinction entre les produits licites et illicites, mais intervenons dès lors qu'une personne est engagée dans une relation de dépendance à un produit, quel qu'il soit, qui modifie le comportement. À cet égard, nous rejoignons les conclusions actuelles de l'addictologie qui constate que le coeur du problème est moins le produit que la relation de dépendance et les comportements obsessionnels ou compulsifs qu'elle entraîne.

Notre association existe en France depuis 1984, et on compte aujourd'hui dans notre pays une centaine de « réunions » hebdomadaires qui réunissent pendant une ou deux heures un groupe de dix à cinquante personnes, toutes dépendantes, qui accueillent les nouveaux venus et échangent dans un dispositif bien organisé, parlant d'elles-mêmes, de leur dépendance et de leur vécu. Il existe à Paris une cinquantaine de tels groupes et les élus parisiens savent que nous utilisons beaucoup les maisons des associations pour nous réunir. Il en existe également dans de grandes villes de province et nous entendons nous développer davantage partout en France. Un millier de personnes profitent des bénéfices de ce programme. Certaines comptent vingt-quatre heures d'abstinence, d'autres dix ou quinze ans.

Nous nous adressons d'abord aux personnes qui veulent arrêter de consommer - des gens qui sont dans la souffrance, qui ont « touché le fond » et sont arrivés au point où ils demandent de l'aide pour changer leur comportement. Il ne s'agit pas d'être sobre ou abstinent, mais d'en avoir le désir. Ces personnes sont accueillies dans nos groupes sans acquitter de droits d'inscription et dans le plus strict anonymat.

La méthode utilisée repose essentiellement sur des groupes de parole. Il ne s'agit donc pas d'une relation thérapeutique dans laquelle des professionnels soigneraient d'autres personnes, mais de groupes d'entraide et de relation entre pairs. Le coeur de notre modèle est l'identification : le fait, pour la personne qui arrive dans une réunion, de rencontrer des gens qui ont la même expérience qu'elle a un effet déclencheur très fort. Il repose également sur l'appartenance à un groupe - non pas sur le plan matériel, car nous n'en avons pas les moyens et il existe pour cela d'autres associations, mais sur un plan psychologique et humain.

Sans être scientifiques ou médecins, nous désignons la dépendance comme une maladie et nous insistons sur l'abstinence. Celle-ci n'est pas un objectif en soi - nous ne sommes pas une ligue de vertu -, mais un moyen que nous engageons ceux qui viennent à nos réunions à pratiquer dès que possible, en relation avec leur médecin traitant s'ils en ont un. L'alcool a sa place parmi les produits concernés et nous sommes bien conscients des phénomènes de substitution - pour nous, changer de produit revient à changer de place sur le Titanic . La vraie question est celle de la propension à la dépendance, dont nous ignorons l'origine, mais à laquelle nous nous efforçons d'apporter une solution, qui passe par le lien aux autres et par un lien renouvelé à soi-même. L'aide qu'un dépendant peut apporter à un autre a une très grande valeur thérapeutique - et le fait même d'aider d'autres gens à se rétablir fait partie du rétablissement.

À la différence des centres de soins qui peuvent utiliser, par exemple dans le cadre du modèle Minnesota, certains des concepts que nous utilisons nous-mêmes, comme l'abstinence ou les douze étapes, nous ne sommes pas des professionnels. Nous sommes en revanche les seuls à proposer une offre accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cette aide s'inscrit en outre dans la durée, car c'est là aussi une caractéristique de la dépendance. Le sevrage n'est que le point de départ et la rechute peut intervenir des semaines ou des mois plus tard, quand la personne pense pourtant avoir retrouvé la maîtrise de sa vie.

Concernant la réduction des risques, la prise en charge sociale des usagers, le rôle de la substitution ou les salles de consommation, nous n'avons pas d'avis et ne souhaitons pas être partie prenante à ce débat. Notre propos est simplement d'apporter une solution aux personnes qui veulent sortir de la dépendance. Cette solution est efficace pour nous et pour beaucoup d'autres dans le monde entier - on compte dans le monde environ 50 000 réunions hebdomadaires de Narcotiques anonymes. En relation avec les médecins, les associations et tous ceux qui sont en contact avec les toxicomanes, nous voulons donner toute sa place à cette solution dans le système de soins afin qu'elle puisse jouer un rôle plus important. Nous invitons les élus à prendre un jour le temps d'assister à l'une de nos réunions afin de se rendre compte de la manière dont cette méthode fonctionne.

M. Jean Costentin, président du Centre national de prévention, d'études et de recherches en toxicomanie . - Le Centre national de prévention, d'études et de recherches en toxicomanie n'est pas une association « quantitative », mais plutôt « qualitative », dont les membres sont issus des académies nationales de médecine et de pharmacie, des instituts et du monde de la recherche. Il s'assigne trois missions principales.

La première est la prévention des drogues et des toxicomanies, pour laquelle certains d'entre nous font régulièrement l'effort d'aller au contact des équipes éducatives et des lycéens.

La deuxième est une réflexion visant à démonter toutes les manipulations qui, dans notre pays et ailleurs, s'attachent à « enrober » le problème des toxicomanies. La drogue est en effet volontiers travestie en médicament, comme on l'a vu récemment avec le cannabis. Quant à l'argument scientifique, étant moi-même titulaire de trois doctorats et ayant dirigé pendant trente ans et jusqu'à une date récente une unité du Centre national de la recherche scientifique, je me crois aussi habilité que d'autres à déterminer ce qui est « scientifiquement prouvé ». Dans ce vieux combat contre les toxicomanies, on prétendait, voilà une dizaine d'années, que bien des choses avaient été prouvées à propos du cannabis. Nous disposions cependant d'éléments scientifiques nous permettant d'affirmer qu'il ne s'agissait pas de la drogue douce, la « fumette » que certains présentaient avec beaucoup de complaisance, mais d'une « cochonnerie », comme l'a confirmé tout ce qui a été établi depuis lors - son rôle dans la dépendance physique et psychique, l'anxiété, la dépression et la relation maintenant clairement démontrée avec la schizophrénie.

Quant à l'« expérimentation », le terme - employé de façon récurrente pour les « salles de shoot » - devrait renvoyer à une nouveauté. S'agit-il donc de refaire ce qui a déjà été expérimenté au Canada ou ailleurs ? Par ailleurs, à la différence de l'Europe du Nord, la France n'a pas la culture de l'expérimentation. Tout ce que nous faisons est gravé dans le marbre : pour l'effacer, il faut casser la tablette. Ce n'est pas à des spécialistes de la politique que j'apprendrai combien une loi engage l'avenir. Quand on met les pieds sur une terre nouvelle, il faut le faire avec d'infinies précautions.

En matière de toxicomanie, les données françaises sont calamiteuses. Sur les vingt-sept pays de l'Union européenne, les Français sont les plus gros consommateurs de cannabis, car la notion de drogue a été biaisée. Les salles de consommation seraient d'ailleurs un argument supplémentaire en faveur de l'idée qu'il pourrait y avoir une « drogue médicament ».

L'escalade dans la consommation de drogues - qui, selon ce que disaient certains voilà dix ans, n'existait pas et n'était qu'un fantasme de neurobiologistes - est aujourd'hui un phénomène prouvé. On sait qu'il existe des polytoxicomanies et que la gradation qui fait passer de la caféine au tabac, puis au cannabis, à l'alcool et à la cocaïne, se termine avec l'héroïne. Engagés depuis douze ans dans des actions contre la légalisation du cannabis, nous sommes surpris de constater que les mêmes personnes qui prônaient « l'ouverture du robinet » se retrouvent aujourd'hui prêts à attendre à l'arrivée ceux qui sont issus de ce lamentable cheminement.

L'idée même de salles de consommation comporte de nombreuses perversions logiques. D'abord, elle change l'image de la drogue, qui pourrait être perçue d'une manière compassionnelle par la société, laquelle organiserait des systèmes permettant de venir se l'injecter tranquillement. Les tenants de la manipulation objectent qu'on ne se procurera pas de drogue sur place et qu'il faudra l'apporter de la rue. Or, chacun sait que la drogue de la rue est terriblement coupée : on tolérerait donc, sous contrôle médical, des injections qui ajouteraient aux dégâts de la drogue ceux résultant des nombreux ingrédients dont elle est coupée. Quel médecin fidèle à son serment d'Hippocrate pourrait superviser une telle démarche ? Il est en outre aberrant de prendre en charge une toxicomanie en facilitant l'accès au produit qui la provoque. C'est ce qu'a rappelé récemment l'Académie nationale de médecine, n'en déplaise à certains détracteurs qui n'ont vu là qu'une démarche idéologique et ont voulu gommer les préoccupations sanitaires qui l'animaient.

La substitution peut être un outil, mais pas une fin en soi. Il convient en particulier de veiller à éviter son détournement. Un tiers du marché de la buprénorphine servirait actuellement, dans notre pays, à contaminer de jeunes individus qui n'étaient pas encore passés aux agents morphiniques et entreront par ce sas dans l'héroïnomanie, dont on voit d'ailleurs le nombre de victimes croître à la mesure de l'augmentation de ce détournement. Il est insupportable qu'un produit qui coûte si cher à la collectivité nationale puisse être à ce point détourné. Il s'agit d'un outil intéressant s'il est employé dans une démarche de diminution des doses, en se fixant pour but l'abstinence.

La substitution n'est d'ailleurs pas la seule solution. Si rudes soient-ils, certains sevrages secs sont très efficaces - j'en ai vu -, ce qui ne signifie pas que cela doive être la règle, car le toxicomane est un sujet malade qui mérite toute notre compassion. Il faut penser aux communautés thérapeutiques et veiller à un bon usage des médicaments de substitution. Je le dis et le répète : commencer par la buprénorphine est une erreur. On devrait toujours commencer par la méthadone et en diminuer très progressivement les doses avant de passer à la buprénorphine.

De nombreuses associations ont déploré le manque de moyens mis en oeuvre dans le domaine des toxicomanies, mais le coût des salles de consommation serait précisément autant de moyens détournés de la prévention et de la prise en charge ou du sevrage.

Le plus grand des risques est celui de la diffusion des drogues. Oui à la réduction des risques, mais en aucune façon en facilitant la diffusion des drogues.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je tiens d'abord à tous vous remercier de nourrir ainsi notre réflexion de vos expériences.

Pour autant, il me semble utile de rappeler que cette mission ne porte pas seulement sur les salles d'injection, mais sur les toxicomanies. Nous souhaitons trouver des solutions permettant de progresser dans la prévention et la prise en charge des toxicomanes, en trouvant le cas échéant des solutions pour les personnes les plus atteintes par l'addiction.

Vous avez évoqué le nombre de quatre mille contaminations par l'hépatite C, en dépit de la politique de réduction des risques que notre pays mène depuis des années et à laquelle beaucoup reconnaissent quelques mérites, notamment celui d'avoir réduit de façon significative le nombre de morts. Ces quatre mille contaminations sont-elles toutes imputables à une injection de drogues ? Quoi qu'il en soit, ce chiffre est à comparer aux 150 000 personnes sous traitement substitutif aux opiacés. Au-delà de l'amélioration de leur confort de vie que permet ce traitement, ces personnes peuvent-elles espérer sortir un jour de la dépendance au produit de substitution lui-même ?

Ma dernière question s'adresse à l'Association française des dépendants en rétablissement et à Narcotiques anonymes : combien de personnes avez-vous accompagnées jusqu'à présent en votre qualité de « professionnels de la dépendance » et quels résultats avez-vous obtenus ? Les anciens dépendants me semblent en effet tout autant qualifiés que les professionnels de santé pour parler de la dépendance.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Quelle ironie de voir la même Assemblée nationale, qui a autorisé récemment la publicité pour l'alcool et les jeux de hasard sur internet, prétendre aujourd'hui lutter contre les addictions !

J'ai apprécié que vous ayez souligné la singularité de la toxicomanie et la nécessité d'une réponse singulière aux problèmes posés, ainsi que votre absence de certitudes en ce domaine, à la différence de M. Étienne Apaire, le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, que nous avons entendu dans une précédente audition. Vous avez raison de dire que la toxicomanie, c'est la rencontre entre un individu et un produit. Je vous ferai enfin remarquer, monsieur Pascal Melin, que les réticences auxquelles se heurte la vaccination contre l'hépatite C auraient pu être levées si ce vaccin avait fait l'objet d'une politique de pharmaco-épidémiologie dans notre pays.

Je voudrais savoir, monsieur Alain Rigaud, quels aménagements pourraient être apportés à la loi du 31 décembre 1970 dont les résultats en matière de lutte contre la toxicomanie me semblent pour le moins médiocres ?

J'observe, madame Élisabeth Avril, que les professionnels de santé n'ont pas forcément le choix entre une prescription de méthadone ou de Subutex, la méthadone n'étant pas disponible dans tous les départements.

On peut craindre que les sectes ne tirent parti de la perte de repères des toxicomanes. Étant donné le caractère peu institutionnel de votre organisation, vous est-il arrivé, messieurs les représentants des Narcotiques anonymes, de voir votre action parasitée par des associations de caractère sectaire ?

Dois-je vous rappeler, monsieur Jean Costentin, qu'une vie humaine n'a pas de prix, et que le Subutex a permis à beaucoup de reprendre le cours d'une existence normale et de diminuer de façon considérable le nombre de contaminations et de surdoses ?

M. Jean Costentin . - Ai-je dit le contraire ? On ne doit pas pour autant favoriser la diffusion des drogues, qui reste le premier risque à réduire.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - J'ai deux questions à poser aux représentants de Narcotiques anonymes et de l'Association française des dépendants en rétablissement. Comment travaillez-vous avec les associations médico-sociales et les professionnels de santé ? Avez-vous accès aux centres de soins ? L'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé vous a-t-il consultés sur ses campagnes de prévention ?

M. Alain Rigaud . - Si la substitution est un bon outil, elle n'est pas la panacée. Elle est une réponse thérapeutique à deux formes de toxicomanie seulement : la dépendance tabagique, traitée par les substituts nicotiniques, et la dépendance aux opiacés, à l'héroïne principalement. Elle ne peut donc être qu'une réponse partielle à une certaine étape de l'existence de personnes devenues dépendantes aux drogues. D'une façon générale, les toxicomanies - car il s'agit d'un phénomène pluriel - n'appellent pas une réponse univoque : s'il existait un traitement efficace à tous les coups, on le saurait depuis longtemps. Il y a des réponses de plusieurs ordres et ce qui est important, c'est de pouvoir conjuguer une large palette de méthodes selon les usages, les formes cliniques, les parcours des usagers, les produits, etc.

En ce qui concerne la loi du 31 décembre 1970, je rappelle que la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, présidée par M. Roger Henrion, avait déjà posé la question de sa révision et qu'elle ne s'était prononcée qu'à une très courte majorité, si mes souvenirs sont bons, en faveur du maintien du régime de prohibition. Le problème, c'est que ce régime ne fait pas de distinction entre les différentes drogues. Alors qu'on sait depuis le rapport sur les problèmes posés par la dangerosité des drogues, du professeur Bernard Roques, que tous les produits ne présentent pas la même dangerosité sur le plan sanitaire et social, il n'y a pas de corrélation entre le régime de prohibition et cette dangerosité. Ainsi, l'alcool est responsable de 35 000 morts par an, voire de 100 000 quand sa consommation est associée avec le tabagisme, et le coût qui en résulte pour la collectivité est de 300 euros par an par habitant. L'Institut national du cancer parle même de dangerosité dès la consommation quotidienne d'un seul verre. Ce produit est donc aussi, voire plus dangereux que le cannabis. Il est pourtant licite.

Soyons clairs, nous sommes tous convaincus ici que les substances psycho-actives présentent trois caractéristiques : des effets modificateurs du comportement qui peuvent être dangereux, la possibilité d'induire des addictions et des effets toxiques. La question est de savoir si la prohibition est le bon régime. La prohibition de l'usage privé des produits illicites, voilà la grande nouveauté introduite par la loi du 31 décembre 1970 : jusqu'alors, seul leur usage public était interdit. S'il est difficile d'avoir des certitudes sur un sujet aussi compliqué, j'observe qu'on commence, un peu partout dans le monde, à s'interroger sur le caractère peut-être contre-productif de la prohibition, d'autant que la licéité de l'usage d'un produit n'interdit pas la possibilité d'injonction thérapeutique et de réponses sociales en cas de mise en danger d'autrui, comme c'est le cas pour l'alcool. En réalité, la loi du 31 décembre 1970 n'apporte pas de réponse conforme à une conception addictologique : elle traite des produits, non des comportements. Or, selon beaucoup d'addictologues, il peut y avoir des « usages doux » de « drogues dures » et des « usages durs » de « drogues douces ». Certains usages privés et occasionnels de drogues ne sont pas plus dangereux que certaines consommations privées et occasionnelles d'alcool. Quant à l'escalade, je m'inscris en faux contre ce qu'a dit M. Jean Costentin : elle n'a rien de certain. Je préfère la « théorie de la porte ouverte », selon laquelle le franchissement d'une première étape peut conduire à une deuxième étape, etc. Quoi qu'il en soit, nous plaidons pour une révision de la loi de façon à ce qu'elle prenne en compte l'ensemble des problèmes d'addiction, au-delà de la dichotomie entre substances licites ou illicites. Elle pourrait ainsi, tout en maintenant l'illicéité de certains produits, ne plus en prohiber l'usage. Un tel choix faciliterait le traitement des toxicomanes, la prohibition dissuadant certains d'entre eux de demander des soins.

Mme Martine Lacoste . - Depuis que Mme Simone Veil a autorisé la prescription de buprénorphine comme traitement de substitution, le modèle français est un modèle médico-psycho-social, où le produit est intégré dans une logique de prise en charge globale du toxicomane, non seulement par le médecin prescripteur, mais également par un psychologue et un travailleur social. Certes, l'arrêt de la drogue n'est pas un arrêt de la dépendance, mais il va sécuriser le toxicomane dont la vie ne se réduira plus à la recherche d'un produit : il permet de dégager un espace psychique pour une rencontre avec le personnel soignant, des psychologues, des travailleurs sociaux, voire des psychiatres au sein d'équipes pluridisciplinaires. Il ne faut pas se dissimuler le fait que certains devront rester très longtemps sous traitement de substitution, seul moyen de réduire leur souffrance. Nos réponses doivent pouvoir s'adapter à la diversité des cas. L'arrêt du traitement reste bien évidemment notre objectif, mais cet objectif doit être adapté si on veut être efficace.

M. Jean-Marc Borello . - L'accès aux soins permet une réduction des risques, et pas seulement des risques infectieux, et c'est pourquoi ont été mis en place, il y a une quinzaine d'années, des établissements à très bas seuil d'exigence visant à offrir aux usagers les plus exclus un tel accès aux soins, tels les « sleep-in », ou communautés thérapeutiques. À la différence des établissements de postcure traditionnels, ces structures spécifiques, aujourd'hui au nombre de trois, permettent aux usagers de faire l'expérience de l'abstinence, en dehors de toute idéologie, mais en bénéficiant d'un entourage de thérapeutes et de travailleurs sociaux. Croit-on que si nous n'étions pas tous persuadés qu'il vaut mieux vivre sans drogue, nous aurions consacré vingt-cinq ans de notre vie à aider les gens à sortir de la toxicomanie ?

La durée moyenne de prise en charge des toxicomanes par ces communautés thérapeutiques est de dix-huit mois. Ce type d'institution accueillant des usagers en très grande difficulté, certains présentant même une comorbidité psychiatrique, cela ne fonctionne pas à tous les coups et certains ont besoin de continuer à consommer de la méthadone : pourquoi pas, si cela leur permet de vivre dignement ? Nous ne nous permettrions pas non plus de demander aux personnes soumises à un traitement psychiatrique d'y renoncer. Demander la possibilité d'adapter nos traitements à chaque individu, ce n'est pas de l'idéologie. En vérité, il n'y a pas de solution idéale : chacun doit trouver celle qui lui correspond le mieux.

De toute façon, le dispositif de soins français ne permettrait pas objectivement de prendre en charge les 150 000 personnes actuellement traitées par méthadone.

Mme Élisabeth Avril . - Chaque personne étant un sujet singulier, il n'y a pas de réponse univoque à la question de la sortie de la méthadone. Le traitement de substitution permet de stabiliser la situation thérapeutique, sociale et affective des personnes traitées. Concrètement, sur une file active de huit cents personnes par an, une quinzaine arrête progressivement le traitement de substitution. D'autres font le choix de partir en cure hospitalière et en postcure ou en communauté thérapeutique. Certains suivent des stratégies personnelles - ils rencontrent l'amour, font un enfant, etc. - et parviennent à arrêter le traitement sans qu'on s'explique trop comment. Mais d'autres ont besoin de continuer ce traitement pour vivre dans la société telle qu'elle est.

Il faut souligner que ces traitements de substitution doivent être associés à d'autres programmes de réduction des risques, notamment d'infection aux VIH et VHC, comme les programmes d'échange de seringues. C'est ce que prouve une étude néerlandaise, fondée sur l'observation de 1 700 personnes sur vingt ans, qui fait état d'une diminution des contaminations par le VIH ou le VHC. Je considère, de façon très terre à terre, qu'avant de débattre du bien-fondé de tel ou tel traitement, il faut commencer par s'assurer que les personnes restent en vie. Quand nous recevons des malades de quarante à cinquante ans qui cumulent des problématiques telles que la grande précarité ou la maladie, leur dépendance n'est pas notre premier souci. Notre souci, c'est de les maintenir en vie et de leur procurer un semblant d'hébergement, afin qu'ils puissent jouir à nouveau de leurs droits de citoyens. Ce n'est qu'au bout de ce long chemin, qui prend parfois dix ans, qu'ils pourront travailler sur leur dépendance.

J'invite ceux qui nous demandent combien de personnes nous « guérissons » à venir voir les gens que nous recevons au sein des « Bus méthadone », afin de mesurer les difficultés qu'ils affrontent. Ce sont des difficultés majeures, des souffrances anciennes, des manques, des failles, des problèmes qui s'accumulent depuis l'enfance et que la simple administration d'un produit ne suffira jamais à régler.

C'est un ensemble de mesures thérapeutiques et sociales qui est susceptible d'amener ces personnes au point où elles pourront commencer à travailler sur leur dépendance. Nous ne les empêchons pas d'aller vers un sevrage sec, mais il faut qu'elles le souhaitent et non qu'elles se voient imposer une méthode qui ne leur conviendrait pas. J'ai vu des usagers faire une dizaine de sevrages par an, leur état se dégradant au fil de ces tentatives. Sortir de la dépendance est un long cheminement qui peut prendre une dizaine d'années, quand on ne reste pas dépendant à vie.

M. Bruno Spire . - Tant que les seuls outils thérapeutiques à notre disposition seront l'échange de seringues et la substitution, il sera difficile de réduire les risques d'infection par le virus de l'hépatite C. En effet, à l'inverse de l'infection au VIH dont le risque est considérablement réduit par l'usage de seringues propres, dans le cas de l'hépatite C existe toujours un risque de transmission si l'injection n'est pas réalisé dans des conditions d'asepsie optimales. Voilà pourquoi il faut aller plus loin : les expériences étrangères ont fait apparaître que seules des salles de consommation supervisées permettaient de faire baisser le taux de contamination. Elles permettent en outre de distribuer des kits à usage unique, destiné aux usagers de drogues par inhalation - « sniff » -, qui sont aussi un outil de réduction des risques de transmission de l'hépatite C. L'association Aides assure de telles distributions, hélas mal vues des autorités sanitaires qui les considèrent comment une incitation à la consommation, alors que nous ne faisons que partir des pratiques de ceux que nous voulons protéger des infections.

Si on veut améliorer les résultats en matière de lutte contre les hépatites, il faut oser expérimenter. Nous ne demandons pas aux parlementaires d'autoriser les salles de consommation sur tout le territoire : ce que nous voulons, c'est la possibilité d'évaluer l'efficacité de telles salles de consommation dans le contexte français, avant éventuellement de modifier le cadre législatif. Tant qu'on ne les aura pas expérimentées, le débat n'aura pas de fin.

« Paul », responsable du comité d'information publique de Narcotiques anonymes de France. Comment sortir de la dépendance ? Cette question est au centre de l'activité de Narcotiques anonymes. Pour y parvenir, il faut avoir le désir d'arrêter de consommer. Cette réponse, qui peut sembler excessivement floue, a au moins le mérite de poser le débat à l'endroit où il doit l'être. En effet, nul ne peut décider de ce qui fait que quelqu'un a, à un instant donné, le désir d'arrêter de consommer. Nous ne pouvons en définitive parler qu'à partir de notre expérience. J'ai moi-même suivi des traitements de substitution et j'aurais pu continuer à les suivre. Mais substituer signifiant « mettre à la place de », il y a un moment où la question se pose de ne rien mettre à la place. La question de l'abstinence aujourd'hui, c'est de passer d'une abstinence imposée à une abstinence qui pourrait être choisie. Notre rôle, au sein de Narcotiques anonymes, est de témoigner qu'il est possible de vivre sans drogue et de « se rétablir », c'est-à-dire se reconstruire après des décennies de toxicomanie.

En ce qui concerne notre place dans le système de soins, il faut bien reconnaître que nous sommes peu implantés en France, où nous comptons cent groupes, contre cinq cents au Royaume-Uni. Nous travaillons avec l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie, et nous sommes présents dans un petit nombre d'établissements, tels que l'hôpital Paul-Brousse. Nous avons également travaillé avec le « Bus méthadone » ou Médecins du monde. Les endroits où nous avons travaillé ne sont, somme toute, pas nombreux, et nous souhaiterions occuper toute notre place dans le système de soins.

Nous ne sommes pas des professionnels de la dépendance : notre seule formation est notre expérience. Nous prônons une éthique de la responsabilité. Selon les mots du psychiatre Marc Valleur, le système français fait du toxicomane soit un délinquant, soit un patient ; pour nous, s'il n'est pas responsable de sa maladie, il l'est de son rétablissement.

Nous accueillons environ cinq cents personnes par an.

Enfin, nous n'avons jamais eu de contact avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé.

« Jean » . - Il est vrai que les fragilités sociales, psychiques et physiques du toxicomane peuvent laisser penser aux sectes qu'il y a là pour elles une partie à jouer - on l'a vu dans le passé, avec Le Patriarche, et aujourd'hui avec Narconon, association liée à l'église de scientologie et qui emprunte certains traits aux Narcotiques anonymes. Nous sommes extrêmement attentifs à ce problème et notre mode d'organisation vise précisément à parer à toute dérive sectaire. Le choix de l'anonymat, par exemple, ou le refus de la désignation d'un porte-parole, fût-ce au prix d'une moindre notoriété, vise à éviter toute personnalisation du pouvoir à travers la personne d'un gourou. L'autonomie financière que nous recherchons dans une perspective d'autosuffisance, en refusant l'aide de l'État ou de donateurs privés, constitue elle aussi un rempart contre toute dérive sectaire. Autre grande différence avec les sectes, il est assez difficile d'entrer dans notre association, et assez facile d'en sortir, l'appartenance aux Narcotiques anonymes devant reposer sur le désir et le libre choix.

M. Alain Rigaud . - Je dois préciser, en tant qu'administrateur de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, que les stratégies de prévention de l'institut, en matière de consommation d'alcool ou de nutrition, par exemple, ciblent les comportements excessifs plutôt que les dépendants eux-mêmes. Nous devons cependant pouvoir nous appuyer sur l'expérience de chacun, et l'institut réunit périodiquement des groupes d'experts pour élaborer ses politiques. Il s'agit simplement de s'y faire connaître. Par ailleurs, la Commission nationale « Addiction », mise en place en 2006 par le plan 2007-2011 de prise en charge et de prévention des addictions, constituait un espace de rencontre et d'échanges entre les professionnels et les représentants des usagers qui pouvaient ainsi contribuer à l'élaboration des politiques publiques, et nous ne comprenons pas pourquoi le ministère chargé de la santé ne la réunit plus depuis un an.

À ce propos, on peut d'ores et déjà dresser le bilan du plan de prise en charge et de prévention des addictions. S'il a permis un accroissement des moyens dévolus aux addictions, notamment au cours de la première année, ceux-ci ont été consacrés essentiellement au secteur sanitaire, au détriment de la prévention et du dispositif médico-social. La Fédération française d'addictologie qui réunit la plupart des associations professionnelles intervenant dans les champs des addictions, dont la mienne, est en train d'élaborer un livre blanc de l'addictologie française qui pourrait servir de base à un futur plan « Addictions II ».

Je voudrais enfin vous faire observer que la question de savoir comment arrêter le traitement de substitution suppose que la dépendance serait un problème contracté volontairement. Tout notre travail avec les personnes dépendantes nous prouve au contraire que l'origine du problème est à rechercher dans un déséquilibre personnel que le dépendant soigne au moyen de la drogue. À l'origine, la drogue est donc une solution, avant de devenir un problème. Une fois le produit supprimé, on retrouve le déséquilibre, tout l'enjeu étant alors de parvenir à se reconstruire sans le produit. Or, l'expérience clinique montre que tout le monde n'a pas les mêmes capacités de se reconstruire et c'est pourquoi il peut être indispensable de prendre très longtemps ce traitement, comme c'est le cas de traitements médicaux.

M. Julien Chartier . - L'Association française des dépendants en rétablissement est l'association la plus jeune parmi celles présentes ici et nous vous remercions de nous donner ainsi l'occasion de nous faire connaître. Avant vous en effet, personne n'avait pris contact avec nous. Pourtant, avec M. Frédéric Voize ici présent, nous avons déjà accompagné 1 500 personnes, soit directement, soit en participant à des commissions des relations avec les usagers.

Pour nous, l'usager est au coeur de la solution. Or, celui-ci n'a pas accès à une information institutionnelle qui lui soit compréhensible. Vous avez raison de dire que c'est à l'usager de décider, mais comment le pourrait-il s'il ne connaît pas les solutions qu'on lui propose ? C'est d'autant plus difficile lorsqu'il est dans une situation de détresse profonde, où il a deux fois plus besoin d'explication. C'est là que nous intervenons : non pour donner des solutions, mais pour assurer ce lien.

M. Frédéric Voize . - Notre rôle est en effet, par l'intermédiaire des correspondants en région qui sont des bénévoles, d'accompagner vers les réseaux de soins. Nous ne travaillons pas seuls, mais avec les professionnels. La toxicomanie étant une maladie du lien, l'accompagnement est essentiel en matière d'addictologie. Nous considérons les personnes dont nous nous occupons comme nos égales dans la difficulté avant d'être des patients.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous parlez de débats sans fin empreints d'idéologie, monsieur Bruno Spire, mais certaines publications étrangères font état de conclusions qui diffèrent quelque peu des vôtres. Je pense notamment à un rapport de l'Office fédéral de la santé publique suisse. Je vous appelle donc à un plus grand souci de l'objectivité scientifique.

M. Bruno Spire . - La vérité scientifique est établie par les études publiées dans la littérature scientifique après évaluation par les pairs. Or, la simple analyse de la littérature biomédicale révèle qu'une soixantaine de publications, notamment The Lancet , font état de conclusions favorables aux salles de consommation. Les chercheurs ont notamment évalué l'expérimentation de Vancouver avec un soin particulier. Ceux qui nous opposent la spécificité du contexte européen devraient d'autant plus se prononcer en faveur d'une expérimentation. C'est tout ce que nous demandons : qu'on autorise l'expérimentation dans notre pays, afin de décider à partir de données scientifiques, et non à partir d'intuitions.

M. Alain Rigaud . - La méthodologie qui préside aux expertises collectives de l'INSERM consiste précisément à compiler tous les travaux, nationaux et internationaux. C'est là la plus grande objectivité à laquelle on peut prétendre, même s'il y aura toujours une étude pour en contredire dix autres.

« Jean » . - Je voudrais dire un mot à propos de la toxicomanie en prison, nombre de personnes se retrouvant en prison du fait de leur consommation ou devant vivre leur toxicomanie en détention. C'est un enjeu pour nous de pouvoir transmettre notre message de rétablissement au sein des prisons, ce qui suppose une forme de reconnaissance de la part de l'État et de l'administration pénitentiaire, comme c'est déjà le cas dans des pays tels qu'Israël ou les États-Unis.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons prévu d'aborder cette question dans le cadre de nos auditions futures.

Je vous remercie.

MERCREDI 2 MARS 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition du Docteur Michel Le Moal, psychiatre, professeur émérite à l'université Victor Segalen de Bordeaux, professeur de neurosciences, membre de l'Académie des sciences

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui deux praticiens psychiatres et médecins qui vont nous donner leur vision clinique de l'addiction aux drogues. Ils vont nous éclairer, de façon aussi pédagogique que possible, sur les conséquences de l'absorption de drogue sur le corps humain et sur le comportement.

Le premier de ces deux praticiens est le docteur Michel Le Moal, psychiatre, professeur émérite à l'université Segalen de Bordeaux, professeur de neurosciences et membre de l'Académie des sciences, dont nous avons entendu les représentants il y a quelques semaines.

Vous avez la parole.

M. Michel Le Moal . - L'essentiel, dans un domaine aussi complexe, est d'être simple.

Vous avez rappelé mes fonctions : je suis essentiellement connu, au plan international, pour mes recherches fondamentales. Je m'intéresse à la psychiatrie et je cherche par ailleurs à comprendre ce que veut dire un cerveau perturbé ce qui n'est guère simple, la psychiatrie étant certainement, de toute la médecine, la partie la plus complexe, peut-être la plus méprisée !

Etant récemment rentré de Los Angeles, je n'ai pas eu le temps de lire les comptes rendus de mes prédécesseurs. Je ne sais donc pas ce qui a été dit, ce qui est bien sûr un handicap. Ce que je vais dire sera donc peut-être hors norme.

Peut-être l'avez-vous déjà entendu dire par des gens plus qualifiés que moi : l'addictologie est, en France, apparue relativement récemment, avec quinze ans de retard sur les États-Unis. Au cours de mes études dans une école psychiatrique de grande renommée nationale -celle de Bordeaux- j'ai dû voir entre cinq et dix malades. Notre manuel de psychiatrie, qui était à l'époque une bible et qui est demeuré valable, consacrait trois pages à ce phénomène.

Si cette apparition est récente, on sent néanmoins une accélération des choses. Pourquoi ? L'explication est assez complexe. Lorsqu'on parle de substances toxicophiliques ou addictogènes, il ne faut pas oublier les objets d'addiction comme le jeu pathologique -qui a donné lieu, il y a deux ans, à une étude de l'INSERM à laquelle j'ai d'ailleurs participé- les achats, le sexe, le chocolat etc.

Il existe également tout un monde qui entre dans le cadre des addictions. On pensait qu'il existait des différences mais on les voit à présent s'atténuer, dans la mesure où le syndrome qui en résulte a les mêmes caractéristiques symptomatologiques.

J'ai depuis de nombreuses années travaillé sur ces sujets avec mes collègues américains en essayant de comprendre ce qui a été parfaitement défini par le Surgeon General, l'équivalent aux États-Unis du ministère de la santé. C'est lui qui supervise l'ensemble de la santé publique américaine. Il fait chaque année un rapport très attendu destiné aux acteurs et au gouvernement, essentiellement centré, cette année, sur les troubles psychiatriques -ce que l'on appelle depuis quinze ans, aux États-Unis, « l'épidémie de troubles psychiatriques et comportementaux ».

Dans son analyse de 2003, il définissait le phénomène comme un ensemble de « pathologies sociales chroniques » qui mettent en péril d'une part les finances des États-Unis en représentant de 16 à 17 % du PIB et, d'autre part, l'avenir même du pays. C'est ce que, dans d'autres cercles, on appelle les maladies « sociogéniques de masse ».

Il s'agit d'un ensemble de perturbations dans lesquelles on englobe l'addiction mais qui n'est pas simplement réduit à l'addiction, comme l'obésité, apparue il y a trente ou quarante ans. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il une véritable épidémie de lombalgies ou une épidémie de fatigue chronique ? Pourquoi une épidémie d'anxiété ou de troubles dépressifs ?

Ce que l'on voyait il y a trente, quarante ou cinquante est sans commune mesure avec ce que l'on voit maintenant. C'est le message que le Surgeon general a porté de manière officielle devant le Gouvernement.

Il s'agit donc de drogues et, plus largement, d'objets addictogènes. Peut-être les addictions sont-elles à classer dans un ensemble plus vaste de pathologies de nature et d'origine sociale, avec des objets divers...

Vous avez sans doute traité de certaines substances qui semblent employées de plus en plus par les jeunes, ce qui est bien sûr angoissant. Les responsables des différentes agences que vous avez entendus ont dû vous fournir des statistiques. Vous avez pu constater que celles-ci sont extrêmement fluctuantes, telle substance dominant durant cinq ans avant d'être remplacée par telle autre. Il y a trente ans, on ne connaissait pas le cannabis. Dans la bible de la psychiatrie mondiale, le « DSM IV » et sa dernière édition 2000, l'addiction au cannabis n'est pas mentionnée. Les choses arrivent lentement et la recherche est là pour faire émerger une certaine vérité. Nous sommes maintenant tous d'accord pour dire qu'il existe une addiction au cannabis. Tout cela est fluctuant et tout se complète à la suite des recherches.

Je voudrais attirer votre attention sur un phénomène qui se développe de manière insidieuse et sournoise mais générale. Il s'agit de l'utilisation instrumentalisée des drogues.

Des secteurs de plus en plus larges de la population -comme les jeunes adultes- sont en quête de méthodes destinées à maîtriser leurs états mentaux : recherche d'euphorie, modification de l'humeur, changement hédonique de leur état mental mais aussi automédication. Toutes les substances toxicophiliques ou addictogènes ont une valeur d'automédication et peuvent être utilisées pour compenser un léger état affectif négatif. Vous le savez, les grands malades mentaux consomment presque tous des drogues. Qu'elles soient licites ou illicites est pour moi la même chose !

Cette automédication permet aussi de réguler des états de stress, d'améliorer des performances, de chercher de façon presque épidémique à améliorer les performances ou accroître les interactions sociales. Il peut également s'agir d'améliorer le comportement sexuel, de maîtriser les apparences physiques. Le Médiator était ainsi primitivement l'une des mille et une substances destinées à maîtriser l'apparence physique en réduisant l'appétit.

Toutes ces molécules ont également la faculté de changer les capacités sensorielles. Toutes ces différentes facultés sont pratiquement partagées par toutes les substances addictogènes.

Nous sommes dans une société qui veut maîtriser ses états mentaux et surtout les améliorer. Vous allez me faire remarquer qu'il est curieux de rechercher un produit qui n'est pas naturel pour se sentir naturel, performant, efficace. Pourquoi la société actuelle crée-t-elle ces besoins ? Pourquoi certains ont-ils besoin de cette béquille pour apparaître au mieux ? C'est un phénomène très important qui infiltre actuellement notre société.

Or, toutes ces personnes supposent qu'elles maîtrisent ce qu'elles font. Il existe donc une rationalité de l'utilisation. Il y a aussi derrière cela un autre facteur explicite : ces personnes ne veulent pas savoir que, parmi toutes celles qui prennent ces substances, certaines sombreront et passeront de l'autre côté. C'est là le fond du problème de l'addiction.

J'ai passé une bonne partie de ma vie à travailler non pas sur l'usage de drogues mais sur le problème de l'addiction, qui est l'aboutissement d'un processus où selon moi, après usage et mésusage, on débouche sur un état neurobiologique qui est un état de maladie.

Tout ce qui touche à la drogue est un champ bourré de controverses, de camps, de clans, souvent d'ailleurs en raison de l'origine des acteurs. La masse des sociologues, dans l'ensemble, récuse l'idée de maladie et le fait que l'on puisse naturaliser et médicaliser le processus -ils le disent également pour beaucoup d'autres choses. Les neurobiologistes -c'est mon clan- ont une analyse à courte vue. Ils travaillent toute leur vie sur des souris et des ras ; selon eux, il s'agit d'un cerveau malade, un point c'est tout ! Entre les deux, les psychiatres se divisent entre ces deux clans. C'est un champ est extrêmement conflictuel et je traiterai quant à moi de l'addiction comme d'une maladie chronique du cerveau. Il s'agit de la phase terminale d'un processus à partir duquel on ne revient pas -ou très peu- car il s'agit d'une maladie chronique à rechutes.

Quelles sont les symptômes cardinaux ? Selon moi -cela a fait l'objet d'une publication de ma part et de la part de certains de mes collègues aux États-Unis, il y a une dizaine d'années, qui résumait assez bien le consensus- le premier symptôme central est la perte des capacités d'autorégulation, la perte du contrôle. Nous pensons qu'une partie spécifique du cerveau est atteinte, le cortex préfrontal, dernier élément de l'évolution, très développé chez les primates et chez l'homme. C'est un cortex qui est venu tardivement dans la phylogenèse, un cortex d'inhibition et de contrôle, en position pontificale pour réguler les autres fonctions du cerveau. L'atteinte des fonctions de ce cortex entraîne la désinhibition et la perte de contrôle.

Le second symptôme est la compulsion. Au cours de l'usage ou du mésusage, on sent une conduite impulsive -en général consciente- à l'égard de l'objet. Mais il y a encore contrôle dans une certaine mesure. Si on le lui fait remarquer, la personne le reconnaît et l'objet peut être laissé de côté. A partir d'un certain moment, le processus neurobiologique s'enclenche, avance, les dégâts au sein du cerveau progressent et on passe à l'état de compulsion. Le sujet est non seulement impulsif mais répète cette impulsivité sans aucun contrôle ni autolimitation. Les régions motrices du cerveau sont atteintes.

Le troisième symptôme est lié à ce que j'appelle l'homéostasie hédonique. Nous savons tous faire la part entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, contrôler le passage de l'un a l'autre dans la recherche du plaisir, moteur essentiel de notre existence. Or, le sujet en état d'addiction ne recherche pas le plaisir, contrairement à ce que beaucoup disent. Le grand système neurologique à la base du cerveau, appelé système de récompense ou de plaisir, est atteint.

Enfin, il existe deux symptômes complémentaires ; il y a chez le sujet un état de compulsion permanente : son répertoire comportemental se rétrécit au fur et mesure des semaines et des mois pour ne plus être axé que sur une seule chose : l'obtention de la drogue ou de l'objet. J'ai vu une mère laisser mourir son nouveau-né !

Tout ce qu'il y a de plus phylogénétiquement fondamental dans les conduites de préservation de l'individu et de perpétuation de l'espèce, qui sont programmées depuis des millions d'années, disparaît. Ce qu'il y a de plus fondamental dans le vivant est atteint. C'est quelque chose d'assez angoissant...

Voilà ce que représente le syndrome de cet état de maladie qu'on appelle l'addiction. Il s'agit d'un syndrome subjectif : le sujet se sent dans une prison, estime avoir perdu sa liberté, se pense dépossédé de soi, lamentable. Ces symptômes, extrêmement graves, sont parmi les premiers à traiter afin que le sujet retrouve une perception plus positive de soi.

Durant la première période, il existe une recherche du plaisir lié à la consommation : l'objet vous crée du plaisir. On reconnaît le passage à l'état de maladie -donc d'addiction- lorsque le sujet est obligé de consommer de la drogue pour se sentir bien et supprimer l'ensemble des symptômes que j'ai décrits. On a complètement inversé la donne : le sujet est obligé de consommer pour retrouver un certain équilibre dans le déséquilibre !

Pourquoi certains sujets sombrent-ils ? Il existe dans le monde des neurosciences deux attitudes. L'une veut faire de l'apparition de l'addiction une dérive iatrogène : on consomme de la drogue, la drogue va transformer le cerveau et le cerveau ainsi transformé va provoquer un état d'addiction. On l'obtient chez l'animal. L'objet essentiel est donc la consommation. Si vous consommez, vous transformerez votre cerveau et immanquablement arriverez à cet état. Si l'on veut supprimer l'addiction, il faut supprimer la disponibilité de l'objet consommé ! Cela signifie aussi que l'on trouvera peut-être un jour la molécule permettant de bloquer le processus...

Voyant les choses du côté de la psychiatrie et face aux progrès de l'épidémiologie psychiatrique, je dirais -sans en être totalement sûr- que la personne dépendante possède, depuis la petite enfance ou non, un état psychopathologique préalable.

Raisonner ainsi déplace le problème car il ne suffit pas de supprimer les données pour régler le problème : encore faudrait-il se préoccuper de la santé mentale de la société dans laquelle nous vivons. Peut-être parviendra-t-on alors, par là, à régler toutes les questions dont je vous ai parlé.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez témoigné d'une pédagogie qui permet aux Béotiens que nous sommes de saisir parfaitement les problèmes que vous avez évoqués.

La parole est aux rapporteurs...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quels sont les états psychiatriques préalables ?

M. Michel Le Moal . - Anxiété, dépression, troubles du comportement, dont les états impulsifs...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Toutes ces précisions ne sont guère réjouissantes !

La recherche permet-elle d'envisager une aide plus concrète pour ceux qui sont déjà tombés dans l'addiction ? Quels seront les dégâts pour ceux qui sont les moins fragiles ? Y en aura-t-il ?

M. Michel Le Moal . - Absolument ! La simple consommation répétée et continue présente son propre danger en transformant les synapses, les neurones, etc. Grâce à certains articles récents, on sait qu'elle change même certains aspects du génome. Les substances sont des toxiques. Lorsque nous buvons du vin, nous savons bien que ne buvons pas du lait -même si, à l'Assemblée nationale, un député a dit que le vin n'est pas de l'alcool ! Je veux dire par là que même si l'on fume un peu, on sait que l'on fume une substance toxique.

L'aspect toxique est bien là : on ne peut l'éviter et il joue sur l'ensemble de l'organisme, dont le cerveau. Il existe cependant une porte d'entrée majeure lorsqu'il y a des états psychopathologiques préalables ne serait-ce que par la recherche de l'automédication.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Est-il envisageable que la recherche, dans les années à venir, puisse réparer les dégâts causés au cerveau ?

M. Michel Le Moal . - Je récuse totalement cette forme de béatitude médiocre de l'ensemble des neurosciences qui prétendent que l'on pourra régler l'ensemble des problèmes de la psychiatrie à partir des connaissances sur le cerveau ! Je ne vois strictement aucune piste permettant de le dire !

Peut-être attendons-nous celui qui viendra envisager les choses d'une autre manière et reprendre les neurosciences par le bon bout mais je suis pour l'heure irrité par les gens de ma confrérie qui nous annoncent tous les matins que l'on va raser gratis ! Je ne peux plus le supporter ! En 1954, La première substance neuroleptique est arrivée en psychiatrie par hasard, grâce à mon maître, Henri Laborit. On a depuis inventé des molécules voisines mais on n'a fait aucun progrès, surtout dans le domaine conceptuel.

J'ai la chance d'avoir participé à la naissance des neurosciences. A chaque décennie, on a pensé avoir trouvé la solution, qu'il s'agisse des neurotransmetteurs, des récepteurs ou de la transition cellulaire... En l'état actuel, il n'existe pas de médicament !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des produits de substitution à certains psychotropes ?

M. Michel Le Moal . - C'est totalement différent ! Une substance qui se fixe sur le récepteur mu et qui l'occupe durant deux ou trois jours au lieu de quelques heures pour remplacer la morphine ne constitue pas un médicament.

Votre question précédente porte sur une substance qui changera la nature même de la thérapeutique psychiatrique : de ce côté, on tourne en rond et on est dans le même paradigme depuis 1954. Cette molécule, qui est ce qu'elle est, a été découverte par hasard. On parle de « camisole chimique » à propos des neuroleptiques. Cela étant, heureusement qu'on les a ! Ils permettent au sujet de reprendre une existence parfois correcte et de supprimer ses hallucinations mais dans le domaine qui nous occupe, pour l'heure, il n'y a rien !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je voulais poser la même question à propos de la substitution...

M. Daniel Vaillant, député . - Il en va de même en ce qui me concerne. Je regrette que la recherche pharmaceutique n'ait pu avancer dans le domaine de la substitution sur la cocaïne ou ses dérivés.

J'ai beaucoup apprécié votre exposé, qui a la grande vertu d'être audible et que chacun peut comprendre.

J'ai cependant été surpris par le fait que vous disiez que le cannabis est un phénomène qui remonte à une trentaine d'années. Je crains hélas que ce ne soit plus ancien, même si cela n'a jamais eu la même répercussion qu'aujourd'hui. On a connu le comptoir du kiff, lorsque le Maroc faisait partie de l'ensemble français...

M. Michel Le Moal . - Il ne s'agissait pas à l'époque d'un état épidémique.

M. Daniel Vaillant, député . - Mais le produit est connu depuis près de 4.000 ans !

M. Michel Le Moal . - Le DSM IV, la bible de la psychiatrie mondiale, ne fait pas état de l'addiction. Nous avons donc été obligés de le constater et de l'étudier cliniquement. La nocivité du cannabis est relativement récente dans les esprits des chercheurs...

M. Daniel Vaillant, député . - Je n'étais pas en contradiction avec votre propos : je m'interrogeais seulement. Lorsque des sportifs veulent se doper, ils recherchent avant tout la performance mais développent un phénomène d'addiction.

Car les drogues sont aussi une manière d'exploiter les gens. Pendant la guerre de 1914, on donnait des gourdes de gnôle aux Poilus pour affronter l'ennemi. Les droguait-on ou voulait-on qu'ils oublient les risques face à l'ennemi ? C'est vrai dans beaucoup de domaines : les mineurs consommaient également de l'alcool pour surmonter leur angoisse.

Vous n'avez pas souhaité emprunter cette voie et vous en êtes cantonné à l'analyse du phénomène chimique et à celle des produits ; toutefois, l'environnement sociologique est sans doute à prendre en considération. On ne peut l'ignorer : chez certains, la situation sociale et l'angoisse peuvent pousser à la prise de risque...

M. Michel Le Moal . - Pourquoi est-on obligé de changer son état mental ? J'ai dressé tout à l'heure la liste de tout ce que peut procurer la drogue. Les firmes pharmaceutiques inventent des centaines de molécules ; lorsqu'elles arrivent à trouver une molécule dont elles pensent qu'elle peut avoir un effet thérapeutique, le staff se réunit pour savoir si celle-ci est addictogène ou non. Les recherches commencent alors mais on ne le saura que le jour où un mammifère -l'homme peut-être- l'aura prise. Nous avons dans le cerveau des molécules qui rencontrent ce qui existe dans la nature, se marient et font fonctionner les systèmes neuronaux. Ma conviction profonde est que nous sommes dans des sociétés de plus en plus pathogènes.

D'aucun ont dit que toutes les civilisations sont mortelles. Je suis presque aussi souvent aux États-Unis qu'en France. J'observe régulièrement ce pays depuis 1973 : pourquoi ne l'imite-t-on jamais dans ce qu'il a de bien ? Je l'ai dit, le Surgeon General, en 2003, estimait déjà que la société américaine était en péril !

Mon champ de recherches n'est pas simplement les substances addictogènes ou l'addiction en général : je travaille beaucoup sur les conséquences du stress -et particulièrement du stress intra-utérin. Nous sommes dans des sociétés qui, manifestement, cumulent et accumulent la pathogénicité d'un environnement délétère !

Certains prétendent que nous sommes la civilisation la plus heureuse : j'affirme le contraire et cela rejoint ce que je disais tout à l'heure : l'augmentation croissante des troubles psychiatriques dans le monde occidental est peut-être à la base de cette vulnérabilité préalable à l'addiction.

M. Georges Mothron, député . - Comme les intervenants précédents, le cartésien que je suis a été ému par ce que vous avez dit mais je suis sorti de certaines auditions un peu plus optimiste que je ne sortirai de celle-ci !

J'ai bien compris que la société était de plus en tournée vers les addictions et j'ai cru entendre que l'on se trouvait devant des réseaux avec des « clapets anti-retour ». Les malades ont avancé dans leur cheminement et n'ont que fort peu de chances de retourner aux phases initiales.

J'en retire donc un sentiment assez pessimiste : la société se tourne de plus en plus vers cette demande et les traitements, à l'heure actuelle, sont quasi inexistants. On comprend le phénomène mais il n'existe pas de remède !

M. Michel Le Moal . - Les psychiatres ont l'habitude de la difficulté. C'est la spécialité médicale la plus complexe qui soit, du fait de ses objets et de la nature même des syndromes pathologiques, ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas de marqueur. Quelle est la part de la génétique, de l'environnement, de ce que le patient a acquis durant la vie intra-utérine ?

L'état d'addiction n'est qu'un élément. Les psychiatres ont l'habitude de certaines molécules qui colmatent les brèches -à tel point que nous sommes les premiers consommateurs au monde d'anxiolytiques. Pourquoi ? La recherche va bon train dans le domaine des psychothérapies, même s'il reste encore beaucoup à faire. C'est un corps-à-corps entre le sujet, son environnement, sa substance, etc. Fort heureusement, les services se multiplient et l'addictologie est devenue une discipline, ce que je n'aurais pas imaginé il y a quinze ou vingt ans. Mis à part Marmottan, temple de l'addictologie en France, il n'y avait rien à l'époque -ou presque.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est aux parlementaires.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous avez parlé de situations addictogènes. Il était important de le préciser car la mission a tendance à s'en tenir aux produits. Or, on légifère parfois dans le mauvais sens en autorisant la publicité d'alcool sur Internet, etc. Je n'y reviendrai pas...

On parle ici de soins et de sortir les gens de cette impasse. Vous avez dit que lorsqu'on a atteint un état compulsif, on a déjà détruit une partie du programme génétique qui existe depuis des milliers d'années chez l'être humain. Il y a là un côté irréversible. Dans des situations extrêmes, le but n'est-il pas simplement de maintenir la tête de la personne hors de l'eau, sans avoir de grandes ambitions ni vouloir restaurer tout ce qui a été détruit ?

M. Michel Le Moal . - J'ai été lapidaire afin d'être pédagogique -même si je ne retire rien de ce que j'ai dit.

La substance transforme pratiquement tous les réseaux neuronaux du cerveau. Le symptôme le plus grave est le rétrécissement progressif du répertoire comportemental. Le sujet est de plus en plus attaché à la prise compulsive de substances. J'ai toujours été frappé de constater, sur le plan de la neurologie, à quel point ce processus investit également ce qui permet à tout être vivant d'exister : savoir se protéger, procréer... Je ne puis dire où ces programmes se situent dans le système nerveux central car on ne le sait pas. Je ne serais pas étonné que tout le cerveau y participe -et peut-être le faut-il d'ailleurs.

Il est cependant étonnant de constater le niveau auquel l'être biologique est réduit. C'est absolument fascinant et incroyable ! Il faut en prendre conscience quand on traite de l'addiction.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous vous remercions chaleureusement de la qualité de ces informations et de leur clarté.

Audition du Docteur Marc Valleur, psychiatre, médecin chef du Centre Marmottan de Paris

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous accueillons maintenant le second praticien de l'après-midi, le Docteur Marc Valleur.

M. Valleur est également psychiatre, médecin-chef du Centre Marmottan, à Paris. Il va pouvoir nous faire part de son expérience en matière de traitement de population toxicomane mais aussi, plus généralement, de politique de prévention et de réduction des risques.

M. Marc Valleur . - Merci. Je suis impressionné d'être invité à témoigner devant une assemblée aussi éminente. Je suis ravi que cette mission existe. Le 31 décembre dernier était la date du quarantième anniversaire de la loi du 31 décembre 1970, qui régit toujours le champ de la toxicomanie en France.

Le 24 juin prochain, Marmottan fêtera son quarantième anniversaire, le centre ayant été créé pour répondre à l'exigence compassionnelle de la loi de 1970 instaurant le droit à la gratuité et à l'anonymat des toxicomanes volontaires demandeurs de soins, en contrepartie de son volet extrêmement répressif qui sanctionne d'un an de prison tout usager de substance illicite.

Il me semble que cette mission est nécessaire car, après quarante ans, il serait intéressant de tirer un certain nombre de conclusions de la mise en oeuvre de cette loi, de prendre en compte ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et d'étudier si certaines choses peuvent ou non être modifiées.

La loi du 31 décembre 1970 n'a pas changé beaucoup de choses ; par contre, beaucoup de choses ont changé dans le champ des toxicomanies : les usages de drogues et les addictions ne sont plus les mêmes, et les modalités d'intervention ont beaucoup évolué.

La politique de réduction des risques et la généralisation des traitements de substitution ont été des éléments majeurs de modification du champ de l'intervention en toxicomanie mais aussi des pratiques d'usage des toxicomanes. Un tournant plus important encore me semble-t-il a été pris à partir de 1997, à la suite du rapport Roques, avec l'élargissement du champ de la MILDT à l'alcool et au tabac, drogues légales. Je me suis inscrit, dès 1997, avec Marmottan, parmi ceux qui pensaient qu'il fallait aussi élargir les addictions aux addictions sans drogue et en particulier aux jeux pathologiques.

2010 a été une année importante, la loi de juin légalisant partiellement certains jeux en ligne marquant la fin d'une prohibition plus que millénaire concernant les jeux d'argent en France. On est là devant une véritable révolution en matière de régulation du jeu. Les jeux d'argent sont en effet interdits en France depuis la nuit des temps, sauf dérogation accordée par l'État à l'État. C'est selon moi très important et très intéressant, la France ayant depuis quarante ans, en matière de drogues illicites, un modèle prohibitionniste très dur. La comparaison entre les modèles implicites qui sous-tendent la loi de 1970 et ceux qui sous-tendent la loi de légalisation des jeux en ligne devrait être de nature à donner un peu de recul dans le débat sur les drogues et toxicomanies.

Il est très facile d'agiter des réactions compassionnelles ou sécuritaires. Les deux positions sont fausses et les deux modèles -prohibitionniste et libéral- constituent tous deux des erreurs.

Il faut selon moi partir des addictions au sens large et du principe que les addictions avec drogues, légales ou illicites, sont un sous-groupe dans le grand champ des addictions, qui comportent des addictions comportementales, des addictions aux jeux d'argent et de hasard ou, pour certains, l'addiction aux jeux en réseau sur Internet, les addictions sexuelles et certaines formes de dépendances affectives et troubles des conduites alimentaires incluant l'obésité avec boulimie.

J'écoutais Michel Le Moal, avec qui je suis souvent d'accord. S'il existe, en matière d'addiction, de faux débats, de fausses querelles c'est qu'il y a aussi de faux consensus. On croit parler de la même chose alors que ce n'est pas le cas.

Il existe trois regards possibles en matière d'addiction, en quelque sorte trois addictions différentes. Le premier regard est le regard clinique. C'est le mien. Cela fait trente-sept ans que je travaille à Marmottan. Pour le clinicien, la définition est simple : il s'agit pour le sujet lui-même de vouloir plus ou moins consciemment tempérer ou cesser sa conduite sans y parvenir. Ce qu'il fait ne lui plaît plus mais il n'arrive pas à arrêter. C'est ce que Pierre Fouquet, fondateur de l'alcoologie, appelait la « perte de liberté de s'abstenir ». C'est cette dimension qui laisse la place à une demande de soins et qui légitime l'intervention thérapeutique.

La seconde définition -Michel Le Moal s'en rapprochait en disant qu'elle était asymptotique et impossible- est celle des chercheurs et des neurobiologistes. Michel Le Moal, Jean-Paul Tassin, Pier Vicenzo-Piazza, en France, ainsi qu'un certain nombre de personnes, supposent que l'addiction répond à un phénomène biologique sous-jacent que l'on pourrait isoler, un facteur « x » dont la présence ou l'absence permettrait de signer l'existence d'une vraie addiction.

Il faut, avec Michel Le Moal, rappeler que ce facteur est hypothétique. On a cru le trouver dans les endorphines, dans la dopamine ; on pense aujourd'hui le situer dans les découplages des circuits sérotoninergiques et noradrénergiques ; d'autres pensent le trouver dans la perte de la plasticité cérébrale... On peut prévoir que dans dix ans, dans quinze ans, dans vingt ans, d'autres modèles auront cours.

On s'appuie trop souvent sur un modèle hypothétique comme s'il s'agissait d'une certitude. Au moment du rapport « Roques », le modèle était la dopamine. Grâce à elle, on a pu placer dans le même groupe alcool, tabac et drogues. Ce modèle scientifique -dont tout le monde pense aujourd'hui qu'il est faux- a donc eu un impact politique extrêmement intéressant.

Le troisième axe, qui devrait davantage intéresser les politiques, est celui de la santé publique. Dans une optique de santé publique, l'addiction n'est plus la perte de la liberté de s'abstenir mais ce que Pierre Fouquet disait à propos de l'alcoologie, considérant l'alcoologie comme l'ensemble des relations existant entre les êtres humains et l'alcool, champ infiniment plus vaste que la dépendance d'un sujet envers l'alcool. Dès lors, il y a là des raisons d'être plus optimiste que ne semblait l'être Michel Le Moal...

Si l'on considère l'ensemble de la population, une part est concernée par une conduite donnée ou une substance donnée et l'autre non : joueurs, non-joueurs ; buveurs, non-buveurs ; fumeurs, non-fumeurs... Parmi les personnes concernées par cette conduite 0,5 %, 2 %, 4 % de personnes perdent la liberté de s'abstenir, d'autres seront dans l'abus ou dans l'usage nocif et d'autres n'auront pas de problèmes.

Les problèmes d'abus et d'usage nocif sont probablement plus coûteux pour la société que les problèmes de dépendance au sens large. Il suffit d'une ivresse pour qu'un jeune de vingt ans se tue au volant un samedi soir. Il n'a jamais été alcoolique et n'aura jamais besoin de voir un alcoologue mais il mourra du fait d'une seule ivresse ! Il suffit d'une injection de cocaïne ou d'héroïne pour contracter le virus du Sida ou de l'hépatite. Il suffit de se reprendre après avoir dérapé dans le jeu et l'on n'aura jamais besoin de se faire soigner à Marmottan, mais on peut être surendetté pour le restant de ses jours, avec tous les drames que cela entraîne pour toute une famille.

Beaucoup l'ignorent mais l'immense majorité des expérimentateurs d'héroïne ou de cocaïne ne deviendront jamais dépendants de ces produits. On estime le pourcentage de personnes qui ont basculé dans la dépendance aux drogues les plus dures entre 10 et 20 % du nombre total d'usagers.

La drogue la plus addictogène reste le tabac, 30 % des expérimentateurs devenant utilisateurs quotidiens mais les dommages pour la société vont bien au-delà des 2 à 3 % de personnes très problématiques.

Certaines personnes vont connaître des problèmes de santé du fait d'un surpoids. Parmi les obèses malades, ceux qui ont des problèmes génétiques, des problèmes psychologiques ou des problèmes préexistants vont être surreprésentés par rapport aux autres groupes. Ce schéma va pouvoir s'appliquer à tous les objets de consommation.

Deux grands modèles virtuels de santé publique sous-tendent les politiques réelles. Le premier consiste à ignorer la part pathologique, permettant ainsi à la majorité de la population de devenir des consommateurs normaux. C'est ce qui a été proposé dans beaucoup de pays à travers ce que certains spécialistes appellent le « modèle de Reno », du nom de la capitale du Nevada.

A l'opposé, d'autres vont tendre à imposer un modèle prohibitionniste total. Ces deux modèles n'existent pas dans l'absolu car aucun ne serait bon. Pourquoi ? Le modèle de Reno a été proposé par quelques spécialistes à Reno et concerne le jeu pathologique.

Ce modèle consiste à faire confiance à la logique de développement durable des producteurs, des industriels et des opérateurs de jeux qui vont alors financer l'information rationnelle du public en matière de règles du jeu ainsi que des actions ciblées de prévention et d'avertissement des publics vulnérables, des personnes à risques et des personnes qui montrent des signes de dérapage. Ils financeront également des centres de soins pour le traitement des joueurs pathologiques. En retour, ils seront autorisés à augmenter leur offre au maximum. Ainsi, le jeu pourrait devenir la norme. Dès lors, il serait extrêmement difficile de savoir quels problèmes de santé publique lui sont imputables.

C'est ce que l'épidémiologiste anglais Geoffrey Rose appelle le « prevention paradox » : si chacun fume 40 cigarettes par jour, le cancer sera considéré comme une maladie génétique, personne ne pensant alors à faire le lien entre tabac et cancer. La plupart des gens continueront à ne pas développer de cancer et l'on se demandera pourquoi telle personne est atteinte alors que telle autre ne l'est pas. Le facteur sociétal massif, unanimement partagé, disparaîtra. C'est la question que l'on peut se poser actuellement à propos de la télévision. On ne sait ce qu'elle produit sur les gens parce que tout le monde la regarde !

L'autre modèle est le modèle prohibitionniste absolu qui tendrait à interdire le plus possible l'accès aux substances.

Ce modèle a été mis en oeuvre de manière absolue en Iran, après la révolution islamique, pour l'opium et l'héroïne. On sait où cela a conduit : les peines pour usage simple ont augmenté jusqu'à la peine mort. 40.000 personnes ont été tuées, dont beaucoup pendues à des grues sur la place publique pour essayer de mettre fin à la toxicomanie. Le résultat est catastrophique ! L'Iran est aujourd'hui le pays du monde qui a le plus d'héroïnomanes -3 millions- rapportés à sa population.

Le premier modèle risque donc d'augmenter les problèmes sans fin, le second d'être catastrophique. La loi de 1970 est partie, dans l'esprit de beaucoup, de ce modèle prohibitionniste. Pour un certain nombre de substances, elle a plutôt bien fonctionné parce qu'elle a été largement modulée par la politique de réduction des risques, par la généralisation des traitements de substitution et par l'existence de centres de soins. C'est parce qu'on a mis dans ce modèle des éléments de l'autre modèle que celui-ci est devenu relativement opérant.

Les chiffres tendent à le montrer. Le nombre d'expérimentateurs d'héroïne en France est de 1 % de la population. Sur ce chiffre, le nombre d'utilisateurs réguliers ou dépendants n'apparaît pas dans les enquêtes de population générale. On peut dire que, pour l'héroïne, ce modèle mixte a relativement fonctionné. Pour la cocaïne, on constate une augmentation de 2,5 % des expérimentateurs dans la population générale mais les utilisateurs quotidiens, réguliers ou à problèmes n'apparaissent toujours pas dans les enquêtes. On est donc très loin de la catastrophe sanitaire et c'est pourquoi on peut être relativement optimiste.

Le seul produit pour lequel ce n'est pas vrai est le cannabis qui compte 12 millions d'expérimentateurs pour 500.000 utilisateurs réguliers. C'est très peu en pourcentage mais beaucoup trop pour un an de prison si on l'utilise chez soi et deux ans de prison si on l'utilise au volant. Ce n'est pas réaliste ! Une seule personne a eu le courage de le dire, c'est Nicolas Sarkozy, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, estimant qu'il faudrait peut-être remplacer la peine de prison par une amende.

La loi sur le jeu constitue un exemple d'une démarche qui pourrait gagner à être mise en perspective avec ce qui a été fait pour les drogues. Cette loi est une loi de légalisation mais il s'agit d'une légalisation partielle, certains jeux ayant été légalisés et pas d'autre. On a donc là un peu de prohibition dans un modèle d'allure libérale. Cette loi ne marchera que si les opérateurs sentent au-dessus de leur tête une épée de Damoclès constituée par une possible prohibition. Autrement dit, le modèle prohibitionniste ne fonctionne que si des actions de prévention, de soins, d'accompagnement sont mises en oeuvre ; le modèle libéral ne fonctionnera que s'il intègre la possibilité -au moins virtuelle- d'une prohibition, d'un retour en arrière...

On pourra mesurer l'efficacité de cette loi à l'aune du pouvoir des autorités de régulation qui ont été mises en place. On peut avoir quelques inquiétudes quant au Comité consultatif des jeux, qui devait dépendre du Premier ministre. Pour des raisons que je n'ai pas comprises, les services du Premier ministre ont saisi le Conseil constitutionnel pour ne pas être chargés de ce dossier, ce qui peut inquiéter les spécialistes du jeu pathologique.

Il me semble qu'après quarante ans de mise en oeuvre de la loi de 1970, on pourrait sortir des débats passionnels. Nous sommes devant des modèles de santé publique qui ont un passé certain et on peut commencer à essayer de tirer des leçons de toute cette expérience.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je crois pouvoir dire que nous n'avons jamais entendu de tels propos, tout du moins dans leur synthèse !

Existe-t-il des répercussions comportementales en fonction des drogues consommées ? Peut-on relever des distinctions selon le type de drogues, selon le type de public voire selon les techniques d'usage ?

M. Marc Valleur . - Oui et non. On s'est beaucoup interrogé sur le choix de la drogue par les toxicomanes. Depuis quarante ans, on constate que la variable la plus déterminante dans le choix d'une drogue est la disponibilité. On sait que, depuis l'élargissement des traitements de substitution, l'héroïne a diminué dans l'imaginaire des toxicomanes et a progressivement été remplacée par la cocaïne -alors que ce devrait être le contraire !

On a avec l'héroïne un anesthésique, un analgésique qui calme toutes les souffrances ; il s'agit d'un produit d'automédication par excellence. C'est une des rares substances qui mette fin aux souffrances des psycho-traumatisés alors que la cocaïne constitue un produit excitant, un produit d'action. Or, ce sont les mêmes personnes qui recourent aux deux produits !

Il ne faut donc pas trop faire de psychanalyse -même si c'est humiliant pour nous : ce que veulent les toxicomanes, c'est ne plus être eux-mêmes, c'est être ailleurs, ce qu'ils peuvent faire avec n'importe quel produit dès lors que cela entraîne un changement de l'état de conscience !

Cela étant, le lien entre dangerosité sociale, passage à l'acte et usage de drogue est extrêmement complexe. On a vu, dans les années 1970, des toxicomanes devenir agressifs parce qu'ils étaient en manque. Cette délinquance d'acquisition pouvait devenir extrêmement violente. C'est l'époque des casses de pharmacie et des arrachages de sacs à main perpétrés par des gens qui avaient besoin d'argent pour s'acheter leur drogue et qui tombaient dans la délinquance.

On a le même schéma, même atténué, avec les jeux d'argent. Le joueur qui veut se refaire et qui n'a plus d'argent va commencer par faire des chèques sans provision et finira par commettre des détournements de fond, des faux ou des vols afin de continuer à jouer et tenter de se refaire. Il s'agit d'une délinquance acquisitive, liée à l'état de manque et au besoin de continuer.

Il existe également des délinquances de type psychopharmacologique, où le passage à l'acte est déclenché par l'effet même de la substance : c'est le cas avec certains délires amphétaminiques ou cocaïnique, le produit le plus en cause restant toutefois l'alcool, produit le plus documenté en matière de passage à l'acte suicidaire ou délinquant. Un train entre Nice et Grasse a ainsi été saccagé par des jeunes qui ont massacré tout le monde, lors d'un retour de réveillon !

Le troisième type de lien entre toxicomanie et délinquance est ce que l'on peut appeler un lien systémique : les mêmes personnes, pour des raisons sociologiques, psychologiques et culturelles vont être amenées à être à la fois délinquants et usagers de drogues. Traumatisés dans leur enfance et n'ayant pas foi en l'avenir, ils sont malheureux et ne voient leur salut que dans la révolte et la délinquance. Demandant en quelque sorte réparation à un monde qu'ils considèrent injuste, ils vont s'adonner à la drogue pour essayer d'atténuer des souffrances préexistantes.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez éludé l'aspect compassionnel pour vous concentrer sur les différentes politiques menées par les uns ou les autres. Vous avez dit que les drogues étaient un sous-groupe des addictions. Avez-vous une classification de la dangerosité des drogues ? Beaucoup de cancers sont provoqués par le tabac et beaucoup d'accidents surviennent du fait de l'alcool mais beaucoup sont aussi dus aux psychotropes en tous genres -médicaments, cannabis, etc.

Par ailleurs, à Marmottan, comment prenez-vous en charge les personnes dépendantes ? Comment les orientez-vous vers la substitution ou vers le sevrage ? La substitution existe pour certains produits mais pas pour l'alcool ni le jeu.

M. Marc Valleur . - La dangerosité des drogues était l'intitulé du rapport commandé à Bernard Roques en 1997. J'avais d'ailleurs participé à sa rédaction et je pense que les données en sont toujours d'actualité, même s'il est très discutable. On avait eu trois mois pour le rédiger : c'était un peu rapide et beaucoup de données neuropsychologiques sont probablement aujourd'hui dépassées mais la classification serait la même : il existe des drogues extrêmement dangereuses en matière d'addictivité ou de toxicité somatique, de la toxicité cérébrale et de la dangerosité sociale.

L'alcool demeure la pire de toutes les drogues. Pour ce qui est de l'addictivité, c'est le tabac. Pour ce qui est des chiffres de santé publique, l'alcool provoque 60.000 morts par an, le tabac représente 45.000 morts par an en France. Ces deux produits demeurent donc les produits phares parmi les drogues les plus dangereuses. On trouve ensuite l'héroïne et les opiacés, qui sont extrêmement accrocheurs et qui, en fonction de leurs conditions d'utilisation dans un monde prohibitionniste, sont également extrêmement dangereux.

Les excitants et la cocaïne se situent un peu en dessous ; ces produits ne donnent pas lieu à dépendance physique comme l'héroïne mais à des dépendances beaucoup plus variables.

Le cannabis est une drogue beaucoup moins dangereuse que les autres. C'est une des raisons pour lesquelles les jeunes en consomment. En outre, il pousse partout et est très difficile à éradiquer.

Le jeu se situe probablement au même niveau. Il serait en cause dans plus de 10 % des suicides effectifs. Cela en fait un problème de santé publique non négligeable ; c'est pourquoi il convient de ranger les addictions sans drogue aux côtés des addictions avec drogue.

Comment soigne-t-on les gens ? Il faut que l'on puisse réaliser dans les centres de soins et de prévention des addictions ce que les nord-américains appellent des approches multimodales et mettre une palette d'outils à la disposition du patient en fonction de son état et de l'évolution de celui-ci. Ce peut être des psychothérapies plus ou moins « technologiques », des thérapies cognitivo-comportementales, des thérapies psychanalytiques, des médications de l'addiction, comme les produits de substitution pour les opiacées ou des produits antagonistes qui empêchent l'action d'une drogue et qui finissent par faire perdre l'intérêt pour celle-ci -Nalorex pour l'héroïne...

Ce peut également être des traitements des troubles psychiatriques associés qui ne sont pas toujours dramatiques, comme les états anxio-dépressifs, bipolaires...

Il faut pour ce faire des services sociaux efficaces, que ce soit pour les toxicomanes -qu'il faut réinsérer, à qui il faut réapprendre à vivre au quotidien- ou pour les joueurs à qui il faut réapprendre à faire un budget, ce qu'est un plan de surendettement, une tutelle, une curatelle ou une protection des biens. Il faut prendre en charge l'entourage quand il en existe encore : parents, conjoints, enfants des joueurs, familles.

On peut recourir en parallèle à des groupes comme « Narcotiques anonymes », « Alcooliques anonymes » ou « Joueurs anonymes » qui ne sont pas concurrents des autres formes de prise en charge, sauf en ce qui concerne les traitements de substitution, car ces groupes sont assez dogmatiques dans leur définition de l'abstinence.

On a donc toute une panoplie, avec des hospitalisations, des séjours de rupture, parfois des séjours en postcure qu'il va falloir utiliser pour chaque addiction, même pour les joueurs, que l'on hospitalise ou à qui l'on donne des médicaments, tout comme pour une autre addiction.

Ce qui fait que le traitement va être efficace, c'est la qualité relationnelle avec la personne, le fait qu'elle aura été reçue dans une ambiance sympathique, par les gens qui ne la jugent pas et qui sont prêts à entendre ce qu'elle a à dire. C'est là la vraie base de la thérapie. C'est une erreur, que de vouloir comparer telle forme de thérapie à telle autre : on sait depuis 1936 que le succès d'une psychothérapie n'est jamais dû à sa théorie de rattachement. Ce n'est pas le fait d'être psychanalyste, comportementaliste ou biologiste qui fait que cela fonctionne mais la qualité du thérapeute lui-même !

Il existe de bons thérapeutes parmi les psychanalystes ou les comportementalistes. Il faut savoir qui sont les bons et qui sont les mauvais ! Ce qui est compliqué pour les chercheurs, c'est le fait que l'essentiel du traitement va être déterminé par des facteurs non spécifiques : l'ambiance, l'ouverture d'esprit du thérapeute, l'humeur dans laquelle il se trouve le jour où il reçoit la personne, des choses impalpables très difficiles à objectiver dans une recherche. A Marmottan, on essaye de faire en sorte que l'ambiance soit chaleureuse et on s'interdit de juger les personnes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous avez évoqué 1936 : pourquoi ?

M. Marc Valleur . - Saul Rosenzweig, psychanalyste, ami de Frederic Skinner, fondateur du comportementalisme, a écrit en 1936 un article rappelant « Alice aux pays des merveilles » intitulé : « Tout le monde a gagné et chacun doit avoir un prix ». Il a essayé de comparer les différentes formes de psychothérapies en se demandant quelle était la meilleure, de la psychanalyse ou du comportementalisme. Il s'est aperçu que le succès des psychothérapies n'était pas lié à leur théorie de rattachement.

Quantité de recherches ont été menées depuis pour essayer d'invalider ce postulat très vexant pour tous les psychothérapeutes mais qui n'en demeure pas moins vrai ! Cela a été prouvé par toutes les études qui ont eu lieu et confirmé récemment par une étude sur la drogue intitulée « Collaborative cocaïne treatment study » qui comparait des psychothérapies comportementalistes et des psychothérapies psychodynamiques en matière de prise en charge des cocaïnomanes. Celles-ci donnent en effet des résultats catastrophiques pour une raison très simple : on les a tellement technicisées que l'on a stérilisé la créativité des thérapeutes. C'est la seule fois dans l'histoire qu'une psychothérapie a eu des résultats pires que l'absence de traitement !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Dans ce dualisme nécessaire entre prohibition et compassion, y a-t-il place pour des centres d'injection supervisés ? Est-ce utile ? Est-ce nécessaire ? Peuvent-ils apporter quelque chose ?

M. Marc Valleur . - C'est ainsi que la question aurait dû se poser. Il s'agit d'une question technique : en a-t-on besoin et en a-t-on les moyens ? Or, elle a été débattue comme une question politique opposant ceux qui estimaient qu'on ne pouvait aider les gens à se droguer à ceux qui criaient au scandale, affirmant qu'on voulait laisser mourir les usagers de drogues !

Il existe plus d'une centaine de centres d'accueil de proximité, de CAARUD. Si, dans certains endroits, comme à Paris ou Marseille, les intervenants alertent les autorités sur l'existence de scènes ouvertes et de lieux où les gens s'injectent leurs produits -portes cochères, toilettes publiques- et échangent les seringues à la sauvette- la logique de santé publique voudrait que l'on crée des centres d'injection supervisés. En a-t-on les moyens ? Combien cela coûte-t-il ? Le budget existe-t-il ? Ce sont là des questions techniques. Si ces centres sont implantés sur des lieux de scène ouverte, les riverains devraient être satisfaits : cela mettrait fin au danger qui existe pour les enfants, qui peuvent trouver des seringues, etc.

L'expertise de l'INSERM sur la réduction des risques et particulièrement sur ces questions montre que les évaluations des expériences étrangères sont positives à tous niveaux. Cependant, l'étude indique également que cela coûte cher ; il convient donc de savoir sur quel budget ces sommes seraient prises. J'aurais compris que l'on estime l'idée intéressante mais coûteuse mais j'ai été très choqué, lors d'un débat à la radio auquel j'ai participé, qu'un participant dise qu'il n'y avait qu'à laisser mourir les intéressés ! On retrouve dans les débats la passion que l'on a pu connaître dans les années 1970. On a pourtant quarante ans de recul ! Il serait temps d'en tenir compte !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Confirmez-vous qu'il n'existe pas de mono-toxicomanie et que l'on se trouve souvent face à des poly-addictions ? L'image qui me vient à l'esprit est celle du joueur qui, seul devant son écran, fume des produits licites ou illicites, tout en buvant éventuellement, totalement désocialisé...

M. Marc Valleur . - Cela a toujours été une évidence et constitue un problème pour la recherche car il n'existe pas, par exemple, de cocaïnomane pur. Les gens qui consomment de la cocaïne prennent aussi de l'alcool, du tabac, des opiacés et des médicaments psychotropes en même temps. La poly-consommation est donc actuellement plus la règle que l'exception. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'une conduite irrationnelle mais que la rationalité des consommations est beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine.

Michel Le Moal a dit que la France est le pays qui consomme le plus de psychotropes. C'est vrai mais c'est une très bonne chose : cela ne veut pas dire que les Français vont mal, qu'ils sont désespérés ; cela veut dire que l'on a une très bonne couverture sociale et que cela ne coûte pas cher. Les Américains prennent beaucoup moins de tranquillisants parce que cela coûte une fortune et que ce n'est pas remboursé !

M. Jacky Le Menn, sénateur . - Vous avez dit que la vraie base de la thérapie reposait sur la qualité de la relation avec le thérapeute. Comment celle-ci s'objective-t-elle dans la durée ? S'agit-il d'une autoévaluation du thérapeute ? Une nouvelle aventure se joue-t-elle à chaque fois entre le patient et son thérapeute ? Existe-t-il une rémanence lorsque le patient replonge dans son environnement habituel ?

M. Marc Valleur . - Je pense qu'il n'existe pas de mesure objective de la qualité relationnelle entre le patient et son psychothérapeute ; cependant, cela change la manière que nous avons de nous auto-évaluer. A Marmottan, on l'a compris depuis le milieu des années 1970 : le meilleur critère d'évaluation de base pour la prise en charge d'une addiction réside dans la facilité avec laquelle le patient va revenir vous voir quand il aura à nouveau des problèmes, contrairement à ce que l'on pouvait croire au début. On aura alors des prises en charge au très long cours mais de manière séquentielle.

On a vu des gens revenir parce qu'ils étaient retombés dans l'alcool alors qu'ils avaient arrêté l'héroïne depuis dix ans. On en voit aujourd'hui revenir pour le jeu, après avoir arrêté l'alcool depuis dix ans. Il existe ainsi des passages d'une addiction à une autre et c'est pourquoi les CSAPA doivent devenir des lieux de référence, un peu comme un hôpital général.

Je ne partage pas le pessimisme de Michel Le Moal. Cela fait 37 ans que je suis des toxicomanes ; quelques-uns viennent malheureusement toujours me voir parce qu'ils vont très mal -certains sont psychotiques, d'autres connaissent des troubles psychiques majeurs- mais j'en connais qui sont devenus des collègues et qui ne supporteraient même pas d'être considérés comme d'anciens toxicomanes. Ils se vivent autrement. Ayant traversé une période de leur vie, ils ne veulent pas être réduits à celle-ci.

M. Daniel Vaillant, député . - Quelle est la part d'influence et de dédiabolisation des produits que peuvent avoir de grands artistes comme Gainsbourg et d'autres chanteurs ou Verlaine, dont on dit qu'il a abusé d'un certain nombre de produits ? Il y a un paradoxe dans notre société, beaucoup de prohibitionnistes étant remplis d'admiration pour ces exemples -qui n'en sont pas toujours à certains égards !

M. Marc Valleur . - Véronique Nahoum-Grappe a écrit de très belles pages sur l'opposition entre la figure de l'artiste et celle de l'homme politique : l'artiste se doit d'être très mal dans sa peau, alcoolique, cocaïnomane et reçoit du ciel des traits de génie sans jamais travailler ; l'homme politique, au contraire, travaille sans arrêt, est submergé de dossiers et n'a manifestement pas le temps de s'amuser ! La réalité est bien sûr différente... Si on expliquait que Gainsbourg passait son temps à travailler et qu'il était tellement angoissé qu'il fallait qu'il se calme en buvant, qu'il s'agissait d'une sorte d'antidote contre le surmenage, on casserait le mythe. Si l'on racontait la véritable existence des hommes politiques, on casserait probablement aussi pas mal de mythes. Il s'agit là d'une représentation sociale.

Le plus dangereux reste que la société récupère tout : cette image de la star est une image de marketing inventée avec le rock'n'roll. Le sociologue François Dubet fait remonter à 1954 les débuts de l'adolescence au sens où on l'entend aujourd'hui. C'est l'époque du premier 45 tours d'Elvis Presley. Le coût de génie du marketing et de la publicité est d'avoir utilisé un mouvement qui se présentait comme un mouvement de libération et de révolte pour en faire un vecteur de consommation à destination des jeunes ! On continue à parler d'une « attitude rock'n'roll » comme s'il s'agissait d'une attitude de rebelle dirigée contre le système alors que c'est le meilleur moyen de rentrer dans le système en achetant des chaussures de telle marque, des disques de tel chanteur, etc. !

Ce qui fabrique l'addiction dans la société c'est l'idée que le bonheur passe par la possession d'un certain nombre d'objets de consommation. Le problème est que même les révoltes contre cette société sont récupérées : le mouvement punk a ainsi donné lieu à une mode en l'espace de six mois !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de tout ce que vous nous avez apporté...

Audition M. Per Holmström, ministre plénipotentiaire à l'ambassade de Suède en France

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - L'audition à laquelle nous allons procéder maintenant va nous permettre d'établir une comparaison entre la politique française en matière de toxicomanie et celle d'un autre pays européen doté d'une politique très spécifique, la Suède.

Sans dévoiler ni détailler le contenu de cette politique, ce que fera dans un instant M. Holmström, je crois que l'on peut qualifier celle-ci de globalement très restrictive à l'égard des drogues et de la toxicomanie -et ce depuis une quarantaine d'années. Il nous a semblé intéressant de tirer les fruits de l'expérience suédoise et de réfléchir à ce qui pourrait être transposé dans notre pays.

Vous avez la parole...

M. Per Holmström . - Je ne suis pas expert en matière de politique suédoise de toxicomanie. Etant donné les circonstances et les événements internationaux récents au Sud de la Méditerranée, je n'ai malheureusement ni eu le temps suffisant pour me préparer de la façon que j'aurais souhaité, ni reçu le soutien que j'aurais espéré de mon ministère des affaires sociales et de la santé.

Je vous propose donc de répondre dans la mesure du possible à vos questions et, pour celles qui dépassent ma compétence, de le faire plus tard, soit par oral, soit par écrit.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Fort bien ! Pouvez-nous présenter la politique suédoise de lutte contre les drogues illicites ? Quels en sont les grands axes ?

M. Per Holmström . - Il est vrai que la politique suédoise en la matière est répressive et concerne non seulement les drogues mais également, l'alcool, le tabagisme, le dopage et les jeux.

L'accès à l'alcool est assez restrictif et la consommation d'alcool par tête d'habitant est de ce fait inférieure à la moyenne européenne. Il existe en Suède un monopole de la distribution et la vente d'alcool aux moins de 20 ans.

En ce qui concerne la législation sur les drogues illicites, la France et la Suède ont depuis longtemps des politiques assez fermes au sein de l'Union européenne. Depuis 1988, avoir de la drogue sur soi, en transporter ou aider quelqu'un à en vendre constitue une infraction pénale ; les pouvoirs publics affichent une tolérance zéro en la matière. C'est un point essentiel à retenir.

En 2009, d'après les dernières statistiques basées sur des sondages anonymes auprès de jeunes et d'adultes, environ 26.000 personnes sur une population de 9,5 millions d'habitants ont été considérées comme dépendantes. Les questionnaires qui sont établis en troisième auprès des jeunes de 15 ans révèlent que 9 % des garçons et 7 % des filles avouent avoir essayé, une fois dans leur vie, des drogues -cannabis ou autres.

Il s'agit d'une légère augmentation par rapport à 2008 ; toutefois, dans les années 2000, les statistiques étaient un peu plus élevées.

Lorsqu'on demande aux jeunes s'ils ont utilisé du cannabis dans les 30 jours écoulés, on se situe entre 2 et 3 % pour les garçons contre 1 % pour les filles. Pour ce qui est des adultes, environ 15 à 16 % des hommes et 7 à 8 % des femmes ont essayé des drogues au moins une fois dans leur vie. L'utilisation durant les douze derniers mois est à peu près égale chez les hommes et chez les femmes et tourne autour de 1 à 2 %.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Quels sont les types de drogues consommées ?

M. Per Holmström . - Je vous ferai parvenir le dernier rapport national soumis à l'Union européenne contenant des statistiques sur l'utilisation des différentes substances. Il s'agit en grande partie de cannabis, de cocaïne et d'héroïne.

M. Jacky Le Menn, sénateur . - Cette tolérance zéro a-t-elle toujours existé ? Les législations antérieures n'étaient-elles pas plus permissives ?

M. Per Holmström . - Comme partout en Europe, durant les années 1970, la consommation et la possession pour usage personnel de drogues légères ont peut-être donné lieu à un certain laxisme mais sur le fond, nous avons toujours adopté une position assez restrictive sur les drogues. A la fin des années 1980, le resserrement a été encore plus fort.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vu de France, votre pays a la réputation de mener de grands plans de prévention. En milieu scolaire, quels moyens mettez-vous en oeuvre pour lutter contre les addictions de tous ordres ? De quels personnels disposez-vous -infirmières, médecins ? La sensibilisation au cannabis dans les écoles est-elle réalisée par les forces de l'ordre ?

M. Per Holmström . - En Suède, les ministères sont de petites entités. Le ministère des affaires sociales et de la santé ne compte pas plus de 300 personnes. Les ministères envoient des impulsions politiques aux administrations centrales et locales indépendantes, qui agissent sur la base de ces orientations.

Le ministre de la santé a créé il y a quelques années un secrétariat de coordination relatif aux questions d'addiction chargé de veiller à la cohérence de tous les acteurs de la société, soit dans le domaine de la prévention, soit dans celui de la répression ou la réhabilitation.

En Suède, les communes -qui ne sont pas aussi nombreuses qu'en France- ont une plus large autonomie, un plus grand pouvoir de taxation et des responsabilités plus grandes qu'en France. Les écoles relèvent par exemple de la responsabilité des communes. Les communes ont vivement encouragé la création de postes spécifiques autour de la toxicomanie et des dépendances. Les trois-quarts des communes ont mis en place des personnels qui supervisent la cohérence des structures sociales et communales en la matière.

Beaucoup de moyens sont mis en place dans les écoles en matière d'information. Ce n'est pas la police qui en est chargée mais des civils -professeurs, habitants de la commune...

Il existe également un certain nombre d'interventions sur les sujets qui tournent autour de la drogue ; certaines actions touchent à la fois aux mobiles et aux risques auxquels peuvent être confrontés des adolescents.

Des moyens financiers viennent également soutenir nombre d'organisations et d'associations. Je vous invite à vous rendre sur le site en langue anglaise « Drugsmart.com », qui est uniquement tourné vers les jeunes, avec des chats, des informations sur les drogues formulées de telle façon que les adolescents les comprennent, des jeux, des concours. Il est également possible d'obtenir des bourses en faveur d'activités que l'on veut encourager.

M. Jacky Le Menn, sénateur . - Pouvez-vous nous apporter davantage d'informations sur la partie curative concernant les personnes alcooliques ou se trouvant dans un processus de décompensation liée à la prise régulière de certaines drogues ?

M. Per Holmström . - Je ne suis malheureusement pas en mesure de répondre aujourd'hui. Je reviendrai vers vous...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez la possibilité de nous apporter un certain nombre d'informations ou de compléments par écrit -certes dans des délais quelque peu contraints, notre mission achevant ses auditions dans deux mois.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je souhaiterais revenir sur la prévention et la prise en charge par les communes. N'existe-t-il pas de programme national ?

J'ai par ailleurs cru comprendre que la prévention intervenait très tôt, dès le CM 2, non seulement en matière de toxicomanies mais également de pédophilie, de tabac ou d'alcool. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Enfin, le testing s'applique-t-il uniquement dans les collèges ou est-il généralisé ?

M. Per Holmström . - Il existe des programmes nationaux mis en oeuvre par les préfectures mais aussi par les communes. Les actions concernent tous les domaines : ce n'est donc pas réservé aux communes même si les grands axes sont définis nationalement.

S'agissant de l'information délivrée aux enfants, elle commence avant le collège mais l'essentiel se fait au collège.

Quant au testing, je ne puis vous dire si cela se fait dès le collège ; je devrai donc revenir vers vous pour cela.

M. Daniel Vaillant, député . - Existe-t-il en Suède un service civique ou militaire, au moment de l'adolescence et du passage à l'acte ?

Comment appréhendez-vous la question du risque sanitaire et de la transmission de maladies comme le VIH -même si vous y êtes moins confrontés que la France, du fait de son mélange de populations ?

Enfin, quelle réponse apportez-vous aux trafics ? Cela peut sembler marginal en Suède mais il doit bien exister des trafics ! Réglez-vous cette question par la prison ? Comment faire en sorte que les gens s'amendent avant qu'ils n'en sortent -s'ils y vont ?

M. Per Holmström . - Il n'existe pas de service civique pour les adolescents. Le service militaire est devenu aujourd'hui quasiment volontaire en Suède. Personnellement, je trouve cela dommage mais c'est un débat assez similaire à celui que vous connaissez en France et qui n'est pas tranché.

Le débat à propos de la question sanitaire est également assez vif en Suède. Pour l'instant, l'échange de seringues, malgré le fait que cela peut réduire les risques de transmission de certaines maladies comme le VIH, n'est pas considéré comme une réponse au problème. C'est une question d'idéologie et il n'est pas question de l'aborder pour l'instant. Cela n'empêche toutefois pas le débat. La Suède a étudié ce qui se passait en Suisse et le Gouvernement en a tiré ses conclusions.

Le trafic est bien sûr une question essentielle de la stratégie globale qui consiste à travailler au mieux sur l'offre. Des moyens sont mis à disposition des douanes. J'imagine qu'elles travaillent à peu près comme en France. Les flux, en Suède, sont importants et le trafic est sévèrement réprimé ; il peut facilement donner lieu à dix ans de prison.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - L'échange de seringues paraît encore faire polémique chez vous. Qu'en est-il de la contamination par le VIH ? Connaissez-vous une épidémie importante de Sida ? La prévention que vous pratiquez limite-t-elle le nombre de personnes contaminées ?

M. Per Holmström . - C'est une question difficile ; les réponses figurent dans les statistiques sur le VIH.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous les retrouverons dans le document...

Nous vous remercions pour toutes ces informations.

M. Per Holmström . - Puis-je vous poser une question : sur quoi la réflexion doit-elle aboutir ?

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous sommes une mission d'information ; elle peut aboutir à des propositions mais peut également donner lieu à des initiatives du Gouvernement ou d'un parti.

Notre objectif est d'apporter à l'ensemble de nos collègues de l'Assemblée Nationale et du Sénat le maximum d'information sur ce sujet.

M. Daniel Vaillant, député - Nous pouvons peut-être dire qu'un débat est né en France autour des salles de consommation à moindres risques. La ministre de la santé avait considéré que ce débat pouvait être intéressant. Le Premier ministre ne l'avait pas suivi. Quelques élus sont allés à l'étranger visiter ces types de structures et le Sénat et l'Assemblée nationale ont voulu en savoir plus.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il est exact que cette mission n'est pas arrivée là par hasard. Elle intervient à un moment particulier d'un débat public.

M. Per Holmström . - La mission répond-elle aussi au sentiment que le problème de la toxicomanie s'aggrave en France ?

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Il y a des problèmes et nous nous posons des questions...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La mission a sans doute été provoquée par le débat de l'été dernier sur les salles d'injection mais notre débat se veut beaucoup plus large : il est également destiné à évaluer notre politique en direction de la prise en charge des toxicomanes.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Sans vouloir absolument avoir le sens du consensus, je puis dire que tout le monde a raison au terme des réponses qui vous ont été données !

Merci.

MERCREDI 9 MARS 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Patrick Romestaing, président de la section « Santé publique » du Conseil national de l'ordre des médecins

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Notre mission d'information traitant des toxicomanies essentiellement sous l'angle sanitaire, il était logique que nous entendions le président de la section « Santé publique » du Conseil national de l'ordre des médecins, auquel je souhaite la bienvenue. L'approche et le traitement des toxicomanies ont beaucoup évolué tant du fait de découvertes scientifiques récentes que de la mise en oeuvre de divers programmes de santé publique : mise à disposition et échange de seringues, afin de prévenir les infections par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) ou par le virus de l'hépatite C, délivrance de produits de substitution qui permettent de mieux suivre les toxicomanes - même si certains d'entre eux, en rupture de la société, vivant dans des milieux très défavorisés, avec parfois la rue pour tout logement, échappent à tous les dispositifs. Avec toutes ces évolutions, le corps médical est aujourd'hui plus étroitement associé à la prise en charge de la toxicomanie. Une autre question est celle des produits consommés. Plusieurs pharmacologues nous ont alertés sur la consommation croissante de cocaïne, en complément notamment du cannabis, et de drogues de synthèse, devenues d'accès plus facile grâce à internet et qui constituent les dangers de demain. Nous aimerions, monsieur, connaître votre avis sur tous ces sujets.

M. Patrick Romestaing, président de la section « Santé publique » du Conseil national de l'ordre des médecins . - Je vous remercie d'avoir convié le Conseil national de l'ordre des médecins à participer à vos travaux. Oto-rhino-laryngologue libéral, président du conseil départemental de l'ordre des médecins du Rhône, je préside également depuis un an et demi la section « Santé publique » du conseil national. Comme vous le voyez, je ne suis absolument pas spécialiste des toxicomanies. Je vous prie donc de m'excuser s'il est des questions auxquelles je ne peux pas répondre. La section le fera ultérieurement par écrit.

Pour ce qui touche à la toxicomanie, l'institution ordinale est surtout sollicitée au niveau local. J'ai ainsi eu à connaître, dans le Rhône, du cas de confrères qui s'étaient rapprochés de l'ordre parce qu'ils avaient du mal à gérer certains toxicomanes. L'un d'entre eux, qui exerçait dans un quartier difficile où il en recevait beaucoup, a été récemment retrouvé mort, ligoté. Nous étions au courant de ses difficultés avec sa patientèle car nous l'accompagnions depuis quelque temps.

Les conseils départementaux ne sollicitent que rarement le conseil national. Cela peut arriver face à des conduites « hors norme » de certains confrères qui exercent en général dans des banlieues difficiles et avec lesquels nous entrons alors en contact. Les problèmes les plus fréquents concernent les traitements de substitution.

Le conseil national a débattu de l'ouverture de « salles de shoot » - comme les ont appelées les médias -, sans prendre de position officielle sur le sujet. Notre dernière initiative publique et officielle en matière de toxicomanies a été prise conjointement avec le Conseil national de l'ordre des pharmaciens : il s'agissait d'appeler l'attention des médecins et pharmaciens sur le respect des procédures dans le suivi des toxicomanes.

Si vous souhaitez maintenant aborder d'autres points, je suis à votre disposition.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pensez-vous que, dans le cursus médical, la formation à la prévention et au traitement des toxicomanies soit suffisante ? Il semble que les praticiens se forment essentiellement au contact des patients toxicomanes, ce qui n'est pas l'idéal. Existe-t-il des enseignements post-universitaires spécifiques ?

M. Patrick Romestaing . - Le sujet de la toxicomanie fait partie des enseignements de santé publique, domaine qui n'était jusqu'à présent qu'effleuré durant les études médicales.

Depuis la toute récente mise en place de la première année commune des études de santé, les programmes ont été passablement modifiés et se sont ouverts davantage à cette dimension de la santé. Mais la formation initiale des médecins déjà en activité, en matière de toxicomanies comme de santé publique en général, est indigente. Quant à la formation continue sur le sujet, elle concerne surtout les praticiens qui, de par leur lieu d'exercice ou leurs relations professionnelles, ont été amenés à prendre en charge des patients toxicomanes et s'intéressent à cette patientèle particulière.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Notre politique de prévention des toxicomanies et des addictions en général vous paraît-elle suffisante ? Les médecins s'intéressant à cette question sont peu nombreux tandis que les associations, très actives dans la prise en charge de la toxicomanie, mettent avant tout l'accent sur la réduction des risques. Quelles sont vos propositions en la matière ?

M. Patrick Romestaing . - Hormis en matière de vaccination, la prévention est très insuffisante dans notre pays. On pourrait dire que nos confrères ne cessent d'en faire, mais qu'en même temps ils en font très peu, faute de temps. Ils souhaiteraient que ce pan essentiel d'activité soit spécifiquement rémunéré, par exemple au forfait. Le sujet est d'ailleurs à l'ordre du jour de la négociation conventionnelle. Une mixité de la rémunération permettrait sans doute aux médecins de consacrer plus de temps à la prévention. Cela dit, ils déplorent aussi d'y être mal formés, celle-ci étant le parent pauvre de la formation médicale. Il faudrait développer la prévention sanitaire dès l'école et ne pas attendre l'université où les étudiants sont moins réceptifs, parfois même braqués contre certains messages.

Le rôle des associations est essentiel dans la prise en charge des toxicomanes. Ce sont surtout elles qui soutiennent ces patients et sont les mieux à même de leur assurer la présence et l'écoute nécessaires.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La déontologie impose-t-elle des limites aux médecins dans l'accompagnement et la prise en charge des toxicomanes ? Si oui, lesquelles ? Certaines vous paraissent-elles regrettables ?

M. Patrick Romestaing . - L'exercice médical obéit à une déontologie très stricte. Un médecin doit recevoir tout patient qui s'adresse à lui et ne peut opérer aucune discrimination.

Nous n'avons pas eu à connaître de difficultés particulières à ce titre. Force est néanmoins de constater que ce sont presque toujours les mêmes praticiens qui, en empathie avec les toxicomanes, les prennent en charge. Certains confrères, en revanche, changent parfois de lieu d'exercice pour être moins confrontés à cette population particulièrement difficile à gérer.

La déontologie impose également la confidentialité et le respect absolu du secret médical. Nous n'avons pas eu à connaître, non plus, de difficultés particulières sur ce point.

Ce secret est préservé, y compris dans le cadre de la mise à disposition ou de l'échange de seringues et de la prescription de produits de substitution.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Le Conseil national de l'ordre des médecins a-t-il une doctrine officielle sur ce que vous appeliez les « salles de shoot », c'est-à-dire les centres d'injection supervisés ?

M. Patrick Romestaing . - Je l'ai dit, le conseil national n'a pas pris de position officielle. Lorsque le sujet est venu en débat, nous avons eu un échange nourri au sein de la section « Santé publique ». Même si certains avancent que de telles structures permettraient un meilleur suivi des toxicomanes, nous n'étions pas favorables à l'autorisation de centres dédiés à la consommation de drogues, estimant que cela irait à l'encontre de tout ce qui a été fait jusqu'à présent et de toute politique de prévention, en levant un interdit. Par ailleurs, tel que présenté, le projet excluait les associations, dont nous persistons à penser qu'elles sont les mieux à même de prendre en charge ce type de patients. Mieux vaudrait, selon nous, en rester là.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je préférerais qu'on parle de salles de consommation supervisées ou à moindre risque plutôt que de « salles de shoot ». Le Conseil national de l'ordre n'y est pas favorable. Mais quel sentiment le médecin que vous êtes éprouve-t-il face à des toxicomanes qui s'injectent n'importe quoi dans la rue, les parcs publics ou les parkings souterrains ?

M. Patrick Romestaing . - Je suis d'accord avec vous sur le fait que le vocabulaire n'est pas neutre. Je n'ai parlé de « salles de shoot » que parce que c'est ainsi que les médias avaient au départ désigné ces centres.

Plusieurs praticiens avec qui j'en ai discuté à Lyon m'ont dit que, quoi qu'on fasse, il est quasiment impossible d'amener les toxicomanes à modifier leurs comportements.

L'ouverture de centres où il serait possible de prendre des substances jusqu'à présent illicites lèverait un interdit et reviendrait de fait à une légalisation, sans changer vraiment les réalités de terrain. Même avec des « salles de shoot », une bonne part de ces personnes continuerait vraisemblablement de se droguer dans les lieux publics.

M. Daniel Vaillant, député . - L'ordre a-t-il envisagé d'envoyer une délégation pour s'informer sur certaines expériences menées à l'étranger, en Espagne et en Suisse notamment ? Des élus ont fait ce déplacement. Pourquoi des médecins, qui ont vocation à protéger la vie, ne s'intéresseraient-ils pas à des initiatives comme celle prise à Bilbao, où une salle de consommation à moindre risque a été ouverte avec l'aide d'une municipalité de gauche, puis maintenue par la municipalité suivante, de droite ? Ce n'est certes pas la panacée mais cela permet de mieux encadrer les pratiques, et même de sauver des vies en donnant à certains toxicomanes goût aux soins et en les motivant pour se libérer de leur addiction.

M. Patrick Romestaing . - Le Conseil national de l'ordre des médecins ne se déplace pas hors des frontières. Je peux en parler au président mais à ce jour, ce n'est pas dans notre politique. L'ordre prend connaissance de ce qui se fait à l'étranger au travers de publications et rapports. Lorsque la section « Santé publique » a abordé le sujet des salles de consommation supervisées, plusieurs de ses membres ont fait état d'expériences étrangères ayant tourné court aux Pays-Bas, en Belgique et en Suisse, à Lausanne notamment. Sur le fond, nous en sommes d'accord, il faut tout faire pour assurer une prise en charge correcte des toxicomanes. Mais prévenir les toxicomanies, c'est aussi ne pas exposer, aux yeux des jeunes en particulier, des lieux de consommation légale.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Des médecins qui suivent de façon régulière et sérieuse des toxicomanes savent que certains s'injectent le Subutex, parfois associé à d'autres substances. Fort heureusement, bien que cela constitue un détournement d'usage du produit, ils continuent, par déontologie, de recevoir ces « injecteurs compulsifs ». Pourquoi d'autres médecins ne pourraient-ils pas assurer un suivi de même type dans des centres de consommation supervisés ? Le conseil de l'ordre n'y est pas favorable. Mais avez-vous auditionné des confrères qui prennent en charge des toxicomanes ? Cela pourrait faire évoluer votre avis. Songez-vous à de telles auditions ?

M. Patrick Romestaing . - C'est tout à fait envisageable. Cela ne nous poserait en tout cas aucun problème.

Il y a une différence fondamentale entre la prise en charge d'un toxicomane dans un cabinet médical, où la confidentialité est garantie, et celle qui se ferait dans un lieu public dédié à la consommation de drogues. En cabinet, la prise en charge est individualisée et passe par un échange entre deux personnes, le médecin et son patient. Elle n'a rien de comparable à ce qu'elle pourrait être en un lieu collectif, plus semblable à une vaste consultation hospitalière.

Pour l'heure, l'ordre n'a pas souhaité prendre de position officielle sur le sujet. Je reposerai la question lors d'une prochaine réunion du bureau du conseil national.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - La formation initiale des médecins en matière de toxicomanies étant indigente, vous l'avez dit, une formation continue sur le sujet ne serait-elle pas indispensable, d'autant qu'il peut y aller de la sécurité même des praticiens ? Sans formation appropriée, peu d'entre eux seront disposés à suivre ce type de patients. Avez-vous des propositions sur le sujet ?

M. Patrick Romestaing . - Puisque vous m'en donnez l'occasion, et même si cela nous éloigne de notre thème d'aujourd'hui, je dirai un mot de la formation médicale continue.

Celle-ci est, hélas, dans les limbes depuis des années. La profession est excédée de voir se succéder en vain les sigles - de FMC, « formation médicale continue », on est passé à DPC, « développement professionnel continu » - et les modes d'organisation ! Les trois structures distinctes prévues pour les médecins salariés, hospitaliers et libéraux ont été supprimées, trois ans seulement après leur mise en place, au profit d'une structure unique. Il est urgent de remettre sur les rails une véritable formation continue. C'est une priorité que de former les jeunes médecins à toutes les facettes du métier. Aujourd'hui, formés à l'hôpital, ils ignorent tout ou presque des réalités de l'exercice libéral. Cette méconnaissance explique d'ailleurs pour partie que si peu soient prêts à s'installer en milieu rural, et en exercice libéral d'une manière générale. Sans formation psychologique particulière, il leur est par exemple difficile de prendre en charge des toxicomanes, très demandeurs et parfois agressifs. Nouer le contact avec les patients, résister à leurs demandes, cela s'apprend, et c'est un aspect essentiel de la formation, en matière de toxicomanie plus encore que dans d'autres domaines.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il n'y a pas qu'en milieu rural qu'on manque de médecins. Il existe aussi des déserts médicaux dans certaines zones urbaines sensibles.

Des praticiens sont agressés par des toxicomanes. Avez-vous une idée du nombre de ces agressions ? Ces confrères appellent-ils à l'aide ?

M. Patrick Romestaing . - Nos jeunes confrères rencontrent de plus en plus de difficultés. L'insécurité est une source d'angoisse majeure qui explique leurs réticences à s'installer en libéral. L'ordre a mis en place un « observatoire de l'insécurité médicale » qui va bientôt rendre publiques des statistiques. Mais les incivilités comme les agressions les plus violentes sont largement sous-déclarées. Lorsque les médecins se tournent vers l'institution ordinale, c'est souvent que, déjà, ils n'en peuvent plus. J'ai évoqué le cas de ce confrère retrouvé ligoté après une agression, décédé d'un accident cardiaque. Il aimait son métier qu'il exerçait depuis longtemps, ayant dépassé la soixantaine, mais il se trouvait dans une grande détresse psychologique face à une patientèle de toxicomanes qui le mettaient « sous pression » pour obtenir les produits qu'ils voulaient. Après qu'une pharmacie nous l'eut signalé pour ses prescriptions de Subutex à tour de bras, à des dosages bien supérieurs à la normale, l'ordre était entré en contact avec lui et l'accompagnait depuis quelque temps - ce qui n'était pas le surveiller, comme on a pu le lire dans certains médias. Mais d'une manière générale, les médecins se plaignent peu, même lorsqu'ils exercent dans des banlieues difficiles où se concentrent ces difficultés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Un tiers des produits de substitution seraient détournés de leur usage. Le Conseil national de l'ordre travaille-t-il sur le sujet ?

M. Patrick Romestaing . - Pas du tout.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - J'ai bien entendu la différence de nature que vous établissez entre la prise en charge d'un toxicomane dans le secret de la consultation médicale en cabinet et celle qui pourrait avoir lieu dans un centre de consommation. Imaginons que de tels centres soient expérimentés, sous des modalités restant à déterminer : cela ne saurait se concevoir sans la présence de médecins. En cas de problème, leur responsabilité civile, voire pénale, ne risquerait-elle pas d'être engagée, d'autant qu'aucun bilan de santé préalable des patients n'aurait pu être dressé ? Vos confrères ne s'en inquiètent-ils pas ?

M. Patrick Romestaing . - C'est précisément l'une des réserves qu'avait formulées notre section. Nous tenions à appeler l'attention des médecins qui accepteraient de travailler dans ces centres sur leur responsabilité, y compris pénale.

Mme Catherine Lemorton, députée . - L'ordre des médecins n'a pas travaillé sur le détournement d'usage des produits de substitution, dites-vous. Je ne sais pas ce qu'il en est au niveau national mais en région, notamment en Midi-Pyrénées en 2004, du fait d'une actualité brûlante, l'ordre s'était, sans délai, engagé aux côtés de l'ordre des pharmaciens et des caisses d'assurance maladie pour stopper certains mésusages.

M. Patrick Romestaing . - J'ai répondu tout à l'heure en tant que président de la section « Santé publique » du conseil national. Les conseils départementaux s'impliquent en effet fortement à l'échelon local. C'est souvent, je l'ai dit, vers l'institution ordinale que les médecins se tournent lorsqu'ils ne peuvent plus eux-mêmes faire face ou qu'ils ont repéré qu'un confrère était en difficulté. Merci d'avoir cité l'initiative tout à fait intéressante d'un conseil départemental. Il y en a eu d'autres, ailleurs, qui n'ont pas fait la une de l'actualité.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La prescription de Subutex et celle de méthadone obéissent à des réglementations très différentes. La première peut être le fait de tout médecin quand la seconde est beaucoup plus strictement encadrée, l'initiative en étant réservée à certains praticiens. Avez-vous réfléchi à un assouplissement en ce qui la concerne ?

M. Patrick Romestaing . - N'étant pas du tout expert de ces sujets, je préfère ne pas répondre.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La prescription, par un médecin, de substances susceptibles de provoquer la mort ne vous pose-t-elle pas de problèmes éthiques ? Imaginerait-on des lieux dédiés à la consommation d'alcool pour les personnes souffrant d'addiction à cette substance ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Que sont d'autre les bars ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Ils ne sont pas subventionnés par la puissance publique.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il n'a jamais été question que les médecins prescrivent des drogues dans ces centres ! Les consommateurs s'y injecteraient, sous la supervision d'un médecin - ou d'un infirmier - les produits qu'ils auraient apportés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il existe à Genève des centres d'injection où on prescrit de l'héroïne.

M. Patrick Romestaing . - Autoriser ces centres, c'est en effet ouvrir la porte à d'autres pratiques, encore plus contestables. L'ordre croit en la force des interdits : de même qu'il n'avait pas souhaité que des médecins puissent être autorisés à donner la mort à des patients en fin de vie, afin de ne pas lever un interdit, il est contre l'ouverture de tels centres pour que perdure un interdit fort sur ces substances illicites.

Reste à savoir que faire des toxicomanes. Il faut qu'ils soient pris en charge par des associations ou par des structures spécialisées. La solution n'est pas d'ouvrir des centres de consommation supervisés, c'est-à-dire, à ce que j'avais cru comprendre, placés sous le contrôle d'un médecin - ce qui nous paraissait en tout état de cause le minimum.

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'entends bien ce raisonnement. Mais quelle hypocrisie, tout de même, dans notre pays où on autorise les pharmaciens à délivrer aux toxicomanes des kits Stéribox ! On se donne bonne conscience en se disant qu'avec une seringue stérile, on prévient au moins le risque d'infection par le VIH ou par le virus de l'hépatite C. Cela suffit sans doute aux bien-pensants, et des pharmaciens estiment leur éthique ainsi préservée. Mais pouvons-nous continuer de nous voiler la face ?

M. Patrick Romestaing . - Je comprends votre interrogation. Le problème est complexe. Je le redis, les toxicomanes constituent une population très difficile à gérer.

D'après ce que nous rapportent ceux qui les reçoivent, ils échapperont de toute façon aux dispositifs et même si on ouvrait des lieux de consommation légale, il en resterait toujours en marge, peut-être moins nombreux, mais au prix de la mise en place de structures officielles très dérangeantes sur le plan des principes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie, monsieur le président, pour cette contribution à nos travaux.

Audition de Mme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous vous souhaitons la bienvenue, madame. Le rôle des pharmaciens est à l'évidence essentiel dans la prise en charge et l'accompagnement des toxicomanes : ce sont les professionnels de santé avec lesquels ceux-ci sont le plus fréquemment en relation, pour se faire délivrer des médicaments ou pour procéder à l'échange de seringues. Nous voudrions connaître le point de vue de l'ordre des pharmaciens sur la politique de lutte contre les toxicomanies, et les suggestions que vous auriez à faire pour éventuellement améliorer la situation.

Mme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens . - Le pharmacien est le dispensateur du médicament. En tant que tel, son rôle est défini à l'article R. 4235-48 du code de la santé publique, mais celui-ci est complété par l'article R. 4235-61 relatif au refus de vente, sur lequel j'aurai à revenir quand nous évoquerons la lutte contre le mésusage. Grâce à un maillage serré des officines, le pharmacien est aussi un professionnel de proximité. C'est également un éducateur en matière de santé, qui doit transmettre des déclarations d'addictovigilance en cas de situation anormale. Enfin, les pharmaciens d'officine disposent à eux tous d'environ cent kilomètres de vitrines sur l'ensemble du territoire, ce qui est précieux pour des actions de communication.

Les toxicomanes sont des gens en rupture avec la société, parfois agressifs, toujours attachants. Les pharmaciens sont disponibles : on les trouve au coin de la rue, ce sont les seuls professionnels de santé qu'on peut solliciter sans prendre rendez-vous. Nous nous sommes donc beaucoup impliqués. Depuis 1987, les seringues sont en vente libre. L'ordre n'a pas de données précises mais on estime que dix des quinze millions de seringues distribuées le sont par nos officines. Puis, en 1995, on a vu apparaître le Stéribox, ainsi que la buprénorphine - plus connue sous son nom commercial de Subutex - et la méthadone. La buprénorphine est prescrite par le médecin de ville qui, depuis 2008, doit certes indiquer le nom du pharmacien chargé de sa délivrance sur l'ordonnance, mais seulement en vue d'assurer le remboursement.

La prescription de la méthadone, elle, est beaucoup plus encadrée puisque réservée depuis 2002 aux médecins exerçant en établissement de santé. Il y a donc beaucoup moins de dérives que pour le Subutex. Les mésusages de ce dernier sont connus : injection intraveineuse, « sniff », utilisation comme première et unique drogue, trafic et, enfin, cumul avec les benzodiazépines.

Pour ce qui est de l'ordre, ce n'est pas un syndicat : il exerce une mission de service public, par délégation de l'État. Comment intervient-il en matière de toxicomanies ? D'abord, nous avons un site internet ouvert à tous, Meddispar - pour « médicaments à dispensation particulière » -, qui détaille le cadre réglementaire applicable à chacun de ces médicaments, y compris ceux qui sont assimilés aux stupéfiants. Mis à jour quotidiennement, il est très utile pour combattre les mésusages, comme ceux dont le Tranxène 20 fait l'objet, et il facilite notre dialogue avec les médecins prescripteurs dont certains se montrent oublieux des règles - comme d'ailleurs certains pharmaciens.

Ensuite, le Comité d'éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française (CESPHARM), dirigé par Mme Fabienne Blanchet, dispose lui aussi d'un site internet pour partie ouvert au public. Son autre volet, réservé aux pharmaciens, leur permet de commander gratuitement des documents d'information sur nombre de sujets et, par exemple, sur le cannabis ou l'héroïne. Ce dispositif nous évite d'envoyer aux officines des kilos de documents qui ont de grandes chances de finir à la poubelle : si le pharmacien les demande, il va les utiliser. Nous en arrivons à distribuer ainsi 770 000 documents, dont 121 000 sur les drogues et 145 000 sur les addictions en général.

Nous avons également un partenariat avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie qui a débouché l'année dernière sur la formation et l'installation, dans chaque région, de référents en addictologie, pharmaciens chargés de former à leur tour leurs collègues ou d'animer des campagnes d'information.

Grâce à vous, et nous vous en remercions, nous avons aussi mis au point le dossier pharmaceutique qui fait la liste de l'ensemble des médicaments que son titulaire a demandés sur l'ensemble du territoire. Pour l'instant, si le pharmacien doit être à même de le proposer, ouvrir ce dossier n'est pas une obligation pour le patient. À ce jour, 85 % des officines disposent de l'équipement nécessaire et 13 millions de Français ont un dossier - nous enregistrons 30 000 ouvertures par jour ! Par ailleurs, nous avons bien sûr des chambres de discipline : lorsque des confrères ont perdu certains repères - cela arrive -, nous sommes obligés de les sanctionner. Enfin, l'association Croix verte et Ruban rouge, qui est complètement indépendante mais que nous soutenons financièrement, conseille depuis 1994 les pharmaciens sur tous les sujets relatifs à la toxicomanie.

J'en viens à nos propositions. À notre sens, il faut d'abord absolument développer la « e-prescription ». Cela réduirait notamment les mésusages du Subutex. Ensuite, on pourrait rendre obligatoire la mention, sur l'ordonnance, de l'officine chargée de délivrer ce même produit : actuellement, elle n'est exigée que pour le remboursement par la sécurité sociale. Par ailleurs, il faut bien sûr développer tout ce qui a trait à la prévention, ainsi qu'à la formation et à la sensibilisation du pharmacien.

En dehors de ces points, d'autres questions restent ouvertes. Ainsi, faut-il porter la durée maximale de prescription de la méthadone à vingt-huit jours, au lieu de quatorze ? Fautil faire des études plus poussées sur la Suboxone ? C'est une association de buprénorphine et de naloxone qui est censée régler les problèmes de manque, mais qui est sans effet quand elle est injectée. Enfin, faut-il rendre le dossier pharmaceutique obligatoire pour ceux qui prennent du Subutex, de la méthadone ou d'autres médicaments de ce type ? Pour finir, la toxicomanie est certes un problème majeur de santé publique et de société, mais les pharmaciens de terrain ont deux autres sujets d'inquiétude dont on ne se préoccupe pas suffisamment par ailleurs : les jeunes femmes qui fument et prennent la pilule - il va vraiment falloir se pencher sur la question - et la consommation d'alcool par les jeunes le soir et le week-end.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci. Ces deux derniers points nous importent, mais ne peuvent être traités dans le cadre de cette mission.

Pour le reste, j'ai constaté que vous avez beaucoup de questions alors que ce sont les réponses qui nous intéressent... Les pharmaciens sont présents sur l'ensemble du territoire ; ils font des efforts de formation ; ils disposent de Meddispar et d'un référent régional en addictologie. On ne peut que vous en féliciter. Peut-on encore améliorer les choses ? Pouvez-vous jouer un rôle plus actif dans la lutte contre les mésusages ? Et que recouvre exactement l'addictovigilance ?

Mme Isabelle Adenot . - Il y a, à l'évidence, place pour des progrès. Pour commencer, il faudrait une sensibilisation plus poussée au cours des études et un effort supplémentaire de formation. Mais en matière de toxicomanie, les choses évoluent terriblement vite. Une formation presque récente peut ne plus être valable. Il faut donc des formations très organisées pour les confrères qui le souhaitent ou qui sont confrontés aux toxicomanies, en lien avec tous les réseaux, associations, instituts de formation et partenariats que nous avons.

Pour prendre mon exemple personnel, j'ai exercé jusqu'à l'année dernière dans un village du Morvan, mon officine desservant une zone où la population était de l'ordre d'une trentaine d'habitants au kilomètre carré. Vous imaginez bien que ces questions n'étaient pas prégnantes... Aujourd'hui, je suis dans le 18 e arrondissement de Paris. Du jour au lendemain, j'ai connu un véritable choc : il faut tout revoir, y compris son attitude. Il faut arriver à communiquer avec la personne toxicomane que vous avez devant vous. Vous pouvez déclencher vous-même son agressivité, ou vous pouvez l'accepter telle qu'elle est et essayer d'avancer avec elle. Néanmoins, avec certains, cela reste difficile. Lorsque j'ai été entendue par la Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) en janvier, j'avais déjà été agressée et je l'ai été de nouveau depuis. Un client est arrivé avec deux ordonnances, l'une pour du Rohypnol et du Rivotril, qui mentionnait bien la pharmacie Adenot, et l'autre pour du Subutex. J'ai refusé la vente, ce qui a déclenché une agressivité extrême. J'ai appelé le médecin prescripteur, qui exerce dans le Val-de-Marne alors que je suis dans le 18 e et que le patient habite encore un autre arrondissement : il m'a sermonnée, soutenant que je n'avais pas le droit de refuser la vente. La personne est revenue deux fois dans la journée, perturbant l'activité de mon équipe, pour finir par m'expliquer en fin de soirée que, dans mon officine, j'étais sous la protection de la vidéosurveillance - c'est obligatoire à Paris - mais que, dès que je sortirais, je pouvais me faire « descendre » ! Tout cela pour bien vous faire comprendre à quel point le refus de vente peut poser problème.

Il faut donc une formation non seulement pour mieux connaître les produits et pour apprendre à sensibiliser la population ou à répondre aux sollicitations des jeunes et des parents, mais aussi pour communiquer avec les toxicomanes. Il faut savoir où sont les bornes à ne pas franchir, sous peine de se laisser entraîner aux dérives qui amènent certains de nos confrères en chambre de discipline.

Ces dérives existent en effet, qu'elles soient le fait de médecins qui, pour des raisons diverses, prescrivent ce qu'ils ne devraient pas ou de pharmaciens qui ferment délibérément les yeux sur les mésusages. Or il est difficile d'arrêter ces derniers : on peut certes signaler à quelqu'un qu'il prend un médicament à trop forte dose, mais le refus de vente déclenche les réactions que je vous ai décrites.

Quant au dispositif d'addictovigilance, il conduit parfois à saisir la justice mais, la plupart du temps, il se traduit par un colloque particulier avec le médecin : on le prévient qu'on a détecté une situation anormale, par exemple un patient qui voit plusieurs médecins et pharmaciens. Cela est rendu possible notamment par le dossier pharmaceutique. Comme il n'est pas obligatoire, quelqu'un qui prend, par exemple, du Subutex en est dépourvu mais, lorsque le toxicomane utilise une carte Vitale volée à un patient qui en avait ouvert un, le pharmacien a accès à toutes ses ordonnances... Cela étant, on retombe toujours sur le même problème et certains confrères ne refusent pas la vente par peur des conséquences.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Combien de pharmaciens font-ils l'objet d'une sanction disciplinaire et comment, à votre avis, en sont-ils arrivés là ?

Mme Isabelle Adenot . - En matière de toxicomanies, les cas sont exceptionnels : ce sont ceux de confrères qui se sont laissé déborder et finissent par se faire presque complices d'un trafic. Toute la difficulté pour la chambre de discipline est alors de faire la part des choses : qu'aurait-il fallu faire, et était-ce possible ? Ce qui conduit à examiner la localisation de l'officine, sa clientèle, l'environnement, les actions possibles avec la mairie et la police... Lorsqu'un confrère a commis une erreur, nous cherchons à l'aider, mais lorsqu'il a manifestement perdu ses repères, nous sommes obligés de le sanctionner.

Mme François Branget, rapporteure pour l'Assemblée nationale . -Ce que vous dites sur les agressions est absolument terrible. Sait-on combien, au niveau national, sont liées aux toxicomanies ? Par ailleurs, vous avez évoqué l'atout pour la communication que représente votre réseau d'officines, avec ses kilomètres de vitrines. Avez-vous déjà été sollicités, ou pourriez-vous l'être, pour faire de la prévention en direction des jeunes et de leurs parents ? J'ai vu des grands-parents s'informer sur la toxicomanie pour porter la bonne parole dans les collèges. Les pharmaciens auraient tout leur rôle dans ce domaine.

Mme Isabelle Adenot . - Il existe une fiche de déclaration d'agression. Le hasard veut que j'aie travaillé à son élaboration et c'est ce qui m'a amenée à m'impliquer plus fortement dans l'ordre des pharmaciens. Lorsque j'étais présidente du conseil régional de Bourgogne de l'ordre des pharmaciens, un drogué posait d'énormes problèmes. Sur les douze pharmaciens du territoire concerné, onze refusaient catégoriquement de le servir. Après concertation, le douzième a accepté de s'occuper de lui. Tout s'est bien passé jusqu'à ce que les membres de son équipe se fassent agresser à la seringue. Le maire a été saisi, puis la police et la justice. Et j'ai alors été littéralement écoeurée, le procureur m'expliquant qu'il s'agissait d'un refus de vente et que les douze pharmaciens, qui avaient le monopole de la dispensation des médicaments, seraient condamnés en conséquence. J'ai clairement fait savoir que ce ne serait pas eux qu'il faudrait condamner, mais le président du conseil régional de l'ordre. Finalement, le préfet de région a pris les choses en mains - et il s'est avéré que le drogué était en sousdosage et qu'il fallait le mettre sous méthadone.

Bref, il existe une déclaration d'agression - et des raisons très diverses de nous faire agresser. Je vous communiquerai les statistiques, mais elles sont très en dessous de la réalité.

Au début, nous avions fait la publicité de ce dispositif dans les journaux ordinaux et nous avons enregistré mille déclarations ou plus sur une année, mais leur nombre a ensuite décliné progressivement - moi-même, je n'ai déclaré que la dernière des sept agressions dont j'ai été victime depuis cet été ! J'ai donc demandé qu'on relance le dispositif. Nous sommes notamment en train de travailler à la télédéclaration par internet, ce qui devrait faciliter l'utilisation de cette procédure. Les statistiques deviendront alors peut-être plus probantes.

J'ajoute qu'un protocole va bientôt être signé avec le ministère de l'intérieur afin que les professionnels de santé victimes d'agression disposent d'un référent régional, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter.

Pour la prévention, il existe des livres absolument remarquables, comme Drogues et dépendance ou Le cannabis : les risques expliqués aux parents , édités par l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé en collaboration avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Reste à les mettre à disposition, ce que certains confrères font mieux que d'autres. Nous y travaillons avec le CESPHARM. Sachant que les documents ne sont envoyés aux pharmaciens que sur demande, les chiffres que je vous ai donnés tout à l'heure prennent tout leur poids.

Par ailleurs, imaginer le même message sur cent kilomètres de vitrines, c'est bien sûr merveilleux. L'été dernier, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie a édité des affiches sur le thème « J'en ai besoin pour faire la fête ? » ou « La dépendance, ça commence quand ? » : les pharmaciens les ont trouvées « tristounettes » et, pour ma part, il a fallu qu'on m'explique certaines subtilités graphiques... Elles ont par conséquent peu été mises en valeur, ce que la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie nous a reproché à juste raison. Une solution, et pas seulement dans le domaine de l'addictologie, serait de fournir non seulement des affiches, mais des vitrines complètes aux pharmaciens, comme le font les laboratoires. Nos confrères ayant de moins en moins de temps, il faut leur envoyer un « pack ». Le CESPHARM est en train d'y travailler.

Le résultat devrait être probant. Je ne peux pas vous dire quand cela sera réalisé, mais les instructions ont été données.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci pour votre intervention extrêmement intéressante. Je suis un consommateur de médicaments comme les autres, et je dois avouer que j'ignorais totalement l'existence du dossier pharmaceutique. Comment cela fonctionne-t-il ?

Mme Isabelle Adenot . - Comme je l'ai dit, les patients sont libres de faire, ou non, ouvrir ce dossier ; 13 millions de Français en ont déjà un, mais 17 % le refusent. C'est une base de données qui recense tous les médicaments - y compris ceux qui ne sont pas remboursés - que vous vous êtes fait délivrer au cours des quatre derniers mois dans n'importe quelle officine du territoire national. Le pharmacien ne peut y accéder que sous votre contrôle puisqu'il lui faut pour cela, outre sa carte professionnelle, votre carte Vitale.

C'est l'ordre qui finance le dispositif, pour environ 4 millions d'euros par an, et qui en est le maître d'oeuvre, mais il n'a pas accès aux données : pour des raisons de confidentialité, personne ne peut avoir accès aux dossiers, hormis le pharmacien au moment de la délivrance.

De ce fait, je ne puis, par exemple, vous dire combien de boîtes de Subutex sont délivrées chaque année en France. Au reste, en ce qui me concerne, je n'ouvre jamais de dossier pharmaceutique à quelqu'un qui est sous Subutex : il aurait le sentiment qu'on cherche à le contrôler. Surtout, j'ignore ce que veut la société à ce propos : empêcher le mésusage du Subutex, auquel cas il y aura transfert sur un autre produit, ou continuer à l'utiliser de façon contrôlée afin d'éviter ces transferts ? Car il suffit d'obliger toute personne sous Subutex à ouvrir un dossier pharmaceutique pour stopper immédiatement le mésusage.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vos confrères évitentils également d'ouvrir des dossiers aux personnes sous Subutex ?

Mme Isabelle Adenot . - Je pense que la plupart font comme moi, mais je n'ai pas de données sur ce point. Néanmoins, certains patients sous Subutex nous demandent de les aider.

C'est le bienfait de ce produit : les intéressés réduisent leur consommation, retrouvent une vie sociale normale, travaillent, ont des enfants. Ceux-là nous demandent de les aider à ne pas replonger et c'est vraiment un plaisir, pour le pharmacien, de les accompagner.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le dossier pharmaceutique était censé éviter le nomadisme médical. Si les patients sous Subutex peuvent le refuser, ils échappent à votre regard.

Mme Isabelle Adenot . - Le dossier pharmaceutique n'a pas été conçu pour contrôler les personnes, mais pour éviter les interactions entre médicaments. Dans le cas du Subutex, l'interaction avec les benzodiazépines comme le Rohypnol ou le Rivotril a des conséquences graves. Nous insistons d'ailleurs auprès de la commission compétente de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé pour qu'elle classe ce dernier médicament comme stupéfiant ou, à tout le moins, parmi les substances exigeant une ordonnance sécurisée. Ce produit est en effet impliqué dans des affaires de viol - en France mais aussi au Maghreb, car nous voyons passer beaucoup d'ordonnances pour cette région.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez évoqué un nouveau médicament censé réduire la dépendance, la Suboxone. Où les recherches en sont-elles ? Est-elle en vente ?

Mme Isabelle Adenot . - La Suboxone n'est pas en vente en France, bien qu'elle ait reçu son autorisation de mise sur le marché européenne en 2006. Elle associe la buprénorphine et la naloxone qui est un antagoniste des récepteurs des opioïdes. En principe, lorsqu'elle est injectée, la Suboxone augmente l'effet de manque, ce qu'aucun drogué ne recherche, alors que, quand elle est administrée par voie sublinguale, seule la buprénorphine passe dans le sang, ce qui permet d'arriver au résultat souhaité. Le malheur, c'est que les drogués sont portés à s'injecter tout et n'importe quoi. Par ailleurs, la revue Prescrire a mis en doute l'efficacité de ce médicament. Le problème aujourd'hui est donc de savoir si nous devons définitivement l'oublier ou, enfin, le soumettre à des études sérieuses.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Peut-il être utilisé pour combattre les addictions alcooliques ?

Mme Isabelle Adenot . - Pas à ma connaissance.

M. Daniel Vaillant, député . - Le fait d'être pharmacien en activité apporte beaucoup à vos réponses. Menez-vous une réflexion commune avec l'ordre des médecins sur les questions de sécurité ? Il me semble que le sujet exige surtout un travail en partenariat avec les collectivités territoriales, avec les forces de police ou de gendarmerie, avec les médecins, avec les associations et avec les services publics de santé et de psychiatrie. Il devrait dès lors relever des contrats locaux de sécurité et donner lieu à l'élaboration d'une « fiche-action », de nature à favoriser les échanges entre tous ces acteurs - les associations de terrain, en particulier, pourraient sans doute beaucoup vous aider.

Cela étant, avez-vous le sentiment de concourir à limiter les risques en dispensant ces produits ? Ayant donné votre accord pour participer à la distribution de matériel d'injection, en éprouvez-vous un vague sentiment de complicité ou estimez-vous qu'il vaut la peine de s'assurer que les gens utilisent du matériel stérile ?

Mme Isabelle Adenot . - Je continue d'exercer, et j'y tiens. Je ne conçois pas une présidence « en lévitation ».

Nous n'avons pas de discussions avec l'ordre des médecins sur le problème des agressions. Nous le devrions, assurément, mais nous sommes requis par de nombreux autres sujets importants et M. Legmann et moi n'avons jamais abordé la question.

Je me réjouis vivement de la signature, avec le ministère de l'intérieur, du protocole que je mentionnais tout à l'heure : cela témoigne d'une prise de conscience bienvenue. Mais d'autres partenariats sont évidemment nécessaires. La participation aux réseaux se développe dans notre profession. Le problème, c'est que c'est un mille-feuille : il y a un réseau pour la diabétologie, un pour la fin de vie, un pour la toxicomanie... Le pharmacien est certes un généraliste, mais il ne peut participer à tous. Il faut donc tout faire pour faciliter l'information et un dispositif comme la fiche-action pourrait en effet nous donner des moyens opérationnels pour faire face immédiatement à une situation difficile.

Il ne me paraît pas niable que la profession contribue à réduire les risques. En tout cas, elle a beaucoup travaillé en ce sens.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En distribuant dix des quinze millions de seringues.

Mme Isabelle Adenot . - D'après certains rapports. Nous n'avons pas de statistiques propres sur ce sujet, pas plus que sur le nombre de personnes sous Subutex : peut-être 130 000... Ce sont les caisses de sécurité sociale qui ont les données précises mais je pourrai vous communiquer le nombre de boîtes vendues par dosage après avoir consulté la base de données IMS.

Nous contribuons donc à limiter les risques mais chaque nouveau programme ou dispositif suscite une réaction ambivalente chez nos confrères. Comme je l'ai dit, aux termes du code de la santé publique, le pharmacien est celui qui dispense les médicaments, mais aussi celui qui est tenu de refuser la vente s'il estime que le produit nuit à la santé du patient. Les deux dispositions ne sont en rien contradictoires, mais la balance est difficile à tenir, ce qui nous amène à nous interroger, qu'il s'agisse de la distribution des seringues et du Subutex, des salles d'injection - encore que, sur ce point, nous ne soyons pas très concernés - ou, surtout, des programmes d'échange de seringues. Chaque pharmacien a sa position, qui peut de plus varier en fonction du contexte. D'un côté, nous sommes conscients qu'il importe de réduire les risques de contamination par le VIH ou par le virus de l'hépatite et que tout ce qui peut y contribuer est un moindre mal. Ainsi mes confrères considèrent-ils maintenant le Subutex comme un outil d'accompagnement pour la santé, parce qu'ils voient bien que, malgré toutes les dérives, il ouvre l'espoir de réduire les doses et de mettre fin à la dépendance. De l'autre côté, nous avons des dispositifs qui aboutissent au maintien de cette dépendance. C'est le cas du programme d'échange de seringues, auquel la profession n'est pas très favorable pour cette raison. C'est aussi le cas pour les salles d'injection - même si nous touchons là à un débat de société, et non de professionnels. Au surplus, l'ouverture de ces lieux soulèverait bien des questions : faut-il par exemple contrôler la qualité des drogues utilisées ou accepter que le toxicomane s'injecte ce qu'il apporte ? Quoi qu'il en soit, il ne saurait être question d'injonctions : il faut amener petit à petit la profession à évoluer, ce qui n'est pas si facile dans un tel domaine.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il faut bien comprendre que le pharmacien est soumis à plus d'agressions que le médecin. Le toxicomane qui a obtenu son ordonnance sous contrainte s'en va. Dans l'officine, il sait que le produit est juste à portée de main... De la part de nos collègues, il y a une sous-déclaration évidente, d'abord parce que beaucoup ne connaissent pas la procédure et ensuite parce que ce qui choquerait la plupart des gens - se faire traiter de tous les noms, voir le drogué passer de l'autre côté du comptoir... - devient, pour ceux qui sont confrontés à des centaines de toxicomanes, une habitude... jusqu'au moment où se produit une agression grave. Dans ma pharmacie, j'ai été confrontée deux fois à une arme à feu, une fois à une arme blanche, sans compter le bris de ma vitrine.

Quand on s'est retrouvé avec une lame de rasoir sur la jugulaire, ce n'est plus à l'ordre qu'on s'adresse : on va voir la police ! Cependant, même avec une arme à feu sur la tempe, on ne cède pas parce qu'on sait que si l'on commence, cela ne finira jamais. Le problème étant qu'un jour, le coup peut partir... Une question me taraude : que faire vis-à-vis des pharmaciens qui, préférant vendre du vernis à ongle, refusent de délivrer du Subutex ou de la méthadone à des gens qui ne cherchent qu'à s'en sortir ? Ou vis-à-vis de ceux qui emploient des gardes privés pour interdire l'entrée de leur officine aux toxicomanes ? Faut-il les dénoncer au conseil régional de l'ordre ? Ce n'est pas franchement souhaitable, mais il y a des endroits où ce sont toujours les mêmes médecins et pharmaciens qui prennent en charge les toxicomanes.

Par ailleurs, s'il est vrai que les pharmaciens sont sollicités pour participer à une multitude de réseaux, le traitement des toxicomanies est certainement le domaine pour lequel, avant tout autre, cette participation s'impose. On n'a pas besoin d'appartenir à un réseau pour apprendre à une personne âgée comment contrôler son taux de glycémie ; en revanche, c'est un gros atout pour qui risque d'être confronté à un toxicomane en pleine crise de manque.

Avoir à ses côtés des assistants sociaux, des travailleurs de rue, des médecins qui ont le même engagement permet de mieux s'en sortir. L'ordre ne peut-il pas mettre l'accent sur ce point, d'autant qu'un toxicomane qui se sait suivi par un centre spécialisé, par un médecin et par un pharmacien est moins susceptible de se comporter dangereusement ? Enfin, je pense, moi aussi, que la contribution des pharmaciens à la prise en charge de la toxicomanie est essentielle. À cet égard, que pensez-vous de la récente attaque à laquelle s'est livré M. Frédéric Van Roekeghem contre le dispositif mis en place en Haute-Garonne pour combattre les mésusages ? Il s'agissait de faire travailler ensemble les médecins, les pharmaciens et la sécurité sociale pour repérer les « mégaconsommateurs », dont tout porte à croire qu'ils alimentent l'économie souterraine de la drogue. Le médecin conseil vérifiait les remboursements et, le cas échéant, un médecin et un pharmacien étaient nommément désignés pour s'occuper du patient, tous les autres étant avertis de refuser la délivrance. Un tel dispositif est loin d'être parfait en raison de son caractère autoritaire et parce qu'il pose problème au regard de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, mais il permet de juguler rapidement des dérives. M. Michel Laspougeas, président du conseil régional de l'ordre des pharmaciens de Midi-Pyrénées, m'a interpellée sur ce point et nous attendons la réaction de M. Xavier Bertrand, ministre chargé de la santé. Quel est votre point de vue ?

Mme Isabelle Adenot . - L'encadrement limite incontestablement les dérives, comme le confirme la comparaison entre méthadone et Subutex. Le problème est que les patients savent très bien s'orienter entre les pharmaciens au comportement professionnel ou libéral - appelez cela comme vous voudrez - et ceux qui ne veulent pas d'eux. Faut-il limiter le nombre de toxicomanes qu'une officine peut prendre en charge afin d'obliger ses voisines à faire leur part ? On peut l'envisager mais je ne suis pas tout à fait convaincue que ce soit viable, parce qu'on touche là à quelque chose d'essentiel : la clause de conscience, qui fait largement débat en ce moment, l'Association française des pharmaciens catholiques demandant à pouvoir s'en prévaloir, comme leurs collègues italiens, en ce qui concerne les médicaments pour l'interruption volontaire de grossesse. Quelle que soit la décision, je ne pense pas qu'on puisse user de l'injonction à l'égard de ceux qui se sentiraient devenir de véritables « dealers en blouse blanche ». On peut les sensibiliser, les amener à entrer petit à petit dans un schéma, mais pas les obliger. Il est du reste très facile de ne pas avoir le bon médicament au bon moment : le toxicomane ne reviendra pas. C'est ainsi que tous se concentrent sur les pharmacies réputées avoir du stock, même un samedi soir. Cela étant, il est possible de rappeler leurs obligations à nos confrères, et l'ordre va bientôt publier un article en ce sens.

Une prescription de Subutex s'accompagne toujours de la mention du nom du médecin et du pharmacien chargé de délivrer le produit, ce qui est très bien à ceci près que le même patient peut avoir plusieurs couples de médecins et de pharmaciens. C'est ce qui a motivé des actions comme celle que vous avez citée, en Haute-Garonne. À titre personnel, j'approuve l'initiative, et l'ordre s'y était d'ailleurs impliqué, mais on ne peut envisager d'étendre la mesure tant qu'on n'aura pas répondu à une question préalable, qui est : voulons-nous, oui ou non, nous donner les moyens d'arrêter les trafics ? Parce que, si nous le voulons, nous le pouvons ! Ce sont les règles qui aident les toxicomanes à s'en sortir : un dispositif comme celui de la Haute-Garonne, ou comme le dossier pharmaceutique obligatoire, donnerait un coup d'arrêt immédiat aux trafics.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - J'ai voulu faire installer des distributeurs-échangeurs de seringues devant certaines pharmacies, ouvertes jusqu'à deux heures du matin et situées le long de grands axes de circulation... Elles ont toutes refusé, les petites sous prétexte que c'était dangereux, alors même que ces distributeurs sont généralement utilisés en dehors des heures d'ouverture, et les grandes au motif que cela allait attirer les toxicomanes. J'ai fini par en mettre un devant la mairie, là où il y a tellement de panneaux que personne ne le voit... Je souhaiterais que les pharmacies importantes, bien situées, dans des zones bien éclairées, participent à cet effort qui contribue à la réduction des risques.

Par ailleurs, en tant que médecin, j'ai été il y a longtemps membre d'un réseau de suivi des toxicomanes. Étant déjà élu local et disposant donc de peu de temps, j'avais demandé à ne prendre en charge qu'un petit nombre d'entre eux, mais cela allégeait d'autant le fardeau des autres. Je me félicite de l'expérience. Tout se passait bien dans la salle d'attente, où le jeune couple de « toxicos » venu chercher sa prescription de Subutex côtoyait les gens du quartier. Il faut bien insister sur le fait que ce n'est pas terrible de s'occuper de ces personnes, et que c'est quand certaines pharmacies ne font pas leur part que la situation devient incontrôlable.

Mme Isabelle Adenot . - Le Portugal s'est lancé dans un programme d'échanges de seringues. En France, les pharmaciens s'impliquent dans le dispositif, mais il y a débat sur la gestion des seringues dans le cadre de la collecte des déchets d'auto-soin. Nous attendons avec une très grande impatience le décret qui doit paraître. Tant que ce point ne sera pas réglé, je ne pense pas que la profession s'engage plus avant.

Aujourd'hui, les pharmaciens sont prêts pour la récupération des seringues utilisées pour l'auto-traitement du diabète, par exemple, mais cela n'a pas été sans mal et l'on peut comprendre que les syndicats tiennent à avoir leur mot car cette récupération, qui s'accompagne de toute une série d'obligations légales, a un coût.

Certains ont des distributeurs-échangeurs, mais ces machines tombent souvent en panne et ont, en tout état de cause, un fonctionnement compliqué, avec leur double circuit, entre la seringue qu'on rend et celle qu'on récupère, le tout avec un système de jetons.

S'ajoutent à cela des questions de traçabilité... Je relaierai bien sûr votre demande, mais il faut être conscient que ce sera une charge supplémentaire pour nos confrères.

Faut-il ou non imposer un nombre limité de prises en charge ? Il y a des avantages et des inconvénients dans l'un et l'autre cas. Étant une parfaite libérale, j'inclinerais à laisser faire le « marché ». En cas de dysfonctionnement, c'est localement qu'il faut trouver des solutions. Ce n'est pas du ressort de la loi, mais de celui de l'agence régionale de santé, qui connaît bien le bassin de vie.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous vous savons gré de votre implication et de la qualité de votre exposé.

Audition de Mme Dominique Le Boeuf, présidente du Conseil national de l'ordre des infirmiers et M. Alain Martin, président du conseil régional de Lorraine de l'ordre des infirmiers

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame, monsieur, pourriez-vous nous dire quelle est la place des infirmiers dans le dispositif français de prévention et de prise en charge des toxicomanies ? Jugez-vous ce dispositif efficace et adapté ou pensez-vous qu'il pourrait être amélioré ? Quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées dans votre expérience professionnelle de la toxicomanie ?

Mme Dominique Le Boeuf, présidente du Conseil national de l'ordre des infirmiers . - La place des infirmiers dans la prévention et la prise en charge des toxicomanies est importante puisque nous sommes susceptibles de rencontrer le toxicomane à tous les âges de sa vie. En effet, cette prise en charge ne se cantonne pas à l'hôpital : elle peut avoir lieu dès l'école et le collège, où exercent les infirmières scolaires, ainsi que dans le monde de l'entreprise. D'autre part, nous sommes de plus en plus confrontés à des phénomènes de toxicomanie chronique, avec toutes les conséquences que cela implique, notamment en matière de traitement médicamenteux, et le travail des infirmières consiste de ce fait davantage en un suivi qu'en la gestion de situations de crise.

La prévention de la toxicomanie fait naturellement partie de nos missions et elle commence dès le milieu scolaire. Conformément aux prescriptions du Plan de lutte contre les drogues et les toxicomanies, l'ordre travaille en ce moment, avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, sur la notion de repérage des toxicomanes, le plan prévoyant la mise en place de formations des infirmiers scolaires dans ce domaine.

Je voudrais également mettre l'accent sur un phénomène que nous rencontrons de plus en plus fréquemment : la polypathologie des toxicomanes. Son incidence sur la prise en charge du patient n'est pas négligeable, puisque nous devons à la fois gérer son addiction et soigner ses maladies.

M. Alain Martin, président du conseil régional de Lorraine de l'ordre des infirmiers . - Une trentaine d'années d'activité au sein de structures publiques de prise en charge de patients toxicomanes m'a permis de voir évoluer les concepts et les pratiques en la matière. Au début de ma carrière, on parlait de drogués, voire de marginaux, alors qu'on parle aujourd'hui de conduites addictives. L'évolution ne se réduit cependant pas à un changement terminologique. Dans les années 1970, le professeur Claude Olievenstein, pionnier dans la prise en charge des patients dépendants de produits illicites, a ouvert le centre de Marmottan.

La loi du 31 décembre 1970, loi prohibitionniste, pénalisant l'usage de ces produits, fut une révolution dont nous sommes les héritiers. Il s'agissait alors d'accompagner les patients vers l'indépendance, voire l'abstinence, celle-ci étant le seul outil à notre disposition pour traiter cette pathologie.

L'autre évolution majeure a eu lieu dans les années 1984-1985, quand l'émergence du syndrome d'immunodéficience acquise (SIDA) vint changer la donne. Les toxicomanes injecteurs constituant une population à risque, l'épidémie nous a contraints de revoir complètement la prise en charge de ces patients. Alors qu'on considérait jusqu'ici la toxicomanie comme un symptôme de mal-être plus que comme une maladie, on en est venu à médicaliser le traitement des dépendances et à mettre de plus en plus l'accent sur la réduction des risques. La première à s'engager dans cette voie fut Mme Michèle Barzach qui autorisa la vente libre des seringues, mais c'est au nom de la même politique de santé publique qu'ont été ensuite autorisés les traitements substitutifs aux opiacés. Il a néanmoins fallu attendre l'année 1995 pour que la méthadone bénéficie d'une autorisation de mise sur le marché.

Sans vouloir opposer des pratiques qui ont toutes leurs vertus, la politique de réduction des risques me semble plus pragmatique que les excès du « tout psy » qui l'avaient précédée. Reste que nous avons tous, soignants, sujets dépendants et familles, été victimes d'une illusion partagée : celle de penser que les traitements de substitution aux opiacés étaient « le » traitement de la toxicomanie. Il est vrai qu'ils nous donnent du temps, élément essentiel dans la prise en charge de toxicomanes qui sont, eux, dans l'immédiateté et le « tout, tout de suite ». Mais s'ils permettent le sevrage des produits illicites, les traitements de substitution aux opiacés entraînent une dépendance majeure et il s'avère extrêmement difficile de se débarrasser de la « béquille ». Il serait peut-être temps de dresser le bilan de ces traitements, avant de lancer le débat sur les salles d'injection supervisées.

Force est de constater que nous sommes désormais engagés dans des prises en charge longues de patients sous traitements de substitution aux opiacés. Si ces traitements sont assez confortables pour les sujets, qui ne souffrent plus du manque, ils font problème en ce qu'on n'en voit pas la fin. Disant cela, je ne cherche pas à nier leurs bienfaits du point de vue de la santé publique : ils ont permis notamment de réduire considérablement le nombre des surdoses. Je pose simplement la question : et après ? Que faire de toutes ces cohortes de patients qui se retrouvent en médecine de ville, puisqu'il est hors de question qu'ils deviennent dépendants de structures spécialisées, forcément stigmatisantes ? Je persiste à penser, en effet, qu'aussi longtemps qu'on vient chercher son produit de substitution dans un centre de soins, on reste un toxicomane dans sa tête.

Je voudrais également évoquer la question des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie qui regroupent moyens et personnels en addictologie, qu'il s'agisse d'alcoologie, de tabacologie ou de toxicologie. Certes, on manque encore du recul suffisant pour évaluer les résultats de ces centres, d'autant qu'il n'y en a pas sur tout le territoire. Mais l'idée d'instaurer une porte d'entrée unique pour toutes les formes de dépendance est une bonne idée : ce guichet unique doit permettre de traiter les polytoxicomanes qui nous échappaient jusqu'ici. Si l'avantage est incontestable pour les patients, les équipes devront avoir à coeur d'établir un projet de soins très clair afin que chacun trouve sa place dans le dispositif.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est la place des infirmiers dans le milieu scolaire et sur les lieux de travail ? Ceux de vos collègues qui y travaillent sont-ils formés au traitement des toxicomanies ?

Mme Dominique Le Boeuf . - L'Éducation nationale a lancé un grand nombre d'expérimentations s'agissant du repérage et du suivi des élèves toxicomanes. Le rôle des infirmières scolaires est surtout de faire de la prévention, mais on leur demande de plus en plus d'être capables de détecter et d'orienter ces jeunes toxicomanes, et elles sont de plus en plus formées à percevoir les alertes, à y répondre et à assurer le suivi d'adolescents qui doivent absolument pouvoir trouver un interlocuteur. Telles sont les questions sur lesquelles nous travaillons avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

En entreprise, la question est celle du maintien du toxicomane dans son milieu de travail afin d'éviter sa marginalisation. La vigilance quotidienne que cela impose à l'infirmier est encore plus nécessaire dans les métiers à risque où la prise d'un traitement peut vous exposer à des accidents du travail.

Dans les deux cas, nous avons une mission de prévention, même lorsqu'il s'agit d'adultes, et de suivi de l'observance du traitement en cas de toxicomanie avérée, d'autant que celle-ci s'accompagne souvent de pathologies associées. Il s'agit aussi pour nous de gérer le risque, afin d'éviter toute marginalisation de ces toxicomanes qui ne doivent pas devenir des assistés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vos témoignages présentent le grand mérite de refléter une expérience quotidienne du terrain.

Les jeunes qui s'adressent aux infirmières scolaires sont-ils déjà des consommateurs de drogues qui veulent mettre un terme à leur consommation ? Demandent-ils des conseils ou un accompagnement ? Les orientez-vous vers une structure de soins ? Bénéficiez-vous de l'appui d'un référent au niveau des académies ? Vous avez exprimé votre désillusion à l'égard des traitements de substitution aux opiacés. Ces traitements ont-ils fait l'objet d'une évaluation depuis leur mise en place ? Que fait-on des 150 000 personnes qui sont sous substitution aujourd'hui ? Si ces patients doivent suivre ces traitements à vie, ne leur faudra-t-il pas aussi un accompagnement à vie ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Les infirmières scolaires disposent, au ministère de l'éducation nationale, d'un interlocuteur unique en charge de l'ensemble de ces questions.

S'agissant des jeunes qui sont déjà consommateurs de drogues, toute la question est de les repérer et de leur apporter la réponse la plus rapide possible. Le problème, c'est que les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie souffrent d'un défaut de visibilité. Il est vrai qu'il s'agit d'une institution très récente et que les jeunes ne s'y retrouvent pas nécessairement. L'important, c'est qu'ils disposent d'un interlocuteur au sein des établissements scolaires. C'est tout l'intérêt des expérimentations que l'Éducation nationale est en train de mettre en place. Je pense notamment à ce que fait l'académie de Versailles : les infirmières scolaires y sont formées à repérer et orienter les jeunes à risque.

Mais cela suppose que les structures auxquelles on peut adresser ces jeunes soient clairement identifiées. Il ne faudra pas non plus négliger les retours d'expérience.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Ne manque-t-il pas une structure susceptible d'accueillir ces jeunes, puisque les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ne semblent pas convenir à ce type de public ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Il faut prendre garde à ne pas créer sans cesse de nouvelles structures si on veut que ces publics sachent à qui s'adresser. S'il est vrai que ces centres sont trop spécialisés dans le traitement des toxicomanies avancées, ils présentent l'avantage d'être bien identifiés dans un paysage qui souffre d'un manque de lisibilité. Il faudrait plutôt renforcer le réseau relationnel et les possibilités d'échanges entre l'Éducation nationale et les institutions sanitaires.

M. Alain Martin . - À la demande du Gouvernement, des consultations d'évaluation et d'accompagnement pour jeunes consommateurs de cannabis ont été mises en place sur tout le territoire - celle de Nancy date de 2004 -, et elles sont distinctes du centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, ce qui prouve qu'on fait la différence entre toxicomanie avérée et usage « récréatif ». Ces structures sont en principe destinées aux jeunes en difficulté avec ces produits, mais l'expérience montre qu'elles ne touchent pas forcément les publics initialement visés : nous rencontrons dans ces consultations des personnes qui ont déjà une vingtaine d'années, alors que les plus jeunes nous échappent. À mon avis, ces consultations pourraient sans dommage être intégrées à un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, conformément à sa vocation de guichet unique, d'autant que l'ensemble du dispositif souffre déjà d'un déficit de lisibilité auprès des professionnels de santé eux-mêmes. Il faudrait peut-être faire en sorte que ces centres de soins répondent aux besoins des consommateurs les plus jeunes, sachant que les adolescents ont du mal à consulter. On pourrait aussi aborder les problèmes de dépendance au sein des maisons des adolescents et, d'autre part, il conviendrait certainement de réintroduire les généralistes dans le dispositif.

Il faudrait également donner corps aux prescriptions de la circulaire du 29 mars 1972 relative à l'organisation sanitaire dans le domaine de la toxicomanie qui prévoit une prise en charge des parents et de l'entourage des jeunes usagers. Je rencontre en consultation des parents complètement désorientés face à la consommation de leurs enfants, ne sachant s'il faut les envoyer en psychiatrie ou les dénoncer à la police. Il ne faut pas faire comme si les toxicomanes n'avaient pas de parents, même si les relations sont parfois tendues. On doit au contraire inciter la famille à faire un travail sur elle-même, d'autant que le toxicomane est souvent porteur d'un symptôme familial.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Ce que vous venez de dire nous rappelle que la toxicomanie est la rencontre entre un individu et un produit. Il s'agit de rompre ce « colloque singulier » en faisant intervenir toute une série de partenaires.

À propos des infirmières scolaires, on ne peut pas ne pas évoquer le problème du manque d'effectifs : j'ai l'exemple d'un lycée de Toulouse qui compte une seule infirmière pour 1 600 élèves. Ce déficit est d'autant plus grave qu'on leur assigne un nombre croissant de missions.

Vous dites qu'elles sont désormais formées à repérer la consommation de drogues par les élèves, mais le problème de la consommation de cannabis, c'est qu'elle est peu visible, même si le décrochage scolaire est rapide. N'avez-vous pas l'impression que les enseignants répugnent à faire part de leurs soupçons aux infirmières et qu'on préfère souvent poser une chape de plomb sur ces phénomènes, à la demande parfois du proviseur lui-même, soucieux de la réputation de son établissement ? Vous avez raison, les dispositifs souffrent déjà d'assez de dispersion pour qu'on n'y ajoute pas. Certains professionnels de santé ne connaissent toujours pas le nouveau numéro où joindre le service public d'information, de prévention, d'orientation et de conseil à distance concernant les addictions, l'ancien Drogues Info Service devenu ADALIS, Addictions drogues alcool info service.

Mme Dominique Le Boeuf . - Je suis tout à fait d'accord avec vous : nous manquons d'infirmiers - comme d'ailleurs de médecins - de santé scolaire. Il est vrai que la question de la prévention de la toxicomanie est devenue essentielle pour eux ; ils sont davantage sollicités dans ce domaine et ils se forment.

Les infirmiers scolaires nous rapportent en effet que les enseignants se désintéressent des élèves qui succombent au cannabis - quand ils ne préfèrent pas ce comportement à celui d'élèves perturbateurs ! Mais il arrive aussi que des proviseurs fassent pression sur ces mêmes professeurs pour qu'ils se livrent à des dénonciations. Aucune de ces deux attitudes ne permet de gérer le risque. Différentes expérimentations en milieu scolaire, et même à l'université, ont permis aux infirmiers de se doter d'outils de réponse, en dépit du manque de moyens, mais cela ne suffit pas. Nous espérons que le prochain plan « Santé » nous apportera de nouveaux éléments, beaucoup d'infirmiers scolaires demandant à l'ordre de travailler sur ce sujet. Vous devez savoir que la prise en charge de toxicomanes est une tâche particulièrement usante, et je peux comprendre que des enseignants reculent devant la lourdeur et la complexité de ce travail. Il faudrait trouver des outils pour les aider.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La note que vous nous avez remise évoque la prise en charge des personnes dépendantes depuis longtemps, qui menace de devenir un grave problème de santé publique.

Mme Dominique Le Boeuf . - On néglige en effet trop souvent la question, nouvelle, des toxicomanes vieillissants sous traitements de substitution aux opiacés. Ces patients, qui souffrent souvent de pathologies associées telles que diabète, troubles cardio-vasculaires ou cancers, commencent à être considérés comme des malades chroniques. Cette entrée dans la chronicité conduit à se préoccuper de l'observance : il s'agit de gérer le rapport bénéfice-coût de ces traitements au mieux de l'intérêt de la société. Il est incontestable que les traitements de substitution aux opiacés ont permis de réduire non seulement le nombre des surdoses, mais également celui des hospitalisations et de tous les traitements lourds que celles-ci supposent.

En vérité, je n'ai pas de recettes à vous proposer, car nous manquons de recul sur ce phénomène nouveau. Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous gérons ces patients comme tous les malades chroniques : il s'agit de leur permettre d'être insérés dans le monde du travail tout en suivant leur traitement et d'anticiper les crises afin d'éviter les « accidents de la vie ».

Ce phénomène me fait penser à la situation des personnes infectées par le VIH : grâce aux nouveaux traitements, cette maladie, de mortelle qu'elle était, est devenue chronique, ce dont on ne peut que se féliciter. Reste qu'on ignore comment va évoluer cette situation inédite.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La Suisse, qui a été pionnière dans le domaine des traitements de substitution aux opiacés, se retrouve obligée aujourd'hui d'ouvrir des « homes » d'accueil pour des toxicomanes quadragénaires dont on ne sait plus que faire.

Mme Dominique Le Boeuf . - Il y a aussi la question du maintien dans l'emploi, avec tous les risques qu'il comporte. Nous manquons d'autant plus de recul sur ces problèmes de société que notre ordre est jeune. Nous apprenons en marchant.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est la position de l'ordre en ce qui concerne la solution, fort controversée, des centres d'injection supervisés ?

Mme Dominique Le Boeuf . - Nous n'avons pas encore débattu du sujet. La question est très complexe puisqu'il s'agit de savoir si on doit rendre licite l'illicite sous prétexte de gérer le risque. Où s'arrêter, et comment gérer la règle ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie.

MERCREDI 23 MARS 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Table ronde réunissant des représentants d'associations

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Je souhaite la bienvenue aux représentants des associations qui participent à notre table ronde d'aujourd'hui.

Je vous demanderai de présenter synthétiquement votre association et de donner votre appréciation sur le fait de savoir si la politique française de lutte contre les toxicomanies est adaptée. Que peut-on selon vous améliorer ?

La parole est à M. Marc Dixneuf, directeur des programmes de France Sidaction.

M. Marc Dixneuf . - Sidaction est une association dont la mission première est de collecter des fonds privés pour soutenir des projets de recherche, de prévention et d'aide aux malades.

Ce qui fait la singularité de Sidaction dans le milieu associatif de la lutte contre le Sida réside dans le fait que nous ne sommes pas une association de terrain, en contact direct avec les publics concernés ; toutefois, les comités d'instruction bénévoles qui instruisent des demandes de financement représentent les acteurs de la lutte contre le Sida. Le comité scientifique et médical est composé de chercheurs en science fondamentale, d'épidémiologistes et de cliniciens qui instruisent des demandes de recherches cliniques et fondamentales. Le comité associatif Sida rassemble quant à lui l'ensemble des acteurs de la lutte contre le Sida, des représentants de grandes et de petites associations, des médecins, des éducateurs spécialisés, ainsi que des militants. Sidaction existe depuis une quinzaine d'années.

S'agissant du champ de la toxicomanie, on parlera plutôt de consommation, d'usage, d'abus et de dépendance. Le terme de « toxicomanie » ne décrit donc pas, selon nous, notre travail auprès des personnes concernées, directement ou non, par l'usage de drogues.

La place de Sidaction dans les actions associatives auprès d'usagers de drogues a d'abord été marquée par un soutien très prononcé aux ASUD, les associations auto-support d'usagers de drogues. Nous réalisons environ 300 000 € de transferts financiers par an pour le seul domaine associatif. Il en va de même pour les programmes scientifiques et médicaux. En 2002, nous avons soutenu des programmes de réduction des risques à l'intention des usagers de drogues pour plus de 700 000 €. Ceux-ci couvraient différents champs : réduction des risques, accompagnement social, prévention...

La création des CAARUD, qui ont été pour nous très utiles, nous a permis de transférer une partie des soutiens financiers privés. Le don moyen s'élève, pour Sidaction, à 30 €. Il est donc important que l'assurance maladie prenne le relais. Aujourd'hui, nous transférons environ 300 000 € de programmes de financement vers des associations présentes à Paris, en province, comme dans les DOM.

Nous considérons que les usagers de drogues sont des personnes qui doivent directement participer à l'élaboration de leur prise en charge, de la mise sous traitement, de la substitution ainsi qu'à la définition des programmes de réduction des risques.

Sidaction est donc plutôt favorable aux types de programmes qui ont été développés et soutenus lors de la création des CAARUD. Nous souhaitons aller au-delà de ce qui existe car si les dispositifs sont intéressants, on sait aussi que les usagers de drogues constituent un public en très grande précarité. Or, le financement de l'assurance maladie ne permet pas de prendre en charge la totalité des besoins des structures qui supportent les CAARUD. Une des missions de Sidaction est donc de contribuer aux discussions entre les associations.

Il y a deux ans, nous avons organisé une réunion pour faire le point sur les bénéfices et les limites du passage par les CAARUD. En matière d'hébergement et d'accompagnement social, les dotations sont insuffisantes et amènent Sidaction, en dépit de la création des CAARUD, à soutenir certaines associations.

Même si les usagers de drogues représentent un pourcentage infime des personnes infectées par le VIH, cette population est dix fois plus exposée que la population générale. Dominique Costagliola, directrice de recherche au sein de l'unité d'épidémiologie de l'infection à VIH à l'INSERM, qui est reconnue internationalement, insiste régulièrement sur cette question.

Il faut aussi tenir compte des programmes d'échange de seringues en prison et de l'accompagnement à l'injection ou des programmes de mise en place de salles de consommation à moindre risque.

Ce type de programme est très important pour les détenus et relève de la santé publique. Comme tout le monde, les détenus ont droit à une prise en charge médicale, aux traitements de substitution aux opiacés -qui ne sont pas toujours convenablement mis en oeuvre- et aux programmes d'échanges de seringues. Rien ne l'empêche, sinon des réticences - que l'on peut comprendre mais qui doivent être surmontées- de la part des médecins de l'UCSA ou du personnel de l'administration pénitentiaire.

C'est pourquoi nous organisons des journées de réflexion au cours desquelles nous faisons venir des experts internationaux -comme en 2009- et nous nous engageons financièrement sur ce type de programme.

Le conseil d'administration de Sidaction a voté pour 2010 et reconduit en 2011 un programme porté par la société d'hépato-gastro-entérologie de Languedoc-Roussillon destiné à la mise en place de programmes d'échanges de seringues en détention. Cela passe par des discussions avec l'administration pénitentiaire et les syndicats. Il s'agit d'une démarche de soins qui ne présente aucun risque pour les personnels de l'administration pénitentiaire et qui n'offre que des bénéfices pour les usagers de drogues incarcérés.

Bien entendu, les salles de consommation à moindre risque ne s'adressent pas à tout le monde mais ciblent les personnes qui en ont véritablement besoin. C'est une entrée dans le soin. En matière de réduction des risques, Sidaction a toujours en tête la lutte contre l'épidémie d'infection au VIH mais il s'agit là d'une logique qui va bien au-delà dans le soin, l'accompagnement, la prise en charge. Cet élément nous semble très important pour entrer en contact avec des personnes qui n'en auraient peut-être pas la possibilité autrement.

Enfin, nous soutenons des programmes d'emploi et d'insertion pour les personnes affectées par le VIH dont, entre autres, une association appelée « Ligne de vie », proche de l'hôpital Sainte-Anne, qui travaille sur l'insertion professionnelle et sociale des anciens usagers de drogues.

La question des femmes enceintes usagères de drogues mérite par ailleurs quelques attentions -même si elles ne représentent pas des centaines de personnes par an- tout comme la consommation de produits psychoactifs dans des groupes socialement bien insérés, comme le milieu gay, qui connaît un risque de transmission du VIH élevé.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est à M. Serge Longère, président de l'Association française pour la réduction des risques.

M. Serge Longère . - Notre association existe depuis 1998 ; elle s'inscrit dans une politique et une volonté de réduction des risques liés à l'usage de drogues illicites et fédère des associations militantes réparties sur toute la France. Elle gère des accueils et des équipes de terrain dont la vocation est d'aller à la rencontre des usagers de drogues en ville ou en milieu festif, où les consommations sont massives. Ces structures accompagnent les usagers de drogues à travers un ensemble d'actions de prévention, de soins, de dispositifs adaptés aux usages ainsi qu'aux lieux de consommation.

L'AFRR défend le principe de réduction des risques en tant qu'outil au service des instances de santé, afin d'appréhender au mieux une politique des drogues pragmatique et humaniste dans le respect des droits du citoyen et s'inscrivant dans le principe d'égalité des chances.

Par ailleurs, l'AFRR accompagne et forme les professionnels dans leurs pratiques de réduction des risques -pharmaciens d'officine, médecins généralistes ou hospitaliers, infirmières scolaires, personnel pénitentiaire, forces de l'ordre.

L'AFRR milite pour inscrire la réduction des risques comme politique officielle en matière de drogues en France et cherche à modifier le regard de l'opinion sur l'usage des drogues ; elle ouvre le débat public sur la politique vis-à-vis de la consommation de drogues.

Les valeurs qui sont les nôtres sont celles de la réduction des risques au sens large. Elles sont inspirées du mouvement né à la fin des années 1980 qui a eu pour objet la lutte contre le Sida, l'information et la prévention des risques liés à la maladie.

L'AFRR inscrit les droits de l'homme et la démocratie dans ses principes ainsi que le pragmatisme dans son action.

L'AFRR se reconnaît également dans un certain nombre de valeurs associées à son combat au quotidien qui sont le militantisme, le respect, la responsabilité de l'usager, l'indépendance et le partage.

La politique française de lutte contre les toxicomanies est-elle adaptée ? La création des CAARUD a permis à plusieurs associations de poursuivre leurs actions de façon pérenne auprès des usagers de drogues. Grâce à ce cadre institutionnel, les usagers de drogues en rupture avec le droit commun ont eu accès à une prise en charge plus globale -échange de seringues dans le cadre de pratiques à moindres risques, meilleures conditions d'hygiène ou prise en charge sociale.

On note cependant, cinq ans après la mise en place des CAARUD, un accroissement de la précarité des usagers et un manque d'hébergement. Il convient également de renforcer la réduction des risques en milieu carcéral, insuffisamment présente aujourd'hui et de tenir compte du vieillissement d'une partie de la population des usages de drogues, pour lesquels on n'a pas ou peu de réponses.

La loi du 31 décembre 1970 constitue le cadre légal de la politique française de lutte contre les drogues. Le constat dressé par les acteurs qui oeuvrent dans ce secteur montre que la pénalisation de l'usage n'a pu enrayer le nombre de consommateurs ; la clandestinité de l'usage favorise les risques et éloigne l'usager du système de soins et de santé. On peut donner l'exemple du Portugal ou des Pays-Bas, qui ont décriminalisé l'usage des drogues et n'ont pas vu le nombre de consommateurs augmenter pour autant...

Quelques chiffres néanmoins. Depuis qu'elle a été mise en oeuvre, la réduction des risques a permis une baisse des overdoses et de la mortalité due à celles-ci de l'ordre de 80 % ; la prévalence du Sida est passée de 30 % début 1990 à moins de 3 % aujourd'hui et on enregistre une baisse de la délinquance liée à l'usage de drogues de l'ordre de 67 %.

Ces résultats sont dus aux actions mises en place dans le cadre de la politique de santé publique depuis 1998, régulièrement renforcées jusqu'à leur inscription dans le code de la santé publique en 2004, avec la mise en place des CAARUD...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Quelles sont vos sources ?

M. Serge Longère . - Elles proviennent d'études de l'Institut de veille sanitaire (INVS) et de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Cette politique n'aurait pu fonctionner si les usagers de drogues n'avaient pas changé leur comportement. Il est donc important de s'appuyer sur la participation de l'usager lui-même.

Les préoccupations actuelles portent sur le taux de contamination par le VHC, encore très important parmi les usagers de drogues non seulement par voie injectable mais également inhalée ou sniffée.

Beaucoup de régions n'ont pas d'offre suffisante en termes de réduction des risques ; certains usagers de drogues ont peu accès à l'information et encore moins au matériel.

Enfin, la chasse à la drogue -que l'on confond toujours avec la chasse aux drogués- oblige ces derniers à un retour à la clandestinité dont on sait qu'elle coupe tout accès aux services de santé mais aussi toute possibilité de se voir reconnaître un statut de citoyen comme les autres.

L'AFRR s'inscrit donc dans le cadre du respect et du non-jugement des consommateurs et du soutien aux usagers.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est à M. Serge Lebigot, président de l'association « Parents contre la drogue ».

M. Serge Lebigot . - L'association « Parents contre la drogue » reçoit toute la journée des parents dont les enfants sont des consommateurs de drogues diverses, en particulier de cannabis. Pour ce qui est de la cocaïne et de l'héroïne, on a tendance à les envoyer vers des communautés thérapeutiques.

Dans notre pays, on ne lutte pas contre la toxicomanie, on se contente de gérer les problèmes. Durant ces quinze dernières années, la consommation de drogues en France n'a cessé d'augmenter ; dans le même temps, les gens ont commencé à consommer de la drogue de plus en plus tôt. L'âge moyen du premier joint serait actuellement de douze à treize ans.

La raison de ce désastre est évidente : la France a délaissé la politique de prévention au profit d'une politique de gestion de la drogue. Le tristement célèbre slogan : « Savoir plus pour risquer moins » s'est traduit sur le terrain par : « Savoir plus pour consommer plus, en croyant risquer moins ».

Cette politique se résume à une capitulation face au problème de la drogue. Au lieu de combattre les causes, les responsables qui en ont la charge se sont contentés de les gérer !

La politique de l'autruche -« Pas de vagues ! »- a prévalu et nous a conduits à la situation inquiétante dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, avec une augmentation importante de la consommation de toutes les drogues chez les jeunes et un âge de la première consommation qui diminue chaque année.

Les parents sont très peu au courant ou très mal informés du problème de la toxicomanie, qui est complexe. En conséquence, ils deviennent victimes du système et ne peuvent jouer leur rôle d'acteurs en matière de prévention.

De plus, les discours banalisants de certains hommes politiques en faveur de la consommation de drogues contribuent également à la désinformation des parents.

Certains, devant ce constat, vont nous apporter des réponses toutes faites. « Nous avons un problème de cannabis ? Légalisons-le ! ». Ceci revient à dire : « La maison brûle ? Brûlons toutes les maisons ! ». Cette politique du pompier pyromane est absurde, tout comme la légalisation du cannabis ! L'expérience des autres pays nous le démontre. De nombreuses études à travers le monde prouvent que, lorsque la perception des risques perçus décroît, l'usage de drogues augmente.

Aucun des arguments avancés par les promoteurs de la légalisation ne tient la route ! En ce qui concerne les salles d'injection, aucune étude sérieuse indépendante -c'est-à-dire qui ne soit pas réalisée par ceux qui dirigent les salles d'injection ou qui les ont mises en place- n'a montré leur efficacité. En revanche, un grand nombre d'études indépendantes montrent que les salles d'injection ont une incidence négative en termes de consommation et de trafics de drogues. Elles montrent également que les overdoses à l'intérieur des salles d'injection sont fréquentes. Enfin, elles concluent que les salles d'injection n'ont aucune incidence en termes d'amélioration de la santé des toxicomanes.

Toutes ces propositions sont faites par des associations qui, sous couvert de soutien aux toxicomanes, militent en réalité pour la libéralisation complète des drogues !

Que propose notre association ? Plus que choisir la politique de la capitulation, c'est-à-dire la légalisation de la création de salles d'injection, nous demandons que soit enfin mise en oeuvre une politique de lutte contre la toxicomanie basée non plus sur des idéologies du passé mais sur des réalités de terrain, en France comme à l'étranger. Nous n'avons de cesse de réclamer une politique de prévention et de sortie de la toxicomanie. Je parle ici d'une prévention sérieuse, dès le plus jeune âge. Il ne s'agit ni de banaliser, ni de dramatiser mais d'expliquer les problèmes liés à la drogue, en relation avec les problèmes de l'adolescence. Certaines campagnes de prévention en faveur du port de la ceinture de sécurité ou du dépistage de certains cancers ont prouvé leur efficacité.

Il ne faut pas non plus réduire la prévention à la seule éducation nationale. C'est pourquoi nous demandons que chaque mairie organise une journée d'information sur les dangers des drogues. Cela permettrait de toucher de nombreux parents et enfants.

Arrêtons de classer les dealers par catégorie : gros dealers, petits dealers, dealers consommateurs : le poisson que chacun vend est le même ! Il est aussi dangereux pour le jeune qui va le consommer.

Drogues douces, drogues dures sont à également des termes à bannir car ils correspondent à des techniques de marketing utilisés par ceux qui veulent banaliser les drogues. La vraie distinction doit porter sur les drogues à effet rapide et les drogues à effet lent, l'héroïne jouant le rôle de la crise cardiaque et le cannabis celui d'un cancer qui ne se révèle que lorsque les dommages deviennent visibles.

Les dispositions de l'article L 3421-4 du code de la santé publique, qui réprime toute incitation directe ou indirecte à la prise de drogues, doivent être appliquées et renforcées.

Certaines stations de radios ou chaînes de télévision ne se privent pas de diffuser des messages banalisant l'usage de drogue. Promouvoir la drogue, ce n'est pas être « cool » : c'est être irresponsable !

Le cannabis ne doit plus conserver chez les jeunes son statut d'icône « cool », de produit naturel. Il est également important que sa consommation ne soit pas perçue par les jeunes comme une pratique à laquelle souscrit la société, et ne soit plus considérée sans danger. Consommer de la drogue quelle qu'elle soit revient à jouer à la roulette russe car il n'existe pas de consommation de drogues sans risque à court ou à long terme.

J'espère que cette mission sera l'occasion pour le pays d'abandonner la politique de la ligne Maginot intellectuelle et que l'on cessera de jouer aux apprentis sorciers avec les salles d'injection.

Commençons à tirer les leçons des expériences conduites à l'étranger. Les idées des années 1970 appartiennent aux années 1970 et non au XXI ème siècle ! Quand la santé des enfants, des adolescents et des jeunes adultes est en jeu, les idéologies du passé doivent s'effacer et la raison prévaloir.

Le phénomène de la drogue a changé ; nous devons avoir le courage de nous adapter car l'inaction et la complaisance de ces dernières années se sont traduites par des désastres en termes de santé publique.

Nous devons mettre en oeuvre une politique de prévention qui tienne enfin compte des réalités de terrain et non des objectifs politiques à court et moyen termes des lobbies de la drogue !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est à Mmes Marie-Françoise Camus, présidente de l'association « Le Phare - Familles face à la drogue » et Claire Moscicki, responsable de la formation et de la communication.

Mme Marie-Françoise Camus . - Depuis quinze ans, notre association de familles confrontées à la drogue a aidé des milliers de parents qui ont dû faire face à la toxicomanie de leur enfant ou de leurs enfants, grâce à l'écoute téléphonique, aux entretiens personnels et surtout aux groupes de parole et à l'entre-aide qui en résulte entre parents.

Nous réalisons chaque année plusieurs centaines de formations et de sensibilisations en milieu scolaire pour les jeunes et pour leurs parents.

Notre premier souhait est de pouvoir transmettre notre expérience. Nous nous adressons aux parents dont les enfants s'adonnent à la drogue en tant que parents ayant vécu les mêmes difficultés.

L'aide que nous avons modestement apportée à quelques milliers de familles devrait être démultipliée pour s'adresser aux millions d'autres qui l'attendent, le plus souvent bien trop isolées dans une immense souffrance.

Nous nous plaçons délibérément dans une approche humaniste et globale de la personne. L'approche sanitaire du problème est sans doute nécessaire mais très insuffisante. Ce n'est pas grâce à elle que l'on éduque un adolescent. Ce serait même tout à fait désespérant d'en rester là !

Tous les jeunes que nous avons accompagnés pour sortir de la drogue ont été touchés pas la relation qui a été établie avec eux, relation de respect pour leur être et pour leur devenir.

C'est grâce à la fermeté aimante de leurs parents que beaucoup s'en sortent. Personne n'apprécie d'être aimé mollement et les parents qui soutiennent leurs enfants dans ces sorties de drogues réalisent des prouesses d'inventivité pour manifester cet amour ferme dont leurs enfants ont besoin. Nous ne pouvons pas décider à la place du jeune mais nous pouvons changer notre relation avec lui ; souvent, quand les jeunes constatent le bien que l'association fait à leurs parents, ils ont envie de nous connaître eux aussi.

Le soutien de l'association aide les parents à retrouver une autorité là où cela paraissait impossible et à chercher en eux la force indispensable à ce combat souvent épuisant.

Nous sommes une association familiale qui englobe tous les membres de la famille, parents et enfants. Lorsque des thérapies familiales plus spécifiques ou des centres de soins sont nécessaires, nous les conseillons à la famille. Nous cherchons à travailler le plus possible en partenariat avec les structures officielles.

La solide expérience que nous avons acquise depuis de nombreuses années pourrait servir de base à la création d'un site pilote entièrement dédié aux familles. Son objectif serait de permettre aux parents d'apprendre les bonnes pratiques, celles qui les placeraient effectivement au coeur du dispositif de prévention, comme l'a souhaité François Fillon lors du lancement du plan gouvernemental 2008-2011. Je rappelle ici ses propos, toujours valables et à considérer pour le prochain plan : « Agir sur la demande de drogues est la seule issue pour stopper la progression chez les jeunes générations. La famille doit désormais être au coeur du dispositif de prévention. Pour ce faire, il s'agira de réaffirmer l'interdit et de renforcer ainsi les parents dans leur légitimité à l'imposer à leurs enfants, de mettre l'accent sur la prévention des entrées en consommation des drogues illicites et des abus d'alcool chez les enfants et les jeunes, de combattre les attitudes qui contribuent à banaliser ces comportements d'usage et d'abus d'alcool ».

Mme Claire Moscicki . - Donner aux parents les moyens d'agir sur la demande de drogues suppose quelques préalables. Réaffirmer l'interdit parental ne peut suffire à enrayer la progression de l'expérimentation des drogues dès le plus jeune âge, nos enfants ne nous prenant pas au sérieux et nous ramenant invariablement au credo de la banalisation de la drogue. Celle-ci poursuit sa route dans les esprits, les textes, les discours, les points de vue, les débats d'experts, les émissions de télévision et de radio, les articles de presse, etc.

Nous souhaitons donc pour les jeunes enfants, préadolescents, adolescents et parents une révision des quatre postulats émis il y a une vingtaine d'années en faveur de la banalisation de l'usage de la drogue : « Une société sans drogue n'existe pas ; se droguer est un comportement universel ; l'usage simple n'est pas dangereux ; ce n'est pas le produit qui est dangereux mais son usage ».

Ces postulats n'ont rien à voir avec une vérité historique, scientifique, philosophique, psychiatrique, voire religieuse. Ils sont plutôt le fait d'un programme, d'un choix de société prôné par des décideurs qui ont baissé les bras face à l'ampleur des dégâts de la toxicomanie en Europe. Ce programme est pour nous totalement utopiste et irréaliste : il est absurde de demander à des enfants et à des adolescents de contrôler et de maîtriser la consommation de produits dont le pouvoir addictogène est élevé !

Puisqu'il s'agit d'un choix de société, réaffirmons pour le prochain plan ce qui a été envisagé l'an dernier : le droit légitime de nos enfants à une enfance et à une jeunesse sans drogue !

Nous demandons pour ce faire que l'État et les institutions en charge des campagnes nationales de prévention de la toxicomanie définissent, en accord avec les experts médicaux, les principes qui légitiment l'interdit parental et abrogent, expertises à l'appui, les principes de la banalisation de la drogue. Nous réclamons que soient donnés aux familles les moyens financiers, logistiques et techniques de prendre elles-mêmes en charge leur destin face à ce fléau qu'est la toxicomanie en Europe.

Les parents, bien sûr, doivent définir les bonnes stratégies. Les discours de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) doivent les soutenir, les encadrer mais ne suffisent pas à en faire des acteurs de terrain.

Faut-il que les parents connaissent les processus pathologiques de la drogue ? Ont-ils besoin d'essayer toutes les drogues pour pouvoir en parler savamment à leurs enfants ou s'agit-il d'autre chose ?

Nous savons, avec l'expérience et le nombre d'appels téléphoniques que nous avons reçus depuis dix-sept ans, qu'ils ont besoin de données scientifiques nettes et précises qui ne fassent pas débat entre experts médicaux.

La drogue est un problème de santé publique. Il est temps que les données scientifiques effectives ne soient plus contestées par les lobbies. Les parents ont besoin de connaître les mécanismes neuronaux et cérébraux qui peuvent mener sans le savoir n'importe lequel d'entre nous à une addiction « en douceur », quel que soit le produit, qu'il s'agisse de drogues psychoactives, de jeux vidéo, de jeux d'argent, de cyberdépendance.

Les parents doivent comprendre qu'il existe des techniques de manipulation mentale, des pressions de groupes, des pratiques de harcèlement, afin de pouvoir transmettre à leurs enfants les moyens d'évitement, de maîtrise du danger qui permettent de dire non. Ces éléments concernent le développement psychomoteur de l'enfant, celui de ses facultés intellectuelles et psychosociales, dont il a besoin pour résister aux pressions, dire non, développer l'estime de soi, faire confiance et se faire confiance.

Le premier échelon de la maîtrise du danger, c'est l'évitement, la non-consommation choisie. Lors de nos conférences, les parents et les enfants sont particulièrement surpris d'apprendre comment cela fonctionne. Nous leur donnons envie de préserver leur capital santé, de remettre à plus tard les expérimentations hasardeuses et douteuses. Nous renforçons leurs capacités de résistance à la pression du groupe. Ils découvrent qu'ils sont des êtres exceptionnels, que leurs cerveaux sont de petits bijoux avec lesquels aucun ordinateur au monde ne pourra rivaliser. Ce cerveau, nous leur apprenons à l'aimer, à en prendre soin -et ils apprécient de le faire !

Ce que nous faisons avec quelques-uns, nous souhaitons le faire à grande échelle, avec des moyens financiers qui permettent la création de véritables sites-pilotes et l'évaluation des outils mis en oeuvre.

L'autoformation des adultes référents doit être possible grâce à des supports faciles d'accès, ludiques, attractifs -aussi bien pour les adultes que pour les jeunes.

Les comportements de solidarité, de respect mutuel et de non-violence doivent être renforcés. Il faut que les médias -et non simplement les pouvoirs publics- nous aident dans ce domaine. Il est symptomatique de constater la difficulté qu'ont les parents à se faire entendre sur un point particulier, celui de leurs prérogatives en tant que parents.

Nous espérons que le prochain plan de prévention des toxicomanies aille plus loin dans l'expression de la parentalité et propose un recadrage des droits et des devoirs de chacun, enfants et parents, en vue de relégitimer ces derniers dans leurs rôles d'éducateurs.

Une partie des parents, soumis au diktat de la banalisation de l'usage de drogues et du jeunisme, oublient qu'ils doivent contrôler les agissements de leurs enfants dès qu'ils entrent au collège, par exemple lors des fêtes que ceux-ci organisent chez les uns ou les autres. Ils n'osent plus avertir les autres parents lorsqu'ils rencontrent un jeune en danger, sous prétexte que leurs propres enfants le leur interdisent, par peur de perdre un copain fournisseur !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci. Vous avez la possibilité de compléter cette audition par l'envoi de documents. Nous avons parfaitement entendu votre message.

La parole est à M. Alain Morel, directeur général d'Oppelia.

M. Alain Morel . - Un des éléments pour comprendre les discussions, les controverses et les adaptations relatives à la politique de la France en matière de drogues et d'addictions repose sur la prise en compte des changements intervenus depuis quarante ans dans ce domaine. Le socle législatif de cette politique repose sur la loi de 1970. Depuis lors, ce cadre légal n'a pas significativement évolué. Quelles sont donc les réalités en la matière ?

Cela fait trente-cinq ans que je m'occupe de ces sujets. L'association Oppelia gère une quinzaine d'établissements : CSAPA, CAARUD, unités de prévention, lieux d'accueil pour les familles. Elle reçoit annuellement environ 6 000 personnes.

J'ai été président de l'ANIT, l'Association nationale des intervenants en toxicomanie, au début des années 1990, dans une période où le Sida faisait des ravages : 11 000 usagers de drogues sont morts en une dizaine d'années du fait de la contamination. C'est à cette époque qu'ont eu lieu les controverses sur la réduction des risques et la mise en place de traitements de substitution, contre lesquels beaucoup de personnes s'élevaient, y compris dans nos rangs, avec des arguments assez proches de ceux que je viens d'entendre.

Un autre virage très important a eu lieu à la fin des années 1990 et au début 2000 ; j'ai été à cette époque le premier président de la Fédération française d'addictologie, qui réunit l'ensemble des associations de professionnels travaillant dans le champ de la toxicomanie, de l'alcoologie et de la tabacologie. C'est à ce moment que nous avons construit une approche beaucoup plus globale de ces questions.

J'ai également été le premier président de la Fédération européenne des intervenants en toxicomanie. Nous avons remis en doute le sentiment que nous avions de l'excellence de notre propre système lorsque nous avons vu comment nos collègues européens obtenaient des réponses plus adaptées, plus dynamiques et plus ouvertes que les nôtres.

Cela nous a permis d'adopter un regard plus scientifique et moins idéologique sur ces questions, que nous n'avions alors pas véritablement en France.

Les changements ont donc d'abord eu lieu en matière de pratiques et de populations d'usagers, puis dans les réponses qui ont été apportées à nos modes de fonctionnement.

On a assisté à une très importante diffusion des pratiques de consommation dans toutes les couches de la société. On peut le regretter et le dénoncer, mais c'est une réalité partagée par tous les pays développés. Qui, à la fin des années 1970, aurait pu penser que, trente ans après, on dénombrerait 4 millions de consommateurs de cannabis plus ou moins réguliers dans notre pays, alors qu'on n'en comptait à l'époque que quelques milliers ? Qui pouvait penser qu'il y aurait 300 000 usagers de drogues dites dures, comme l'héroïne ou la cocaïne ? Personne !

Outre la forte diffusion, on assiste à une très grande diversification des drogues et de leurs usages. En 1970 ou 1980, on n'avait jamais entendu parler d'Ecstasy, de Catamine, de binge drinking, ou de binge cocaïne, de dopage dans le milieu professionnel, etc. Il existe donc « des » drogues, avec beaucoup de différences entre elles mais « la » drogue n'existe pas.

Ceci nous a amenés à considérer que notre rôle était moins de chercher à nous confronter aux usagers que de travailler sur toutes les formes d'accompagnement possible pour les aider à évoluer.

Le Sida nous a violemment mis devant le fait accompli, cette notion de sevrage obligatoire comme seule perspective de soins faisant fuir beaucoup d'usagers.

Il faut ajouter à cela une meilleure connaissance épidémiologique, sociologique et neurobiologique de ces phénomènes. Cette connaissance nous permet d'avoir une vision plus sérieuse et plus objective des véritables dommages sanitaires et sociaux qui sont facilités par les usages de drogues. Il n'est bien entendu pas question de nier la toxicité de ces produits ou leur impact psychique. Nous y travaillons avec des personnes qui le vivent quotidiennement. Le potentiel addictif est également plus ou moins important selon les drogues.

Pour nous, la prétendue distinction entre drogues dures et douces ne peut être retenue, pas plus que la distinction légale : les drogues qui sont aujourd'hui prohibées ne sont pas forcément plus dangereuses que certaines drogues légales utilisées massivement et pouvant occasionner de grands dommages.

Il est très important de recourir à la science pour comprendre ces phénomènes mais c'est prendre là un risque, la science nous amenant parfois à déconstruire ce que l'on croyait être la vérité. Il faut donc accepter le risque de devoir réviser nos certitudes.

Enfin, en matière de soins, l'abstinence n'est plus aujourd'hui l'unique enjeu mais une option. Il peut y en avoir d'autres extrêmement utiles, voire prioritaires pour un certain nombre d'usagers. L'objectif premier des soins est pour nous, avant tout, de diminuer les dommages en accompagnant l'usager.

La réduction des risques s'appuie sur deux éléments. Le premier est une réponse pragmatique à un dommage lié à un mode de consommation. L'autre aspect de la réduction des risques réside dans la responsabilisation des usagers et le fait de leur donner par l'information, le contact, la relation, l'accueil, la capacité de se saisir de ces outils et d'évoluer dans un sens favorable à eux-mêmes et à la société.

Les traitements de substitution aux opiacés en sont un exemple. Il s'agit d'une réponse pragmatique au problème du manque, mais pas plus ; l'intérêt du traitement vient de ce qu'il crée un dispositif d'accompagnement qui va permettre d'aider l'usager à se responsabiliser.

Ce n'est pas simplement un problème de comportement mais de contexte de vie. Modifier son mode de vie est long, difficile et parfois douloureux, et nécessite souvent une aide extérieure.

A ce titre, je veux souligner l'intérêt des salles de consommation à moindre risque. C'est un exemple d'un de ces services, dans le cadre de la palette que je viens de présenter, qui s'impose comme une nécessité pour certaines catégories d'usagers.

La prévention, en France, a toujours consisté à expliquer les dangers et à fixer des interdits. C'est nécessaire mais absolument insuffisant. Les critères d'efficacité de la prévention disent tous qu'il faut agir dans la durée, se rapprocher des individus et des populations. Enfin, il faut une approche multifocale qui intègre la famille, les usagers et la communauté sociale. Tous ces éléments sont indispensables.

Nous avons besoin de durée, de proximité, donc de dispositifs. Or, aujourd'hui, nous n'en avons pas ! En effet, la France ne dispose pas de politique de prévention en matière de conduites addictives. Il existe pourtant deux stratégies importantes. La première consiste en une intervention précoce afin d'apporter, dans le dialogue, des outils de changement pour ceux qui en ont besoin. La seconde repose sur l'éducation préventive et le travail sur les comportements d'usage.

Enfin, il nous faut changer de paradigme en matière de modernisation de notre approche et de notre législation. L'approche politique des usages de drogues ne peut plus être centrée sur la définition d'un acte de délinquance, ce qui est le cas actuellement. Il faut passer d'un traitement pénal des usagers à un traitement sanitaire et social. Les mesures légales envers les usagers doivent être moins centrées sur la stigmatisation, la punition, la contrainte que sur l'accès aux informations, aux soins et aux aides dont les usagers peuvent avoir besoin.

Par exemple, les interdits d'usage envers les mineurs ou sur la voie publique sont évidemment nécessaires mais ne sont utiles que s'ils servent à la fois de protection et de prévention des nuisances, et surtout s'ils créent des opportunités systématiques de rencontres, de consultations, voire de suivis thérapeutiques, à l'image de ce que fait depuis dix ans le Portugal.

C'est ainsi que la politique et la législation pourront contribuer à réduire le nombre et la gravité des conduites addictives et des toxicomanies.

Sachez que si vous, représentants du peuple français, ouvrez la voie à la recherche d'une véritable adaptation, d'une amélioration et d'une plus grande efficacité des politiques de notre pays dans le domaine des drogues, vous trouverez du côté des professionnels beaucoup de propositions, de réflexions mesurées, basées sur des validations scientifiques -ce qui est notre recherche permanente- ainsi qu'un certain enthousiasme à pouvoir enfin participer à une mobilisation de l'ensemble de la société.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de cet éclairage, qui comportait quelques éléments de synthèse...

La parole est à M. François Hervé, directeur du pôle Addictions de l'association APTE Aurore.

M. François Hervé . - Je souscris largement à ces éléments de synthèse.

J'ai la lourde mission de représenter à la fois la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) -Nicole Maestracci ne pouvant se rendre disponible et m'ayant demandé d'en dire quelques mots- ainsi que l'association Aurore, dont je dirige le pôle « Addictions, santé, précarité ».

La FNARS m'a transmis un document que je vous remettrai en fin de séance. La FNARS est un réseau associatif au service des plus démunis qui fédère 850 associations et représente 2 500 établissements de nature différente -centres d'hébergement, foyers, hôtels sociaux, résidences sociales.

Il n'y a pas de réflexion spécifique à la FNARS sur la question des addictions mais un partenariat avec la fédération « Addictions » s'est mis en place. Cependant, il existe une confrontation très large avec l'addiction dans les différents dispositifs d'hébergement et d'insertion fédérés par la FNARS.

Quelques chiffres issus d'études démontrent la prévalence de ces problématiques parmi les personnes les plus démunies. En 2002, 14 % du public de la FNARS déclaraient un problème d'addiction aux drogues illicites et 22 % un problème lié à l'alcool.

Cela concerne plusieurs dizaines de milliers de personnes, ce qui n'est pas négligeable. Le rapport relatif à la santé des personnes sans chez soi, remis à Mme Bachelot en novembre 2009, faisait aussi état d'une surreprésentation des pathologies mentales et des addictions parmi ce public. L'enquête « Samenta » réalisée par le Samu social de Paris montre que la dépendance à l'alcool touche 21 % des personnes rencontrées, la consommation de drogues hors alcool et cannabis 17 %, 16 % de personnes étant concernées par la consommation régulière de cannabis.

Ceci accole à la grande précarité l'image de consommation et de surconsommation ; or, on trouve aussi parmi ce public une surreprésentation de gens complètement abstinents. Le constat de la FNARS -et je pense que l'association Aurore le partage, ayant elle-même des dispositifs d'urgence et de précarité- met en lumière le fait que le secteur de l'hébergement est de plus en plus amené à palier les carences de la politique de santé ou de la politique pénale.

Ainsi, hier, en province, au cours d'une réunion sur la prévention de la récidive, on nous a décrit le cas d'un détenu qui, sortant de six années de prison, a vu son dossier refusé par le Service intégré de l'accueil et de l'orientation (SAIO), censé l'orienter vers les dispositifs d'hébergement, du fait de l'absence d'attestation de ressources ! En six ans, je pense qu'on a le temps de préparer une sortie ! Cela montre bien la difficulté de l'articulation entre les dispositifs. Je crains qu'il y ait de grandes chances pour qu'on retrouve cet ancien détenu dans un des dispositifs de la FNARS !

Il existe également une limite aux politiques publiques de santé et aux sorties d'hôpital car il n'y a pas toujours de possibilités d'hébergement. Ceci a amené la création d'un dispositif, mais il reste insuffisant.

Par ailleurs, des problèmes restent liés à un certain nombre de dispositifs de soins sociaux, certains refusant les personnes couvertes par la seule CMU ou l'aide médicale d'État. Il s'agit d'un problème d'accès aux soins pour cette partie de population très précaire.

Les Agences régionales de santé (ARS) prenant en charge le soin et le médico-social et les services de l'État traitant le sujet de la précarité et de l'hébergement en centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), la FNARS demande à être associée à la définition des politiques publiques à travers les conférences de territoires et les différents dispositifs mis en place entre les ARS et les services de l'État.

Il paraît important de pouvoir disposer d'un interlocuteur au sein de chaque ARS concernant la santé des plus démunis, comme cela existe dans certains endroits. Il semble également nécessaire de mettre en place une instance d'articulation entre les secteurs de la santé sociale au sein des ARS afin de favoriser l'articulation sur le terrain entre l'ambulatoire, l'hospitalier social et le médico-social.

Aurore, membre actif de la FNARS, partage l'ensemble de ces constats grâce à son expérience de plusieurs dispositifs... L'association Aurore est ancienne ; elle a été fondée en 1871 pour réinsérer les détenus qui revenaient du bagne. Elle s'est développée pour s'organiser autour de trois axes -soigner, héberger et insérer- répartis en sept pôles, dont un pôle « Addictions, santé, précarité ».

Ce pôle comporte un certain nombre d'établissements, une centaine d'appartements de coordination thérapeutique et un service « lits halte soins santé » pour des personnes en situation de précarité nécessitant des soins.

La partie addictologie comprend un CSAPA ambulatoire qui traite plus particulièrement de l'alcool à Paris. Il ne s'agit pas d'un choix -je suis personnellement plutôt généraliste- mais d'une demande de l'autorité de contrôle dans la mesure où il existait peu de dispositifs spécifiques dans la capitale. Une communauté thérapeutique fonctionne également en Dordogne depuis trois ans ; elle a été l'une des premières à être créée suite à l'appel d'offres de la MILDT-DGS. Une autre communauté thérapeutique a ouvert ses portes en Seine-Saint-Denis. Il s'agit d'un projet un peu particulier, puisque nous sommes contraints d'attendre le dispositif d'hébergement qui permettra à cette communauté de fonctionner à plein.

Nous y expérimentons le travail communautaire de jour, qui n'existe pas en France mais que l'on a pu voir à l'étranger. Nous proposons à des gens de s'engager dans un cycle de quelques semaines ou de quelques mois. La méthode repose globalement sur un tiers de travail de groupe, un tiers de travail individuel et un tiers d'activités sportives et artistiques.

Il existe également, à côté de ces dispositifs, un centre de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie avec hébergement, dont la partie collective reçoit spécifiquement des usagers de drogues sortant de prison. Il s'agit là d'un accompagnement à la sortie de détention qui compte trois places extérieures, dans le cadre d'une convention avec les services de la justice, et 24 appartements thérapeutiques recevant un public généraliste.

Enfin, on trouve à Bussy-le-Long un CSAPA qui fonctionne sur le principe du modèle « Minnesota » très orienté sur l'abstinence comme but mais également comme moyen. Ce modèle est basé sur le principe des douze étapes d'« Alcooliques anonymes » et de « Narcotiques anonymes ».

A côté de ces dispositifs, on trouve quelques actions au financement instable, notamment des places de CHRS destinées à des usagers de drogues en insertion ou à des personnes sous main de justice.

Il existe également un dispositif d'accueil inconditionnel à haut seuil de tolérance pour des usagers en situation de sur-exclusion à Paris, qui ne parviennent pas à intégrer les dispositifs classiques d'hébergement ou de soins.

J'insiste sur tous ces dispositifs pour en montrer la diversité. Comme Alain Morel l'a souligné, il n'existe pas de réponse unique mais une multitude de réponses, qui correspondent à une diversité de situations et de capacités des personnes à s'engager dans tel ou tel type de traitement.

Je ne reprendrai pas non plus tout ce qui a été dit à propos des politiques publiques. Je souscris là encore largement à ce qu'a dit Alain Morel à ce sujet. Je m'en tiendrai aux dispositifs de soins résidentiels et d'hébergement. Les soins résidentiels s'adressent à des personnes pour lesquelles les soins ambulatoires sont insuffisants et qui ont besoin d'un cadre protecteur pour pouvoir mener à bien leur projet.

Il me semble qu'il convient de réfléchir à plusieurs axes pour traiter ces questions, et tout d'abord développer les capacités d'accueil des dispositifs généralistes d'hébergement ; on s'aperçoit en effet que les usagers de drogues, lorsqu'ils sont stigmatisés comme tels, ont beaucoup de mal à intégrer les CHRS ou les lits de stabilisation.

Il faut donc renforcer leurs compétences, par la formation des personnels et par l'incitation, pour que toute personne qui en a besoin puisse accéder à un dispositif d'hébergement adapté qui ne soit pas nécessairement spécialisé mais de droit commun.

On doit également développer des passerelles permettant l'accès des personnes en situation de sur-exclusion ou de sur-stigmatisation -les femmes, les plus jeunes, les usagers vieillissants, les personnes sortant de prison... Organiser de telles passerelles suppose un maillage des outils de la prévention, du soin et de la réduction des risques pour conduire ces personnes vers les dispositifs auxquels elles peuvent prétendre.

Il faut aussi repenser les schémas régionaux prévus par la loi de 2002 relative à la rénovation de l'action sociale et médico-sociale. Certains établissements doivent pouvoir avoir une compétence régionale ou nationale, comme les communautés thérapeutiques. Les établissements dotés de spécificités devraient aussi pouvoir bénéficier d'un recrutement national identifié comme tel.

Enfin, il faut insister sur le fait qu'il n'existe aujourd'hui ni programmations ni moyens dans le champ médico-social des addictions. Or, le médico-social paraît incontournable dans l'accompagnement des usagers.

Je pense qu'il faut veiller aussi à ce que ces problématiques figurent dans les priorités des conférences territoriales, où la question pèse très peu dans le dispositif de santé. Il est important que la question des addictions soit prise en compte à sa juste valeur, les budgets de l'addictologie pesant relativement peu au regard des budgets de la santé mais les conséquences des addictions étant potentiellement lourdes en matière de santé et de société.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est aux parlementaires.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -MM. Longère et Morel ont évoqué le vieillissement, qui posait de nombreux problèmes et semblait mal pris en compte. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Monsieur Lebigot, d'où vient votre association et comment s'est-elle montée ? Vous affirmez que le livret d'informations « Savoir mieux, consommer moins » serait à l'origine de l'augmentation des chiffres de la consommation. D'où tenez-vous ces éléments ?

Vous dites d'autre part que le phénomène de la drogue a changé ; beaucoup l'ont dit. Au fond, n'est-ce pas la société qui a changé, modifiant du coup tous les modes de vie ?

Mme Moscicki a évoqué une société sans drogue. J'ai beau chercher dans ma mémoire, il n'en existe pas depuis l'antiquité -à moins que vous ne me prouviez le contraire !

Vous dites par ailleurs qu'il faut, dès le plus jeune âge, amener les enfants à avoir confiance et à se faire confiance. Or, la vie est pleine d'accidents dont l'enfant est souvent la victime. Il a beau être confiant, les accidents de la vie feront qu'il aura de moins en moins confiance en lui.

Enfin, pour ce qui est des soins, ne pensez-vous pas qu'il conviendrait d'améliorer l'accès à la méthadone, très encadré et que l'on ne trouve que sur certains territoires, ce qui oblige les prescripteurs des autres territoires à recourir à une stratégie thérapeutique différente, comme la buprénorphine ?

M. Alain Morel . - J'ai présidé la conférence de consensus sur les traitements de substitution en 2004. Vous avez raison de souligner qu'il existe un problème entre la buprénorphine et la méthadone en termes d'accessibilité et d'égalité d'accès. Les usagers sont en particulier probablement mieux pris en charge quand ils font l'objet d'un traitement par méthadone, en raison du médicament lui-même et d'un cadre plus précis.

La conférence de consensus de 2004 avait souhaité une harmonisation des deux dispositifs pour diminuer cette inégalité. Nous y travaillons, trop lentement à mes yeux et aux yeux d'un certain nombre de mes collègues -mais les choses évoluent progressivement.

Je coordonne une étude intitulée « Méthaville » destinée à préfigurer la mise à place d'une primo-prescription de méthadone par des médecins de ville. Actuellement, le début de la prescription ne peut se faire qu'en centre spécialisé. On imagine la difficulté pour venir chercher quotidiennement la méthadone lorsqu'il n'existe qu'un seul centre par département, certaines villes se situant à 80 ou 100 kilomètres de ce centre. C'est une des raisons pour lesquelles on a, avec la DGS, à la demande du ministre de l'époque, Xavier Bertrand, mis en place l'étude qui est en train de s'achever. Elle permettra de savoir si cette primo-prescription par des médecins de ville permet un meilleur accès et ne complique pas la prise en charge de ces usagers.

M. François Hervé . - Tous les dispositifs présentent de plus en plus d'usagers qui ont passé la cinquantaine voire la soixantaine, et qui ont derrière eux une longe pratique. Il est extrêmement difficile de leur trouver des dispositifs d'accueil. Ils n'ont pas accès aux maisons de retraite, ni à un certain nombre de dispositifs classiques. Ils sont parfois extrêmement fatigués du fait de leur vie passée, et très marqués. Leur vieillissement est souvent prématuré. Il est nécessaire de réfléchir à des dispositifs d'accueil de ces personnes.

M. Serge Longère . - Le public des CAARUD vieillit comme tous les publics inscrits dans le champ médico-social. L'une des missions des CAARUD porte sur la réinsertion professionnelle mais, au-delà d'un certain âge, il n'en est plus question.

Nos actions sont également limitées en termes de capacités d'accueil. Vers quel dispositif de droit commun orienter ces usagers qui sont soit stabilisés par des traitements de substitution, soit dans une consommation de drogues encore active mais gérée et qui développent, pour certains, au-delà des virus associés à l'usage de drogues, des pathologies liées au vieillissement ?

Mme Claire Moscicki . - Je ne puis répondre à la question de Mme Lemorton concernant les sociétés sans drogues. Je n'ai pas la compétence pour le faire. Je souhaite vivement que des spécialistes de l'histoire des civilisations et des anthropologues y répondent.

Mme Catherine Lemorton, députée . - C'est déjà fait !

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Il n'y a jamais eu de société sans drogues !

Mme Claire Moscicki . - Ce qui m'a interpellée, c'est l'utilisation de cette donnée et l'impact qu'elle a eu sur la jeunesse. Des études ont-elles vraiment été menées sur ce sujet ? Je ne le sais pas !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je crois comprendre que c'est l'utilisation de la formule et son impact plus que la réalité anthropologique qui posent problème...

Mme Claire Moscicki . - En effet...

Mme Marie-Françoise Camus . - J'ai un certain âge. Il était impensable, pour ma génération, de fumer ou de boire. L'école sans drogues existait à l'époque...

Mme Catherine Lemorton, députée . - L'alcoolisme n'existait-il pas ?

Mme Marie-Françoise Camus . - On ne le rencontrait pas chez les jeunes ! Les premières « saoûleries » avaient lieu au service militaire, non au collège !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Chacun peut faire le constat d'un changement par rapport à cette époque. On peut, si vous le souhaitez, débattre de la question de l'évolution des sociétés...

M. Serge Lebigot . - « Parents contre la drogue » regroupe un certain nombre de personnes qui se connaissent et qui ont décidé, il y a douze ans, de créer cette association. Nous sommes membres de deux fédérations internationales, la Fédération mondiale contre les drogues et « Europe contre les drogues » ; nous sommes également membre du réseau EAD, qui regroupe l'action contre les drogues de la Commission européenne et du réseau de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC).

Pour les enfants, le livret d'information sur les drogues s'est présenté comme un mode d'emploi qui leur a appris à gérer la drogue sans l'interdire. Toutes les familles font le même constat à l'heure actuelle. Je reçois de nombreuses familles qui témoignent du fait que ce livret est à l'origine de la première consommation.

Il n'existe aucune étude sur ce livret, qui affirme que le cannabis, mélangé avec du tabac, est dangereux parce qu'il est cancérigène ! Ce n'est pas une donnée à faire valoir à des enfants. D'ailleurs, le cannabis est tout aussi cancérigène que le tabac ! Il en va de même pour l'ecstasy...

Oui, la société a changé : on demande aux enfants d'être performants très rapidement et, faute de prévention nationale en France, un nombre important d'entre eux consomment des drogues de plus en plus tôt. Il suffit de voir ce qui se passe dans tous les lycées parisiens ou provinciaux, où l'on en est à la cocaïne ! J'entends souvent dire que la consommation de cannabis a baissé. C'est vrai pour la France comme pour le monde entier ; malheureusement, en France, le cannabis a été remplacé par d'autres drogues, qu'il s'agisse de la cocaïne ou de l'ecstasy.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Personne ne nie le fait que la consommation ait lieu de plus en plus tôt...

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Vous avez insisté sur la nécessité de ne pas différencier les petits, moyens et grands dealers, et l'importance de la pénalisation. Quel niveau de peine souhaitez-vous voir appliqué à ces dealers ? Pouvez-vous nous éclairer sur le soutien que les familles que vous représentez apportent à cette question ?

Mme Marie-Françoise Camus . - La sanction doit en premier lieu être éducative, comprise immédiatement par le jeune et adaptée. Multiplier les travaux d'intérêt général (TIG) et les séjours de rupture aiderait considérablement les familles à signifier l'interdit. Georges van der Straten a dit : « Je te dis non parce que je t'aime » mais le dire ne suffit pas : il faut agir également et lorsque la famille ne le peut plus, un jeune a besoin du relais de la société.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Je ne connais pas de parlementaire qui affirme que la drogue est une bonne chose, notamment pour les enfants ! Ce qu'il faut nous indiquer, ce sont des politiques précises. Vous nous suggérez la mise en place de TIG : à partir de quel niveau ?

Mme Marie-Françoise Camus . - Quand un jeune est déscolarisé, ne travaille pas et est livré à lui-même, la famille ne plus gérer une telle situation. Mettre en place davantage de séjours de rupture pourrait sauver beaucoup de jeunes.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je crois comprendre que vous préconisez une mesure d'assistance éducative cumulée avec un séjour de rupture. En matière judiciaire, c'est ce que l'on pourrait appeler le sursis avec mise à l'épreuve -si ce n'est qu'il n'y a pas là de peine avec sursis...

M. Serge Lebigot . - Je n'ai jamais compris pourquoi on distinguait petits dealers, gros dealers et consommateurs : la drogue est aussi dangereuse pour un jeune, qu'il soit consommateur ou revendeur plus ou moins important !

Pour ce qui est des peines, je ne suis pas juriste : il revient aux élus de déterminer les plus adaptées. Lorsqu'un dealer est arrêté, il est condamné à douze mois de prison, dont onze avec sursis. Un ancien magistrat, actuellement avocat aux États-Unis, me faisait valoir qu'il existait là un problème, puisqu'on sait très bien qu'avec les remises pour bonne conduite, ce genre de condamné peut faire un séjour en prison encore plus court. A sa sortie, il deviendra le caïd du quartier et recommencera !

Les pays du Nord de l'Europe, en s'attaquant aux petits dealers, ont réussi à limiter le phénomène. On sait qu'il faut dix ans pour arrêter un gros dealer et qu'il sera en tout état de cause remplacé par un autre.

La culture de cannabis par les particuliers a multiplié le nombre de petits dealers, qui explose en France. J'ai rencontré hier une enfant dont le revendeur n'est autre que son ami, qui cultive le cannabis chez lui. On trouve de plus en plus de ce type de revendeur qui peut gagner facilement jusqu'à 3 000 € par mois, voire plus.

Or, pour différentes raisons, on ne s'en prend pas à eux. Peut-être n'y a-t-il pas assez de places de prison mais dans ce cas, trouvons autre chose ! C'est aux élus de proposer un système pour stopper cette classification entre revendeurs.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je remercie chacun pour sa contribution.

Le sujet de la sortie de l'addiction a été assez peu abordé. Je voudrais poser une question à M. Hervé, qui est le seul à avoir évoqué les communautés thérapeutiques ouvertes et les expérimentations qui y sont menées. Vous avez parlé du travail communautaire qui peut être fait de jour, d'un accompagnement à la socialisation -quand elle peut encore se faire, compte tenu du fait que beaucoup vieillissent et ne sont plus réinsérables. Avez-vous un retour d'expérience ?

Que pensez-vous par ailleurs de l'injonction thérapeutique, qui est une proposition offerte par la loi mais assez peu utilisée dans ce domaine ?

S'agissant de la prévention, qui n'est assurément pas correctement menée car de nombreuses familles demeurent dans le désarroi, comment peut-on mieux faire ? Quelles solutions apporter dans l'accompagnement des enfants, voire des parents ?

Par ailleurs, comment agissez-vous dans le cadre de vos associations familiales ? Quelles sont vos sources de financement et quelles sont vos limites ? Avez-vous des propositions concrètes en matière de prévention ?

M. François Hervé . - S'agissant des communautés thérapeutiques, l'objectif du cahier des charges est l'abstinence. Cet objectif est à une portée plus ou moins proche des personnes que l'on prend en charge, et un certain nombre ne peuvent tenir que parce qu'elles ont un traitement de substitution qui leur permet de suivre le programme. Globalement, ils ont tendance à le diminuer progressivement.

Les communautés thérapeutiques accueillent aujourd'hui un public qui souffre beaucoup de comorbidité psychiatrique ; l'âge moyen est compris entre trente et quarante ans. Il s'agit souvent d'un public très marqué par son parcours dans l'addiction.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - A combien s'élève le nombre de personnes admises dans ces communautés ?

M. François Hervé . - On compte trente-cinq personnes par établissement ; le séjour peut durer jusqu'à deux ans mais la moyenne est plutôt d'une année, ces dispositifs ayant été bâtis autour de séjours de deux ans à une époque où le rapport au temps n'était pas le même.

Il s'agit aujourd'hui de séjours à géométrie variable, avec une phase d'accueil, une phase de traitement avec participation aux groupes et aux activités liées à l'insertion, et une phase, en fin de parcours, permettant d'accompagner les gens dans une insertion. Ce n'est pas toujours évident, la problématique n'étant pas la même selon qu'on a affaire à quelqu'un qui a un métier et qui est capable de reprendre un parcours professionnel ou à des personnes qui sont en situation d'exclusion depuis leur scolarité.

Les communautés thérapeutiques sont des dispositifs qui permettent d'accompagner les gens durant un temps suffisant pour redonner un élan à un parcours d'insertion.

Ce n'est pas toujours l'image que l'on peut en avoir, en particulier par rapport à la question de l'abstinence pure et dure. Les dispositifs qui pratiquent l'abstinence, comme celui de Georges van der Straten en Belgique, le font au prix d'une exclusion permanente des consommateurs. Les résultats ne tiennent pas compte des gens qui ne sont pas allés jusqu'au bout du parcours. Il faut donc savoir de quoi l'on parle.

Le dispositif de Bussy-le-Long, basé sur le modèle « Minnesota », repose sur le principe de l'abstinence à l'entrée comme à la sortie mais suppose que les personnes soient capables d'y entrer. Cela signifie qu'il n'y a ni comorbidité psychiatrique, ni traitement psychiatrique. Ce dispositif est donc relativement sélectif. C'est pourquoi, dans mon exposé, j'insistais sur le fait de pouvoir penser des dispositifs qui s'insèrent dans un schéma national et non dans un schéma régional. Un tel dispositif a toute sa place dans un schéma national, qui permet un recrutement large.

Les dispositifs d'hébergement existant doivent pouvoir s'adapter aux situations des usagers et les amener à une rupture avec leur consommation antérieure sans appliquer radicalement l'abstinence. On ne peut exiger des usagers une abstinence aux traitements qui font partie des parcours, même si on peut les aider ensuite à les diminuer ou à les arrêter.

L'entrée dans les traitements était auparavant beaucoup plus compliquée qu'à présent. On a maintenant le choix d'entrer dans un dispositif de sevrage ou dans un dispositif qui recourt à un traitement. Cela aide davantage de personnes.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - On compte aussi 150 000 personnes sous traitement de substitution qui ne savent pas comment arrêter...

M. François Hervé . - Il faut aussi traiter cette question et pouvoir développer les dispositifs afin d'accompagner l'arrêt de ces traitements.

Les politiques publiques conduites en France fonctionnent par grands coups de balancier. Il faut trouver un juste milieu et un certain équilibre entre répression, financement du soin, prévention, réduction des risques ; il faudrait également y investir davantage de moyens financiers.

Quant à l'injonction thérapeutique, elle ne peut être soustraite au contexte législatif. Je pense qu'il faut aussi la repenser et distinguer entre la dangerosité pour soi et la dangerosité pour autrui. Aujourd'hui, elle permet de mettre des usagers en contact avec des soignants. C'est là sa vertu. Elle est appliquée diversement sur le territoire et il n'existe pas de consensus entre les parquets sur les modalités d'utilisation de ce dispositif.

Il ne faut toutefois pas se cacher derrière l'injonction thérapeutique pour éviter de réfléchir à la manière dont la loi devrait reprendre la question des consommations de substances psychoactives dans sa globalité. On ne peut y répondre aujourd'hui comme on le faisait dans les années 1970, dans un contexte alors très particulier. Il ne faut pas être laxiste pour autant mais il convient de repenser les choses et d'actualiser les dispositifs.

M. Serge Lebigot . - Je prône le recours aux communautés thérapeutiques depuis de nombreuses années. Elles fonctionnent dans le monde entier avec des résultats excellents prouvés par des organes officiels ou par différentes études. Je travaille avec une communauté du nom de San Patrignano, en Italie, qui compte 1 800 toxicomanes et un taux de réussite de 73 % ! Le terme de communauté est un terme mondial qui signifie communauté sans drogue, légale ou non. Pourquoi cela fonctionnerait-il ailleurs et non en France ?

Nous sommes un des seuls pays à interdire aux associations d'entrer dans les écoles pour faire de la prévention. Nous ne pouvons en faire que dans le privé, le public nous étant interdit pour des raisons que je ne comprends pas !

Quant aux moyens, nous n'en avons pas alors qu'on en donne à ceux qui prônent l'usage des drogues ! Il ne fait pas bon être contre les drogues en France...

Je reçois 200 enfants par an ; depuis que je suis passé sur France 2, il y a quinze jours, je reçois une dizaine de familles par semaine, dont les enfants ont d'énormes problèmes. On n'a pas de centres de soins adaptés pour les enfants dépendants du cannabis et nos associations n'ont aucun moyen d'obtenir des subventions. On peut trouver 46 000 € pour rédiger un rapport mais si je veux organiser une conférence sur les salles d'injection, je ne puis bénéficier d'un seul centime ! C'est une chose que je ne comprends pas dans un pays qui se dit démocratique !

Mme Marie-Françoise Camus . - Nous sommes à 95 % bénévoles. Pour ce qui est des subventions, nous percevons 1 000 € du conseil général du Rhône, 600 € de la caisse d'allocations familiales (CAF) au titre des groupes de soutien à la parentalité et 300 € d'une dotation cantonale.

Nous aidons toutes les familles, adhérentes ou non, mais certaines souhaitent nous soutenir davantage, ce qui nous permet de dégager 5 000 € de rentrées par an et à peu près autant de la part des écoles au titre des opérations de prévention que nous réalisons. Les 10 000 € que nous percevons chaque année servent au fonctionnent de l'association. Cela fait dix ans que je travaille bénévolement 70 heures par mois pour cette association.

Mme Claire Moscicki . - Mes trois enfants étant toxicomanes et ayant tout essayé quand j'étais à Paris en tant que conseil en prévention, j'ai décidé de quitter Paris avec eux. Nous avons emménagé dans une ferme en ruine, en rupture totale avec notre ancienne existence. Depuis douze ans, mes trois enfants ont retrouvé l'école, ont passé des diplômes, sont heureux de vivre. Sur les trois, deux ont arrêté. L'aîné, qui était le plus touché, continue à fumer du cannabis, des cigarettes et à boire de l'alcool mais a arrêté toutes les autres substances. On a réussi à lui faire retrouver le goût de vivre et sa place dans la société. Il a réussi son diplôme de peintre en décor du patrimoine. Il a un emploi, un patron et il est heureux dans la vie. Il n'a pu s'arrêter. Il en rêve tous les jours, fait du sport mais c'est difficile pour lui. Il a maintenant trente ans.

Chaque année, depuis sept ans, je reçois les amis de mes enfants qui viennent se ressourcer pendant une semaine ou quelques mois, pour faire le point sur leur consommation, trouver un lieu où ils peuvent redémarrer dans la vie, se réinscrire à la maison pour l'emploi, se réinsérer. Parmi les jeunes que j'ai reçus, la moitié est repartie sur la route qui était la leur.

Je fais cela bénévolement. Je souhaite maintenant, mes enfants étant sortis d'affaire, devenir famille d'accueil et recevoir un ou deux jeunes par an pour aider les familles.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il ne nous a pas échappé, au cours de nos auditions, que s'il existe des « fourmis » qui assurent la distribution de drogues, il en existe d'autres qui, comme vous, font du travail sur le terrain !

M. Alain Morel . - Ce témoignage est important et intéressant. Il confirme ce que nous disons depuis le début de cette séance : il faut promouvoir la diversité des approches et des possibilités d'accueil. Il ne s'agit donc pas d'affirmer ici que les communautés thérapeutiques ne fonctionnent pas. C'est le contraire qu'a tenté d'expliquer François Hervé mais il faut les replacer dans un ensemble. Si certains peuvent en bénéficier, d'autres ne le peuvent pas et il nous faut donc des réponses plurielles, que nous essayons d'organiser. Il ne s'agit pas de simples réponses autour de l'abstinence, même si celles-ci sont utiles et que nous cherchons à les développer...

Informer des dangers et affirmer des interdits ne suffit pas. Beaucoup de gens ne s'abstiennent pas de consommer pour autant, prennent des risques et transgressent les interdits. Ce n'est pas inutile -au contraire- mais reste insuffisant.

Que faut-il faire de plus ? L'idée de stratégies et d'intervention précoce est très importante. L'intervention précoce a été inventée pour lutter notamment contre les psychoses infantiles, en rapprochant les premiers symptômes des services de soins et des aides nécessaires. Cela amène des résultats considérables et permet de redonner à un enfant ou à un adulte les capacités de modifier son comportement grâce à une aide et à un certain nombre d'outils simples, qui ne sont pas ceux de spécialistes mais qui nécessitent des formations.

Parmi les patients que nous recevons, plus de la moitié connaissent des problèmes d'addictions en même temps qu'un psycho-traumatisme lié aux maltraitances, abus sexuels, accidents graves. La prise de produit -légal ou illégal- constitue une recherche de solution. Croyez-vous qu'en leur disant que la consommation est interdite et en leur expliquant les dangers qu'ils courent, on va arriver à répondre à ces problèmes ? Bien sûr que non ! Si on ne se rapproche pas de ces personnes pour évaluer avec elles la situation et apporter des réponses dans la communauté, à travers la famille, les services sociaux, l'école, il n'y a aucun espoir que ce comportement change -ou tardivement, une fois que les choses sont graves.

Mme Marie-Françoise Camus . - Je m'inscris en faux contre la caricature des préventions que nous réalisons. Je pense que celles-ci sont extrêmement efficaces. Nous regrettons que beaucoup de familles viennent nous demander notre aide trop tard. Nous rencontrer est souvent plus facile pour elles que d'aller d'emblée vers un service de soins, même si on les y pousse lorsque c'est nécessaire.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je ne pense pas que M. Morel ait dénaturé vos propos. Il a compris votre problématique et votre action.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je suis heurtée par ce qu'a dit M. Lebigot à propos des acteurs qui interviennent dans les collèges et les lycées publics. Je ne suis pas pour l'action des gendarmes dans les écoles -qui est une autre question- mais je ne pense pas que lorsqu'ils y délivrent une information sur le cannabis, ils favorisent la consommation de drogues. On est plutôt là dans la pénalisation et l'interdit. Je ne le crois pas plus pour les autres acteurs.

J'ai également du mal à croire qu'on vous interdise l'entrée dans les écoles publiques parce que votre discours véhicule l'interdit. Je suis d'autant plus heurtée que j'ai fait il y a quelques années de l'information dans les collèges et les lycées ! Je ne pense pas que je favorisais alors la consommation !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous allons rencontrer les différents syndicats ou associations d'infirmières scolaires voire, si on en a le temps, de médecins scolaires, afin de les interroger sur les politiques d'information et de prévention -même si l'on sait qu'il n'y en a jamais assez, qu'ils sont peu nombreux et qu'il existe beaucoup de postes vacants.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je vous remercie de vos témoignages. La vérité n'est pas simple mais vous nous avez apporté des informations. Nous avons également décidé des déplacements sur le terrain. Cette mission nous passionne, tout comme elle vous passionne, à différents degrés.

Audition du Professeur Daniel Bailly, pédopsychiatre, professeur de psychiatrie à l'université d'Aix-Marseille, auteur de « Alcool, drogues chez les jeunes : agissons »

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Monsieur le Professeur, nous attendons que vous nous livriez votre point de vue sur les addictions à partir de votre vision clinique.

Professeur Daniel Bailly . - Beaucoup de malentendus, lorsqu'on parle d'alcool et de drogues, proviennent du fait que l'on confond les modes de consommation. Tant qu'on n'aura pas saisi qu'il existe une différence fondamentale entre la consommation occasionnelle et l'abus et la dépendance, on ne pourra pas mettre en place de politique cohérente de prévention et de soins en matière de toxicomanie.

Il est par ailleurs aberrant de continuer à séparer l'alcool et les drogues. Ce n'est pas le cannabis qui est la porte d'entrée dans la toxicomanie, mais l'alcool chez les garçons, l'alcool et le tabac chez les filles. Plus la consommation est précoce, plus le risque de voir un abus ou une dépendance à la fin de l'adolescence est important.

L'abus et la dépendance ne surviennent pas par hasard. Ce n'est pas l'alcool qui fait l'alcoolique, ni la drogue qui fait le toxicomane. C'est parce que, à un moment donné, un individu rencontre ces produits et que ceux-ci lui apportent un gain, qu'il continue à rechercher cet état.

On connaît beaucoup de facteurs de risque en matière d'abus et de dépendance. On sait que la consommation précoce est le facteur le plus prédictif de la survenue d'une dépendance à la fin de l'adolescence. 75 % des adolescents consommateurs abusifs ou dépendants ont au moins un trouble mental associé ; dans les deux-tiers des cas, ce trouble a débuté avant l'abus ou la dépendance, qui apparaissent donc comme les complications d'un trouble ayant existé bien avant et évoluant depuis l'enfance.

Le cas le plus fréquent est le trouble des conduites. On a pu estimer qu'il convenait de supprimer la drogue pour réduire la violence à l'école ; c'est faux ! Toutes les études montrent que les conduites antisociales précèdent ou accompagnent le début de l'abus et de la dépendance. Prévenons au contraire la violence et les conduites agressives à l'école pour prévenir l'abus et la dépendance !

Il existe d'autres troubles -troubles anxieux, hyperactivité- facteurs de risque. Des facteurs génétiques interviennent également pour 30 à 60 % dans le déterminisme de la dépendance, vraisemblablement suivant des voies différentes. Certains facteurs génétiques interviennent dans le métabolisme dès la première prise. Nous ne sommes pas tous égaux devant les produits.

D'autres facteurs génétiques agissent sur notre vulnérabilité à développer une dépendance ou favorisent la survenue de troubles mentaux ou de facteurs de tempérament qui, secondairement, vont entraîner un abus ou une dépendance.

On sait que le climat affectif parental joue, tout comme la qualité des interactions entre parents et enfants. La position des parents vis-à-vis des produits et, chez l'enfant, des facteurs de tempérament interviennent aussi.

Il n'y a donc pas qu'un seul facteur à l'origine de la dépendance mais une rencontre entre de multiples facteurs. On sait que cela se détermine très précocement. Faire de la prévention à l'adolescence n'a aucun sens : c'est trop tard ! Le déterminisme de la vulnérabilité à l'abus et à la dépendance démarre dès l'enfance et les programmes de prévention qui se sont avérés efficaces en ce domaine démarrent au plus tard à l'école primaire.

Contrairement à ce qu'on a pu dire, les comportements d'abus et de dépendance ne sont pas des conduites suicidaires mais des conduites d'adaptation utilisées par un individu à un moment donné, après qu'il ait rencontré un produit qui lui a apporté un gain. Si on veut être efficace en matière de prévention, il faut aider les enfants à faire face aux difficultés qu'ils éprouvent.

Il convient de distinguer deux domaines de prévention : diminuer la consommation de produits chez les adolescents, ou prévenir l'abus et la dépendance sont deux choses totalement différentes. Ce n'est pas parce que l'on diminue la consommation moyenne de la population adolescente que l'on va réduire l'incidence de l'abus et de la dépendance. Autant les programmes de prévention généralisée centrés sur l'amélioration des compétences psychosociales et de l'estime de soi sont efficaces en termes de consommation, autant agir sur l'abus et la dépendance nécessite de repérer très tôt les enfants à risque pour les aider à faire face à ce risque.

Les deux types de prévention peuvent fort bien être mis en place en milieu scolaire mais ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs, ne recourent pas aux mêmes méthodes de travail et ne concernent pas les mêmes populations.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - L'inversion que vous avez évoquée sur le phénomène est intéressante...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - J'ai relevé qu'il fallait débuter la prévention manifestement beaucoup plus tôt qu'on ne le fait actuellement. A quel moment selon vous ? A quel âge peut-on parler de dépendance ? En Suède, des informations sont dispensées dès le CM 2 à propos d'un certain nombre de risques dans lesquels peuvent tomber les adolescents -alcool, pédophilie, etc. Quel est votre point de vue ?

Professeur Daniel Bailly . - Il y a eu beaucoup de programmes de prévention, contrairement à ce que l'on pense, par ailleurs fort bien évalués.

Pour que la prévention soit efficace, il faut qu'elle intervienne avant le début du phénomène. Or, on sait que le facteur le plus prédictif de la survenue d'un abus ou d'une dépendance à l'adolescence est la précocité de la consommation -à peu près avant l'âge de douze ans. Il faut donc intervenir bien avant.

D'autre part, il existe des méthodes de prévention. On sait que l'information ne fonctionne pas. Dans une classe, elle est non seulement inutile mais de plus délétère : on augmente la curiosité des enfants et des adolescents. Lorsqu'on fait une évaluation à six mois ou à un an, le nombre de sujets qui a expérimenté les produits a augmenté.

Il faut non seulement démarrer tôt mais aussi que les programmes de prévention soient pérennes. Cela ne sert à rien de ne les dispenser qu'une fois. La prévention est un nouvel état d'esprit, une nouvelle manière d'éduquer nos enfants.

Comment préparer nos enfants à des risques qu'ils devront de toute façon affronter ? On parle beaucoup d'alcool et de drogues mais ce sont aussi des facteurs d'intégration au groupe des pairs ! Les consommateurs abusifs vont mal mais ceux qui n'expérimentent pas les produits vont tout aussi mal. Comment aider nos enfants à faire face aux premières fois en matière d'alcool, de drogues ou de sexe ?

Les programmes qui se sont montrés efficaces ne sont pas ciblés sur les produits mais commencent par travailler sur l'estime de soi et les compétences psychosociales : comment gérer les relations interpersonnelles, comment résoudre les problèmes, gérer son stress, comment améliorer la confiance en ses capacités ? Ce sont des compétences de vie. Ce n'est qu'ensuite que l'on met en scène des thèmes en fonction de la maturation du sujet.

Ces thèmes varient. Le dernier programme bâti aux États-Unis à partir du groupe de recherche sur la prévention va du primaire jusqu'à la fin du collège. Le primaire travaille essentiellement sur les compétences de vie et l'on commence à aborder des thèmes spécifiques à partir du collège, en lien avec ce que l'on a travaillé à l'école primaire.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Quel est ce programme ?

Professeur Daniel Bailly . - Je vous donnerai les références. Il figure dans mon livre. C'est un programme sur dix ans qui comprend deux parties, un programme de prévention généralisée qui s'adresse à tous les enfants et un programme de prévention sélective ciblée sur les enfants à risque issus des quartiers défavorisés ou qui présentent un niveau élevé d'agressivité repéré à l'école primaire.

Mme François Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il n'y a pas que les enfants des quartiers défavorisés qui ont des problèmes...

Professeur Daniel Bailly . - On ne peut pas tout faire : faire de la prévention sélective, c'est travailler sur un groupe d'enfants à risque qui présentent des problèmes que l'on veut prévenir. Ce que les sociologues appelaient la sous-culture délinquante ou la sous-culture de la pauvreté existe : dans les quartiers défavorisés, le trafic de drogue constitue la seule économie de survie !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les dealers ne sont pas forcément consommateurs !

Professeur Daniel Bailly . - Certes, mais on y trouve beaucoup de consommateurs, toutes les études le montrent. On ne peut le nier. Vivre dans des conditions défavorisées est en outre le premier facteur de risque en cause dans toutes les maladies, somatiques ou psychiatriques.

Naître dans un milieu défavorisé expose l'enfant, dès le plus jeune âge, à des stress chroniques qui engendrent l'idée que l'on n'est pas très bon, que l'on ne maîtrise pas sa vie, que l'on est à la merci du monde extérieur ; sur le plan biologique, cela altère les mécanismes de régulation de la réponse de l'organisme au stress. On est donc beaucoup plus vulnérable que les autres face à celui-ci. De même, les tendances agressives sont un facteur de consommation.

Le programme a été centré sur la diminution de la consommation moyenne de la population adolescente et sur la baisse des accidents liés à la consommation. Les accidents mortels de circulation liés à un excès d'alcool chez les adolescents ne sont pas dus aux consommateurs abusifs mais occasionnels. On ne travaillera donc pas de la même façon suivant qu'il s'agit des uns ou des autres.

Dans le programme général, on commence par améliorer les compétences psychosociales puis on aborde la transition entre le primaire et le collège, les produits, la sexualité, le monde du travail, etc., en fonction de la maturation de l'individu.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Avez-vous un retour d'expérience en la matière ?

Professeur Daniel Bailly . - Ce programme a été mis en place il y a trois ans. On relève une diminution très nette de la consommation d'alcool et de drogues, des comportements violents à l'école, de l'absentéisme scolaire et du recours à l'orientation vers des classes spéciales.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Que suggérez-vous aux parents en matière de prévention ?

Professeur Daniel Bailly . - Ce programme intègre les enseignants et les parents, comme tous les programmes efficaces.

Les programmes à destination des seuls parents et enseignants sont plus efficaces que les programmes à destination des seuls enfants. L'idée est de créer un climat favorable à l'épanouissement de l'enfant et à son équilibre psychologique. Les programmes ciblés sur les enseignants visent à améliorer les compétences professionnelles des enseignants et à leur faire prendre en charge, au même titre que les autres matières, le travail sur les compétences de vie.

On l'a fait récemment à Limoges ; cela fonctionne et les enseignants sont très motivés. On intègre ce programme de prévention dans le cursus scolaire, comme s'il s'agissait d'une matière. Ce sont les enseignants qui le prennent en charge et c'est une des clefs de la réussite. Il ne faut pas que ce soit quelqu'un d'extérieur à l'établissement scolaire. Il faut que ce soit intégré à l'éducation de l'enfant. Les enseignants sont formés pour cela.

Le programme à destination des parents, comme pour des enfants, vise à améliorer les habiletés parentales en termes de communication et de gestion du comportement, ainsi que les liens entre l'école et les parents.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il doit bien exister des groupes de niveau...

Professeur Daniel Bailly . - Ce n'est pas un problème de niveau ; le tout est que l'intervenant ait les compétences nécessaires pour pouvoir gérer ce genre de choses. Dans les classes, on est confronté aux mêmes choses. Or, cela ne pose pas de problème -au contraire- et permet à chacun de travailler sur les différences.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Cela touche tous les milieux, comme les lycées très favorisés où il existe un mélange de cannabis et d'alcool quasi automatique lors des soirées étudiantes qui me laisse pantoise...

Ne croyez-vous pas que les choses démarrent plus tôt, les enfants étant dès leur plus jeune âge placés face à la télévision et potentiellement préparés à évoluer vers l'addiction au jeu, à l'écran, à Internet, etc. ?

Professeur Daniel Bailly . - Vous évoquez le mélange d'alcool et de cannabis. A un moment donné, les adolescents font des expériences. S'agit-il d'une fois, de deux fois ? Est-ce un comportement dommageable pour la santé ? Est-ce déjà un signe de dépendance ? Je ne le sais pas ! Il y a des critères pour diagnostiquer l'abus et la dépendance...

C'est sur ce point qu'existe un grand malentendu dans notre société. On reste centré sur le produit mais il n'a aucune espèce d'importance. On sait très bien que les sujets qui ont une addiction à Internet ont aussi une addiction au tabac, à l'alcool, à la cocaïne, etc. Ce qui est important, c'est de savoir pourquoi un individu, quand il a rencontré un comportement ou un produit, en est venu à utiliser ce produit de telle façon qu'il ne peut plus s'en passer ! Cela touche moins de 20 % des consommateurs, même chez les adolescents. Autant la consommation est largement répandue et touche tous les adolescents, autant l'abus et la dépendance sont des phénomènes assez limités.

Il faut donc bien repérer les enfants à risque. L'addiction à la télévision intervient en effet chez les enfants soumis à des durées importantes. On sait que les programmes qui montrent des scènes de violence, renforcent les risques d'abus et de dépendance chez les plus vulnérables mais ce n'est pas la télévision qui en est responsable : c'est un ensemble de facteurs. Il faut travailler sur ces facteurs chez l'enfant, chez les parents et obligatoirement avec l'école.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous parlez des facteurs de risque ; pour autant, peut-on dédouaner une organisation sociale dont le culte de la performance conduit au dopage sportif ? Dans les classes préparatoires, la consommation de cocaïne et d'amphétamines est importante pour ceux qui veulent tenir face à des programmes démentiels. L'éducation nationale s'en rend-elle compte ?

Professeur Daniel Bailly . - La société donne forme à la manière dont les jeunes utilisent les produits mais n'est en aucun cas responsable de l'abus ni de la dépendance.

La consommation chez les jeunes a toujours existé. Les études de Régnier, à la fin du XIX ème siècle ou au début du XX ème siècle, relevaient que la morphinomanie débutait à treize ou dix-huit ans. Ce n'était alors pas la même utilisation : à cette époque, les enfants et les adolescents utilisaient les produits pour supporter des conditions de vie difficiles. Cela a toujours été le cas et les produits ont toujours participé à la construction de notre monde.

Les étudiants ont également toujours utilisé les amphétamines mais cela ne veut pas dire qu'ils sont consommateurs abusifs ou dépendants.

Le problème ne vient pas de la consommation mais de l'abus et de la dépendance. Que les sujets vulnérables décompensent à l'occasion de cette rencontre, c'est vrai mais dire que la société est responsable de l'abus et de la dépendance n'a pas de sens !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Toute prohibition vous semble donc vouée à l'échec ?

Professeur Daniel Bailly . - Bien sûr. Tant que l'on restera centré sur le produit, on se trompera de cible. Le problème est celui des enfants à risque. On a maintenant les moyens de travailler avec eux et ce n'est pas les stigmatiser que de les repérer -au contraire ! Je trouve criminel, alors que nombre d'études montrent que l'on est capable de les repérer précocement, de les laisser évoluer en sachant qu'ils ont de grands risques de terminer délinquants ou toxicomanes.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Comment isoler l'enfant ? Comment le repérer de manière pragmatique ?

Professeur Daniel Bailly . - Le risque de stigmatisation existe ; un programme de prévention pour tous dédramatise les choses en montrant que tout le monde est concerné mais qu'il existe des différences dans les risques. Dans un second temps, on repère les enfants. Cela dépend du sujet sur lequel on veut travailler. Si l'on voulait travailler sur les troubles anxieux, ce ne serait pas les mêmes enfants car ce ne seraient pas les mêmes facteurs de risque.

Ce qui a été fait porte sur le lieu de vie des enfants et sur des évaluations menées à l'école maternelle. Des études canadiennes montrent qu'un enfant ayant un tempérament difficile repéré à l'école maternelle a trois fois plus de risques qu'un autre de terminer avec des conduites antisociales, un abus ou une dépendance. Il existe à cette fin des échelles de tempérament et on sait fort bien le déterminer.

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - Connaissez-vous le programme « Ensemble, prévenons l'obésité des enfants » ?

Professeur Daniel Bailly . - Non...

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - Nous avons mis en place un système de dépistage des enfants présentant des risques d'obésité. Nous l'appliquons dès la maternelle jusque à la fin du primaire.

Comment motivez-vous les enseignants ? Un enfant obèse se repère, ce n'est donc pas la peine de le stigmatiser. Il faut que l'ensemble des professeurs qui interviennent, par un biais ou un autre, éduquent les élèves. Certains enfants ne seront jamais obèses alors que d'autres ont tendance à le devenir. On repère assez vite les critères qui font que tel ou tel a une tendance à l'obésité. Je pense que c'est ce que vous appliquez -mais il faut l'accord de tous les intervenants...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Une fois l'enfant repéré, quelle est l'étape suivante ?

Professeur Daniel Bailly . - Il s'agit d'un programme structuré qui comporte ensuite des séances individuelles, un suivi tutorisé avec l'élève, des visites à domicile avec un enseignant référent pour aider les parents au soutien scolaire, des séances avec les parents pour aider à améliorer les habiletés parentales et des séances avec parents et enfant pour vérifier les acquis. C'est un programme lourd -mais c'est le prix à payer.

On a pu mettre en place à Limoges un programme de ce type. On voulait le démarrer à l'école primaire mais, s'agissant d'un programme expérimental, il fallait que la cohorte d'enfants soit suivie. Or, on perd beaucoup d'élèves en passant du primaire au collège, du fait de la dispersion. On a donc mené ce programme sur trois ans -sixième, cinquième, quatrième- et on va suivre les élèves jusqu'en seconde. Ce programme est basé sur l'idée qu'il faut d'abord travailler sur les compétences de vie, sur l'estime de soi, en partant de l'idée que c'est aux professeurs de le prendre en charge.

Nous sommes donc partis sur la base du volontariat. Nous avons présenté le programme et proposé aux volontaires de les former. Nous avons choisi les vacances scolaires pour le faire, n'ayant pas d'autres moyens. Les professeurs ont reçu trois jours de formation deux fois de suite. Nous avons eu beaucoup de volontaires, contrairement à ce que l'on pouvait craindre. Au bout de la première année, à la demande des enseignants, l'académie de Limoges a intégré cette formation à celle des maîtres et des professeurs.

La plupart des enseignants nous accueillent à bras ouverts, tant ils sont démunis devant ces enfants. Quand vous leur apportez des techniques et que vous les aidez à accompagner les enfants, ils sont demandeurs. Nous n'améliorons pas seulement les capacités de résistance des enfants à l'abus de la dépendance mais également l'ambiance de la classe, nous diminuons les comportements agressifs, nous résolvons les problèmes, et la classe en est transformée.

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - Accompagnez-vous les enfants ?

Professeur Daniel Bailly . - Non, ce sont les enseignants qui ont pris le programme en charge. Nous sommes là en cas de problème...

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - Que faites-vous lorsque vous décelez qu'un enfant présente plus de risques ?

Professeur Daniel Bailly . - Nous n'avons pas appliqué cette partie du programme. Quand un enfant est repéré comme présentant des problèmes, le lien est fait avec les services de santé locaux par l'intermédiaire des parents.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ce programme est-il payé par l'éducation nationale ?

Professeur Daniel Bailly . - Non, ce sont les producteurs qui l'ont financé mais j'aurais été ravi que ce soit l'éducation nationale ! Une fondation appelée « Entreprises et prévention », qui réunit des producteurs d'alcool, a demandé à trois experts, dont je fais partie, de lui indiquer un programme qui fonctionnait...

Mme Virginie Klès, sénatrice . - Le programme a-t-il diminué la proportion de ceux qui tombent dans l'abus et la dépendance ?

Professeur Daniel Bailly . - Je ne puis répondre, le programme n'en étant qu'à sa deuxième année. Il faut attendre trois ans et les suivre au lycée.

1 200 collégiens bénéficient du programme et sont comparés à 1 200 autres n'en ayant pas bénéficié. En France, c'est la première fois que l'on a réussi à monter un tel dispositif.

Cependant, on a constaté que c'était déjà trop tard, les schémas étant déjà inscrits. On voit que les plus consommateurs, à onze ans, sont des adolescents rebelles, ayant des conduites antisociales.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Si j'ai bien compris, ce programme est d'origine canadienne...

Professeur Daniel Bailly . - Non, nous avons commencé par dresser une liste de facteurs favorables au programme et nous avons essayé d'étudier le degré de faisabilité dans le contexte français de l'éducation nationale.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Avez-vous travaillé avec l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (ANIT) ou ce genre d'association ?

Professeur Daniel Bailly . - Je ne travaille plus avec l'ANIT.

On ne peut plus se focaliser sur les produits. Les associations le sont beaucoup trop. C'est le reproche que je leur adresse. Je comprends que ce soit leur raison d'être mais je pense que c'est un chemin qui mène à une impasse.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En diriez-vous autant des parents en plein désarroi qui sont prêts à réaliser des interventions dans les écoles ?

Professeur Daniel Bailly . - Non seulement cela ne sert à rien, mais c'est de plus délétère ! Le premier à l'avoir prouvé est français. Il s'agit d'un enseignant qui, en Bretagne, travaillait sur la prévention et l'alcool dans les écoles. Il a démontré que venir parler du produit dans une classe augmentait la curiosité et poussait à l'expérimentation. Depuis, énormément d'études l'ont confirmé.

Face à une classe, il y a trois groupes d'élèves. Le premier est constitué de ceux qui sont a priori contre. Le second est composé de ceux qui ont déjà expérimenté et qui ont leur propre idée sur les produits ; le danger est de raconter des choses qui soient à mille lieues de ce qu'ils ont vécu. Dire que le cannabis rend fou va les faire rire. Enfin, il y a ceux qui sont entre les deux. Ce sont les plus dangereux. Ce n'est pas notre parole qui va compter mais la manière dont ceux qui expérimentent vont interpréter nos propos. Le grand risque est d'être disqualifié, en particulier quand on stigmatise le produit, qui est quand même un facteur d'intégration au groupe des pairs.

Faire intervenir un ancien toxicomane est plus dangereux. Intervenir juste après un incident dans l'école lié au produit l'est encore plus. Pourquoi continue-t-on à le faire ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - C'est une bonne question !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Votre livre fera partie de notre documentation...

Professeur Daniel Bailly . - Tout ce que j'avance y est référencé.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

MERCREDI 30 MARS 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

M. Jérôme Fournel, directeur général, et M. Gérard Schoen, sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, des contrôles et des luttes contre la fraude à la direction générale des douanes et des droits indirects

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Messieurs, je vous souhaite la bienvenue.

Notre mission a pour but de dresser un état des lieux des conduites toxicomaniaques, essentiellement sous l'angle de la santé publique, mais il nous a paru important d'entendre les responsables des douanes ainsi que des services de police et de gendarmerie. Vous pourrez en particulier nous dire comment la politique de lutte contre les trafiquants de stupéfiants se mène, à nos frontières mais aussi dans le cadre européen. En tant qu'observateurs privilégiés, quels sont les produits que vous voyez arriver dans notre pays ? Confirmez-vous l'apparition préoccupante d'un commerce de produits non plus naturels ou transformés mais entièrement synthétiques, avec un recours de plus en plus fréquent à un trafic sur internet, plus difficile à juguler que par les véhicules habituels ? Pourriez-vous aussi nous donner votre point de vue sur les récentes évolutions de la législation relative à la saisie des avoirs criminels ?

M. Jérôme Fournel, directeur général des douanes et des droits indirects . - La douane est l'administration chargée de la régulation des échanges de marchandises, ce qui veut dire à la fois faciliter l'accès d'un certain nombre d'entre elles, contrôler les échanges et réprimer ceux qui sont illégaux. Nous sommes donc bien placés pour apprécier la criminalité liée à des marchandises totalement prohibées, comme les stupéfiants, mais aussi à d'autres qui ne le sont pas, comme le tabac. Il n'est pas inintéressant de voir les choses sous cet angle, en particulier pour répondre aux questions relatives aux nouveaux produits synthétiques dérivés de molécules existant à d'autres fins.

La douane se préoccupe depuis longtemps de ces questions. On trouve ainsi dans nos archives des photographies de douaniers dans des champs de pavot en Indochine, au temps où la régie de l'opium était chargée du contrôle de son acheminement et de sa taxation.

Aujourd'hui, la douane saisit en moyenne entre 50 % et 70 % des quantités de stupéfiants saisies par les forces répressives dans notre pays. L'an dernier, cela a représenté 36 tonnes, soit 310 millions d'euros de contre-valeur sur le marché de gros. Les types de stupéfiants sont extrêmement divers. Alors que le trafic était auparavant essentiellement orienté vers le cannabis - nous en avons saisi 27 tonnes l'an dernier et nous sommes parfois allés jusqu'à 50 tonnes par le passé -, nous avons vu augmenter significativement les quantités de cocaïne - plus de 5 tonnes l'an dernier -, d'héroïne, avec des saisies de 400 à 700 kilogrammes ces trois dernières années, ainsi que de produits jusqu'ici peu développés comme le qat et - c'est un phénomène marquant en 2009 et 2010 - de drogues de synthèse : ecstasy et LSD (acide lysergique diéthylamide), mais aussi nouvelles molécules récemment interdites comme la méphédrone, les méthamphétamines, etc.

Nous observons également une diversification des modes d'acheminement. Alors que nos opérations de contrôle portaient traditionnellement sur les poids lourds, les vecteurs sont aujourd'hui bien plus variés : conteneurs - début 2011, près de 800 kilogrammes de cocaïne ont été découverts dans un conteneur arrivant par voie maritime -, véhicules légers, fret express, fret postal, etc.

Les formes de cache et d'organisation sont sophistiquées et mobiles. Outre les convois et les « go-fast », je suis frappé par l'utilisation de plus en plus fréquente de produits industriels, comme des pièces pour les piles de pont, qui sont montées en usine avec de la drogue à l'intérieur, ce qui requiert de grandes capacités d'anticipation et d'investissement. On peut bien sûr voir dans cette inventivité des trafiquants une forme de reconnaissance de l'efficacité de nos services, mais il ne faut pas sous-estimer la dangerosité de ces modes d'acheminement. La semaine dernière encore, un douanier a été tué lors de la poursuite d'un convoi : ces gens ne reculent devant rien !

Face à cela, nous ne disposons plus d'observatoires aux frontières depuis que la Commission européenne nous a demandé de démanteler tous les points de contrôle, ce qui entraîne de facto la création de zones de non-droit lorsque le premier péage se trouve à quelques dizaines de kilomètres. Ces difficultés sont encore aggravées par les possibilités de franchissement automatique des barrières de péage. Tout ceci nous oblige à repenser les modalités du contrôle douanier.

Nous devons dialoguer avec les sociétés d'autoroute et avec un certain nombre d'interlocuteurs pour développer des solutions techniques permettant d'acquérir l'information le plus en amont possible et de modéliser le fonctionnement des trafiquants. Les opérations consistant à monter des « nasses » en bouclant tout un secteur sont fort lourdes. Nous fournissons aussi un important effort pour acquérir en amont, y compris dans les pays étrangers, les renseignements permettant, par exemple, de surveiller les livraisons pour mieux comprendre les circuits.

En intervenant sur des trafics et non auprès des consommateurs, la douane agit au milieu de la chaîne logistique des trafiquants, ce qui permet de saisir des quantités non négligeables et de « taper les trafiquants au portefeuille », mais aussi de remonter les filières.

On avance souvent, en faveur de la dépénalisation, l'idée que l'on supprimerait de la sorte une bonne partie de l'économie souterraine. Mais on voit bien qu'il n'en est rien pour un produit pourtant légal comme le tabac. Les caches, la structure, la complexité et l'organisation des filières de la contrebande de tabac ne sont pas très différentes de ce qui se fait en matière de stupéfiants. L'an dernier, les saisies ont représenté pas moins 350 tonnes, soit une centaine de millions d'euros. Nos modalités d'intervention - baliseurs, interceptions téléphoniques de sécurité, partenariats internationaux pour le suivi des livraisons - sont, elles aussi, similaires. On constate, là encore, qu'internet et le fret express et postal deviennent des modes de commande et d'acheminement extrêmement fréquents. La différence tient bien sûr à la valeur et aux marges : sur le marché illicite, un gramme de tabac coûte environ 0,15 euro contre 2 euros le gramme de cannabis et 70 euros le gramme de cocaïne.

La polyvalence des organisations criminelles est en outre très forte : les réseaux criminels n'hésitent pas à acheter de la cocaïne à un endroit et à vendre du cannabis à un autre, en fonction des demandes des différents marchés. On n'a pas encore observé une telle porosité entre les stupéfiants et le tabac, mais on sait que les organisations mafieuses comme la Camorra font le trafic de cigarettes, y compris pour se procurer des ressources qu'elles investissent sur le marché des stupéfiants.

Il apparaît par ailleurs extrêmement difficile d'établir une frontière entre les échanges autorisés et non autorisés, ce que confirment d'ailleurs nos collègues de pays où certains stupéfiants sont dépénalisés : il est par exemple fréquent qu'autour d'un « coffee shop » aux Pays-Bas, se nouent des trafics de produits interdits, voire que le « coffee shop » devienne lui-même une plate-forme. De récents jugements aux Pays-Bas considèrent qu'au-delà d'un certain volume, c'est non plus de l'accompagnement de personnes qui ont besoin d'une prise en charge mais bien de trafic qu'il s'agit.

Il n'est pas inintéressant, par ailleurs, de constater que le coût respectif pour la douane de la lutte contre les stupéfiants et de l'accompagnement de l'ensemble de la filière du tabac est assez similaire, de l'ordre de 300 millions d'euros.

Pour améliorer le renseignement, surveiller les livraisons et démanteler les filières, nous avons aujourd'hui un grand besoin de cohérence, tant en interne qu'avec nos partenaires étrangers. L'une de nos grandes difficultés tient à la trop faible harmonisation des règles européennes, en particulier dans la définition des molécules considérées comme produits stupéfiants. Or, les organisations criminelles, dont j'ai souligné la sophistication, sont promptes à s'engouffrer dans de telles brèches.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Pouvez-vous, à partir des saisies que vous réalisez, nous donner une idée du trafic total pour chacun des produits ?

M. Jérôme Fournel . - Il est très difficile de mesurer quelle part du trafic total nous saisissons et de savoir, à partir de ces saisies, en fonction des enquêtes de prévalence dans la population, quelle part de la consommation globale elles représentent. Nous estimons qu'elle est de 15 % à 20 %, selon les produits, mais cela est plus difficile à mesurer lorsqu'une partie de la production vient de notre pays même. Qui plus est, nous avons toujours un temps de retard pour apprécier la diffusion de molécules synthétiques nouvelles et nous procédons souvent par comparaison avec d'autres pays. C'est ce qui s'est produit avec la méphédrone, lorsqu'elle a été interdite l'été dernier : tant que nous n'avons pas d'information sur la consommation d'un produit, il est bien difficile d'analyser sa diffusion dans la population et de savoir quelle part du total représentent les saisies.

Sur toutes ces questions, nous aimerions évidemment pouvoir être plus précis, ne serait-ce que pour connaître l'efficacité de notre action.

Nous nous intéressons aussi à l'évolution des prix : si l'on saisit davantage de produits mais que les prix baissent, c'est sans doute que les quantités acheminées augmentent.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Vous avez dit que vous interveniez « au milieu de la chaîne ». Quelles sont vos possibilités de la remonter et jusqu'à quel échelon ? Parvenez-vous par exemple, pour le cannabis, à remonter jusqu'au Maroc ?

M. Jérôme Fournel . - J'ai voulu dire qu'il est plus facile de remonter toute la chaîne à partir d'un maillon intermédiaire que depuis le consommateur.

On peut parfois remonter jusqu'au Maroc, mais on s'arrête le plus souvent dans des lieux d'entreposage en Espagne : nous obtenons des informations sur le lieu d'où la cargaison est partie, éventuellement sur l'organisation, et nous travaillons avec les autorités espagnoles pour démanteler la partie locale du réseau.

En fait, tout dépend de la façon dont on a intercepté la marchandise. Si cela fait suite à une enquête et à des interceptions de sécurité, nous disposons d'informations sérieuses et nous pouvons prétendre à un démantèlement qui aille assez loin. En revanche, dans le cas d'une saisie sur contrôle douanier, comme la semaine dernière, tout dépend si l'on attrape uniquement le transporteur - ce qui nous donne fort peu d'informations -, ou aussi l'éclaireur, qui est un des organisateurs de la chaîne de fraude. Une organisation criminelle de stupéfiants n'a rien à envier à la logistique du commerce légal et les chaînons sont nombreux : « ouvreur », qui vérifie les conditions de passage d'un pays à l'autre, logisticien, « banquier » en charge du rapatriement des fonds, etc.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Comment lutter contre la vente de produits, en particulier de nouvelles molécules, lorsque le trafic se fait uniquement par internet ?

M. Jérôme Fournel . - Nous avons beaucoup investi ces deux dernières années en faveur de la surveillance du commerce électronique : nous avons créé une division spécialisée, Cyberdouane, qui assure en permanence, à partir de moteurs de recherche, la veille sur ce qui se passer sur internet, pour les stupéfiants mais aussi pour les tabacs et les contrefaçons. Nous travaillons ensuite par rapprochements à partir des mots utilisés pour dissimuler ce qui est effectivement vendu : nous nous intéressons ainsi beaucoup aux nombreux vendeurs d'« engrais »...

Nous sommes aussi de plus en plus présents dans les centres de tri du fret postal et du fret express, où il est assez facile de poser une « nasse ». Ainsi, l'an dernier, 2 tonnes de stupéfiants et 30 tonnes de tabac y ont été saisies par la douane. Nous travaillons en étroite coopération avec La Poste comme avec les transporteurs express pour recueillir l'information et cibler de la sorte ceux des millions d'envois quotidiens qui présentent un risque : même si les trafiquants se montrent de plus en plus subtils dans les acheminements, nous savons que les molécules de synthèse proviennent souvent d'Asie ou du Moyen-Orient.

Dans le cadre de la veille, nous cherchons avec les autres services européens à identifier le plus tôt possible les molécules appelées à être diffusées, ce qui est facilité par le fait que le fait que leur diffusion en France a souvent un temps de retard sur les autres pays.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . Tous les pays ne disposent pas de la même législation, mais tous luttent-ils avec la même vigueur contre les trafics ? Certains se montrent-ils plus laxistes ? Comment coopérez-vous avec vos homologues étrangers, par exemple avec le Maroc, grand pourvoyeur de produits en tous genres ?

M. Jérôme Fournel . - La coopération avec nos partenaires européens est de qualité, y compris en ce qui concerne les nouvelles drogues et la vente des stupéfiants sur internet. Nous avons fait ensemble, l'automne dernier, un important travail pour renforcer la lutte contre la cybercriminalité, y compris la vente de médicaments contrefaits.

Mais les capacités à agir des différents États ne sont pas identiques. Ainsi, la France, les Pays-Bas et l'Allemagne sont les seuls à disposer d'une cellule du type de notre Cyberdouane. Or, si l'on veut gagner en efficacité, il faudrait qu'il en existe dans tous les pays et qu'elles fonctionnent en réseau, comme c'est le cas, en France, avec l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication.

Au sein de l'Union européenne, nous développons des cellules communes d'enquête et des surveillances de livraisons. Pour inciter à travailler en commun, nous avons même veillé à ce que les indicateurs français de performance quant aux volumes saisis ne jouent pas au détriment des objectifs européens globaux de lutte contre le trafic de stupéfiants.

Au-delà de l'Union européenne, la situation est un peu différente. Avec le Maroc, si les relations douanières sont bonnes en ce qui concerne l'échange de marchandises, les relations dans la lutte contre la fraude sont insuffisantes. Un attaché douanier vient d'être implanté dans ce pays pour faciliter les relations avec les autorités locales et faire ainsi remonter davantage d'informations. Les Marocains n'y sont pas opposés et les choses avancent. Nous menons en outre un important travail d'assistance technique, notamment par des actions de formation, afin que cette coopération progresse.

Elle est également insuffisante avec un certain nombre d'autres pays, en particulier asiatiques. Elle a en revanche beaucoup progressé avec les pays d'Amérique latine : nous avons des attachés douaniers au Venezuela et en Colombie, où la volonté des autorités de renforcer les liens avec nos services est réelle.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Pratiquez-vous la saisie des avoirs criminels ? Si tel est le cas, quels sont les volumes financiers concernés ?

M. Gérard Schoen, sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, des contrôles et des luttes contre la fraude à la direction générale des douanes et des droits indirects . - Nous saisissons des avoirs criminels en tant que tels, lors de leur passage à la frontière, à l'entrée comme à la sortie du territoire. Je rappelle que toute personne transportant un montant supérieur à 10 000 euros en argent liquide qui n'en a pas fait la déclaration est en infraction au regard du code monétaire et financier, mais également du code des douanes s'il y a un lien avec une infraction. Ces saisies représentent plus de 180 millions d'euros par an, ce qui est loin d'être négligeable, d'autant qu'il n'est pas facile d'identifier ceux qui franchissent les frontières en étant porteurs de fortes sommes d'argent en liquide : il s'agit parfois de familles ou de personnes assez âgées, difficiles à soupçonner. Qui plus est, cet argent est dissimulé avec un luxe de précautions similaire à celui qui entoure le transport de stupéfiants : on en trouve dans des airbags et dans diverses parties des véhicules, parfois aménagées à cet effet.

Ces saisies nous permettent d'obtenir des renseignements sur les flux financiers, mais aussi sur l'organisation des trafics, car on trouve beaucoup plus d'indices dans les véhicules qui transportent des fonds que dans ceux qui transportent les stupéfiants : bien souvent, on ne prend pas les mêmes précautions pour détruire les factures de carburant et pour neutraliser le GPS et les téléphones portables. Grâce à ces éléments, le service national de douane judiciaire mène les enquêtes et met de plus en plus fréquemment en lumière des liens avec les trafics de stupéfiants, en particulier lorsque le passage à l'Ionscan révèle une concentration de particules de produits stupéfiants sur les billets de banque.

Par ailleurs, les enquêtes judiciaires qui sont conduites après la saisie douanière, afin de démanteler la chaîne en amont comme en aval, conduisent également à la confiscation d'avoirs. M. Jérôme Fournel vous a parlé des véhicules « éclaireurs », mais il y a aussi des véhicules « leurres » qui ne contiennent qu'une petite quantité de stupéfiants et qui sont utilisés pour détourner l'attention des douaniers. Les indices que l'on y trouve sont importants pour reconstituer les trajets, pour nourrir l'enquête judiciaire, pour remonter jusqu'aux flux financiers et pour procéder à des saisies non seulement d'argent mais aussi de biens immobiliers : le code des douanes est extrêmement sévère sur le plan patrimonial puisque l'amende peut atteindre jusqu'à cinq fois la valeur de la marchandise.

M. Jérôme Fournel . - Pour de petits trafics, les parquets encouragent la pratique de la transaction, qui permet d'accélérer la procédure judiciaire, donc de garantir l'effectivité de la sanction en frappant très vite les trafiquants « au portefeuille ». Cette pratique est notamment utilisée dans le cadre des groupes d'intervention régionaux, au sein desquels la douane est systématiquement représentée.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous avez évoqué les « go-fast », qui sont finalement assez faciles à repérer, mais on trouve aussi des « go-slow », en particulier sur les petites routes de montagne à la frontière espagnole. Avez-vous une idée de la part du trafic qu'ils représentent ?

Dans ce cas, l'interception semble plutôt liée au hasard, mais arrive-t-il que l'on arrête des personnes innocentes, par exemple des conducteurs ignorant totalement qu'il y a des produits illicites dans leur cargaison ? Si tel était le cas, cela montrerait qu'une certaine part du trafic échappera toujours à votre vigilance.

M. Gérard Schoen . - Il est difficile de dire quelle part du trafic représentent respectivement les « go-fast » et les « go-slow ».

J'insiste sur le fait que la saisie n'intervient jamais « par hasard ». Le contrôle fait toujours suite à une analyse et à un ciblage préalables : si un véhicule lent est contrôlé à un endroit donné, c'est pour un motif bien précis.

L'analyse de nos saisies, y compris de leurs suites judiciaires, montre qu'il est extrêmement rare que les personnes soient de bonne foi. S'agissant de votre région, il est exceptionnel que les cours d'appel relaxent les chauffeurs au motif de leur bonne foi : lorsqu'un chauffeur déclare qu'il avait pour instruction de ne pas être présent au moment du chargement, les juridictions considèrent que sa responsabilité est engagée en raison d'un défaut de surveillance, y compris lorsqu'il produit un document de son employeur en appui de ses dires.

M. Philippe Goujon, député . - Connaissez-vous les proportions respectives des prises aléatoires et de celles qui résultent d'enquêtes ?

M. Jérôme Fournel . - Il y a toujours une part d'aléas, y compris quant à la capacité, à la suite d'une enquête, à appréhender un véhicule lors de son passage. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'il nous arrive de réaliser des saisies en nous installant au bord d'une route et en contrôlant les véhicules au hasard. Le positionnement des unités et le moment de l'intervention sont systématiquement liés à l'analyse préalable des parcours et des critères recherchés sur les véhicules. Il peut par exemple advenir que la connaissance du type de marchandises transportées dans un sens donné et à une période donnée de l'année conduise un douanier à mener une investigation plus poussée.

Ces dernières années, on considère que plus du tiers - et même près de la moitié l'année dernière - des interventions fait suite à l'action de services spécialisés - aviseurs, interceptions de sécurité, etc. - dans le cadre d'enquêtes parfois fort longues, tout simplement parce que l'organisation d'un réseau de trafic efficace prend également du temps. Un autre tiers des interventions est lié à un ciblage au moment du dédouanement, notamment sur les grosses plates-formes de l'aéroport Charles-de-Gaulle et du port du Havre. Le dernier tiers est le fait des brigades disséminées. Mais, de plus en plus, la sophistication des réseaux nous pousse à travailler en amont.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - L'arsenal juridique qui est à votre disposition vous paraît-il suffisant pour intervenir en restant dans la légalité, ou attendez-vous quelque chose du législateur ?

M. Jérôme Fournel . - Nous restons bien évidemment toujours dans la légalité !

Le législateur a fait beaucoup ces derniers temps en notre faveur, notamment en nous autorisant à procéder à des « coups d'achat », ce qui nous est précieux, en particulier pour nouer des liens sur internet, de même d'ailleurs que la possibilité qui nous a été donnée de rendre anonyme notre présence sur le réseau.

Nous apprécions aussi beaucoup de pouvoir agir vis-à-vis des sites internet qui vantent des produits dont les effets peuvent être assimilés à ceux des stupéfiants, sans avoir besoin de prouver que la substance incriminée a été déterminée comme stupéfiant.

Même si cela excède les capacités du législateur national, il nous semblerait fort utile, pour lutter contre le développement des drogues de synthèse, d'harmoniser les règles communautaires et d'accélérer le classement des nouvelles substances comme stupéfiants.

Il conviendrait également de renforcer notre capacité à analyser les mouvements de véhicules. L'ouverture qui a été faite dans le cadre de la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, avec la possibilité d'exploiter les données collectées par les lecteurs automatisés de plaques d'immatriculation, me semble insuffisante au regard des besoins d'identification des parcours. Si un véhicule entre en France par la frontière du Perthus, circule dans notre pays, franchit la frontière avec le Luxembourg ou avec la Belgique, revient en France et ressort par la frontière du Biriatou, un tel trajet paraît suspect. Avec la disparition des autres possibilités de contrôle comme les barrières de péage et des postes frontières, identifier des anomalies implique de plus en plus de disposer de la capacité de recueillir assez largement des données et de les traiter avec des systèmes d'analyse. Or, de telles possibilités de traitement sont pour l'heure limitées à une semaine, ce qui paraît trop bref.

M. Daniel Vaillant, député . - L'amélioration de la coopération entre police, gendarmerie et douane s'est-elle poursuivie ? Pensez-vous par ailleurs que l'instauration d'une véritable police européenne aux frontières - physiques ou aéroportuaires - permettrait de juguler l'entrée des stupéfiants sur le territoire européen ? Enfin, constatez-vous un trafic autour de cette drogue licite qu'est l'alcool ?

M. Jérôme Fournel . - Il y a bien une contrebande d'alcool, car dès lors qu'un produit est fortement fiscalisé, il y a un intérêt à frauder, mais les volumes et les montants sont inférieurs aux trafics de tabac et de stupéfiants, en particulier parce que la production et le transport d'alcool sont plus compliqués. Nous sommes toutefois régulièrement informés de trafics et nous procédons à des saisies.

La coopération entre la police, la gendarmerie et la douane est bonne, même si elle me semble un peu sous-estimée par les pouvoirs publics. De nombreux organismes comme les groupements d'intervention régionaux et les centres de coopération policière et douanière mettent en oeuvre cette coopération de façon institutionnelle à travers des échanges d'informations et des opérations répressives ciblées. Il est également fréquent que nous menions en commun, avec succès, des opérations lourdes pour créer des « nasses » aptes à stopper des « go-fast » et des « go-slow ». C'est ce que nous faisons actuellement dans la région de Perpignan afin de boucler totalement une zone. Nous échangeons aussi des informations avec l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, qui est notre partenaire régulier, aux Antilles comme en métropole.

En matière de stupéfiants, nous réalisons chaque année entre 13 000 et 15 000 constatations, soit 10 % à 15 % du total, et les deux tiers des saisies. À la suite de la majeure partie de ces constatations, une enquête judiciaire débute. La coopération est donc en quelque sorte mécanique. Le service national de douane judiciaire a compétence sur le blanchiment, les fraudes douanières et le trafic de contrefaçons mais le législateur n'a pas voulu qu'il ait également compétence dans le champ des stupéfiants, qui relève de l'office central. Il peut arriver que le service national de douane judiciaire soit cosaisi, pour la partie qui le concerne, mais cela se fait en parfaite complémentarité.

Depuis fort longtemps, le territoire douanier est celui de l'Union européenne et aller vers une douane européenne aurait donc pour moi un véritable sens. Ces dernières années, les systèmes d'information des douanes nationales ont été croisés et connectés : un exportateur d'alcool à partir de la France reçoit un certificat électronique qui accompagne le produit jusqu'à sa sortie du territoire communautaire, même s'il est passé par plusieurs autres pays de l'Union européenne. Pour les marchandises qui entrent dans l'Union, nous avons également créé au niveau communautaire un système de contrôle de sûreté reposant sur des critères communs de ciblage.

J'observe toutefois que ces coopérations portent exclusivement sur les marchandises et qu'il en existe d'autres, comme Frontex, pour tout ce qui a trait à l'immigration. Il conviendrait donc de bien préciser les objectifs de la création d'une douane européenne.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci beaucoup d'avoir participé à cet échange.

Audition de MM. Patrick Hefner, contrôleur général, chef du pôle judiciaire « Prévention et partenariat », Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière à la direction générale de la police nationale, le colonel Pierre Tabel, adjoint du sous-directeur de la police judiciaire et le colonel Marc de Tarlé, chef du bureau des affaires criminelles à la direction générale de la gendarmerie nationale

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue.

Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur les politiques de lutte contre les trafics de stupéfiants, tant en France qu'à l'échelle internationale ? Nous aimerions en particulier vous entendre sur la lutte contre l'offre de nouveaux produits et les nouveaux types de trafics.

Par ailleurs, quelle part les saisies représentent-elles par rapport à l'ensemble des trafics ?

Enfin, que suggérez-vous au législateur pour vous aider dans votre tâche ?

Colonel Pierre Tabel, adjoint du sous-directeur de la police judiciaire à la direction générale de la gendarmerie nationale . - Je représente le général Michel Pattin, en mission à l'étranger.

Pour la gendarmerie nationale, qui travaille de manière très conjointe avec la direction centrale de la police judiciaire, la difficulté est que la guerre contre la drogue est un combat sans fin. Les saisies de drogue se multiplient. Le marché nourrit bien ses acteurs : sans parler des grands trafiquants, nous estimons qu'un guetteur dans une cité peut gagner 100 euros par jour et un revendeur 1 000 euros ou plus. Chaque année, nous interpellons, dans le cadre d'enquêtes liées aux stupéfiants, entre 140 000 et 150 000 personnes, dont 80 % sont des consommateurs. La production de cannabis est en légère augmentation, notamment en Afghanistan. Nous avons découvert, en région parisienne et en province, des entrepôts dans des lieux de stockage difficiles à détecter, notamment dans les zones dont la sécurité est confiée à la gendarmerie nationale.

La France est un marché de consommation important, surtout pour le cannabis. Les jeunes de dix-sept à vingt ans sont particulièrement touchés par rapport à ceux des pays voisins. Nous estimons à 1,2 million le nombre d'usagers réguliers de cannabis et à au moins 550 000 celui des usagers quotidiens.

Notre pays compte 300 000 consommateurs de cocaïne contre trois fois plus dans les pays voisins, notamment le Royaume-Uni, l'Espagne et le Danemark.

La France est aussi un pays de transit entre les pays de production (Afghanistan, Maroc, Turquie, Pays-Bas) et les pays voisins.

À partir des faits, des saisies et des affaires judiciaires, nous considérons qu'il y a une assez grande disponibilité des produits stupéfiants au plan national et que la tendance à la baisse des prix favorise leur diffusion, même au-delà des grands centres urbains, à tel point que de plus en plus d'affaires concernent les agriculteurs. De même, dans la pêche, métier très dur, la consommation de cocaïne est assez importante. Ainsi, cette forme de criminalité, très urbaine au départ, s'étend. Cette tendance concerne aussi les zones de stockage.

Dans les collectivités d'outre-mer, la consommation de stupéfiants est importante et le trafic en provenance notamment d'Amérique du Sud est préoccupant.

Le nombre de personnes mises en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants a progressé de 7,8 % en 2010 et celui du nombre d'usagers-revendeurs de 16,44 %. En 2009, les personnes mises en cause étaient à 94 % des hommes, de nationalité française, dont 69 % avaient une profession. Enfin, 80 % des usagers appartiennent à la tranche des quinze à vingt-neuf ans.

Colonel Marc de Tarlé, chef du bureau des affaires criminelles à la direction générale de la gendarmerie nationale . - Il y a aussi un marché important de l'héroïne, qui est associée à la cocaïne pour permettre la « descente ». On peut donc parler d'un polyusage des produits stupéfiants.

Pour le cannabis, la part de la résine est tombée de 90 % à 60 %, tandis que celle de l'herbe est passée de 10 % à 40 %. Or, cette herbe a une teneur très importante en THC (delta-9-tétrahydrocannabinol), jusqu'à sept fois plus que la résine.

S'agissant des drogues de synthèse, on constate une véritable « course contre la montre », dans la mesure où, quand un chimiste invente une nouvelle molécule qui a des effets toxicologiques, elle n'est pas immédiatement classée comme produit stupéfiant.

L'action de la gendarmerie s'inscrit notamment dans le cadre du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies, piloté par le ministère de l'intérieur, qui a permis la nomination d'un délégué national à la lutte contre le trafic de drogue et la mise en place d'un groupe opérationnel. Les directives sont de diagnostiquer et de cartographier des zones « sensibles » et d'y organiser des actions de déstabilisation, ou « coup-de-poing » : dans le cadre des plans départementaux, huit cents actions ont été menées en 2010, sur la base de contrôles d'identité et de fouilles de véhicules.

La gendarmerie a fait un effort pour axer son action sur le démantèlement de réseaux, notamment d'équipes structurées. En synergie avec la police nationale, elle participe au renforcement de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants.

La lutte contre le trafic de stupéfiants doit être totale, c'est pourquoi nous ne négligeons pas la prévention. Ainsi, depuis leur création en 1990, six cent soixante-dix formateurs relais antidrogue ont été formés et ils ont touché environ 7 millions de personnes, notamment des jeunes, dans divers milieux. Le dispositif SAGES - « Sanctuarisation globale de l'espace scolaire » - permet en outre d'aller au coeur des établissements classés les plus sensibles en zone relevant de la gendarmerie.

Nous travaillons sur l'ensemble du spectre des stupéfiants, en faisant un effort, je l'ai dit, sur les équipes structurées pour lesquelles nous avons largement recours à la rémunération d'informateurs, qui permet un traitement efficace. Nous utilisons également tous les dispositifs permis par la loi (captation d'images et sonorisation), car ils sont très efficaces. La gendarmerie participe aussi au dispositif du service interministériel d'assistance technique, surtout pour son volet infiltration.

Nous nous efforçons de traiter le phénomène inquiétant des « go fast », ces convois de véhicules puissants et ultrarapides qui convoient de la drogue en passant en force sans se dissimuler et en n'hésitant pas à foncer sur les forces de l'ordre. Cette menace émergente provient notamment de certaines cités. Le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale s'est spécialisé dans les interpellations de ces véhicules, dont plusieurs ont été interceptés en 2009 et 2010.

Nous fonctionnons beaucoup par le biais de la trentaine de cellules d'enquête qui luttent contre le « haut du spectre », le but étant d'identifier et d'interpeller des individus qui trafiquent jusqu'à l'âge de trente ans, puis se reconvertissent après avoir blanchi le fruit de leur activité.

La gendarmerie s'emploie également à lutter contre tous les avoirs criminels, grâce à la plate-forme d'identification des avoirs criminels et l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, récemment créée. Nous avons fourni un effort en matière de saisie du patrimoine. En effet, outre les peines de prison, la saisie du produit de leur crime est ce qui fait le plus de mal aux délinquants. À ce titre, 7 millions d'euros liés au trafic de stupéfiants ont été saisis en 2009, et 13,7 millions d'euros en 2010. Les investissements à l'étranger nécessitent une coopération internationale qui peut poser certaines difficultés.

Chaque fois que nous le pouvons, nous intégrons des équipes communes d'enquête comme celle qui travaille actuellement sur le trafic de stupéfiants.

Nous intégrons enfin les dispositifs internationaux.

M. Patrick Hefner, contrôleur général, chef du pôle judiciaire « Prévention et partenariat » à la direction générale de la police nationale . -Le pôle dont j'ai la charge fait l'interface avec la direction centrale de la police judiciaire, plus particulièrement les services de M. Bernard Petit.

Parmi les structures périphériques qui apportent une aide essentielle à la lutte contre les stupéfiants, je mentionnerai tout d'abord celles qui sont destinées à l'impulsion et à la coordination.

La Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie est chargée de la gestion des crédits interministériels et d'un fonds de concours alimenté par les saisies, ce qui motive les services et leur permet d'acheter des matériels performants pour lutter contre les trafics. Ainsi, pour l'exercice 2011, la police nationale pourra prétendre à 800 000 euros de crédits interministériels et à 7,160 millions d'euros de fonds de concours.

Le délégué national à la lutte contre le trafic de drogue, institué par un décret du 22 février 2011, a pour mission, en liaison avec la mission interministérielle, d'animer le plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies, esquissé en 2009.

Composée d'un commissaire divisionnaire et d'un commandant de police, la Mission de lutte anti-drogue prépare les actions du ministère en matière de prévention et d'information du public et propose les stratégies qu'il convient d'adopter aux plans national et international afin d'éclairer tant le directeur général de la police nationale que le ministre.

Quel que soit le niveau des affaires, nous devons impérativement être renseignés, le trafic de stupéfiants étant, par définition, une infraction occulte. Pour cela, nous disposons de structures internationales et nationales.

Je citerai d'abord les officiers de liaison à l'international, dont la structure la plus développée se trouve en Espagne (Madrid, Malaga, Barcelone et Alicante), ce pays étant, notamment en matière de cannabis, la plaque tournante du système d'alimentation français.

Les attachés de sécurité intérieure peuvent également être sollicités en fonction des besoins.

Le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants, implanté à Lisbonne, auquel participent sept pays de l'Union européenne (France, Irlande, Royaume-Uni, Espagne, Italie, Portugal et Pays-Bas) avec un pays observateur, le Maroc, a pour objectif la répression du trafic illicite dans l'Atlantique. Depuis sa création, le 1er juillet 2007, il a permis de faire aboutir deux cent trente dossiers, de saisir 45 tonnes de cocaïne et 37 tonnes de cannabis, et de procéder à vingt-neuf saisies maritimes, ce qui n'est pas négligeable.

Le Centre de coordination pour la lutte anti-drogue en Méditerranée, dont l'objectif principal est la lutte contre le trafic illicite en Méditerranée, a quelque difficulté à se positionner du fait de la conjoncture actuelle dans cette zone et de la défection de certains de nos partenaires, notamment l'Italie et la Grèce. Pour autant, son activité n'est pas négligeable puisque 3,7 tonnes de cannabis et 400 kilogrammes de cocaïne ont été saisis.

Au plan national, un de nos gros soucis est de recenser le renseignement, de l'analyser, de le finaliser et de le restituer aux services de police et de gendarmerie, les structures étant généralement mixtes.

Le service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique de la criminalité organisée s'est substitué à l'unité de coordination et de recherches anti-mafia. Ses actions recouvrent largement, sans les traiter exclusivement, les aspects liés aux stupéfiants.

La division du renseignement et de la stratégie, créée le 1er septembre 2010, relève d'une des préconisations du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies.

J'en viens aux structures qui « épousent » et répriment la sphère des avoirs criminels. Négliger les avoirs criminels accumulés par les trafiquants, c'est leur permettre de jouir en toute quiétude de sommes importantes à leur sortie de détention. Épouser les aspects des avoirs criminels a donc constitué une révolution culturelle dans les services de police et de gendarmerie. Le trafic de stupéfiants est extrêmement rémunérateur. Deux exemples : 900 000 euros ont été retrouvés dans une cage d'escalier à Villepinte ; des actes authentiques attestant d'acquisitions immobilières dans les Émirats arabes Unis ont été découverts dans la selle d'un scooter sur lequel se trouvaient deux personnes impliquées dans un trafic de stupéfiants dans une cité de l'Est parisien. Le chiffre d'affaires du trafic de cannabis en France est estimé à 1 milliard d'euros, ce qui suscite bien des convoitises.

Nous nous sommes aperçus que les trafiquants s'adaptent. Ils sont, par exemple, rarement propriétaires du véhicule de luxe qu'ils utilisent, ayant plutôt créé une société à responsabilité limitée qui le loue au Luxembourg ou en Allemagne. Il est donc très important de nous adapter à ces évolutions.

Une fois les stupéfiants saisis, l'affaire ne fait que commencer, car il est essentiel de rechercher tous les avoirs criminels accumulés. Plusieurs outils nous le permettent.

Les organismes bancaires pour l'essentiel, mais aussi les notaires, signalent des dépôts en espèces douteux et des comptes au fonctionnement atypique au service d'enquête TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), créé en 1990.

Créés en 2004, les groupements d'intervention régionaux consacrent plus de la moitié de leur activité à mettre en évidence les avoirs criminels résultant du trafic de stupéfiants. Depuis leur création, 6 000 opérations ont été recensées, ainsi que 35 000 gardes à vue dont plus de 8 200 ont été suivies de mises sous écrou ; 2 819 véhicules ont été saisis, ainsi que 166 millions d'euros de numéraires, de valeurs mobilières et immobilières ; et 6 136 vérifications fiscales ont été proposées.

Service très pointu, la plate-forme d'identification des avoirs criminels s'est livrée à un travail de bénédictin en recherchant, au travers des conventions bilatérales, le moyen de procéder à des saisies bancaires et immobilières. Les informations très précises qu'elle a fournies nous ont permis, par chancelleries interposées, de procéder à des saisies à l'étranger, par exemple en Thaïlande et dans la péninsule arabique.

Créée par la loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués alimente le fonds de concours et gère tous les fonds et produits saisis et confisqués. Placée sous l'autorité d'un magistrat, c'est une structure mixte qui compte également des gendarmes et des agents du domaine, du fisc et des douanes.

Une structure nouvelle constituée de cinquante-trois agents de la direction générale des finances publiques est dédiée à quarante-trois quartiers « sensibles » dans dix-huit départements. Sa mission principale est de mettre en évidence, grâce aux services de police et de gendarmerie, les activités lucratives non déclarées. En un an et trois mois d'existence, elle a permis de procéder à 3 438 contrôles et à des redressements de droits et pénalités à hauteur de 1,150 million d'euros.

Enfin, en autorisant la taxation des saisies et des éléments du train de vie, la loi de finances rectificative pour 2009 permet à l'administration fiscale d'imposer toute personne trouvée en possession de stupéfiants.

S'agissant enfin des structures de formation et d'information à destination du public, je ne parlerai que des policiers formateurs anti-drogue : deux cent soixante-sept de ces cinq cent douze fonctionnaires sont dédiés à l'information des parents d'élèves, des élèves et des enseignants dans les collèges et les lycées. En 2010, notre auditoire a été de 112 542 personnes. L'information dispensée est très prisée des parents qui découvrent le monde des stupéfiants. Le savoir unanimement reconnu de ces fonctionnaires est également très apprécié à l'étranger.

M. Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière à la direction générale de la police nationale . - Je tiens à votre disposition les organigrammes des services de police judiciaire (hommes et structures), ainsi que le bilan des saisies et celui des interpellations d'usagers et de trafiquants pour les années 2009 et 2010.

Pour ma part, j'ai à connaître de l'activité de plusieurs structures : l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants ; l'Office central de lutte contre le crime organisé ; l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière ; le service interministériel d'assistance technique, en charge des infiltrations dans les réseaux ; le service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique de la criminalité organisée, qui tente de définir des stratégies pour informer les décisionnaires ; la plate-forme d'identification des avoirs criminels.

Dans cette importante activité, assez complexe, l'aspect financier n'est plus jamais détaché de l'aspect criminel. Jusqu'en 2006, un distinguo était opéré entre les enquêtes criminelles et les enquêtes financières ; aujourd'hui, ce n'est plus le cas : elles sont systématiquement simultanées. Cette réforme très importante permet de saisir le patrimoine et les avoirs criminels le plus rapidement possible.

Bien qu'il existe des milliers de produits stupéfiants - rien que pour 2010, quarante nouvelles molécules susceptibles d'être utilisées par des consommateurs ont été détectées et identifiées -, la consommation et le trafic en France restent organisés autour de trois produits phares : le cannabis (herbe et résine), la cocaïne et l'héroïne.

Certes, les drogues de synthèse (ecstasy et dérivés d'amphétamines) sont un sujet de préoccupation et des saisies et des interpellations sont menées. De nouvelles molécules apparaissent tous les jours, commercialisées sur internet par des réseaux très difficiles à identifier, sans compter que celles qui ne sont pas classées rapidement permettent à des gens d'entrer dans la toxicomanie de façon légale ! Néanmoins, d'après les statistiques, les drogues de synthèse n'ont pas le même impact que la cocaïne, l'héroïne et la résine de cannabis.

La France est, en Europe, un marché de consommation de stupéfiants de première importance, estimé entre 2 et 2,5 milliards d'euros. Le premier marché est celui du cannabis : entre 200 et 300 tonnes de résine doivent être acheminées chaque année pour satisfaire la consommation française, ce qui représente une valeur comprise entre 800 millions et 1 milliard d'euros, soit beaucoup d'argent ! La consommation française de cocaïne nécessite d'acheminer de 15 à 20 tonnes par an, pour une valeur estimée à 800 millions d'euros. Enfin, les consommateurs d'héroïne ont besoin de 8 à 10 tonnes par an, soit un marché de 200 millions d'euros.

D'après les études de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, corroborées par celles de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies basé à Lisbonne, la France compte 1,2 million d'usagers réguliers de cannabis et au moins 550 000 usagers quotidiens. Toutes ces données montrent l'ampleur du phénomène.

La France est également un pays de transit. La résine de cannabis part du Maroc, traverse l'Espagne, la France et se propage en Europe, la France et l'Espagne en absorbant une grande quantité au passage.

La France est aussi un pays de transit pour les drogues de synthèse et l'héroïne. Cette dernière provient d'Afghanistan, remonte par la route des Balkans, « tape » en Allemagne, puis « rebondit » aux Pays-Bas où se trouvent les structures commerciales permettant une diffusion dans le reste de l'Europe : le marché britannique en tête, puis la France, l'Espagne, l'Italie, etc. Environ 80 % de l'héroïne consommée dans nos cités et dans le Sud du pays viennent des Pays-Bas et du Nord de la Belgique.

Notre pays permet aussi de faire « rebondir » la cocaïne vers d'autres pays de l'Union européenne, les deux portes d'entrée principales restant l'Espagne et les Pays-Bas.

Produite uniquement par les pays andins - Colombie, Pérou, Bolivie et peut-être une zone en Équateur -, la cocaïne est transportée par voie maritime ou aérienne. Autrefois, elle arrivait d'Espagne d'où elle se répandait dans l'ensemble de l'Europe. Aujourd'hui, grâce aux dispositifs des États, notamment français, un « bouclier » permet d'entraver les arrivées massives. Grâce à la mutualisation des officiers de renseignement que nous avons déployés en Amérique du Sud et à l'antenne de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants créée à Fort-de-France, qui regroupe des gendarmes, des policiers, des douaniers et des marins, nous arrivons à intercepter et à détourner nombre de bateaux de la zone Caraïbe qui avaient vocation à traverser l'Atlantique pour venir chez nous. Le Centre opérationnel d'analyse et de renseignement maritime pour les stupéfiants surveille l'océan Atlantique pour empêcher les bateaux transportant des cargaisons de cocaïne d'arriver chez nous. Ce dispositif est complété par la création de deux nouvelles antennes, à Dakar et à Accra, qui nous aident à « verrouiller » l'Afrique de l'Ouest et le Golfe de Guinée afin de repousser les bateaux le plus loin possible.

Ce « bouclier Caraïbe » produit aujourd'hui ses effets. Mais si la France est bien placée, sur la façade atlantique, pour la lutte contre la cocaïne, avec l'Espagne, le Portugal et la Grande-Bretagne, il n'en est hélas pas de même pour la lutte contre l'héroïne qui provient d'Afghanistan par la route des Balkans. D'où la nécessité d'une solidarité européenne par le biais de partenariats : pour lutter efficacement, il faut partager les responsabilités et les actions de façon organisée.

La forte demande de stupéfiants est aussi un élément de fragilisation de la sécurité intérieure nationale. Le trafic génère énormément d'argent et les groupes criminels se structurent très rapidement. En seulement deux ans, un groupe criminel né du trafic de résine de cannabis atteint une maturité et un développement problématiques qui nécessitent l'intervention, non d'un commissariat ou d'une unité de gendarmerie territoriale, mais d'unités spécialisées.

Je m'arrête sur le bilan des saisies numéraires. En 2010, 39 millions d'euros d'avoirs criminels ont été saisis en France. Cet effort a été consenti par la police et la gendarmerie à parts égales. D'année en année, notre pays améliore ses résultats. Le dispositif est donc dans une phase très performante et va être complété par l'action de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, créée récemment, qui va gérer les biens saisis, notamment immobiliers, ce qui facilitera les saisies auxquelles nous renoncions pour des difficultés de gestion. Nous espérons donc que le montant des saisies augmentera dans les années à venir.

L'internationalisation des trafics est patente. Ils ont changé d'échelle : autrefois, de petites équipes achetaient leur produit en France ou en Espagne où se trouvaient leurs contacts et distribuaient 100 kilogrammes de résine dans une cité ; aujourd'hui, les équipes descendent en Espagne, ont des contacts avec des Français de souche marocaine ou algérienne, voire avec des Colombiens, ce qui leur permet d'accéder à différents produits de qualité satisfaisante et à des prix compétitifs.

J'insiste enfin sur le fait que les pouvoirs publics ne doivent pas se focaliser sur les produits. Certes, le cannabis est un sujet de santé publique et de prévention ; on peut toutefois comprendre que, si l'on a des enfants, trouver une barrette de cannabis n'a pas la même signification que trouver une seringue et un coton ensanglantés. Le débat sur les drogues dures et les drogues douces est légitime, on peut l'entendre. Néanmoins, ce qui compte, ce sont les réseaux criminels qui apportent ces produits chez nous : ces criminels se moquent de notre appréciation du produit et de sa dangerosité, ils trafiquent, ils font de l'argent !

Les trafiquants de cannabis ont progressé et diversifié leurs produits : ils ramènent l'héroïne des Pays-Bas, ils remontent la cocaïne d'Espagne. Mes camarades gendarmes et policiers vous le diront : en Espagne et en France, beaucoup de règlements de compte sont liés au trafic de cannabis. Ces réseaux criminels sont très dynamiques, très organisés et disposent d'une manne financière extrêmement importante. Et comme ils mettent moins de deux ans à se structurer à l'international - à blanchir l'argent, à acheter de l'armement et des faux papiers -, le travail de démantèlement est extrêmement difficile.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Pensez-vous qu'une politique contraventionnelle en direction des « petits porteurs » ou des consommateurs permettrait de marquer plus facilement les jeunes qui sont dans une première approche de consommation ?

Par ailleurs, les collèges sont-ils le meilleur endroit pour sensibiliser nos jeunes ? Le temps d'information n'y est-il pas vécu, d'abord, comme un instant de détente ?

Enfin, quel impact des centres d'injection supervisés auraient-ils sur votre activité ? Cela nécessiterait-il des modifications réglementaires ou législatives du régime juridique de la consommation des stupéfiants ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La coopération entre vos services et vos homologues européens est-elle efficace ?

Quels contacts avez-vous avec le Maroc ?

Enfin, avez-vous une idée du coût de tous les organismes qui luttent contre les trafics ?

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - En moins de deux ans, dites-vous, des hommes et des femmes arrivent à créer une entreprise multinationale qui fonctionne parfaitement bien ! Quand on voit le mal qu'ont nos jeunes aujourd'hui à s'installer à leur compte pour travailler honnêtement et gagner une misère, on se dit que quelque chose ne va pas !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Les réseaux de santé que le groupe d'études sur la prévention et la lutte contre la toxicomanie de l'Assemblée nationale a auditionnés nous ont communiqué des montants inférieurs à ceux que vous avez cités sur les revenus des trafiquants. D'après eux, les guetteurs gagnent à peine 20 % de plus que les minima sociaux. D'où tenez-vous vos données ?

La drogue est avant tout un problème de santé publique. Comment les gamins de cinquième et de quatrième vous perçoivent-ils lorsque vous arrivez au collège, où vous renvoyez l'image de l'ordre public et de l'autorité ? Avez-vous des retours « de terrain », en particulier des enseignants ?

Colonel Pierre Tabel . - Les retours des enseignants sur le dispositif des formateurs relais antidrogue sont globalement positifs.

Je suis bien incapable de vous dire quel est l'impact réel de ces formations sur les préadolescents et les jeunes adolescents que nous rencontrons. Dans la mesure où 42 % des jeunes de dix-sept à vingt ans sont usagers de cannabis, ces formations ne sont certainement pas assez efficaces, mais si elles n'existaient pas, ce serait une lacune dans le dispositif et ce taux serait probablement plus élevé...

Il fut un temps où nous n'étions pas bien accueillis dans les collèges ; ce n'est plus le cas car le problème est réel. Mais il serait intéressant que nous puissions faire des sondages auprès des enseignants.

Bref, si le dispositif est perfectible, il est nécessaire.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Après votre passage, il faudrait distribuer des questionnaires à destination des enfants et des adolescents afin de savoir ce qu'ils ont retiré de l'information que vous leur avez dispensée.

Colonel Pierre Tabel . - Je ne suis pas convaincu qu'ils répondraient au questionnaire de manière sincère.

Mes propres enfants, préadolescents et adolescents, se sentent très concernés et parlent beaucoup de ces questions. Selon moi, la sensibilisation doit d'abord se faire dans la famille. Les gendarmes et les policiers formateurs viennent en complément.

M. Patrick Hefner . - On n'imagine pas le nombre de parents qui, dans le cadre de ces conférences dans les collèges et les lycées, ont découvert la toxicomanie de leur enfant ! Nos interventions suscitent toujours des questions chez les parents.

Les médecins peuvent aussi alerter sur la dangerosité de ces produits. Mais nous-mêmes ne manquons jamais de souligner les incidences que ces produits peuvent avoir sur la santé.

Lors d'une émission télévisée, un grand acteur de cinéma à qui il était demandé comment il avait vécu son interpellation par la brigade des stupéfiants a répondu : « c'est la première fois que je me suis dit que j'étais en marge de la société, que ce que je faisais était illicite ». De même, un grand nombre de jeunes consommateurs de cannabis, au gré de nos interventions, prennent conscience qu'à chaque fois qu'ils fument, outre qu'ils détruisent leur santé, ils commettent un délit !

Que deux ou trois jeunes seulement, dans un auditoire d'une centaine, décident, grâce à notre discours, de s'abstenir ou de stopper leur consommation est pour nous la preuve que nous accomplissons notre mission.

M. Daniel Vaillant, député . - Mon propos n'est pas de mettre en cause les formateurs qui interviennent dans les collèges, mais de savoir sur quel terrain s'exerce la prévention sanitaire et sociale. Étant opposés à la consommation de toute drogue, nous devrions aussi agir à l'Assemblée nationale et au Sénat, quelles que soient nos traditions, pour lutter contre la consommation excessive d'alcool. En attendant, je voudrais être sûr qu'on met les écoliers et les collégiens en garde contre les méfaits de l'alcoolisme, même si, parce que la vente d'alcool est licite, elle ne donne pas lieu à un trafic et permet même à l'État de prélever des taxes.

Outre l'école et la structure familiale, n'oublions pas un autre maillon : un service civique obligatoire de courte durée permettrait aux garçons comme aux filles de recevoir une information de sécurité sanitaire sur l'utilisation des produits illicites ou licites.

Colonel Marc de Tarlé . - Les formateurs relais antidrogue interviennent également dans des expositions, ainsi que dans les administrations. À l'école, la prévention en matière d'alcool s'effectue plutôt dans le cadre de l'initiation à la sécurité routière. Les gendarmes, dont le rôle est de rappeler la loi, sont formés de manière spécifique pour inciter les jeunes à prendre conscience de tous les dangers et à se montrer le plus responsables possible.

La création de centres d'injection supervisés, expérimentée dans plusieurs pays, n'est pas une solution appropriée. Selon l'Organe international de contrôle des stupéfiants, elle discrédite le discours de prévention et, partant, toute la pédagogie destinée à lutter contre l'usage de stupéfiants.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Puisque la plupart des jeunes consommateurs assimilent le rappel à la loi à une absence de sanction, pourquoi ne pas renoncer à l'incrimination délictuelle et leur infliger plutôt des amendes contraventionnelles à payer immédiatement par les parents ?

M. Bernard Petit . - Parmi les personnes interpellées, les usagers sont la majorité ; il faut donc envisager un traitement de masse. Actuellement, nous préférons aux sanctions réelles un rappel à la loi. Étant moi-même favorable à la répression - bien que très attentif, ce qui n'est pas contradictoire, à la prévention, aux soins et à la réduction des risques -, je ne suis peut-être pas le mieux placé pour vous répondre. La disparition de l'incrimination délictuelle ferait perdre à nos collègues des brigades territoriales ou des commissariats, qui sont en contact avec l'usager, la possibilité de remonter au moins un échelon dans la filière, et d'atteindre le petit trafiquant implanté dans une rue ou une barre d'immeubles, où il cause déjà des dégâts. En revanche, elle serait sans effet sur ceux qui enquêtent sur le trafic national ou international et mènent des actions d'entrave aux arrivages massifs.

Madame Françoise Branget, le coût de la lutte contre la toxicomanie n'a pas été calculé, ce que je regrette, car cette donnée manque à notre réflexion. Pour que le montant soit exact, il faut aussi prendre compte le coût des procédures juridiques, celui des gardes à vue et le temps de travail des magistrats. La lutte contre la toxicomanie est un investissement dont il serait intéressant de connaître le rendement.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Selon le directeur de la prison de Fleury-Mérogis, où je me suis rendu il y a quelques jours, 70 % de la population incarcérée sous tous les régimes, y compris les femmes et les jeunes, sont liés au trafic de stupéfiants. La maison d'arrêt des femmes est remplie de « mules ».

Colonel Pierre Tabel . - Le projet de loi relatif à la garde à vue que vous examinerez dans quelques jours réduira sensiblement le nombre de gardes à vue, lequel diminuerait encore si les revendeurs étaient seulement soumis à une contravention. La présence d'un avocat pendant la procédure compromettra en outre la possibilité de découvrir le nom d'un revendeur et de remonter ainsi un maillon de la chaîne. La contraventionnalisation pèserait lourd en termes d'efficacité. En outre, certains dérivés du cannabis, à forte teneur en tétrahydrocannabinol sont de plus en plus dangereux.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pour le gros trafic, le projet de loi prévoit certaines dérogations à l'intervention de l'avocat.

Venons-en à la question de Mme Brigitte Bout : pourquoi les jeunes se lancent-ils dans ce trafic ?

M. Bernard Petit . - Certains jeunes perçoivent les réseaux comme une alternative au développement. Ils nous expliquent leur parcours quand nous les rencontrons afin de recruter des sources. Dans la cité, ils commencent par servir de chauffeur au petit trafiquant, avant de « dealer » eux-mêmes. Ils servent ensuite de « nourrices », ce qui leur permet de vivoter. De toute façon, ils n'ont pas d'autres sources de revenus, n'ayant jamais travaillé, et n'accèdent aux droits sociaux que par leur famille.

Un jour, ils franchissent un cap en réalisant une transaction. Certains commencent par une infraction non liée aux stupéfiants pour financer une opération qui, elle, y est liée et leur permet de tripler ou de quadrupler leur mise. Par la suite, ils trouvent la filière qui leur permet de réceptionner et de stocker la marchandise en provenance d'Espagne ou du sud de la France. Plus tard, ils descendent en Espagne. D'abord, ils font « l'ouvreuse » pour le convoi qui remonte le cannabis. Puis ils conduisent la voiture « porteuse », avant de devenir chefs de convoi.

Ils gagnent vraiment de l'argent le jour où ils voyagent entre Malaga et Paris, la Seine-Saint-Denis, Strasbourg ou Dole. Avec les copains qui ont servi de manoeuvres, ils montent leur propre réseau, qui écoule 40 à 100 kilogrammes. En deux ans, ils sont devenus chefs. Ils ont un adjoint et un complice en Espagne, où ils louent une maison et des voitures. En cas de besoin, ils commandent un « carjacking » sur l'Audi Q7 d'une personne totalement étrangère au trafic, ce qui provoque une délinquance accessoire.

Même quand ils ne sont encore que deuxième couteau dans une équipe, il est difficile de les recruter comme source. Pourquoi travailleraient-ils pour nous ? Ils ont des revenus réguliers. Même s'ils ne touchent pas encore 100 000 euros à 150 000 euros par mois, comme les grands chefs de réseaux, ceux-ci ont tous les jours besoin de « go-fast », qui ne sont d'ailleurs qu'un vecteur parmi d'autres.

Mme Brigitte Bout, sénatrice . - Enseignants et éducateurs ne pourraient-ils pas déceler chez ces jeunes une certaine énergie et un sens de l'organisation, qui sont tout de même des valeurs positives, car développer une affaire en démarrant de peu, c'est bien la démarche d'un chef d'entreprise ?

M. Bernard Petit . - On ne peut nier qu'une certaine énergie pousse ces jeunes à gagner de l'argent, mais voyons la réalité. Tous ceux qui pratiquent les écoutes savent qu'ils ne se lèvent jamais avant onze heures ou midi et se couchent vers trois ou quatre heures du matin. Même s'ils déploient une énergie farouche pour gagner de l'argent très vite, comme on peut le faire dans le monde du spectacle ou du football, ils ne font aucun effort au quotidien.

À la différence du métal ou du bois, le cannabis ne nécessite pas de travailler un produit et il permet de faire une véritable « culbute ». Un commerçant, qui travaille au moins dix heures par jour, ou un restaurateur, qui se lève tôt pour aller aux halles, mettent du temps pour dégager du profit. On ne peut les comparer à quelqu'un qui se contente, trois jours par mois, de remonter d'Espagne de la résine de cannabis, quitte à prendre des risques ou à tuer. L'énergie que celui-ci déploie n'a rien de positif, et le profit qu'il dégage tient seulement au fait qu'il convoie un produit extrêmement rentable. Il n'y a rien de commun entre l'énergie de quelqu'un qui ne cherche qu'à s'affranchir de la loi et celle d'un chef d'entreprise.

Colonel Marc de Tarlé . - Au niveau international, l'action des réseaux, qui sont très structurés, est inquiétante : usage des armes sur la guardia civil ; attaque d'une équipe de transfèrement, dans le Nord de la France, pour faire évader un complice ; corruption au Maroc, ce qui compromet la collaboration internationale. En outre, pour éviter qu'on ne les repère ou qu'on ne saisisse leurs avoirs, certains délinquants conservent un train de vie relativement chiche lorsqu'ils sont en France, alors qu'ils possèdent des chaînes d'hôtel à l'étranger. Manifestement, on peut encore progresser en matière de collaboration internationale.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Sur le terrain, certains trafics s'effectuent au vu de tous. Dans un quartier de ma circonscription, les habitants savent parfaitement qui chapeaute le réseau. Telle personne, qui possède une villa au Maroc, mène tranquillement ses affaires sans que la police intervienne. Celle-ci fait-elle preuve de laxisme ou achète-t-elle la paix sociale ? Des trafiquants qui roulent en X5 ou X6 ne sont pas difficiles à repérer dans un quartier où tout le monde touche le revenu de solidarité active. Chaque jour, à ma permanence, je reçois des habitants qui dénoncent leur présence.

M. Patrick Hefner . - Selon l'Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime, un effort significatif a été accompli par le Maroc. La surface de culture du cannabis a été réduite de 130 000 hectares à 64 000 hectares, et les quantités saisies ont considérablement augmenté. En 2010, les autorités locales ont mis la main sur 100 tonnes de marchandises, quand nous en avons saisi 56, ce qui montre que, malgré certaines difficultés propres au pays, elles sont engagées dans la lutte.

En France, si la police peut donner l'impression de laisser perdurer des trafics, c'est que les enjeux sont importants. Dans certaines cités, il arrive qu'une équipe cède une cage d'escalier pour 50 000 euros ; si l'on n'y veille pas, en moins de vingt-quatre heures, une autre équipe succède à celle qu'on vient d'arrêter. D'où la création par la police nationale de « groupes cités ».

M. Bernard Petit . - Cela dit, la situation que vous évoquez est anormale : habituellement, les groupes ne roulent pas en 4x4 sur les lieux de trafic, les responsables préférant les laisser en Espagne où ils mènent la belle vie. À mon sens, les trafiquants que vous décrivez commettent des erreurs de débutants. Transmettez-nous leur identité. Un groupement d'intervention régional leur demandera de justifier leurs ressources.

Colonel Pierre Tabel . - Des enquêtes menées en Seine-Saint-Denis révèlent que tous les 4x4 utilisés dans ce contexte sont des véhicules de location. Nous discutons actuellement avec la justice pour savoir où placer le curseur entre l'exaspération des citoyens et la nécessité de disposer de charges suffisantes pour faire condamner les intéressés. Si l'on intervient trop vite, leur dossier ne sera pas assez lourd et ils seront aussitôt remis en liberté. On n'a donc pas d'autre choix que d'accumuler les preuves, au grand dam des habitants.

Si l'on arrête tous les quinze jours un « chef militaire » de l'ETA, c'est qu'à peine incarcéré, il est aussitôt remplacé par un autre. Le phénomène est le même dans les réseaux de trafic de drogue, où les places ne restent jamais vacantes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie.

MERCREDI 6 AVRIL 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition du docteur William Lowenstein, directeur général de la clinique Montevideo à Boulogne-Billancourt

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous débutons cet après-midi en auditionnant l'un des plus éminents spécialistes français des problèmes de toxicomanie, le docteur Lowenstein, qui dirige le Centre Montevideo à Boulogne-Billancourt, clinique spécialisée dans les soins aux usagers de drogues.

Nous souhaiterions connaître votre expertise sur ce sujet, Docteur, mais aussi votre opinion sur les politiques de lutte contre la toxicomanie, opinion que je crois très critique et qui nous donnera sûrement matière à réflexion et à débat.

Vous avez la parole.

Docteur William Lowenstein . - Je vous remercie de votre invitation. Votre mission, d'après ce que j'ai pu en lire, recueille le savoir théorique et pratique des experts, scientifiques, responsables, spécialistes et intervenants. J'espère que cette approche vous permet une juste lecture de l'état des lieux et une définition précise des concepts: usage, abus, dépendance, méthodologies, prévention, soins, réduction des risques et répression- ainsi que des approches de politique de santé publique avec son versant légal et judiciaire -prohibition, criminalisation ou décriminalisation, dépénalisation ou pénalisation, libéralisation, légalisation...

Pour les médecins et les scientifiques, le travail de précision que vous menez est toujours un préalable nécessaire à toute synthèse ou décision, afin de ne pas laisser nos esprits se brouiller par des positions idéologiques ou dogmatiques.

Même s'il s'agit d'un réflexe plus journalistique que médical dont je vous prie de m'excuser, je souhaiterais, si vous en êtes d'accord, vous délivrer les trois messages principaux de mon intervention. Je me permettrai ensuite de me présenter, avant de survoler rapidement les évolutions cliniques constatées actuellement et de conclure sur la nécessité de faire évoluer notre politique de santé en matière d'addictions.

Quels sont les trois points essentiels à mes yeux ? Il s'agit de reconnaître l'addiction comme une maladie, de s'assurer de la qualité du recueil des données et d'un observatoire français des drogues et des toxicomanies indépendant, enfin de changer de cap pénal.

Reconnaître la dépendance -et plus précisément l'addiction au stade des dépendances- comme une affection de longue durée ouvrant la prise en charge à 100 % par la sécurité sociale et conduisant les mutuelles et assurances à ne plus exclure l'addiction de leurs garanties, de leurs emprunts ou de leurs assurances me paraît, en 2011, plus que nécessaire. Ce qui fut fait pour le VIH sida doit pouvoir l'être pour les addictions qui touchent entre dix à cent fois plus de personnes.

Second point : continuer à appuyer nos analyses et décisions thérapeutiques ou de santé publique sur des études épidémiologiques incontestables. Le départ récent -pour ne pas dire la révocation- du président de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le docteur Jean-Michel Costes, après quinze ans d'un extraordinaire travail d'organisation de recueil des données, de prospection et de publications indiscutables, choque profondément la communauté des addictologues et des intervenants. Comment débattre sereinement si l'Observatoire français perd son indépendance, si les chiffres sont discutables ?

Le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), M. Etienne Apaire, annonce une diminution de l'usage du cannabis et une consommation modérée de la cocaïne en France. Nous aimerions le croire sans avoir à en douter !

Mon troisième et dernier message préliminaire concerne le changement de cap. Après quarante ans de pénalisation, il est temps d'en débattre. Quelle est la méthode de décriminalisation la plus adaptée à notre pays ? La dépendance est une maladie et non un crime, paradoxe toujours délicat à faire partager. La plupart des experts reconnaissent, statistiques et expériences internationales à l'appui, que le phénomène des addictions est bien plus socioculturel, médical et individuel que pénal. En d'autres termes, le phénomène des addictions est pratiquement aveugle face à la loi ! Les comportements addictifs son très peu sensibles aux lois ; cependant, les conséquences sanitaires et sociales des addictions sont d'autant plus violentes et graves que la loi est répressive.

C'est pourquoi nous suivons avec une grande attention l'évolution du Portugal qui a eu lui aussi sa loi de 1970 mais a su réunir son gouvernement et ses experts en 1998 pour faire voter, à partir de 2000, une nouvelle loi régulièrement évaluée décriminalisant l'usage et la détention pour dix jours de toute drogue.

Permettez-moi de présenter maintenant mon parcours... Je suis médecin interniste, addictologue, ancien interne des hôpitaux de Paris, chef de clinique, médecin des hôpitaux et habilité à diriger la recherche depuis 1991. Après vingt-trois ans à l'Assistance publique, à l'hôpital Laennec et à l'hôpital européen Georges Pompidou, j'ai quitté cette extraordinaire école de la vie et de la médecine pour créer en France le premier institut privé de recherche et de traitement des addictions, la clinique Montevideo, Institut Baron Maurice de Rothschild, dont je suis aujourd'hui directeur général.

Je me suis intéressé aux addictions en 1984. Jeune chef de clinique, j'ai pris en charge les premiers cas de sida chez les héroïnomanes par voie veineuse. J'ai publié en 1995 dans la presse médicale, avec l'aide du regretté professeur Dominique Dormont, la première lettre scientifique en Europe sur l'infection -que l'on appelait alors le LAV et non le HIV- chez les injecteurs de drogues.

En 1986-1987, j'ai participé à l'étude demandée par Mme Michèle Barzach et coordonnée par le docteur Ingold sur la mise en vente libre du matériel d'injection qui, il y a vingt-trois ans, posait déjà un problème de morale et de santé publique.

A partir de 1991, nous nous sommes engagés, avec d'autres collègues, dans une étape cruciale de la réduction des risques, la médicalisation des toxicomanies et l'accessibilité aux médicaments de substitution aux opiacés -méthadone en 1994 et la buprénorphine ou subutex- prescrits par les généralistes en 1996. Ceci a été rendu possible grâce au soutien et aux décisions pragmatiques de Mme Simone Veil et de son cabinet.

En 1994, j'ai créé à Laennec, à cinquante mètres d'une crèche et à soixante-dix mètres d'une école, le premier centre méthadone intra-hospitalier, le centre Monte-Cristo.

En 2006, avec l'aide de Mme Marie-Claire Carrère-Gée et de M. Frédéric Salat-Baroux, nous avons pu conseiller le Président de la République française, M. Jacques Chirac, pour qu'il annonce, le 17 avril 2006, en tout début du deuxième temps du plan cancer, la priorité donnée aux addictions et la nécessité d'un plan national addictions 2007-2011.

Dans ce plan national, passé sous la tutelle de M. Xavier Bertrand, figurait la création d'une commission nationale « addictions » dont je suis toujours membre, tout comme je suis président du groupe de travail sur les traitements de substitution aux opiacés.

Depuis six ans, je suis membre du bureau du Conseil national du sida, plus spécialement chargé de la question des addictions. Le président du Conseil national, Willy Rozenbaum, doit venir, je crois, vous présenter la synthèse de nos travaux réalisée en 2010 sur les politiques publiques à l'égard des drogues et leur impact sur la santé publique en ce qui concerne le VIH et les hépatiques. Ceci me permet d'éviter d'en parler aujourd'hui -bien qu'il soit crucial, comme M. Rozenbaum vous le dira...

Je vous propose à présent un rapide survol clinique de ce que nous observons aujourd'hui sur le terrain des hospitalisations et des consultations.

Le premier motif d'hospitalisation reste l'alcool, responsable de 40.000 décès par an. Ces hospitalisations sont « classiques », avec des hommes de cinquante à cinquante-cinq ans ou des femmes de quarante-cinq à cinquante ans, les conséquences étant plus précoces chez les femmes que chez les hommes.

Une nouvelle population frappée par l'alcool est apparue, celle des jeunes au sein des poly-abus et du « binge drinking », ce que l'on pourrait appeler en France les « apéritifs géants » même s'ils ne concernent pas que des lieux publics.

L'alcool reste le premier motif d'hospitalisation. Le second -quelle que soit, parfois, l'autosatisfaction épidémiologique de certains- est devenu la cocaïne. Cette cocaïne touche tous les milieux. Combien de morts, combien d'infarctus, combien d'accidents vasculaires, combien d'insuffisances rénales aiguës a-t-elle provoqué ? L'épidémiologie française est pour l'instant incapable de le dire ! La drogue illicite qui tue le plus aux États-Unis n'est pas l'héroïne mais la cocaïne. Tant que nos services d'urgences, nos SAMU, nos médecins, confrontés à un accident vasculaire cérébral chez un jeune, ne rechercheront pas la cocaïne, il sera difficile d'en avoir une épidémiologie précise, en dehors des chiffres des douanes.

Troisième motif d'hospitalisation, le cannabis. Là aussi, on trouve, de façon caricaturale, deux populations, soit des adolescents avec une consommation extraordinairement intense que l'on n'aurait pu imaginer dans les années 1970-1980 et très souvent une psychopathologie associée, soit des adultes de trente-cinq à cinquante-cinq ans qui n'en peuvent mais de leur dépendance, c'est-à-dire de leur consommation modeste mais quotidienne et régulière depuis vingt à quarante ans.

A noter qu'alcool, cocaïne, cannabis, les trois premiers motifs d'hospitalisation, constituent des dépendances qui ne bénéficient pas de traitements officiels ou consensuels. C'est dire la nécessité, comme cela avait été annoncé dans le plan national « addictions 2006 », de promouvoir une recherche en addictologie, avec un partenariat public-privé qui tarde à trouver ses marques. Ces trois substances psychoactives touchent par ailleurs de plus en plus précocement des jeunes femmes et des patients atteints de poly-dépendances.

Le quatrième motif d'hospitalisation est la dépendance médicamenteuse aux somnifères, aux tranquillisants ou aux antidépresseurs, qui touche plus particulièrement les femmes.

Nous sommes intervenus plusieurs fois pour tenter de limiter les prescriptions, la responsabilité médicale étant évidemment engagée au premier plan. Du point de vue de la culture médicale, il faut redire, comme cela a déjà été fait il y a une quinzaine d'années, que ces médicaments sont tout, sauf des médicaments qui ne réclament pas de surveillance, de prescriptions ou d'évolution.

Le cinquième motif d'hospitalisation est plus moderne : c'est celui des troubles addictifs alimentaires -anorexie, boulimie- souvent confinés dans le psychiatrique pur, et même dissimulés en ce qui concerne les femmes boulimiques et vomisseuses.

En sixième motif d'hospitalisation réapparaît l'héroïnomanie, avec de nouveaux usages chez des jeunes de dix-sept à vingt-cinq ans, souvent extraordinairement précarisés.

Outre le tabac, qui reste en première position et qui est responsable de 60.000 décès par an, sont apparues les nouvelles addictions et notamment les addictions sans drogue -cyberdépendance, jeux pathologiques...

J'ai eu le plaisir de croiser tout à l'heure le sénateur Trucy ; nous avons parlé de l'ouverture des paris et des jeux en ligne en 2010, fondée sur son travail et sur une loi d'Eric Woerth qu'on ne peut que conseiller de relire, tant le pragmatisme l'emporte sur la morale ou la crainte de créer des addictions !

En parlant du web, je voudrais évoquer le nombre grandissant de patients qui commandent sur des sites de tous pays de nouvelles drogues de synthèse -les « party pills »- totalement légales et livrables en 48 heures tant qu'elles ne sont pas repérées et interdites.

L'ecstasy est interdite, mais il suffit de rajouter une demi-molécule d'oxygène pour créer une nouvelle molécule qui deviendra une drogue légale.

Le cannabis étant interdit, il suffit de synthétiser des cannabinoïdes dits de synthèse vendus comme engrais, sels de bain, encens et déconseillés à la consommation humaine pour ne pas être inquiété par la police ou par les douanes ! Chaque semaine, une nouvelle molécule de synthèse est créée avant d'être interdite. Dans un jeu sans fin du chat et de la souris informatique, des centaines de millions de comprimés ou de grammes de poudre sont vendus.

Ce décalage entre les possibilités répressives et la rapidité du web me permet de faire l'articulation avec le dernier point, la question de notre politique de santé dans le domaine des addictions. Pour ce qui est du sida et les hépatiques, Willy Rozenbaum présentera notre réflexion au sein du Conseil national du sida...

En ce qui concerne les stratégies plus globalement mises en place depuis quelques années et plus particulièrement depuis la nomination de M. Etienne Apaire à la présidence de la MILDT, il est clair que la France s'est réorientée, après une période d'ouverture médicale et de réduction des risques, vers une politique anti-usage, sauf pour l'alcool puisqu'on est dans ce domaine dans une politique anti-abus dont le messager principal est : « Buvez avec modération ». Beaucoup entendent : « Buvez ! », peu entendent : «... Avec modération ».

Trois exemples de cette politique anti-usage : le « niet » aux salles de consommation médicalement assistées, le « niet » au programme d'échange de seringues en prison, le « niet » au programme de produits de substitution injectables.

Beaucoup d'entre nous espèrent, notamment, à travers les travaux de cette mission, un débat national puis européen qui évite de retrouver les impasses dangereuses et coûteuses de la guerre à la drogue décrétée par Nixon.

La guerre à la drogue était une mauvaise politique de santé publique mais on aurait pardonné au président américain si elle avait réussi. Nous savons que ce n'est pas le cas. Il est grand temps, comme dans bien d'autres pays -États-Unis, Suède, États d'Amérique du Sud, Portugal, Belgique, Italie- d'étudier d'autres voies pour les politiques publiques de santé en matière d'addictions, notamment celle de la décriminalisation !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Y a-t-il des questions ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je sors d'une audition du groupe d'études parlementaire sur le sida à l'Assemblée nationale.

Selon les conseillers de la santé de l'administration pénitentiaire, la situation en prison est compliquée. Il n'y a pas de non théorique ou réglementaire à l'échange de seringues en prison, puisqu'il se pratique faiblement -20 à 25 %. En revanche, rien n'est fait pour la favoriser, l'organiser, la rendre opérante.

S'y ajoute, pour des raisons de stigmatisation, le refus quasi généralisé, malgré le fait que la proposition soit systématique à l'entrée, d'un test anonyme et gratuit. Même si certains malades bénéficient d'une trithérapie avant leur arrivée, ils l'interrompent pour ne pas être identifiés comme porteurs du virus ; de fait, ils infectent d'autres détenus par relations homosexuelles ou échanges de seringues car tout pénètre en prison, aux dires de l'administration qui, de ce point de vue, tient au moins un langage de vérité !

Je voulais corriger ce point : il n'existe pas de « non » en matière de politique publique, plutôt un « oui » très mou, qui consiste à ne pas être opérant. Je ne suis pas sûr qu'il soit facile de l'organiser en prison, indépendamment des réticences de l'administration pénitentiaire, sachant qu'il existe des différences entre les établissements.

Sur le plan pénal, la simple détention et la simple consommation sont relativement peu sanctionnées -rappel à la loi, injonction thérapeutique. Il existe donc une tolérance d'usage qui ne correspond pas tout à fait dans ce que vous décriviez...

Docteur William Lowenstein . - En ce qui concerne les incarcérations pour simple usage et détention -selon les travaux de l'OFDT publié dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire de novembre ou décembre 2010- il existe une diversification des sanctions pénales, des admonestations et des rappels à la loi. Il n'en demeure pas moins que l'on compte 3.000 personnes incarcérées pour simple usage ou pour qui une peine de prison a été prononcée...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - C'est en effet beaucoup !

Docteur William Lowenstein . - C'est bien entendu le plus dépendant qui va se retrouver en prison, après avoir déjà eu un rappel à la loi ! Un rappel à la loi sur la maladie est bien inefficace, vous en conviendrez ! S'il suffisait de faire appel à la loi pour soigner les personnes dépressives ou les schizophrènes, nous le saurions !

De façon beaucoup plus large se pose la question de l'inscription sur le casier judiciaire de 150.000 à 160.000 infractions par an, à 80 % pour détention de cannabis. Il n'est pas anodin de compromettre la carrière et l'avenir de quelqu'un pour une simple détention qui concerne en France plus de 3 millions de personnes...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je voudrais relativiser votre propos : le fait que cette infraction soit inscrite dans le casier judiciaire ne peut entraver la carrière d'un usager de drogues que dans le secteur public. Il existe d'ailleurs une possibilité de demander de ne pas faire figurer cette mention, ce qui est en général accepté dans 99 % des cas. Dans le privé, il n'est pas possible d'avoir accès à ce casier et dans le public, ce ne peut être le cas que si la personne concernée n'a pas demandé de dispense d'inscription au bulletin n° 2.

Docteur William Lowenstein . - Ce qui arrive dans 95 % des cas...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je ne me souviens pas d'avoir rencontré un tel cas dans ma vie professionnelle.

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Je pense que l'inscription sur le casier judiciaire est une erreur. On ne se drogue pas par plaisir ! Je considère qu'il s'agit d'une maladie qu'il est souvent difficile de combattre mais que certains finissent par vaincre. Alors qu'ils désirent oublier leur passé, on vient le leur rappeler en exigeant qu'ils fassent retirer une mention de leur casier judiciaire où certains crimes plus importants ne figurent même pas ! Cette question est importante selon moi si l'on veut accompagner les malades.

Toutefois, il est important que la police puisse interpeller les usagers, qui doivent pouvoir être sanctionnés, en particulier les jeunes à la sortie des lycées. Les parents ont du mal à s'apercevoir que leur enfant se drogue car un toxicomane sait très bien dissimuler son état. Le fait que la police intervienne est important, ne serait-ce que pour permettre aux parents d'accompagner leur enfant et de ne pas le laisser sombrer. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Par ailleurs, quelles sont les chances de s'en sortir d'un usager de cannabis par rapport à celles d'un toxicomane dépendant de la cocaïne ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous vous êtes intéressé en particulier à des publics plus fragiles. Vous avez évoqué les femmes et la dépendance, sujet rarement abordé ici. Existe-t-il une spécificité et des différences en matière de risques sanitaires ?

En second lieu, vous avez parlé du dépistage des comportements abusifs et des pratiques à risque. Pensez-vous qu'il faille revisiter notre politique de dépistage et de prévention ? Le docteur Bailly, psychiatre à Reims, nous a dit que ce dépistage n'intervient pas de façon assez précoce et qu'il faut agir bien plus tôt...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Selon vous, on trouve 15 % de toxicomanes parmi d'anciens sportifs intensifs. Existe-t-il un rapprochement entre drogue, dopage et toxicomanie ?

D'une manière générale, est-il possible de consommer des drogues illégales sans devenir dépendant ?

Docteur William Lowenstein . - Sûrement !

S'agissant de la sanction, je ne souhaite pas que ce que j'ai pu dire apparaisse comme un plaidoyer pour la légalisation. Je suis plutôt favorable à la décriminalisation. Nos débats sont parfois brouillés par le manque de précision : légalisation ne signifie pas libéralisation ; décriminalisation ne signifie pas dépénalisation. Je pense que vous avez invité ou inviterez quelques juristes ou pénalistes éminents pour débattre de ce sujet. D'autres pays ont fort utilement travaillé avec des pénalistes d'expérience, chaque nation ayant ses conventions nationales sans pour autant être en opposition totale avec une certaine évolution.

En ce qui concerne la sanction, comment punir pour retrouver l'efficacité que l'on demande aux soins, à la prévention ou à la réduction des risques et, de façon plus générale, à bien d'autres activités, médicales ou sanitaires ? Vous rappeliez le rôle de la police en matière de prévention : c'est le mouvement dans lequel s'engagent beaucoup de pays, qui essayent de mettre en place des « guidelines » pour que cette répression préventive puisse être efficace.

Il ressort des travaux disponibles -qui restent à évaluer- que si cette répression conserve sa forme actuelle d'interpellation ou de garde à vue, elle n'est qu'un défi de plus dans le parcours de l'adolescent qui n'en tirera rien de constructif mais qui obtiendra ainsi son premier galon de résistant au système. La plupart des gens qui ont travaillé sur le terrain ne sont pas contre la répression mais pour une répression efficace et évaluée, qui puisse être coordonnée par les différents acteurs. Il faut cesser d'opposer l'état sécuritaire à l'état sanitaire dans notre pays, la protection de l'individu et de la société découlant de leur complémentarité.

Je ne suis pas contre la répression mais pour une répression adaptée et protectrice, ce qui n'est pas actuellement le cas, selon moi.

Légaliser suppose une société plus mature que la nôtre. C'est pourquoi je pense que la première étape devrait être celle de la décriminalisation. Celle-ci diminue le rapprochement avec les milieux gris de la petite et moyenne délinquance.

Je ne pense pas que nous soyons aussi cyniques que les États-Unis, qui font les comptes de ce qu'ils vont pouvoir économiser en Californie ou ailleurs en médicalisant la prescription de cannabis ou en légalisant sa production et sa vente. Encore une fois, la dépendance au cannabis ne doit pas être minimisée. Avant d'arriver au schéma utopique d'une légalisation responsable, beaucoup de chemin reste à parcourir sur l'information, la répression efficace, l'amélioration des soins et la médicalisation.

Le cannabis serait actuellement responsable de 230 à 250 morts par an du fait des accidents de la voie publique, même si les travaux à ce sujet demandent un surcroît de précision. Il est vrai que, médicalement, on a eu du mal à prendre en considération le poids de cette dépendance. En effet, la dépendance au cannabis, contrairement aux autres, ne tue pas -ou pas encore car, en matière pulmonaire, cardiovasculaire, arthritique, je crains que les mauvaises nouvelles ne soient au rendez-vous dans quelques années.

On a eu beaucoup de mal -sans doute à cause de l'héroïnomanie et du sida- à appréhender la gravité de ce handicap et ce qu'était une désocialisation, une déscolarisation, avec des infections opportunistes gravissimes, des overdoses irréversibles, etc. Médicalement, la médecine a du mal à prendre le handicap au sérieux lorsqu'il n'est pas immédiatement mortel. On a selon moi, de ce fait, sous-estimé la dangerosité du cannabis.

On a cependant progressé grâce au calcul de l'indice addictogène qui représente le nombre de personnes devenues dépendantes par rapport à celles qui sont en contact avec la substance psychoactive. Dans notre pays, grâce à la culture qui est la nôtre, l'alcool, drogue sale, comme disent les neurobiologistes, a un indice addictogène se situant entre 10 et 15 %. On se souvient que les Indiens du Nord de l'Amérique pouvaient être « addicts » en quelques mois à 90 ou 95 %...

Il en va de même, d'après les chiffres, pour le cannabis. Nous serions à un indice addictogène entre 10 et 15 %. D'après le nombre d'hospitalisations et de consultations, je pense que l'on est plus proche des 15 que des 10 %.

De façon plus surprenante, en ce qui concerne l'usage, l'abus et la dépendance de cocaïne, on retrouve des chiffres de 15 à 17 %, d'où la difficulté des messages, 95 % des personnes pouvant toucher à la cocaïne sans devenir dépendantes. L'indice addictogène grimpe avec les deux leaders incontestables que sont le tabac et l'héroïne, quasiment proches de 60 %. Un jeune fume une cigarette : il a 60 % de probabilités de fumer les mêmes quarante ans après ! Un adolescent qui découvre les opiacés et l'héroïne a 60 % de probabilités de devenir dépendant.

Les indices addictogènes les plus élevés doivent nous inciter à développer des politiques anti-usage permettant d'empêcher la rencontre avec la substance à haut indice addictogène. Les trois substances précitées -alcool, cocaïne et cannabis- sont à indice addictogène plus bas. Aux États-Unis, où la consommation de cocaïne est extraordinairement répandue, on est à environ 15 % de dépendance.

Cela dit, l'indice addictogène n'est pas le seul facteur. Existe-t-il des consommations de drogues illicites sans dépendance ? Oui, bien sûr ! Cela nous pose d'ailleurs d'énormes problèmes de prévention vis-à-vis des personnes qui consomment dans un cadre festif ou vis-à-vis des personnes dépendantes qui connaissent bien les dangers de l'addiction qu'ils subissent.

C'est pourquoi on essaye de cibler les messages. Il ne peut évidemment pas y avoir de prévention globale ou de politique globale. « Dire non à la drogue », « La drogue, c'est de la merde ! » ou « Ne fermons pas les yeux » fait certainement le bonheur de quelques agences publicitaires mais n'a vraisemblablement aucun impact, tant la situation, en termes de santé publique, est hétérogène.

Il n'existe pas de médicament efficace, ce qui ne facilite pas les pronostics. Nous disposons de quelques médicaments pour traiter les abus et la dépendance à la cocaïne mais ils ne font pas consensus et sont encore moins officiels. C'est cette recherche -il en va de même pour le cannabis- qu'il faut essayer de promouvoir.

Autre inégalité liée à la « mémoire du plaisir » -le « découplage sérotonine-noradrénergie » : toutes les substances ne sont pas égales entre elles face aux risques de rechutes. Pour l'alcool ou les opiacés, ce risque existe toute au long de la vie de l'individu. Il n'en va pas de même pour les addictions au cannabis ou à la cocaïne qui, lorsqu'elles sont correctement traitées, peuvent définitivement disparaître.

Quant aux femmes, je craignais de me retrouver face à un féminisme exacerbé me reprochant de les stigmatiser alors que l'absence de spécificité de genre, en matière de dépendance, constitue plutôt un handicap pour elles. En second lieu, je craignais de ne pas trouver suffisamment de travaux spécifiques sur le sujet. Or, à ma grande surprise, il en existe beaucoup, notamment en Amérique du Nord mais aussi dans les pays scandinaves ainsi qu'en Australie ou en Nouvelle-Zélande.

Si nous continuons, notamment pour les jeunes femmes, à tolérer la prescription de pilules contraceptives en association avec l'usage de tabac et de cannabis, il est à mes yeux certains que l'infarctus va devenir une maladie féminine. En France, la pilule contraceptive est un acquis extraordinaire ; parmi celles microdosées, peu sont remboursées par la Sécurité sociale mais la triste trilogie cannabis-tabac-pilule constitue un risque à la puissance trois !

Cela mit à part, il est extrêmement difficile de faire passer un message spécifique en direction des femmes en dehors de la grossesse. Vous avez tous relevé la difficulté que l'on a eue pour apposer une petite étiquette sur les bouteilles de vin et d'alcool afin de prévenir la femme enceinte que l'alcool qu'elle ingère passe directement, à travers le placenta, dans le cerveau du bébé. C'est peut-être la seule tolérance zéro, dans ma pratique, que je soutiens à 100 %. Cela a été difficile, alors même qu'il existait environ 3.000 syndromes d'alcoolisation foetale répertoriés en France.

Encore s'agissait-il de la femme sous son aspect social et médical le plus facile, celui de la femme enceinte. La médecine s'intéresse à la spécificité de genre essentiellement lors de la grossesse et lors de la ménopause. Il y a beaucoup à faire pour que la médecine académique soit un peu moins « machiste ».

En matière d'alcool, la surface corporelle féminine étant généralement moins grande que la surface corporelle masculine, la masse graisseuse différente et l'équipement enzymatique du foie beaucoup moins performant, la femme va développer, à peu près une dizaine d'années avant l'homme, pour les mêmes doses d'alcool, une cirrhose, des polynévrites, des atteintes périphériques des membres supérieurs et inférieurs, etc. Ces spécificités de genre me permettent de faire le lien avec le retard de culture qui existe en médecine de première ligne.

Les addictions peuvent être supervisées par trois pôles, un pôle hospitalo-universitaire qui fera de la science, un pôle de médecine de ville et un pôle médico-social. Or, le pôle de médecine de ville est fondamental. C'est celui qui a complètement modifié l'évolution du traitement des addictions aux opiacés.

Sans ce repérage, ce dépistage, cette culture précise en addictologie, on perd une occasion de prévention que les Suédois ont bien cernée.

Les États-Unis, dans l'évolution des modèles, en dehors du pragmatisme économique, regardent de près l'évolution suédoise, qui est très exigeante en matière de prévention et de dépistage. Les Suédois ont investi massivement dans la prévention ; pour le moment, dans beaucoup de pays, l'efficacité de la prévention est impossible à évaluer. On ne sait qu'une chose : plus tôt on la réalise, plus elle a de chances de laisser une trace. Plus tôt on tient aux enfants un certain type de discours en matière de protection du patrimoine santé -y compris s'agissant des substances psychoactives- plus ce discours a de chances de les marquer. C'est ce qu'essayent d'organiser les Suédois.

Un modèle est parfois cité en exemple par le président de la MILDT, celui de la sécurité routière. Je me suis toujours interrogé sur le fait de savoir comment ce modèle répressif avait pu sauver des vies. En fait, on est typiquement, avec ces voitures qui ont tué jusqu'à 10.000 personnes par an et fait 100.000 blessés par an, dans une démarche de réduction des risques que l'on voudrait voir adaptée aux addictions, avec une part de répression et de prévention -ceintures de sécurité, ABS, contrôles techniques, amélioration de l'outil...

On n'a pas interdit la voiture, on n'a pas mis en prison les présidents de Renault ou de PSA : on a fait une politique pragmatique de réduction des risques dans laquelle la répression a trouvé sa juste place. Comment s'inspirer de cette réalité, le mythe d'une société sans drogue étant selon moi un mythe d'échange politique mais non un mythe pragmatique médicalement parlant ? Comment obtenir l'efficacité -certes insuffisante- que l'on constate en matière de sécurité routière, dont les mesures combinent à la fois sécurité publique et sécurité individuelle ?

Concernant le dopage sportif, une étude nationale a été conduite en 1999 à la demande Mme Marie-George Buffet. Il s'agissait d'une étude rétrospective, ce qui en diminue la valeur mais d'autres recherches sont en train de confirmer ces résultats. Un échantillon de 1 111 personnes a été questionné dans les centres de soins pour toxicomanes et les centres d'alcoologie -qui ont maintenant fusionné, ce qui est une très bonne chose.

On a en effet retrouvé le chiffre que vous citez chez des personnes suivies pour leur alcoolo-dépendance ou leur toxicomanie ayant pratiqué le sport de façon intensive à un niveau national ou régional, en amateurs ou en tant que marathoniens ou triathlètes, ces derniers faisant également énormément de sport.

A notre grand étonnement, il s'agit d'une minorité de personnes, comme si le sport intensif avait permis de bloquer les choses. Mais, même si celui-ci permet de calmer l'hyperactivité, chez l'enfant par exemple, il ne résout rien, surtout le jour où l'on arrête à cause d'une non-sélection ou pour une blessure. C'est alors que les individus sont les plus vulnérables. Voilà pourquoi j'avais proposé à Jean-François Lamour d'accompagner les anciens sportifs de haut niveau durant l'année suivant leur arrêt, leur blessure ou leur non-sélection, afin d'éviter que ces personnes, qui nous ont fait rêver, ne deviennent dépendantes à l'alcool ou à d'autres substances.

Mme Samia Ghali, sénatrice . - Vos propos concernant la légalisation des drogues me rassurent, en particulier vis-à-vis des enfants mais comment faire passer des messages sur le tabac chez les jeunes si on légalise les autres drogues ? Comment éviter de paraître archaïque en s'opposant à cette légalisation ? Je ne me considère pas comme archaïque ! Je suis de la génération qui, dans les années 1980, a vu la drogue de près. Je suis aujourd'hui mère de quatre enfants de 20, 17, 11 et 3 ans et je ne souhaite pas voir instaurer cette dépénalisation pour répondre à un effet de mode ! Notre mission devrait d'ailleurs réfléchir à cette question.

Enfin, j'aimerais savoir quel est le risque pour un jeune qui prend du cannabis de se retourner vers une autre substance ?

Docteur William Lowenstein . - Pour abonder dans votre sens, il ne s'agit pas de trancher entre le noir et le blanc mais de savoir ce qui est le moins risqué, aucun système n'étant idéal. Personnellement, je ne suis pas favorable à une légalisation immédiate car l'évolution socioculturelle, individuelle et médicale est fondamentale pour une société responsable. Je pense que l'urgence réside aujourd'hui dans la décriminalisation et le repositionnement de la répression.

Pour ce qui concerne la théorie de l'escalade, un certain nombre de travaux ont démontré le contraire depuis 1978. On peut aisément calculer que, sur 3 millions de consommateurs de cannabis, on compte 250.000 à 300.000 usagers d'héroïne.

D'autres facteurs interviennent ce qui ne signifie pas que, dans certains cas, le cannabis ne serve pas de déclencheur, notamment lorsqu'il met un adolescent en contact avec un revendeur de drogues multiples. C'est aussi un principe de réduction des risques avancé par certains et qu'il nous faut entendre pour décriminaliser, voire légaliser les drogues. Comment protéger ces usagers de ce monde de la délinquance ? Dans mon esprit, les choses sont claires pour ce qui concerne les usagers dépendants. Il faut médicaliser le système. Il ne faut pas tout permettre mais, comme au Portugal, constituer sous la responsabilité du ministère de la santé des commissions dites de probation qui n'abandonnent pas le toxicomane. S'il n'y a plus de sanction pénale, cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de sanctions administratives, ni d'interdits symboliques. Personne ne peut conseiller à qui que ce soit de fumer du cannabis ou de boire de l'alcool -surtout aux jeunes- mais la culture de notre pays doit évoluer.

En matière d'alcool par exemple, la position des parents, qui espèrent toujours protéger leurs enfants, doit changer ! Qui fait boire les enfants pour la première fois ? L'alcool est la seule drogue qui soit administrée par les parents, parfois à 5, 7 ou 10 ans, lors de l'anniversaire ou du réveillon du 31 décembre ! On peut éduquer les parents : il n'est pas normal de permettre à un enfant de 5 ou de 7 ans de tremper ses lèvres dans une coupe de champagne parce que c'est la fête ! Pourquoi ne pas lui faire goûter une autre substance ? Il ne faut pas laisser les parents dans la crainte mais les mettre face à leurs responsabilités !

On pourrait prendre le même exemple pour le cannabis : parmi notre génération, beaucoup de parents qui fument ou disent avoir fumé affirment devant leurs enfants que ce n'est pas très grave. Il faut donc, me semble-t-il, faire évoluer la responsabilité parentale dans bien des domaines.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

Audition de M. Alain Grimfeld, président du Comité consultatif national d'éthique

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Alain Grimfeld, président du Comité consultatif national d'éthique, pédiatre de formation, professeur de médecine à l'université Pierre et Marie Curie et chef de service à l'hôpital Armand Trousseau à Paris.

Vous dirigez également le conseil scientifique de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et vous allez nous parler de la dimension éthique dans les politiques de lutte contre la toxicomanie.

M. Alain Grimfeld . - Merci.

J'ai pris connaissance du questionnaire que vous me proposiez. Si vous le voulez bien, je vais traiter les questions dans l'ordre avant de laisser la place aux questions.

« Quelles causes, et quels enseignements, tirez-vous de l'augmentation des addictions, sous leurs diverses formes, dans nos sociétés contemporaines ? ».

On peut dire, sans vouloir enfoncer une porte déjà largement ouverte, que la toxicomanie est l'expression d'un mal-être social qui s'accompagne d'une perte des repères individuels et collectifs et des aspirations à se promouvoir, à construire un avenir digne, dans un esprit solidaire.

Quatre grands principes éthiques dominent dans l'abord de la toxicomanie dans notre pays : respect du corps, autonomie, bienfaisance et non-malfaisance, justice.

« Au milieu des années 1990, votre comité a publié un rapport sur les toxicomanies dans lequel il rejetait aussi bien les politiques purement répressives comme celles de totale libéralisation, et préconisait « de trouver une troisième voie qui rende compatible une sécurité suffisante avec une liberté maîtrisée ». Avez-vous plus d'éléments à ce sujet ? ».

Vous faites ici allusion au rapport n° 43 publié le 23 novembre 1994. La troisième voie pourrait être celle d'une longue concertation, permettant de modifier les comportements par la prise de conscience du concept de liberté individuelle opposé à celui de liberté d'autrui ou de liberté collective, en prévention primaire, avant une quelconque sanction et en prévention secondaire, après une sanction éventuelle.

Cette démarche devrait être accomplie aussi en milieu carcéral pour les toxicomanes qui sont emprisonnés, soit consommateurs, soit distributeurs de drogues.

« L'injonction thérapeutique est l'une mesures couramment prescrites par les juges aux consommateurs faisant l'objet d'une procédure judiciaire. Jusqu'où pensez-vous qu'il soit possible de forcer un toxicomane à se soigner ? ».

On ne peut jamais forcer un toxicomane à se soigner. Je me souviens d'une consultation tenue par un ancien toxicomane séropositif, à laquelle j'ai assisté, dans une association dissoute depuis. Cette consultation commençait par -je cite : « Tu es un voleur et un menteur ; cela posé, nous allons, si tu le veux, discuter de ton avenir. N'essaye pas de me tromper » !

« Que pensez-vous des politiques de réduction des risques ? Des salles d'injection ? Plus globalement, estimez-vous dangereux socialement, ou au contraire salutaire, d'organiser et de contrôler la consommation de drogues dans ce type de cas ? ».

En ce qui concerne la politique de réduction des risques, le danger de la toxicomanie réside pour le malade dans le fait de tout faire pour satisfaire sa dépendance. Ce risque tient à la probabilité de survenue de la toxicomanie en fonction des personnes, des milieux et des pays, dans un but de recherche du bien-être mais aussi à la probabilité de survenue d'une dépendance en fonction de la tolérance individuelle et du type de substances.

Les salles d'injection peuvent permettre une meilleure technique, sans jeu de mots, mais évitent au moins partiellement la contamination par le virus du VIH ou de l'hépatite B. Elles autorisent la maîtrise de la toxicomanie par organisation ou contrôle de son développement, non par nature de toxicomanes. Le toxicomane peut donc juger plus confortable de venir dans une salle d'injection mais rien n'altérera sa liberté de penser ou de faire ce qu'il veut en tant que toxicomane, ni son autonomie.

« Le comité que vous présidez a rendu récemment un rapport sur la santé et la médecine en prison. Traitait-il du problème de la drogue chez les personnes incarcérées ? ».

On fait ici allusion à l'avis n° 94, publié au début des années 2000, qui évaluait à près de 35 % le nombre de personnes emprisonnées addicts, tous produits confondus, à seulement 6 % celles « suivies » pour drogues illicites et à 6 % celles atteintes d'alcoolisme.

On voit apparaître parmi les drogues celles qui sont illicites, depuis le cannabis jusqu'à l'héroïne, en passant par le crack, la cocaïne, etc. Les drogues licites existent cependant aussi. Certains disent que si l'on avait connu le tabac dans les années 2010 ou 2011, il aurait peut-être été soumis aux mêmes restrictions que les drogues illicites, comme le cannabis. En ce qui concerne l'alcool, il est clair qu'il s'agit d'une drogue licite !

Le problème majeur, en prison, est la mainmise des gangs. Après la sortie, les toxicomanes vont devoir, à l'extérieur, servir ces gangs. Il s'agit donc d'une organisation maffieuse.

« A la fin des années quatre-vingt, le Comité consultatif national d'éthique a publié un avis sur les enjeux du dépistage de la toxicomanie en entreprise. Quel est désormais le cadre juridique en la matière ? Quels problèmes éventuels pose son application ? ».

Le Comité national a récemment été saisi par la MILDT pour réévaluer la validité, la pertinence et l'acceptation éthique du dépistage des toxicomanies à l'intérieur des entreprises. Une différence est immédiatement introduite entre usage de drogues et toxicomanie.

Pourquoi le dépistage ? On fait référence aux avis n° 15 et 80 sur le rôle du médecin du travail. Il a été fait référence à l'avis n° 15, y compris dans les textes législatifs, au plan national et européen et dans les rapports européens.

Cet avis a été publié le 1er octobre 1989. Au plan juridique, il s'agit d'un dépistage décidé par le médecin du travail dans l'intérêt de la personne, sous le strict sceau du secret médical. On ne peut y déroger. Un signalement est fait à l'employeur uniquement dans des cas concernant l'aptitude. Les postes à risques constituent un cas particulier. Ils permettent un dépistage consenti par contrat, inscrit dans le règlement intérieur et accepté dès l'embauche par la personne qui va occuper un poste ayant trait à la sûreté de l'entreprise et à la sécurité de ses collègues.

C'est une situation à mon sens dichotomique : à quoi sert-il de préconiser un dépistage individuel dans l'intérêt de la personne, avec absolue nécessité de suivi et de soins ? A quoi dépister pour dépister peut-il servir ? On dépiste une addiction pour aider une personne, avec tout ce que cela suppose de complexité. Où est alors le médecin du travail ? Quelles sont ses possibilités dans ce cadre ?

Il peut s'agir également d'un dépistage collectif systématique périodique et/ou inopiné, comme le pratiquent certaines compagnies d'aviation, dans l'intérêt général. Dans une centrale nucléaire, on voit assez mal des personnels toxicomanes, avec des troubles du comportement, chargés de la sûreté de l'établissement. Or, on sait très bien que, paradoxalement, certains ont besoin de tabac, d'alcool, de drogues pour assumer leurs responsabilités !

Que faire pour assurer la sécurité des personnes dans le milieu du travail ? Un responsable de la santé publique peut souhaiter un dépistage systématique collectif périodique -avec tout ce que cela suppose- ou inopiné, comme pour les commandants de bord. Ce dépistage pourrait être inopiné dans une centrale nucléaire ou n'importe quel établissement de ce type.

Dans ce cas, on entre dans un plan de prévention, comme autrefois en Union soviétique ou aujourd'hui en Russie. Certains s'emparent de ces exemples pour affirmer que ces plans de prévention au nom de l'intérêt collectif sont particulièrement coercitifs.

« Pensez-vous que le volet répressif de la politique française de lutte contre la toxicomanie soit adapté ? Est-il acceptable philosophiquement de réprimer un acte personnel comme la consommation, dès lors qu'il n'attente pas à la sécurité ou à la salubrité publique ? ».

Si je puis me permettre, on devrait se poser la question de savoir si c'est éthiquement acceptable, plutôt que philosophiquement...

Le volet répressif contre la toxicomanie est inadapté si l'on considère que la toxicomanie est une maladie ; certains sociologues parlent d'un symptôme sociétal.

Tous les psychiatres l'affirment : il s'agit bien d'une maladie ; même si elle n'est pas génomiquement prédéterminée, elle doit être considérée comme telle, qu'elle soit légère ou grave.

S'il s'agit d'un volet répressif contre le trafic de drogue, il est parfaitement adapté à la lutte comme le crime organisé. A l'échelle individuelle, il a donc un caractère répréhensible ; à l'échelle collective, il a un caractère condamnable. Dans ce cadre, on peut dire que la consommation étendue de drogues dans une population peut aboutir à une modification des comportements sociétaux. Beaucoup de délits commis par les toxicomanes ne sont d'ailleurs pas reconnus par les « anciens du milieu ».

Sans vouloir parodier Michel Audiard, certains d'entre eux disent ne plus reconnaître ceux qui commettent des crimes, des délits ou agressent les vieilles dames ! Il n'y a plus ni règles, ni loi du milieu avec les toxicomanes !

On assiste à une modification des comportements sociétaux à large échelle et dans toutes les couches de la population, à une atteinte à l'ordre public, à une désagrégation des structures sociales et à une malfaisance généralisée.

« Toutes les drogues ont-elles suffisamment d'éléments communs pour justifier un même dispositif judiciaire ? La distinction actuelle entre drogues légales et illégales vous semble-t-elle pertinente ? ».

En ce qui concerne les drogues douces et les drogues dures, pour l'animateur du Comité national et le médecin et que je suis, qui a suivi des enfants qui se droguaient de plus en plus tôt et parfois de plus en plus durement, il n'existe pas de drogues douces ou de drogues dures, l'usage des premières prédisposant à l'usage progressif des secondes. Je laisse la responsabilité à ceux qui l'ont dit de considérer qu'un petit joint de temps en temps n'est pas grave !

On pourrait classer dans ce cadre le tabac mais surtout l'alcool, avec des dangers et des risques identiques. On retrouve en fait dans l'analyse et dans les auditions dont on a bénéficié les mêmes propensions à utiliser les drogues illicites ou l'alcool avec des conséquences personnelles et collectives semblables.

« Que pensez-vous de l'idée de dépénaliser l'usage de la drogue ? Certaines sociétés s'y prêteraient-elles davantage que d'autres ? Quelle est l'importance des facteurs culturels à cet égard ? ».

La dépénalisation constitue pratiquement une « prise de décision publique en situation d'incertitude scientifique ». Je fais partie des tenants du principe de précaution mais j'ai abandonné cette expression au profit de celle que je viens de citer. Elle signifie exactement la même chose mais apparaît du moins explicite.

On comprend bien qu'il s'agit d'une prise de décision et non d'un moratoire : on a envie de faire quelque chose. On va expérimenter, rechercher... Dépénaliser pour faire jeune et moderne est dramatique. On entre ici dans une opération à caractère scientifique, avec tout ce que cela suppose comme structures et comme protocoles. Certains pays ont déjà tenté l'expérience de la dépénalisation et ont abouti à un échec, comme la Hollande, où chaque toxicomane peut aller acheter son shit.

Cela me fait penser à ce qui n'est passé à propos de la suppression de l'obligation vaccinale concernant le BCG. En tant que responsable du Comité consultatif national d'éthique, j'ai proposé de finaliser d'abord toute la politique de lutte contre la tuberculose avant de supprimer l'obligation vaccinale. Je ne suis guère satisfait d'avoir eu raison ! Pourquoi ne pas avoir supprimé tous les vaccins ? Au motif que les médecins ne savaient plus faire d'intradermos, que ceux-ci provoquaient des effets secondaires locaux, qu'ils ne prémunissaient que partiellement contre la tuberculose, on a supprimé cette obligation vaccinale. Bilan : les populations les plus vulnérables voient l'incidence de la tuberculose augmenter, notamment avec des bacilles de Koch multirésistants !

Si l'on veut dépénaliser, il faut voir si la structure sociétale est capable de le supporter et mener une véritable expérimentation avec toute la rigueur scientifique voulue.

En ce qui concerne les aspects culturels, je prendrais l'exemple des fumeries d'opium décrites dans de merveilleux romans : on y voit que la population autochtone savait où s'arrêter alors que les autres l'ignoraient et étaient dénoncés par la population et par leurs proches.

« Acceptez-vous l'idée que certains usagers réguliers de drogues, y compris illicites, puissent avoir une vie sociale normale et ne pas constituer un facteur de risque pour la société dans son ensemble ? Si tel est le cas, peut-on -et comment ?- justifier un principe général d'interdiction d'usage ? ».

Pour moi, il s'agit d'un problème de santé publique. Dans le même ordre d'idée, va-t-on cesser les campagnes anti-tabac et celles qui conseillent de consommer de l'alcool avec modération au motif que certains le supportent mieux que d'autres ? Face à la minorité des gens qui développent des cancers broncho-pulmonaires et qui n'ont pas fumé, face à l'immense majorité de ceux qui ont un cancer broncho-pulmonaire parce qu'ils ont été fumeurs, devant le risque allégué, après une vaccination anti-hépatite B, de développer une sclérose en plaque et par rapport au risque réel, calculé, observé, d'avoir une hépatite fulminante avec obligation de greffe de foie en urgence, hésite-t-on ? Selon moi, c'est le même sujet !

L'interdiction d'usage fait donc ici partie d'un grand système de prévention, avec la définition de celle-ci.

« Peut-on, d'un point de vue éthique, autoriser l'usage de stupéfiants à des fins médicales (cannabis thérapeutique, opiacées...) ? ».

Un article de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) affirme qu'en l'état actuel des choses, l'utilisation de cannabis dans un but thérapeutique n'est pas convaincante mais que l'on peut rester ouvert et mettre en place des protocoles scientifiquement acceptables. L'éthique n'a rien à voir avec l'utilisation réglementaire de l'usage des stupéfiants à des fins médicales. La décision est scientifique. On sait par exemple comment, avec des extraits de médicaments opiacés, mettre en place les traitements antidouleur. Cela fait même partie de grandes campagnes tout à fait justifiées. On ne savait pas traiter la douleur dans notre pays ; on sait le faire maintenant. C'est essentiel, notamment en milieu hospitalier. Si de nouvelles formes galéniques, « par les plantes », apparaissent pertinentes, il serait légitime qu'elles soient soumises aux mêmes procédures d'autorisation que les autres produits de santé.

« Vous avez présidé » -et je préside toujours- « le Comité de la prévention et de la précaution. Que pensez-vous du volet « prévention » de la politique de lutte contre la toxicomanie ? Quelle attitude et quels messages faire passer auprès des populations à risque ? ».

La prévention ne peut intervenir que lorsqu'on connaît le danger, que les risques sont mesurés, que les mesures d'évitement sont connues, quand on a réfléchi aux questions éthiques et quand la décision politique est fonction des priorités sanitaires et du financement disponible. Or, on ne peut absolument pas instaurer des mesures d'évitement, sauf à être coercitif et à installer autour de notre pays des murs infranchissables !

En revanche, la décision politique est importante ; il convient d'exercer des choix, compte tenu de l'enveloppe qui est la nôtre, en ayant collectivement conscience des quatre grands principes énoncés au début de mon intervention : respect du corps, autonomie, bienfaisance et non-malfaisance, justice sociétale. Il convient également de faire en sorte que les consommateurs conservent le respect de soi et des autres, cette notion très à la mode étant essentielle.

L'esprit d'entreprise est également fort en vogue ; il s'agit d'une aspiration pour soi et pour les autres, sous réserve que les exigences soient réunies et que chacun puisse se réaliser à l'intérieur de la société. C'est la condition sine qua non pour tenter de « ringardiser » la prise de drogue...

Pour les vendeurs, il faut réhabiliter la valeur sociétale de chaque personne -vaste programme !

Dans certaines banlieues, les petits dealers -qui sont souvent, il est vrai, à la fois vendeurs et consommateurs- gagent en un jour ce que d'autres gagnent en un mois ! Pour eux, les mots clés sont le respect de soi, de la position sociétale et leur revalorisation à l'intérieur de la société même si les gros trafiquants et les cartels n'aspirent qu'à vendre, même si la société doit en pâtir, certains pays pouvant même s'en trouver déstabilisés.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci, vous avez abordé tous les sujets que nous souhaitions voir abordés.

Pensez-vous que les campagnes de prévention médiatiques -télévision, ouvrages diffusés par la MILDT- soient adaptées ?

M. Alain Grimfeld . - Plus que les campagnes télévisuelles, l'information de proximité pourrait faire bouger les lignes. Une jeune fille atteinte de mucoviscidose, qui a subi une transplantation coeur-poumons qui n'a malheureusement été fonctionnelle qu'un an, m'avait dit qu'au lieu de culpabiliser les gens à travers le petit écran pour les amener à donner, il vaudrait mieux faire des campagnes d'impact local. Je sais que les élus locaux seraient ravis d'y participer...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous avons entendu beaucoup d'associations d'aide aux usagers de drogues. Leurs techniques et leurs approches sont extrêmement différentes. Existe-t-il selon vous des approches qui entraînent des risques éthiques ?

M. Alain Grimfeld . - Vous avez certainement entendu parler de l'association « Le Patriarche », à qui l'on a reproché une dérive sectaire qu'il était hors de question de tolérer. En tant que pédiatre, en dehors de ma spécialité des maladies respiratoires de l'enfant, j'ai revu des adolescents que j'avais traités, dont je savais qu'ils se droguaient et qui étaient passés par cette association. Selon eux, son atout majeur était l'accompagnement permanent dont bénéficiaient les usagers de drogues, que nos institutions sont actuellement incapables de mettre en oeuvre !

Il existe indiscutablement un risque de dérive sectaire dans de telles structures mais les usagers y sont accompagnés jour et nuit. Qui peut le faire ? Cela peut coûter un argent fou !

Il faudrait selon moi aider ces associations, qui recourent à des volontaires pour accompagner les toxicomanes pratiquement jour et nuit en leur donnant des tisanes et aucun autre produit de substitution. 60 % de ces jeunes, selon mes statistiques personnelles -qui ne valent donc rien- s'en sont sortis grâce à cet accompagnement qui leur a permis d'être sevrés.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons rencontré une association qui fonctionne sur le modèle d'Alcooliques anonymes ; elle se trouve à Paris et tient réunion tous les jours. Son but est de vivre une journée sans consommer de produit et de renouveler l'expérience chaque jour. Cette association existe depuis dix ou quinze ans. Il est très impressionnant de voir que certaines personnes en ont toujours besoin au bout de quinze ans d'abstinence...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Ce qui est impressionnant, c'est la somme d'énergie nécessaire pour accompagner trente personnes sur dix ou quinze ans.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Oui, mais c'est gratuit !

Vous avez affirmé que ce qui pose problème dans les salles d'injection sécurisée est qu'il paraît peu acceptable d'organiser les injections. Pouvez-vous préciser votre position ? L'éducation à l'injection vous paraît-elle plus acceptable ?

M. Alain Grimfeld . - Je pense que l'éducation à l'injection est dans un premier temps éthiquement souhaitable, à condition de ne pas en rester là. S'il s'agit uniquement de créer des salles d'apprentissage de l'injection intraveineuse c'est parfaitement inacceptable ! On a l'impression qu'il s'agit d'une fin en soi ; or, ce ne peut être qu'un passage ! Il n'est pas question d'entretenir la toxicomanie par voie injectable en apprenant aux toxicomanes à s'injecter les produits de manière aussi inoffensive que possible ! C'est impensable !

Il ne peut s'agir que de salles d'accompagnement et non d'enseignement à l'injection. Ces salles doivent être couplées à un système de santé qui permette de suivre le toxicomane et, avec l'aide d'associations, de réduire progressivement son addiction.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci beaucoup.

Audition du docteur François Bourdillon, vice-président du Conseil national du sida

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous accueillons à présent le docteur François Bourdillon, vice-président du Conseil nationale du sida. Le président Pillet me prie de vous préciser qu'il regrette de n'avoir pu demeurer à votre audition.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le Conseil national du sida et nous présenter les problématiques de la toxicomanie et du sida, qui sont souvent très liées ? Pouvez-vous par ailleurs nous parler de votre « rapport valant avis » qui entre dans le détail d'un certain nombre de points, en particulier en matière de politique de réduction des risques, de prévention et sur un certain nombre d'idées nouvelles que vous espérez voir mises en application ?

Docteur François Bourdillon . - Je vous prie tout d'abord d'excuser Willy Rozenbaum, qui se trouve retenu devant une autre instance et qui n'est pas sûr de pouvoir arriver avant la fin de cette audition...

Le Conseil national du sida est une instance consultative de 20 à 25 membres issus de la société civile. On y retrouve différents courants de pensée, les principales religions, des représentants des sciences sociales mais le Conseil national du sida est en fait composé de fort peu de spécialistes du VIH, bien que son président soit l'un des découvreurs du virus. Cette instance consultative qui représente la société civile émet régulièrement une série d'avis.

Nous nous sommes intéressés à la toxicomanie, un des principaux modes de transmission du VIH au début de l'épidémie, 30 à 40 % des patients ayant alors été contaminés par injection intraveineuse.

Dans ce domaine, l'épidémie de VIH a beaucoup contribué à remettre en question les politiques publiques de prise en charge des patients toxicomanes ainsi que la politique de lutte contre la toxicomanie. La réduction des risques est en effet née de l'épidémie de VIH, avec l'utilisation de seringues en vente libre et de traitements substitutifs par voie orale.

Par ailleurs, l'ensemble du dispositif de prise en charge de la toxicomanie a été réorganisé grâce à la création des fameux Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction de risques pour usagers de drogues (CAARUD) et des Centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA).

En matière de VIH et de toxicomanie, la politique a porté ses fruits. On peut même dire que c'est sur les différents modes de contamination que les effets de la politique publique ont été les plus efficaces. On considère en effet aujourd'hui que moins de 5 % des nouvelles contaminations sont intervenues par voie intraveineuse. On a également découvert que les usagers de drogue pouvaient se soigner et prendre soin de leur santé comme les autres et parfois bien intégrer les messages que nous leur transmettions. Ceci nous a d'ailleurs amenés à ne plus parler de « toxicomanes » mais d'« usagers de drogues ».

Pourquoi le Conseil national du sida s'est-il emparé de nouveau, en 2010, de la question de la toxicomanie ?

Il existe, au-delà du risque de VIH, d'autres risques infectieux, notamment celui des hépatiques C et B, qui restent très importants. On considère aujourd'hui qu'un toxicomane par voie veineuse a de forts risques d'être contaminé et que 60 % le sont par le VHC, ce qui est considérable ! Beaucoup de personnes, au ministère, considéraient l'affaire de la toxicomanie réglée ce qui, au sein du Conseil national du sida, ne nous semblait pas être le cas.

La déclaration de Vienne, rédigée lors du XVIII ème congrès mondial du sida et signée par de très nombreuses personnalités du monde entier, fait le point sur les enjeux de la politique répressive en matière de toxicomanies face à la politique de soins. Nous constatons, bon an mal, an au regard de politiques mondiales plutôt répressives, une réelle augmentation de la consommation mondiale ainsi qu'une baisse des prix de la cocaïne et de l'héroïne qui rend ces substances plus facilement accessibles. La déclaration de Vienne, portée par un certain nombre d'organismes mondiaux, nous a décidés à émettre un avis, 2010 étant en outre le quarantième anniversaire de la loi sur la lutte contre les toxicomanies. Cette loi n'a pas évolué alors que d'autres, en matière de santé publique, sortent aujourd'hui tous les trois à quatre ans.

Nous avons auditionné toute une série de personnalités. Les auditions n'étant pas publiques, les gens peuvent s'exprimer très librement Nous avons entendu des personnes de toutes idées et de tous courants politiques, de manière à représenter l'ensemble de la société, ce qui constitue une de nos marques de fabrique.

L'actualité étant brûlante après que Mme Bachelot eut parlé de centres d'injection supervisée, nous n'avons pas désiré rendre d'avis sur ce sujet, considérant que ceci ne relevait pas de notre travail. Nous avons donc privilégié d'emblée une approche systémique, refusant de considérer la question de la réduction des risques par le petit bout la lorgnette.

On compte 250 000 toxicomanes en France. Le risque qu'ils soient contaminés par le VIH est dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. La précarité sociale est très forte dans cette population ; dans les CSAPA, 50 % des patients bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU), qui constitue un marqueur fort de précarité. Le nombre de personnes contaminées par le VIH est d'environ 6 000, 90 % de celles atteintes par le VIH étant également porteuses du VHC.

Nous avons cependant souligné un certain nombre de points forts de la politique de réduction des risques depuis le début de l'épidémie. Celle-ci a en effet été efficace en matière de nombre de décès par overdoses ou de nombre de contaminations par le VIH, permettant de passer de 33 % à moins de 5 %. Aujourd'hui, 130 000 personnes sont sous traitement substitutif en France, dont 80 % sous buprénorphine, pour un dispositif de soins évalué à 300 M€.

Nous avons par ailleurs interrogé les points faibles de la réduction des risques : en termes de couverture d'offre de soins, vingt-six départements n'ont pas de CAARUD, deux sont sans CAARUD ni CSAPA. Il existe en outre une véritable problématique dans les prisons, où la politique de réduction des risques ne semble pas voir le jour -et ce n'est pas l'utilisation de l'eau de Javel qui permet de réduire les risques ! Aujourd'hui, 1 % de la population carcérale est atteinte par le VIH -ce qui est considérable- 3 % par le VHB et 7 % par le VHC.

La drogue circulant en prison, en l'absence d'accès aux programmes d'échange de seringues, les prisonniers ont recours à des moyens artisanaux utilisés dans des conditions d'hygiène difficiles. C'est ce qui a amené le Conseil national du sida à émettre, il y a un an et demi environ, un avis sur l'utilisation des programmes d'échange de seringues en prison. On peut aisément le trouver sur le site du Conseil national du sida.

Autre point faible : l'absence de programme, que l'on trouve dans d'autres pays européens, en matière de diversification de l'accès aux dispositifs. Les centres d'injection supervisée font partie du panel d'accès aux soins et favorisent, grâce aux contacts avec les soignants, la réintégration des usagers de drogue dans le circuit sanitaire. Cette politique de réduction des risques permet de tendre la main à un certain nombre de personnes et surtout -j'insiste car on n'en parle pas assez- de diminuer les dommages sociaux liés à la toxicomanie tout en diminuant la violence et la délinquance, comme l'ont bien montré les expérimentations et l'expertise de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Certains pays vont jusqu'à utiliser l'héroïne en programme médicalisé. La palette d'outils de la prévention correspond aujourd'hui plus ou moins à des publics jeunes, difficiles, en difficulté et ne peut donc être qu'une politique sectorielle.

Nous avons essayé de comparer les bénéfices de la politique de réduction des risques et de la politique répressive correspondant à l'axe de la déclaration de Vienne. Depuis la loi de 1970, on assiste à une augmentation de la consommation de drogues, dont l'usage représente aujourd'hui 86 % des interpellations. Le coût économique calculé par les économistes de la santé en 1995 était de 600 M€ ; depuis qu'on a augmenté les interpellations, on est probablement passé à 700 ou 800 M€. Nous avons donc souligné que l'on pouvait peut-être envisager une réévaluation du dispositif répressif policier, judiciaire et douanier.

Il faut, de même, régulièrement évaluer les politiques de réduction des risques pour pouvoir les réorienter, prendre ce qui est bon et changer les dispositifs. Nous avons donc dit en conclusion de notre avis qu'il fallait probablement retrouver un équilibre et non simplement réaliser des évaluations du dispositif de soins mais également des autres dispositifs pour la bonne utilisation des deniers publics. Nous avons encouragé l'ouverture d'une réflexion sur la révision de la loi de 1970 afin de la moderniser et mieux répondre aux besoins du XXI ème siècle en matière de toxicomanie.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci.

La prévalence des infections chez les détenus est tombée de 33 à 5 % depuis le début de votre carrière médicale. S'agit-il bien d'usagers par voie intraveineuse ?

Docteur François Bourdillon . - Oui.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les choses sont donc différentes pour le virus de l'hépatite...

Docteur François Bourdillon . - Je ne suis pas un acteur de soins de la toxicomanie mais le recours à des pailles pour sniffer la drogue peut constituer un vecteur de transmission du VHC qui, comme le VHB, se transmet beaucoup plus que le VIH de manière générale.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le chiffre de 5 % que vous évoquez recouvre-t-il des personnes peu accessibles aux campagnes de prévention et totalement désocialisées ? Pourquoi ne parvient-on pas à descendre en dessous de 5 % ? Assiste-t-on à une recrudescence des infections ? Le message préventif ne passe-t-il pas ?

Docteur François Bourdillon . - Pratiquement tous ceux qui ont utilisé les seringues dans les années 1980 ont été contaminés. Aujourd'hui, les jeunes y sont beaucoup moins attentifs et peut-être plus concernés par le VHC et le VHB que par le VIH ! En matière de toxicomanie, il s'agit de réduire les contaminations par le VIH, le VHC, le VHB, les infections et les septicémies, les furoncles, les dommages sociaux et les hospitalisations pour overdoses. Tous ces messages ont quelque peu disparu de la rhétorique. Les messages ne sont plus ciblés sur la communauté homosexuelle et migrante car il existe d'autres modes de transmission. Il faut allier le dispositif universaliste et le dispositif ciblé et ne pas baisser la garde car les 200 à 250 000 personnes qui sont aujourd'hui dans une phase difficile seront dans dix à quinze ans pères de famille, auront des enfants et auront retrouvé du travail. Il faut donc leur donner leur chance. C'est tout l'intérêt du double dispositif de réduction du risque et de prise en charge des toxicomanes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Votre avis évoque, à la page 7, les centres d'injection supervisée et les programmes d'éducation à l'injection. Quelle est la différence ? Ces programmes d'éducation, qui demeurent expérimentaux, existent-ils en France ?

Docteur François Bourdillon . - Il s'agit de dispositifs « bas seuil ». L'idée de ces structures est d'éviter que les toxicomanes ne se droguent dans des toilettes ou dans des caves et disposent d'endroits hygiéniques où il est possible d'avoir un contact avec des travailleurs sociaux qui peuvent faire passer des messages de prévention et de réduction des risques.

Même s'il existe une forme de savoir profane chez les toxicomanes, il faut cependant continuer à faire passer un certain nombre de messages, au-delà du VIH. Il s'agit aussi d'éviter la transmission du virus par voie sexuelle chez le toxicomane séropositif ou séronégatif. La question n'est donc pas uniquement orientée vers l'échange de seringues mais aussi vers les messages de santé et la prise en charge sans contrainte.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment faire le tri entre les diverses sources de contamination, sachant que les toxicomanes qui se rendront dans les centres d'injection supervisée auront probablement déjà fréquenté des secteurs contaminés ? Ces centres, qui constituent je le rappelle une transgression de la loi, permettront-ils réellement de réduire la mortalité due au VIH chez les toxicomanes ?

Docteur François Bourdillon . - La réponse à la réduction des risques doit être multiple et adaptée à l'ensemble des toxicomanes. Certains n'ont pas besoin de salles d'injection ; d'autres, en grande difficulté, nécessitent des lieux où faire halte.

J'entends bien qu'il s'agit d'une transgression de la loi mais l'épidémie de VIH a bouleversé les politiques publiques. Je vous rappelle le courage qu'a eu Mme Barzach en 1995 en permettant la vente libre des seringues à l'ensemble des toxicomanes. C'est probablement, avec les programmes d'échange, la mesure qui a permis la diminution la plus significative du nombre de contaminations.

L'INSERM a démontré que le rapport coût-bénéfice est plutôt positif. Faut-il pour autant généraliser le dispositif ? Probablement non. Il faut l'évaluer et l'expérimenter. Je n'entre pas dans le domaine idéologique mais on a besoin de consolider les approches sociales et sanitaires en matière de toxicomanie. Beaucoup a déjà été fait mais on s'est quelque peu arrêté en 2004. Sept ans plus tard, il convient d'interroger les politiques dans ce domaine.

La politique de stigmatisation et de répression qui tend à marginaliser très fortement une partie de la population ne peut aboutir qu'à des usages cachés et ces populations risquent de ne plus être identifiées par les travailleurs sociaux, dont le métier est de réinsérer les toxicomanes dans la société. Ces toxicomanes sont pour la plupart des jeunes qui vont vivre parfois avec le VIH ou le VHC. Beaucoup de mes patients ont été contaminés dans les années 1980 ; aujourd'hui, après vingt-cinq de séropositivité, ils sont tous pères de familles, ont des enfants et un travail, sont en pleine santé et prennent leur traitement antirétroviral. On les a même parfois guéris de leur hépatite C. Je suis donc favorable à ce que l'on puisse éviter les contaminations et que ces personnes réintègrent au plus vite la société, qui doit leur tendre les bras.

Ce n'est pas par le biais de la toxicomanie que l'on a réussi à interpeller les politiques mais toujours par celui du VIH. Je ne prétends pas qu'il faut arrêter la répression mais il convient surtout de développer la politique de prise en charge des usagers. Il y a là un manque à combler !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les départements qui ne disposent pas de CAARUD sont-ils peu peuplés ? Disposent-ils d'une offre de soins et d'une offre médicale faibles ou existe-t-il d'autres raisons ?

Docteur François Bourdillon . - Je ne suis pas suffisamment spécialisé en toxicomanie pour vous répondre. Peut-être s'agit-il de zones rurales où l'on rencontre moins de toxicomane -encore que tout le monde soit concerné par la toxicomanie, même si l'on rencontre un plus grand nombre de toxicomanes dans certaines banlieues difficiles, une économie de survie s'étant souvent créée derrière. L'usage de drogues est largement répandu dans tous les milieux, y compris les milieux aisés, qui recourent davantage à la cocaïne.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La prise en charge des toxicomanes vous paraît-elle devoir être complétée en France ?

Docteur François Bourdillon . - Je le pense. Une animation et un dispositif spécialisé et généraliste me semblent nécessaires. Pour le VIH, les messages doivent s'adresser à l'ensemble de la population, d'autres, plus spécifiques devant être destinés aux populations les plus en difficulté. Je pense que le dispositif de prise en charge spécialisé est aujourd'hui trop peu accompagné pour faire face au nombre de toxicomanes, dont le risque de contamination par le VIH est, je le rappelle, dix-huit fois supérieur à celui encouru par la population générale. Ce seul chiffre impose une politique de réduction des risques, déjà inscrite dans la loi et dans le code de la santé publique en 2004 mais dont l'élan s'est interrompu depuis et qui mériterait d'être relancée aujourd'hui.

Les centres d'injection supervisée sont un moyen d'interpeller la politique globale. Ce n'est pas le seul sujet mais il convient de savoir quelle politique mener vis-à-vis des usagers de drogues. Il ne faut pas prendre ces salles d'injection comme un fanion et les porter aux nues. Je sais qu'il existe des divergences politiques sur ce sujet mais c'est notre jeunesse qui est en jeu !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous mettez en évidence le fait que la politique de répression telle qu'elle est appliquée en France a un coût très important...

Docteur François Bourdillon . - Il manque 800 M€ par an !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Certains pays sont revenus sur la répression entre 1990 et 2000. Vous plaidez donc en faveur d'une révision de la loi de 1970...

Docteur François Bourdillon . - Le Conseil national du sida le suggère à la fin de son avis. Cette loi de santé publique à caractère répressif n'a pas changé depuis 1970. Elle n'a pu prendre en compte les éléments positifs issus de l'épidémie de VIH en matière de politique de réduction des risques, qui mériteraient de figurer dans une loi sur la toxicomanie.

C'est pourquoi il conviendrait d'interroger globalement l'ensemble du dispositif répressif et médico-social. On a besoin de l'aspect sanitaire mais également de l'aspect social !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Un argument souvent avancé est le fait que les salles de consommation supervisée seraient une manière de banaliser l'usage des drogues illicites et favoriseraient donc leur utilisation. En forçant le trait, on pourrait dire que le simple consommateur de cannabis, une fois tous les 15 jours, pourrait être amené à utiliser l'héroïne. Etes-vous d'accord avec cette théorie ?

Docteur François Bourdillon . - Je ne le pense pas. Ces salles d'injection s'adressent à des populations extrêmement marginales, qui vont peut-être franchir la porte pour obtenir une soupe ou un autre élément. Ils pourront en outre procéder à leur injection dans de bonnes conditions. Les produits ne sont pas délivrés dans les centres. C'est une façon d'entrer en contact avec les populations les plus difficiles. Cela ne peut être considéré en aucun cas comme du prosélytisme en faveur de l'injection, ni comme une incitation à s'injecter des drogues ! Aucune publication portant sur ce domaine n'a confirmé ces éléments.

On dispose d'une expertise de l'INSERM et de beaucoup de publications ; ces structures ont été particulièrement étudiées dans la plupart des pays, s'agissant de produits interdits. Beaucoup ont autorisé ce nouveau dispositif comme un élément complémentaire du dispositif général. Selon le Conseil national du sida, c'est l'ensemble des dispositifs de prévention et de prise en charge qui doit être interpellé. Prendre uniquement fait et cause pour ou contre les salles d'injection supervisée est une vision extrêmement réductrice de la prise en charge de la toxicomanie ; elles ne s'adressent qu'à un petit fragment de la population. Ce dispositif a sa place mais ne doit pas occulter le débat de fond, qui est de réinterroger les politiques dans ce domaine !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ces salles d'injection supervisée s'adressent uniquement aux usagers par voie intraveineuse. Qu'en est-il des populations très marginalisées, jeunes en particulier, qui prennent des drogues de synthèse comme le krach ? On ne va pas ouvrir des salles pour apprendre à consommer ce produit sans risque ! Cela m'affole quelque peu !

Le débat ne risque-t-il pas d'oublier ces populations extrêmement fragilisées qui, en général, en quelques mois ou quelques années, sont totalement irrécupérables du point de vue médical et psychiatrique ? Disposez-vous d'éléments à propos de ces personnes qui constituent les « malheureux parmi les malheureux » ?

Docteur François Bourdillon . - Non.

Les utilisateurs de krach sont en effet des « malheureux parmi les malheureux » qui endommagent leur cerveau irrémédiablement. Je ne sais si le dispositif des salles de consommation est adapté ; en tout état de cause, il faut un dispositif spécialisé pour pouvoir les accueillir. Les usages sont multiples. Quelqu'un qui fume boit aussi beaucoup et vice versa. On le sait de manière générale. Quand on utilise le cannabis, on est encore plus exposé à la poly-consommation. On peut donc très bien imaginer que les utilisateurs recourent également à l'héroïne, à la cocaïne et à des drogues de synthèse. Ce n'est pas pour rien que la Haute Autorité de santé (HAS) a publié un rapport sur la prise en charge des polytoxicomanes, il y a quatre ou cinq ans, en réinterrogeant la politique trop axée sur le produit et en axant son travail sur la poly-consommation, tout en s'interrogeant sur l'ensemble des drogues addictives.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle incidence les salles d'injection supervisées pourraient-elles avoir sur la mortalité et la morbidité ?

Docteur François Bourdillon . - En termes de santé publique, la mortalité à court terme est imputable à l'overdose. On est passé de 700 décès avant la mise en place de la politique de réduction des risques à 100 décès après celle-ci. On a le sentiment d'être actuellement sur une phase de plateau.

Les quelques salles d'injection supervisée vont-elles contribuer à réduire la mortalité par overdose ? Peut-être pour quelques individus ; statistiquement, il sera difficile de le démontrer. L'autre question est celle de la transmission des virus et autres bactéries. On peut fort bien mourir de septicémie ! On voit régulièrement, à la Pitié-Salpêtrière, de jeunes gens hospitalisés avec 42 ° de fièvre qui se sont injectés des produits et que l'on essaie de récupérer. C'est le travail principal des équipes mobiles de toxicomanie que de récupérer ces jeunes et de faire en sorte de les réintroduire dans le système de soins.

La question posée est celle d'une politique de réduction des risques globale qui interpelle tout le monde, y compris les plus en difficulté. Aujourd'hui, selon les promoteurs des salles d'injection supervisée, il n'existe pas de dispositif pour ces personnes. Il en faut donc un pour apporter une réponse à chacun d'entre eux. Qui peut dire combien on évitera d'infections bactériennes ou virales chez ces gens-là ? On va suivre les données d'infection par le VIH, le VHC et le VHB et l'on verra dans cinq ou dix ans si l'on a une diminution de la morbidité, elle-même pouvant entraîner la mortalité...

Il s'agit de maladies que l'on soigne mieux mais qui coûtent très cher ; dans chaque cas où l'on pourra les éviter, on réalisera une économie. C'est une question très difficile sur le plan épidémiologique. Les cliniciens font de la médecine individuelle ; les gens qui, comme moi, font de la médecine populationnelle ne portent pas le même regard sur ces sujets...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il existe un fort développement de la prostitution tant féminine que masculine dans nos villes grandes ou moyennes. Beaucoup de ces personnes sont toxicomanes par voie intraveineuse. En outre, un certain nombre de clients refusent le préservatif. Ce milieu vous inquiète-t-il particulièrement ? Les campagnes de prévention et de protection sont-elles un échec dans ce secteur ?

Docteur François Bourdillon . - Le Conseil national du sida a émis un avis sur la prostitution l'année dernière. Il a constaté une prostitution multiforme -prostitution pour raisons économiques, « escort-girls », prostitution masculine et même transsexuelle.

Lors de l'audition d'un certain nombre de professionnels, nous avons constaté que les politiques répressives avaient eu pour effet de faire reculer la prostitution au-delà du périphérique, au-delà du bois de Vincennes. Les gens se cachent. Plus c'est le cas, plus il est difficile pour les travailleurs sociaux de pouvoir les approcher.

Y a-t-il plus de risques pour le client ou pour la personne prostituée d'être contaminé ? La transmission dépend bien entendu du nombre de rapports sexuels, de la fréquence et de la prévalence de l'infection par le VIH ou autres maladies sexuellement transmissibles. La politique de réduction des risques est, pour ces populations, basée sur l'utilisation du préservatif. Celle-ci est complexe : elle est vécue par un certain nombre de prostituées comme un élément permettant aux forces de police de les repérer.

Des problèmes de qualité de préservatif ont également été dénoncés. Il est par ailleurs vrai qu'un certain nombre de clients paient plus cher -et même parfois très cher- pour avoir des rapports non protégés. Cela peut paraître incompréhensible mais la vie est ainsi faite. La question majeure qui nous a semblé se poser est plutôt celle de l'accès des prostituées au dispositif de soins et médico-social.

Certaines personnes prostituées, hommes ou femmes, utilisent des psychostimulants, des drogues de synthèse ou s'injectent des produits par voie intraveineuse.

Souvent, la prostituée fait l'amour sans préservatif avec son partenaire régulier. Il y a probablement là un risque d'exposition supplémentaire, dans les deux sens. C'est un sujet très complexe pour lequel le tissu social est extrêmement fragile.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous dites que les propositions de traitements de substitution aux opiacés demeurent insuffisamment diversifiées. Ne pensez-vous pas qu'il existe un manque de centres méthadone dans les départements ? Ne croyez-vous pas qu'il serait opportun de mettre en place des traitements de méthadone plus simples ? Une piste ne consisterait-elle pas à permettre à un généraliste d'engager lui-même un traitement de méthadone dans un département où il n'existe pas de centre de traitement ?

Docteur François Bourdillon . - N'étant pas intervenant en toxicomanie, je puis difficilement répondre à cette question.

D'une manière générale -je le vois à l'hôpital- quand on ne peut plus agir, on allège le dispositif. On l'a fait pour le VIH lorsqu'on a eu moins de moyens. Au début, on voyait les gens tous les deux mois ; on les voit maintenant tous les trois ou six mois pour pouvoir suivre tout le monde. C'est là un principe de réalité. Je n'ai donc rien contre ces dispositifs mais le risque est de dénaturer l'ensemble du système. On a besoin de structures pour un certain nombre de toxicomanes afin de les placer dans un circuit de traitement qui leur permette de reprendre pied.

Le traitement souple est possible pour les gens les moins en difficulté, par exemple pour ceux qui sont sous méthadone depuis longtemps. Certains patients peuvent utiliser la méthadone depuis dix ou quinze ans et continuer à en avoir besoin, bien qu'ils ne pratiquent plus aucune injection. C'est donc très complexe. La réponse doit se faire au cas par cas. Il faut laisser la possibilité aux soignants de pouvoir adapter la réponse en fonction des besoins de leurs patients, même dans les départements sous-dotés mais il ne faut pas donner le signal d'un allégement du dispositif qui a été construit de la sorte et qui remplit son rôle de cette manière.

Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de la toxicomanie mais professionnel de santé publique, intéressé par l'ensemble des problématiques et membre du Conseil national du sida...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Que pensez-vous des espoirs de mise au point d'un vaccin ?

Docteur François Bourdillon . - Je suis d'une grande prudence dans ce domaine. Il faut poursuivre la recherche mais on est loin d'un vaccin qui protège réellement la population. On disposera peut-être un vaccin thérapeutique avant...

La grande révolution réside aujourd'hui dans le traitement comme moyen de prévention. Un traitement bien donné a une aussi grande efficacité qu'un préservatif. Cela élargit donc la palette. Plus on permet l'accès aux soins, plus on diminue le réservoir de virus et la possibilité de transmission -d'où la campagne de dépistage.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Le Conseil national regrette d'ailleurs l'absence de politique en la matière dans certains pays...

M. Serge Blisko, coprésident pour le Séant . - Nous espérons tous des progrès significatifs en la matière !

Merci.

MERCREDI 13 AVRIL 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Frédéric Dupuch, directeur de l'Institut national de police scientifique, et de M. Fabrice Besacier, chef de la section « Stupéfiants » du laboratoire de police scientifique de Lyon

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Messieurs, chacun connaît la réputation nationale et internationale de l'Institut national de police scientifique, qui réalise les analyses scientifiques que lui demandent les autorités judiciaires et les services de police et de gendarmerie. Cet institut est à la croisée des chemins pour détecter la présence de stupéfiants et assurer une mission de veille vis-à-vis des molécules nouvelles. Pouvez-vous nous tracer les grandes lignes de votre action et nous indiquer les principaux enseignements que vous tirez de votre travail ?

M. Frédéric Dupuch, directeur de l'Institut national de police scientifique . - Mesdames et messieurs les parlementaires, M. Fabrice Besacier et moi-même sommes heureux de pouvoir vous parler aujourd'hui du travail qu'accomplissent les cinq laboratoires de l'Institut national de police scientifique qui luttent contre les stupéfiants, en particulier celui de Lyon qui est à la pointe de ce combat depuis plus de vingt-cinq ans.

L'institut est un établissement public de l'État, qui regroupe l'ensemble des laboratoires de culture « policière » : les deux de Paris, dont l'un, le laboratoire de toxicologie, s'occupe de stupéfiants ; celui de Toulouse ; celui de Lille ; celui de Marseille et celui de Lyon, le plus investi et le plus réputé en matière de stupéfiants.

Nous intervenons en tant qu'experts judiciaires, l'institut, en tant que personne morale, étant inscrit sur la liste des experts agréés par la Cour de cassation. Outre ce « label » judiciaire, l'institut bénéficie d'un label qualitatif, nombre de ses activités, dont celles de M. Fabrice Besacier, étant accréditées par le Comité français d'accréditation. L'année dernière, tous laboratoires confondus, les sept cents membres du personnel ont traité à peu près 188 500 dossiers. Le rythme de travail est donc sans commune mesure avec celui des laboratoires de police scientifique qui apparaissent dans certaines séries télévisées, où dix individus travaillent sur le même dossier pendant quinze jours !

L'essentiel de notre activité, soit 90 %, passe aujourd'hui par la biologie génétique. Mais certaines branches très régaliennes nécessitent une observation, un suivi et un investissement complets - je pense en particulier à la balistique et aux stupéfiants, sources de nuisances pour la santé, mais aussi de déstabilisation et donc d'insécurité.

Cinq laboratoires sont concernés par les stupéfiants.

Ce sont trente-quatre personnes qui participent à la lutte contre le trafic de stupéfiants, seize d'entre elles étant habilitées à intervenir en justice au nom de l'institut. Et, à côté de cette lutte contre les trafics, qui passe par l'analyse de stupéfiants et l'aide aux services d'investigation, il y a la lutte contre l'usage de stupéfiants, qui concerne les consommateurs : c'est la partie « toxicologie » de notre activité.

Initialement, il y a cent ans, les analyses toxicologiques étaient réalisées post mortem : on procédait à une analyse des viscères et du sang lors des autopsies. Elles se sont transformées progressivement avec les exigences de la sécurité routière. Aujourd'hui, les sections « toxicologie » de nos laboratoires analysent majoritairement le sang prélevé sur des automobilistes pour la recherche d'alcool, et maintenant, surtout, de stupéfiants.

Contre le trafic de stupéfiants, l'an dernier, mille sept cents dossiers ont été traités, pour cinq mille scellés, ce qui représente une quantité énorme. Un scellé peut contenir un sachet de 50 grammes de substance illicite, mais c'est rare. Par exemple, l'an dernier, le laboratoire de Paris a travaillé sur une affaire concernant 70 kilogrammes de cocaïne, en pains de 500 grammes, et analysé cent quarante scellés ; ses travaux ont porté aussi bien sur les stupéfiants que sur les empreintes papillaires ou les traces génétiques.

Que font les laboratoires en matière de drogue ? Ils répondent aux premières questions qualitatives et quantitatives, pour savoir quel est le produit concerné. Les tests de réactifs réalisés dans les services opérationnels n'ont pas une valeur totalement probante. Il faut donc confirmer la nature exacte du produit qu'ont saisi les forces de l'ordre, puis déterminer la teneur du principe actif présent dans ce produit. Il est très important pour les enquêteurs ou les magistrats de savoir si la personne qu'ils ont en face d'eux possédait de la cocaïne avec un dosage de rue à 34 %, ou un dosage plus proche de celui que l'on trouve dans les aéroports, à 65 % : cela marque le « niveau » du trafic. Il faut enfin savoir si la prise que nous avons entre les mains s'intègre dans une enquête plus large, en faisant des rapprochements entre différentes saisies de drogues. Pour y parvenir, plusieurs outils ont été développés : un outil qui est présent dans les cinq laboratoires, et un outil qui est spécialement développé à Lyon.

L'outil présent dans les cinq laboratoires est un logiciel dénommé STUPS (Système de traitement uniformisé des produits stupéfiants), dont la version informatique a été renouvelée cette année. Il est alimenté par les cinq laboratoires de l'Institut national de police scientifique, ainsi que par l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. Il est consultable par l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants et par la brigade des stupéfiants de Paris. Il permet de décrire tout ce qui est d'ordre procédurier : référence du service enquêteur et du magistrat chargé de l'affaire, éléments de procédure, lieu où la marchandise a été saisie, etc. Il donne des compositions chimiques de base : de quel produit s'agit-il ? Quelle est sa teneur en principe actif ? Quels sont les produits de coupage ? Il donne aussi des descriptifs visuels, en particulier pour les pains de cannabis ou les cachets de drogue de synthèse. Ce dernier élément permet d'établir des liens. En effet, le toxicomane est un « client » fidèle : quand il a trouvé un produit qui lui plaît, il a tendance à rechercher le même, et sous la même présentation.

Ce logiciel est alimenté à partir des produits que nous recevons nous-mêmes pour des analyses complètes ou, lorsqu'il y a des prises importantes, à partir des échantillons supplémentaires qui sont envoyés à nos laboratoires, même dans les cas où les analyses initiales ne nous ont pas été confiées. Nos laboratoires publics ne sont pas implantés sur tout le territoire. Les officiers de police judiciaire sont tentés de faire appel à nous, car nos prestations sont gratuites, contrairement aux laboratoires du secteur privé. Mais il se peut que des enquêteurs, dans des endroits où nous n'avons pas d'implantation proche, par exemple le grand Ouest ou le grand Est, s'adressent à un laboratoire privé qui leur fournira une réponse plus rapide. Ensuite, ils nous envoient leurs échantillons pour alimenter le logiciel STUPS.

Un travail encore plus fin est accompli par le laboratoire de police scientifique de Lyon qui est, depuis très longtemps, la « flèche » en matière d'analyse de stupéfiants. Le premier texte faisant référence à une spécialisation du laboratoire de police scientifique de Lyon remonte à 1986. Il portait sur la création d'un fichier national des drogues saisies. Ce fut la première version du fichier STUPS ; nous en sommes maintenant à la seconde version. Le laboratoire de Lyon est en outre réputé sur le plan international pour son savoir-faire dans le domaine du « profilage » des drogues, à partir d'une méthode développée par M. Fabrice Besacier que je suis très fier de compter parmi mes collaborateurs.

Cette méthode est partie du triste point de vue qu'une drogue n'est jamais un produit sain ou naturel. On peut peut-être encore trouver dans les montagnes des Andes ou en Afrique des herbes pures à mâcher, mais dès lors que la drogue arrive sous nos latitudes, elle a été transformée, notamment par l'adjonction de diluants, pour aboutir au produit à commercialiser. Or ces multiples composantes laissent des traces, mêmes infimes, et la juxtaposition de ces traces infimes permet de dresser, à partir d'un calcul mathématique, le « code génétique » initial d'un lot de drogue. Ce code ne changera pas même si la drogue, par la suite, est à nouveau coupée.

Une telle méthode est très intéressante. En effet, pour des services d'enquête dont la finalité est de démanteler des structures, elle permet de faire des liens entre une prise de drogue à un bout de la France, et la même drogue retrouvée à l'autre bout. On peut ainsi prouver que ces prises proviennent du même lot. Cette méthode a été développée pour la cocaïne. Elle est maintenant développée pour l'héroïne, et l'on projette de l'étendre aux drogues de synthèse. On fait même des recherches sur des molécules de cannabis. Cette méthode est surtout utile aux enquêteurs ayant un large champ d'investigation.

Ces travaux sont réalisés dans la section dirigée par M. Fabrice Besacier. Lorsque nous recevons des saisies de cocaïne ou d'héroïne, que nous les analysons et que nous trouvons des liens entre elles, il arrive régulièrement que même les enquêteurs n'aient pas soupçonné l'existence de tels liens. Notre travail consiste à les retrouver et, lorsque les procédures ne sont pas closes, à fournir aux enquêteurs des éléments leur permettant d'ouvrir le champ de leur investigation et, ainsi, d'approfondir la connaissance du réseau à démanteler.

Pour ce travail, M. Fabrice Besacier a conçu le logiciel OTARIES (Outil de traitement automatisé pour le rapprochement inter-échantillons de stupéfiants). Ce logiciel dispose d'une finalité et d'une finesse dans les approches chimiques dont ne disposait pas le logiciel STUPS. Il ne peut pas intéresser tous les services d'enquête. C'est pour cela que l'on n'envisage pas d'étendre OTARIES à tous les laboratoires, mais seulement au laboratoire de Paris qui pourra ainsi travailler en réseau avec celui de Lyon. Reste que c'est un outil primordial pour la traçabilité de la drogue, la connaissance des réseaux et l'établissement de liens entre les lots saisis.

OTARIES a permis jusqu'à présent d'identifier trois cents lots « initiaux » de cocaïne et cent lots d'héroïne, qui avaient fait l'objet de plusieurs démultiplications dans le pays. C'est à cela que correspond le graphique du dossier que je vous ai remis et qui a pu vous apparaître quelque peu abscons. Il retrace les liens établis entre des prises de drogue en région Rhône-Alpes, lesquels ont permis de découvrir que le travail réalisé d'un côté par des policiers et de l'autre par des gendarmes concernait les mêmes lots de cocaïne, ce que les enquêteurs eux-mêmes ne soupçonnaient pas.

Le deuxième angle sous lequel travaillent les laboratoires de l'institut est celui de la toxicologie appliquée à la sécurité routière et à la recherche de stupéfiants. En l'occurrence, nous accompagnons la montée en puissance de la politique de sécurité routière. Nous sommes passés de la recherche d'alcool, où il y a néanmoins encore de la demande, à la recherche de stupéfiants. L'an dernier, 5 500 dossiers de nature criminalistique ont été traités par les sections de toxicologie ; plus de 3 000 concernaient des détections de stupéfiants. La recherche de stupéfiants chez les automobilistes est donc devenue l'activité majoritaire, au sein de l'activité toxicologique, à côté de la recherche d'alcool et des analyses post mortem.

Dans 68 % des cas dont nous avons été saisis, nous avons effectivement trouvé de la drogue, lorsqu'il y avait suspicion à partir des tests initiaux ou des comportements. Dans 90 % des cas, il s'agissait de cannabis.

Lorsque nous sommes saisis, nous avons une vision claire de ce qui se passe. Mais nous ne faisons pas les prises de sang. Nos laboratoires s'inscrivent non pas dans une démarche médicale, mais dans une démarche criminalistique. En cas de suspicion de consommation de stupéfiants, l'automobiliste est conduit dans un hôpital qui procède à la prise de sang et effectue l'analyse pour établir le dosage. Certes, l'hôpital fait payer ses prestations, alors que nos prestations sur réquisition sont gratuites. Mais il est plus simple de s'adresser à l'hôpital. C'est la raison pour laquelle nous n'avons pas une vision exhaustive du phénomène. Quoi qu'il en soit, nous constatons, lorsque nous sommes saisis, que le cannabis est la drogue la plus souvent consommée par les automobilistes qui font l'objet de contrôles et de détections positives.

Telle est, globalement brossée, l'activité des laboratoires de l'institut s'agissant de la drogue.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les laboratoires de l'institut ont donc un rôle d'observateur, un peu différent de celui des personnes que nous avons entendues jusqu'à présent, qu'il s'agisse de représentants de la police, de la justice, de médecins, ou d'associations. Néanmoins, nous leur avons tous posé la même question : avez-vous remarqué, depuis les débuts de votre activité, une évolution dans l'offre de produits stupéfiants en France ?

On nous a dit que le taux de tétrahydrocannabinol (THC) du cannabis n'était plus du tout le même que dans le passé et que, sous ce nom, se cachaient des substances diverses, dont l'action est d'ailleurs de plus en plus nocive. Pouvez-vous nous donner quelques précisions à ce sujet ?

M. Frédéric Dupuch . - Il est très difficile pour nous d'apprécier l'évolution quantitative des produits. Nous agissons sur saisine et nous ne pouvons donc nous prononcer qu'à partir de ce qui nous est envoyé. Prétendre à une connaissance exhaustive de ce qui se passe signifierait que nous recevions tout, ce qui n'est pas le cas.

Si l'on examine aujourd'hui les résultats de l'année 2010 à partir du logiciel STUPS, on trouve dans les produits saisis 40 % de cocaïne, 33 % de cannabis et 16 % d'héroïne. Mais ces résultats dépendent des services enquêteurs qui ont saisi les prises et les ont envoyées aux laboratoires. Je ne pense pas que l'on puisse en déduire une approche quantitative de la majorité des produits qui circulent.

En matière de sécurité routière, nous trouvons en majorité du cannabis. Et lorsque nous analysons les prises, nous nous apercevons que le taux de THC est aujourd'hui de 11 %, ce qui traduit une croissance lente de la teneur en principe actif.

Selon les études documentaires de M. Fabrice Besacier, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, le taux de THC du cannabis était de 5 %. Ce taux a relativement peu bougé jusqu'à la fin des années 1990. Il a maintenant doublé. À quoi cela est-il dû ? Au recours à des organismes génétiquement modifiés, à des systèmes de pousses bien alimentées et à un éclairage plus fort. Vous avez entendu parler, il y a un mois, d'une affaire en Seine-Saint-Denis : tout un équipement avait été mis au point, notamment avec de la lumière forcée, pour faire pousser du cannabis. M. Fabrice Besacier, qui a été saisi de prises de différentes feuilles, a vu que le THC de certains plants atteignait 14 %.

La teneur en principe actif des autres produits que nous appréhendons est relativement stable. La pureté moyenne de la cocaïne aux frontières, que nous étudions à partir de Roissy, est de 64 %. Elle est de 34 % pour les prises réalisées sur la voie publique. Le taux de pureté de l'héroïne ne change pas : il est de 13 %. Le cannabis, en revanche, est de plus en plus pur.

Venons-en aux médicaments. C'est un domaine dans lequel nous travaillons main dans la main avec l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, précisément pour jouer un rôle d'alerte. Vous savez que ne peut être poursuivi pour trafic de drogue que quelqu'un qui vend de la drogue, concept qui obéit à une définition juridique. Les drogues médicamenteuses sont listées dans un texte réglementaire, mis à jour par le ministère de la santé. Si un produit s'en rapproche, mais qu'il ne correspond pas à la définition, il n'est pas considéré comme une drogue illicite et ne peut donc, en tant que tel, donner lieu à des poursuites, alors même qu'il est toujours possible d'incriminer les trafiquants pour des infractions de nature fiscale ou douanière.

Lorsque nous recevons des produits dont les analyses chimiques permettent de dire qu'ils sont proches de tel médicament considéré comme une drogue, mais qui n'en sont pas tout à fait une parce qu'une branche de la molécule a été modifiée lors de la conception chimique, nous faisons remonter cette information à l'observatoire, et celui-ci soumet la question au ministère de la santé pour que la liste des substances illicites soit réévaluée. Tout un réseau européen travaille sur ce sujet afin d'alimenter réciproquement les pays et se tenir à jour.

Un exemple récent est fourni par la méphédrone, un médicament qui est désormais considéré comme une drogue. Un léger déplacement d'une des branches chimiques de la molécule initiale avait permis de ne rien changer aux effets psychotropes de cette drogue. Mais ce n'était plus tout à fait la même molécule. Les douanes ont saisi des quantités énormes de ce nouveau produit, appelé M-4. Elles l'ont bloqué sous couvert d'une infraction douanière, mais on ne pouvait pas poursuivre les trafiquants pour trafic de drogue. La liste des stupéfiants a donc été modifiée et, maintenant, le M-4 est considéré lui aussi comme une drogue.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Le Subutex ne figure pas dans le tableau des stupéfiants. Il fait pourtant lui aussi l'objet d'un trafic. Peut-il être intégré à d'autres substances ? Avez-vous à faire des analyses sur ce produit ?

Par ailleurs, vous avez dit que sur 5 500 dossiers de toxicologie, 3 000 portaient sur la détection de stupéfiants. Intervenez-vous à la suite d'accidents ou de contrôles inopinés ? On a encore du mal à apprécier la responsabilité du cannabis, par rapport à celle de l'alcool, dans les accidents routiers. Avez-vous analysé ce produit ?

M. Frédéric Dupuch . - Il y a encore dix-huit mois, avant la distribution des kits salivaires, les contrôles « d'initiative » par les forces de l'ordre, hors accident, pour rechercher des stupéfiants, étaient rarissimes. Il faut dire que conduire quelqu'un à l'hôpital pour de telles recherches et risquer de lui faire perdre quatre heures pour rien n'était pas de nature à améliorer les relations entre la police, la gendarmerie et la population. Les saisines qui aboutissaient étaient toutes « post accident » et, dans 60 % à 70 % des cas, on constatait la présence effective de drogue, très majoritairement de cannabis.

Il en va différemment aujourd'hui, puisque des opérations routières sont menées hors contexte d'accident. Nous y sommes d'ailleurs souvent associés. Les laboratoires sont prévenus d'avance par les parquets et ils mettent en place des dispositifs pour pouvoir procéder aux analyses pendant le week-end.

M. Fabrice Besacier, chef de la section « Stupéfiants » du laboratoire de police scientifique de Lyon . - Nous sommes parfois destinataires de saisies de Subutex, principalement sous forme de poudre. À ce moment-là, les services de police pensent avoir affaire à une drogue, éventuellement à de la cocaïne ; il faut dire que les tests colorimétriques ont tendance à réagir comme s'il s'agissait de cocaïne. Ils nous demandent donc de confirmer qu'il s'agit d'un produit stupéfiant. Le Subutex est toujours vendu sous forme de comprimés. Lorsqu'il est sous forme de poudre, nous pouvons en conclure qu'il s'agit d'un trafic. À chaque fois, nous avons confirmé qu'il s'agissait bien de Subutex. Mais cela représente un très petit nombre de cas par rapport aux autres produits plus « classiques ». Il nous est donc difficile de considérer qu'il y a un trafic important de Subutex.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - J'aimerais revenir sur les médicaments inscrits au tableau des stupéfiants. Avez-vous la possibilité de les rechercher ? Est-ce que ce sont ceux-là que vous testez ?

M. Frédéric Dupuch . - Nous testons tout ce qui nous est envoyé. C'est seulement au moment de l'analyse que nous rendons compte si la substance correspond à la définition d'un produit figurant sur la liste des stupéfiants. Mais l'enquêteur, sur le terrain, est encore moins bien placé que nous pour savoir si le comprimé qui a été trouvé figure ou non sur cette liste.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Dans vos 3 000 analyses menées en matière de sécurité routière, le cannabis était-il consommé seul ou associé à d'autres drogues ? Dans la seconde hypothèse, dans quelles proportions ?

M. Frédéric Dupuch . - Nous ne disposons pas de ces informations.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Que recherchez-vous ? Le cannabis ? L'héroïne ?

M. Frédéric Dupuch . - Nous recherchons les quatre composantes.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Vous n'en connaissez pas les proportions ?

M. Frédéric Dupuch . - Non, mais je peux vous dire que sur l'ensemble des produits que nous avons découverts, il y avait 80 % de cannabis et 20 % d'autres produits. Est-ce que ces 20 % sont cumulatifs ou concernent des dossiers distincts ? Je ne le sais pas.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - L'analyse statistique n'a-t-elle pas été menée ?

M. Frédéric Dupuch . - Non, mais on va sans doute la faire.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Les normes actuelles de détection du cannabis vous semblent-elles satisfaisantes ? Observe-t-on une élévation des taux ?

M. Frédéric Dupuch . - Le cannabis, comme toutes les drogues, est détectable par les laboratoires, même à dose infinitésimale. Aujourd'hui, le taux moyen de THC est de 11 %.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - J'aimerais également savoir comment vous pouvez préciser la date de consommation.

M. Fabrice Besacier . - Dans 80 % des prélèvements réalisés dans le cadre d'opérations de sécurité routière qui nous sont envoyés, nous trouvons du cannabis. Il est très rare que celui-ci soit associé à d'autres drogues. Parfois, il est associé à de l'alcool.

Il convient ensuite de distinguer l'herbe de cannabis de la résine de cannabis. Le taux moyen de 11 % de THC concerne la résine de cannabis, produit qui se présente sous forme de plaquette, comme une plaquette de chocolat. Son dosage est relativement stable ; depuis dix ou quinze ans, on observe que son taux de THC a tendance à augmenter.

L'herbe de cannabis est plus difficile à analyser. Dans l'affaire de Seine-Saint-Denis, les plants en étaient à différentes étapes. Ceux qui nous ont été envoyés étaient très petits, au début de la pousse. Ceux qui étaient à maturité avaient déjà été récoltés. Or le taux de THC d'un petit plant est très faible, autour de 0,5 %, alors que celui du « produit fini » peut atteindre 14 %. Il est donc difficile d'établir une statistique sur l'herbe de cannabis, puisque le taux de THC dépend du prélèvement sur lequel la mesure a été faite.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Vous avez parlé de l'incidence de la lumière sur les plants de cannabis. N'a-t-on pas plutôt recours à des modifications génétiques pour augmenter la teneur en THC ?

M. Fabrice Besacier . - On a tendance à acheter des graines génétiquement modifiées, de manière à obtenir des taux assez élevés de THC. Ensuite, on essaie d'optimiser ce taux par des conditions de culture favorables : lumière, humidité, etc. Dans certaines régions, mieux vaut faire de la culture en intérieur.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Sur vos 3 000 prélèvements positifs, combien se rapportent à la criminalité hors sécurité routière ?

M. Frédéric Dupuch . - Ces 3 000 prélèvements concernent uniquement la sécurité routière. Ils font l'objet d'analyses toxicologiques, à la suite d'opérations de contrôle ou d'opérations « post accident ».

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Intervenez-vous en matière de criminalité ?

M. Frédéric Dupuch . - Il ne faut pas oublier que les laboratoires interviennent dans une démarche d'expertise et répondent à une question précise qui leur est posée, par exemple : quelle est la teneur de drogue dans l'échantillon qu'on vous transmet ? À la différence de ce que l'on voit dans les séries télévisées et conformément au droit français, experts et enquêteurs ne sont pas les mêmes personnes. Il en va de leur indépendance. Les laboratoires peuvent même ne pas savoir si l'échantillon a été prélevé à la suite d'un meurtre ou d'une affaire de contravention.

Par ailleurs, monsieur le rapporteur, vous avez posé une question sur l'ancienneté de la consommation. Les experts ont tendance à dire que le sang, c'est la « mémoire courte », et les cheveux, la « mémoire longue ». Cela signifie que lorsque l'on trouve de l'alcool ou de la drogue dans le sang, c'est que leur consommation remonte à peu de temps. Lorsqu'on en trouve dans les cheveux, on peut remonter parfois des mois en arrière.

M. Georges Mothron, député . - Vous avez parlé de la traçabilité des lots. Avez-vous les moyens, par vos analyses, de remonter jusqu'au lieu de culture ? Pouvez-vous affirmer que tel lot de cannabis provient de telle province marocaine ? Il est important de connaître l'origine d'une drogue pour pouvoir faire de la prévention.

M. Fabrice Besacier . - La question de la détermination de l'origine d'une drogue - cannabis, cocaïne ou héroïne - revient assez souvent. Le problème est que, pour déterminer une origine, il faut disposer d'échantillons de référence venant des lieux de production. Si l'on nous fournit des échantillons marocains de différentes régions, nous pouvons les utiliser comme base de référence et, après comparaison, dire que telle saisie est, par exemple, plutôt d'origine marocaine. Mais actuellement, nous ne disposons pas de cette base de données de référence. Voilà pourquoi mon travail consiste essentiellement à faire des rapprochements sur des saisies faites en France, de manière à reconstituer les réseaux de distribution.

M. Daniel Vaillant, député . - On sait que la conduite sous emprise d'alcool est une conduite à risque. On sait déterminer le taux d'alcool d'un conducteur à l'instant t, et apprécier le risque en conséquence. Mais qu'en est-il avec le cannabis ? Peut-on établir la dangerosité du comportement d'un conducteur en fonction de sa prise de cannabis et du moment où il a pris cette substance ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous informer de l'évolution des produits et de leur provenance, et surtout de la rapidité avec laquelle les trafiquants conçoivent de nouveaux produits, notamment à partir de molécules de synthèse ? Pouvez-vous anticiper ou aider la police et les autorités à anticiper sur l'intelligence de celles et ceux qui fabriquent chez nous, ou à l'extérieur de notre pays, des produits illicites ?

M. Fabrice Besacier . - Comme l'a rappelé M. Frédéric Dupuch, nous avons un rôle de veille. Nous travaillons sur l'apparition de nouvelles substances, mais aussi sur de nouvelles pratiques s'agissant de substances plutôt « classiques ».

Par exemple, s'agissant de la cocaïne, la difficulté rencontrée par le trafiquant est d'acheminer le produit jusqu'en France. Il doit donc trouver un moyen de dissimulation qui lui permette de passer les frontières. Nous alertons les services opérationnels en leur indiquant que la cocaïne peut être facilement dissoute - jusqu'à un demi-kilogramme dans une bouteille d'un litre de soda - ou incorporée dans le plastique thermoformé d'une valise. Une fois en France, quelques laboratoires clandestins utilisent des produits chimiques du commerce pour récupérer cette cocaïne et la revendre. Telles sont les tendances actuelles.

S'agissant toujours de la cocaïne, dont la consommation a augmenté ces derniers temps, nous avons observé que, contrairement à ce qui se passait il y a dix ou quinze ans, elle arrive en France déjà coupée, que ce soit dans les cargos ou à l'aéroport, notamment à Roissy. Ensuite, à peine arrivée sur le territoire national, un coupage beaucoup plus important est opéré, essentiellement à partir de produits pharmaceutiques détournés, et la pureté de cette cocaïne peut descendre jusqu'à 10 % ou 20 % au niveau de la rue.

Quant aux drogues de synthèse, depuis deux ans environ, nous avons vu apparaître deux nouvelles sortes de produits.

D'une part, les « spice », qui sont vendus dans certains pays européens sous la dénomination de « sels de bain ». Il s'agit de cannabinomimétiques dont les effets sont proches de ceux du cannabis et qui sont fabriqués essentiellement en Asie. Ces molécules sont très connues parce qu'elles ont été développées, pour la plupart, par des universitaires dans le cadre d'études sur les comportements liés à la prise de cannabis. Elles ont ensuite été détournées et vendues pour être consommées.

En France, nous avons classé certains de ces produits depuis peu de temps. Mais les cas sont rares et les saisies sont peu nombreuses. Dans les autres pays européens et aux États-Unis, le nombre de cas est en revanche très élevé. Une nouvelle molécule arrive toutes les semaines sur le marché, ce qui pose le problème de la législation et de la réglementation applicables à ces produits. Les États-Unis, le Royaume-Uni et d'autres pays ont choisi d'établir une classification par analogies : ils ne classent pas une molécule, mais une famille de molécules structurellement proches, par rapport à un ensemble chimique.

En dehors des « spice », il faut mentionner une deuxième catégorie de molécules dont a parlé M. Frédéric Dupuch : les methcathinones, dont la 4-MEC, et la méphédrone. Ce sont de nouvelles familles de drogues de synthèse qui ont des effets proches de l'ecstasy.

Là encore, il s'agit de molécules apparentées, dont les structures chimiques sont extrêmement proches même si elles ont été modifiées. La méphédrone a été classée comme stupéfiant. Depuis lors, nous n'avons quasiment pas de saisies. En revanche, d'autres produits sont apparus, qui sont proches mais qui peuvent ne pas être classés comme stupéfiants.

M. Frédéric Dupuch . - En matière de prévention, les maîtres mots sont diffusion et coopération. À l'institut, ils s'appliquent à la drogue et à d'autres domaines. Nous avons la chance de faire partie d'un organisme européen, le réseau européen des laboratoires publics de criminalistique (European network of forensic science institutes), qui comporte, entre autres, un groupe « Stupéfiants » à l'intérieur duquel se trouve le groupe « Profilage » présidé par M. Fabrice Besacier. Les spécialistes gouvernementaux de toute l'Europe - au sens géographique du terme - y échangent tout ce qu'ils trouvent et toutes leurs pistes au cours de réunions et par voie de courriels. Ainsi, chacun peut prévenir les autres dès qu'il détecte quelque chose d'anormal sur son territoire. Par ailleurs, sur le plan national, nous sommes en relation étroite avec l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants et l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies et nous leur communiquons les éléments qui nous paraissent suspects.

Le deuxième axe est celui de la coopération internationale. Il est évident que pour bien anticiper, nous devons travailler davantage avec les pays étrangers. Cette coopération s'est accélérée avec le Brésil, qui est le pays d'Amérique du Sud avec lequel nous collaborons le plus étroitement. Plusieurs missions ont été conduites au laboratoire de Brasilia pour y enseigner nos méthodes de test, d'analyse et de discrimination des drogues. L'année prochaine, un scientifique du laboratoire de Brasilia viendra chez nous pendant un an s'imprégner de nos méthodes de travail. Nous espérons, à partir de cette plateforme brésilienne, avoir une bonne connaissance de toute la cocaïne d'origine, et une meilleure capacité d'analyse.

Nous coopérons aussi avec d'autres pays. L'an dernier, nous avons reçu le directeur du laboratoire de police de Rabat, au Maroc. Nous souhaitons en effet régler, avec des pays sources, dans d'autres domaines que celui de la cocaïne, le problème énorme de l'acheminement d'échantillons.

Nous avons engagé une démarche avec l'Afghanistan pour couvrir le Triangle d'or. Nous y avons investi de l'argent en matériel et en missions sur place, mais, pour l'instant, nous n'avons pas encore réussi à obtenir les échantillons locaux qui nous permettraient de croiser les sources d'origine. Cela ne marche pas à tous les coups, mais ce n'est pas une raison pour ne pas insister. La coopération internationale est un autre moyen d'anticiper sur ce que font les trafiquants.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - N'aurait-on pas intérêt à instituer un classement international des stupéfiants ? Cela nous permettrait d'être plus réactifs et de ne pas devoir, lorsqu'un produit apparaît en France, attendre un an ou deux pour le classer comme drogue.

Par ailleurs, les drogues évoluent : taux de THC plus élevé, modifications génétiques, mélanges, etc. Les consommateurs en sont-ils conscients ? Ne faudrait-il pas les informer, pour leur montrer que ce qu'ils consomment aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que leurs parents ou leurs grands-parents consommaient ?

M. Frédéric Dupuch . - Les drogues de synthèse posent un énorme problème en Europe du Nord, mais pas en France, où l'on consomme surtout du cannabis et de la cocaïne. Cela explique que la Suède ait mis en place le programme European drugs profiling system, qui porte sur ces drogues. En 2010, on a recensé sur la totalité de l'Europe vingt-quatre adaptations créant de nouvelles drogues. La communication s'est faite et les pays ont adapté leurs réglementations respectives.

Nous sommes rarement associés à l'information des consommateurs. En revanche, au sein des services de police et de gendarmerie, des policiers ou des gendarmes formateurs antidrogue interviennent auprès des jeunes. Dans l'environnement scolaire, les représentants des forces de l'ordre, seuls ou avec du matériel médical, mènent de nombreuses actions. Nous intervenons parfois nous-mêmes à l'occasion des journées « Police scientifique ». Les actions des forces de l'ordre, en particulier celles de la police parisienne, qui est très assidue, visent davantage la population des collèges : avant c'est trop tôt, après c'est trop tard. Elles délivrent notamment, et depuis longtemps, un message sur le cannabis : le taux en THC du cannabis des années 1960 n'a rien à voir avec celui d'aujourd'hui, dont la dangerosité et le degré d'accoutumance sont bien supérieurs.

M. Philippe Goujon, député . - Monsieur Frédéric Dupuch, vous avez comparé les séries télévisées et votre réalité quotidienne. Les moyens qui vous sont alloués vous permettent-ils de mener de façon satisfaisante et dans des délais raisonnables le travail que vous venez de décrire ? Comment vos laboratoires coopèrent-ils avec les autres services de police ou les ministères ? Enfin, pourriez-vous nous donner une idée du coût des expertises ?

M. Frédéric Dupuch . - L'institut, conformément à la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne qui l'a créé et au décret du 9 novembre 2004 qui l'encadre, est ouvert à tous ceux qui participent au processus de l'enquête pénale. Il est accessible à la justice, à la police et à la gendarmerie. Aujourd'hui, sur cent saisines, 90 % sont des réquisitions - deux tiers de la police et un tiers de la gendarmerie - et 10 % des commissions d'experts.

Conformément à la loi et au décret qui le régissent, l'institut ne fait pas payer son activité sur réquisition, alors que les prestations directement demandées par des magistrats sont facturées sur la base d'une grille de tarifs qui est votée par le conseil d'administration et est accessible sur le site internet de la Cour de cassation. Les tarifs sont néanmoins beaucoup moins élevés que ceux des laboratoires privés. Notre but n'est pas de faire du profit, mais d'amortir le coût des consommables.

J'insiste sur cet aspect de la gratuité des réquisitions. Nous sommes financés sur le programme 176 « Police nationale » de la mission « Sécurité », ce qui n'est pas sans faire grogner parfois le directeur général de la police nationale : le personnel est payé par la police nationale, la subvention de fonctionnement est versée sur le budget « Police nationale », mais un tiers des réquisitions sont effectuées au bénéfice de la gendarmerie nationale qui ne verse pas un centime. Ce léger déséquilibre d'encadrement financier du fonctionnement de l'institut entraîne de temps en temps des discussions très vivantes...

La vision cinématographique ou télévisuelle qui est donnée de l'expertise date un peu : les experts s'y occupent uniquement d'affaires criminelles et travaillent « à l'ancienne », sur un mode néo-artisanal. Si vous veniez au laboratoire de Lyon, vous pourriez constater que les installations sont de nature industrielle. On ne voit quasiment plus de scientifique travailler avec un pipetage individuel sur un dossier. En toxicologie et en génétique, le personnel utilise des plateformes automatisées qui permettent de traiter des lots de 48 ou 96 « puits ». Le régime de travail permet de répondre à la demande en quantité et en rapidité - autant que faire se peut.

Globalement, les laboratoires n'ont pas à se plaindre de leurs moyens, malgré la révision générale des politiques publiques qui s'applique également aux forces de sécurité. L'an dernier, nos effectifs se sont accrus de 8 % et le budget de fonctionnement dont nous disposons n'a pas été revu à la baisse depuis trois ans. J'ajoute que lorsque nous demandons un peu plus, en particulier pour moderniser nos équipements, nous l'obtenons. Nous sommes donc un peu des « enfants gâtés ». Malgré tout, nous tentons de réduire nos coûts, par exemple en revoyant nos procédures analytiques, afin d'augmenter notre production - nous en sommes à 25 % d'augmentation.

Enfin, nous arrivons maintenant, en matière de stupéfiants, à répondre toujours dans un délai d'un mois au maximum. Mais en cas de nécessité, nous pouvons être plus rapides. Par exemple, en cas de garde à vue, nous répondons dans le temps de la garde à vue.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous avons appris que la teneur en principe actif de certains plants de cannabis avait augmenté, qu'on faisait des modifications génétiques, que de nouvelles molécules étaient apparues et qu'on savait incorporer de la cocaïne dans des valises de plastique thermoformé. La technicité croissante des méthodes utilisées par les trafiquants suppose des compétences et des infrastructures, et lutter contre ce type de criminalité très organisée suppose de nouveaux moyens d'investigation. Y avez-vous pensé ? Comment combattre un tel « professionnalisme » ?

M. Frédéric Dupuch . - L'exemple très significatif du plastique ou des bouteilles de rhum dans lesquelles on met de cocaïne vient de prises frontalières, majoritairement de l'aéroport de Roissy qui est le lieu de transit où l'on fait les plus grosses prises et où l'on trouve les drogues les « mieux » dosées. Qui dit aéroport dit origine lointaine, et qui dit origine lointaine dit coopération internationale.

Le travail « de fourmi », qui consiste à faire de multiples allers et retours dans les pays limitrophes où transite la drogue, relève davantage du maillage territorial traditionnel - investigations, infiltrations, etc. Mais pour lutter contre les entrées de grosses quantités, nous devrons travailler avec les pays sources.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Si j'ai bien compris, vous avez un rôle de veille et d'alerte. Mais qui a accès à vos informations ?

M. Frédéric Dupuch . - Nous avons essentiellement un rôle d'expertise judiciaire : nous sommes au service de l'investigation pénale. Accessoirement, en marge de cette mission, nous transmettons les découvertes que nous sommes amenés à faire au cours de nos analyses, par exemple à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies - pour les nouveaux produits - et aux autres laboratoires qui s'inscrivent également dans une démarche de criminalistique. Notre mission d'investigation va d'ailleurs de pair avec la protection du secret de l'enquête et du secret de l'instruction.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Êtes-vous lié à l'Institut médico-légal de Paris, place Mazas ?

M. Frédéric Dupuch . - L'Institut médico-légal occupe, côté morgue, le rez-de-chaussée et les quatre étages du bâtiment de la place Mazas dans le douzième arrondissement. Le laboratoire scientifique de Paris, avec ses activités « stupéfiants » et « toxicologie », occupe la partie en rez-de-jardin, le dernier étage ainsi que les préfabriqués « provisoires » construits depuis trente ans sur le toit.

M. Daniel Vaillant, député . - Certains sont prêts à aller loin pour des raisons de rentabilité. Pourriez-vous nous parler des billes de verre qui avaient été rajoutées à des plants de cannabis ?

M. Fabrice Besacier . - Les consommateurs pensent que l'herbe de cannabis est un produit plus fiable parce que c'est un produit naturel, une herbe qui est fumée telle quelle. Or, dans tous les pays d'Europe, notamment en 2008 jusqu'au début 2009, des micro-billes de verre, de l'ordre de 50 micromètres, ont été insérées dans la plante, dans ses sommités fleuries. L'intérêt pour le trafiquant était qu'elles faisaient briller le produit, qui semblait davantage dosé en THC, et qu'elles pouvaient en augmenter la masse jusqu'à 30 %. Mais quand les gens le fumaient, les micro-billes pouvaient se casser et provoquer une atteinte pulmonaire ; ce fut le sujet d'un bulletin de la Société française de pneumologie en 2008. Un tel lot d'herbes a circulé en Europe pendant environ un an. Cela prouve qu'un produit relativement connu peut faire l'objet d'ajouts qui en augmentent encore la dangerosité.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci pour cette audition, qui était passionnante.

Audition de Mme Béatrice Tajan, secrétaire générale adjointe, et Mme Véronique Roblin, conseillère nationale du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA, ainsi que Mme Béatrice Gaultier, secrétaire générale, et M. Christian Allemand, ancien secrétaire général du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Mesdames, monsieur, nous allons aborder avec vous la question essentielle des toxicomanies chez les jeunes. Nous sommes en effet très préoccupés par leur extension, que de nombreux intervenants nous ont confirmée. Comment les prévenir ? Quel rôle les infirmières et les infirmiers scolaires peuvent-ils jouer en la matière ?

Mme Béatrice Tajan, secrétaire nationale adjointe du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA . - Les infirmières scolaires peuvent être affectées sur trois types de postes : les postes en résidence, à 100 % sur un même établissement ; les postes mixtes, sur un collège et les écoles du bassin de recrutement du collège, ce qui permet de suivre les enfants de la grande section de maternelle jusqu'à la troisième, durant toute la scolarité obligatoire, et favorise donc la prévention ; enfin les postes liés, par exemple sur deux établissements du second degré.

Les infirmières scolaires sont recrutées par concours ou par détachement. Elles ont le même diplôme que les autres infirmières. Elles sont un des premiers acteurs de santé de la communauté scolaire et universitaire, le référent « santé » et le conseiller en santé de l'équipe éducative.

Pour notre syndicat, la toxicomanie est la rencontre de trois facteurs : une personne, un produit et une situation. Elle concerne un adolescent ou un jeune adulte, à l'âge des expérimentations, des transgressions et des transformations, mais à un âge vulnérable, source de mal-être et d'angoisses, donc propice à l'utilisation de produits qui pourraient masquer, dissiper, atténuer, voire soulager ces angoisses.

Il existe des produits licites et illicites. Mais pour nous, l'essentiel est de transmettre aux jeunes la volonté de dire « non » aux produits par le développement de l'estime de soi et du bien-être.

Nous avons ressorti quelques statistiques provenant d'études, que vous pourrez retrouver dans les documents que nous vous avons préparés.

Je l'ai dit, les infirmières de l'Éducation nationale sont un des premiers acteurs de santé de proximité. Par leurs missions et leur place au sein des établissements, elles interviennent aussi bien de façon individuelle que collective dans la prévention, l'information et la mise en place d'une prise en charge auprès des intervenants, internes ou externes. Elles doivent développer l'estime de soi, prévenir le mal-être des élèves et organiser des actions de prévention. Elles doivent aussi recevoir le personnel, dispenser une information régulière sur les produits et les nouveaux modes de consommation pour mieux répondre à cette problématique, et mieux repérer les prises de risque.

Pour notre syndicat, une politique de santé nationale doit être définie et déclinée au niveau académique, départemental et local, et s'adapter à la population scolaire de l'établissement.

L'infirmière de l'Éducation nationale effectue un suivi individuel qui impose une consultation infirmière pour un niveau de classe, pour les élèves nouveaux arrivants ou présentant des besoins spécifiques.

L'infirmière rencontre l'enfant ou sa famille, au moment de sa scolarisation obligatoire, c'est-à-dire à la grande section de maternelle, ce qui permet de nouer un premier lien de confiance. Pour la famille, le personnel de santé est repéré, et c'est l'occasion d'évoquer d'éventuelles difficultés sociales, scolaires, familiales et éducatives. L'infirmière en poste mixte suit l'enfant et sa fratrie tout au long de sa scolarité obligatoire, et plus particulièrement au moment du passage entre le CM2 et la classe de sixième, passage parfois angoissant et déstabilisant. Voilà pourquoi nous insistons pour que soient renforcés les postes mixtes qui favorisent l'établissement d'un climat de confiance entre le jeune, la famille et la fratrie.

L'infirmerie est un espace de parole où les jeunes peuvent se faire soigner, parler, voir « exploser », un lieu neutre exempt de tout jugement, où les maux peuvent s'exprimer en mots - les infirmières sont tenues au secret professionnel. C'est souvent à l'occasion de petits soins qu'elles repèrent des éléments qui relèvent d'un mal-être et, éventuellement, abordent la relation d'un élève avec un produit, qu'il soit licite ou illicite, ce qui leur permet d'évaluer s'il y a ou non un début de conduite addictive.

Pour cela, il faut que les locaux infirmiers offrent les conditions matérielles indispensables à un accueil respectueux, permettant écoute, soin et repos et assurant la confidentialité. Malheureusement, il est parfois difficile de disposer d'une pièce repérée, repérable, et garantissant cette confidentialité. Mais il faut aussi instituer des lieux et des temps de parole pour les élèves, les parents et les personnels, et il importe que ces temps de parole soient inscrits dans l'emploi du temps de l'enseignement.

Pour développer le bien-être du jeune dans son établissement, il nous semble évident qu'il faut respecter ses besoins physiologiques : sommeil, repos et jeux pendant le premier degré, mais aussi après ; éviter l'esprit de compétitivité dans la réussite scolaire ; favoriser enfin l'entraide et le tutorat. Tout cela contribue à l'estime de soi.

Mais le jeune a aussi besoin d'un accompagnement éducatif en dehors des heures d'enseignement pour s'investir et se réaliser dans d'autres domaines comme la culture, les sports ou les arts, plus particulièrement en groupe. Le développement de l'estime de soi doit être favorisé par des mises en situation de réussite, de création et de sollicitation des différentes intelligences.

Enfin, les évaluations doivent être positives, ce qui n'est malheureusement pas souvent le cas en France. Il faudrait s'inspirer des modèles de l'Europe du Nord, qui sont pertinents.

Dans beaucoup d'établissements, des réunions de concertation hebdomadaires sont organisées entre les différents membres des équipes éducatives, dont le chef d'établissement, les conseillers d'éducation, l'infirmière et l'assistante sociale pour apprécier l'absentéisme des élèves et y apporter une réponse adaptée. Ce genre d'initiative mériterait d'être encouragé. Malheureusement, ces réunions dépendent souvent du bon vouloir du chef d'établissement et des disponibilités des personnels de l'équipe éducative. Pourtant, la consommation de produits peut être dépistée en cas d'absences « perlées », par exemple en début de matinée ou après la cantine. C'est le moyen de repérer sinon un début de conduite addictive, tout au moins un mal-être chez certains élèves.

Des créneaux horaires de concertation pour toute l'équipe éducative devraient être institutionnalisés.

Enfin, dans les situations difficiles, des psychothérapeutes de l'institution - mais il n'y en pas beaucoup - ou de l'extérieur devraient pouvoir intervenir. Cela dit, nous avons beaucoup de mal à obtenir des ressources relais pour assurer des traitements psychothérapiques, par exemple en centre médico-psycho-pédagogique ; le délai est souvent de deux ou trois mois, voire plus. Or, quand le jeune - ou sa famille - a accepté une prise en charge, le fait de devoir attendre trois ou quatre mois peut tout remettre en cause.

Nous travaillons en réseau et en relais avec les professionnels de l'institution, le médecin, l'assistance sociale, le conseiller principal d'éducation, les conseillers d'orientation psychologues ou avec des professionnels extérieurs. Mais il faut reconnaître que l'on manque de service public.

Pour notre syndicat, il importe d'assurer une information et une formation sur les rôles et les missions de chacun afin que les partenaires se connaissent bien. Il faut aussi développer les coopérations verticales et horizontales au sein des établissements, concernant les partenaires internes et les partenaires extérieurs qui interviennent dans la prévention et la prise en charge des toxicomanies. Il est également souhaitable de favoriser les établissements de petite taille, plus conviviaux et moins anonymes.

Les actions de prévention et d'éducation à la santé et à la citoyenneté sont indispensables. Les infirmières de l'Éducation nationale sont tenues de participer aux comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté, au sein desquels sont définis des projets qui seront développés avec les partenaires de l'équipe éducative ou des partenaires extérieurs.

Nous considérons que les actions de ces comités devraient porter davantage sur l'apprentissage à communiquer, le savoir-être, la bien-traitance, la formation des élèves délégués dont le rôle mériterait d'être mis en avant, le développement de l'estime de soi dans les champs didactiques et non didactiques, la valorisation des jeunes qui ont une attitude positive, le développement de formations de secourisme, la solidarité, l'entraide et les projets coopératifs.

L'éducation à la santé et à la citoyenneté, selon nous, devrait bénéficier d'heures intégrées dans le socle commun des connaissances et d'un budget. En effet, il est difficile de s'assurer de la disponibilité des élèves et des équipes pédagogiques et, une fois que le projet est mis en place, de dégager des créneaux horaires. Par ailleurs, l'utilisation des nombreux outils pédagogiques qui existent et le recours à des associations extérieures se heurtent souvent à des questions budgétaires.

Ces heures d'éducation seraient bénéfiques dès le premier degré. À six ou sept ans, les enfants intègrent facilement les bonnes attitudes et les messages de prévention. À partir de l'adolescence, il faut utiliser d'autres outils et travailler différemment.

M. Christian Allemand, ancien secrétaire général du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU . - Les toxicomanies interpellent l'équipe éducative qui comprend les parents, l'équipe pédagogique et les élèves, mais ce constat ne suffit pas : tous les milieux sont touchés et tous les collèges connaissent le problème. Même si, au cours de la phase de latence, c'est-à-dire dans le premier degré, les enfants ont acquis des modes de comportement qui semblaient adaptés, quelque chose change entre la classe de sixième et la classe de cinquième, de sorte que la réponse doit s'adresser tant à l'individu qu'au groupe, au sens large, lequel comprend non seulement la communauté éducative et pédagogique, y compris l'équipe de direction, mais aussi tout l'environnement immédiat. Les premiers interlocuteurs d'un élève sont non les adultes, mais les autres élèves. De ce fait, avant d'être perçue dans l'établissement ou la famille, la toxicomanie commence par poser problème à une partie de la classe.

L'enfant tenté par des conduites déviantes n'est pas facile à identifier. Quand des indicateurs se mettent au « rouge », en termes de réussite scolaire, de comportement dans le groupe ou de consommation de soins infirmiers, il faut réunir les informations, réfléchir aux moyens de travailler ensemble et définir un projet. Certaines solutions misent sur le collectif, par exemple sur le rôle du comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté ou sur la formation d'équipes pluricatégorielles, auxquelles l'Éducation nationale et l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé ont consacré une brochure. Mais il est peu probable qu'elles résolvent le problème individuel de l'adolescent qui exprime rarement ses difficultés lors d'une séquence d'information sur la santé. Méfions-nous de ces fausses solutions ! Même si le comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté et le chef d'établissement se réjouissent de faire face à leurs obligations légales, les partenaires, de rencontrer les enfants ou de percevoir une rétribution et les parents, les enseignants ou la direction d'organiser une action collective, la porte risque de leur « revenir en pleine figure » : quand l'enfant rechute, la culpabilisation des adultes est très forte.

Sur le plan collectif, l'UNSA a raison : il est important de formaliser les équipes qui doivent prendre en charge les projets d'éducation à la santé et de lutte contre la toxicomanie en partant des besoins spécifiques de l'établissement. Mais rien n'avancera si l'on ne propose pas, sur le plan individuel, une réponse durable centrée autour de l'élève et une prise en charge qui suppose des partenariats. La formation qui doit être proposée par l'Éducation nationale ne peut remplacer celle des personnels qui ont chacun leur champ de compétence. De leur propre chef, 15 millions d'enfants passent dans les infirmeries des collèges et des lycées. Il faut analyser cette information et mettre en place un suivi, accompagné d'une orientation. Une présence au collège d'une journée et demie par semaine ne suffit pas pour qu'un infirmier identifie l'enfant qui a des problèmes et que celui-ci les lui révèle. Cela dit, si l'on travaille en équipe autour de l'élève, on agit sur le groupe qui l'entoure. C'est pourquoi, au lieu de choisir ou l'une ou l'autre, il convient de mener en parallèle l'approche collective et l'approche individuelle.

Cependant, restons conscients des limites de la prise en charge par les infirmiers et la communauté scolaire. Les champs de compétence des différentes professions et administrations doivent être clairement identifiés, ce qui n'est pas le cas actuellement. Définir les espaces de recouvrement permet de travailler ensemble, mais les conditions d'un partenariat de proximité ne sont pas réunies. Dans bien des établissements, tout le monde essaie de faire tout, ce qui mène à l'échec.

On ne peut s'abstenir d'une réflexion sur le temps de présence des infirmiers dans l'établissement. Leurs moyens réglementaires et leurs compétences ne leur serviront à rien s'ils n'ont pas les moyens d'offrir une réponse aux élèves pendant le temps scolaire. Seules leur présence sur place et leur identification à l'équipe éducative permettent de résoudre le problème du jeune. À travers lui, la réponse s'adresse au groupe qu'il fréquente et aide les enseignants qui en sont chargés.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - À partir de quel âge les enfants doivent-ils faire l'objet d'actions de prévention ?

Mme Béatrice Tajan . - Dès le premier degré, c'est-à-dire à partir du moment où l'école est obligatoire. C'est ce qui explique notre intérêt pour les postes mixtes à l'intérieur d'un bassin de recrutement : ils permettent de suivre l'élève et de connaître sa famille et sa fratrie. On crée ainsi un climat de confiance qui facilite l'éducation à la santé. Hélas ! Les moyens manquent pour mettre en oeuvre cette possibilité prévue par les textes.

M. Christian Allemand . - L'éducation à la santé dépend autant du milieu que du degré de développement de l'enfant. Au cours de la phase de latence, celui-ci intègre facilement les messages de prévention, par exemple sur le tabac, qu'il répercute volontiers au sein de sa famille. Ce n'est plus le cas quand il entre au collège où il ne reste plus toute la journée sous le regard du même enseignant. C'est pourquoi l'infirmier ne doit pas se contenter de rester un jour et demi par semaine au collège. On pourrait même imaginer un suivi jusqu'au lycée ou à l'université, sachant qu'à partir de la classe de première, l'adolescent réacquiert la capacité de mettre des mots sur ce qu'il vit.

L'éducation à la santé et l'action contre la toxicomanie doivent être transversales, mais le contexte sociologique a son importance. On ne doit pas aborder le problème de la même manière dans un établissement urbain et dans un petit collège rural. Il ne peut donc y avoir de recette nationale ou globale.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Votre expérience vous a-t-elle conduits à constater une évolution quantitative ou qualitative du phénomène des toxicomanies ?

Mme Véronique Roblin, conseillère nationale du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA . - Pour avoir travaillé en lycée professionnel dans deux régions différentes, j'ai constaté que les élèves des Pyrénées boivent moins d'alcool que ceux de Bretagne, peut-être parce qu'ils pratiquent plus d'activités sportives et culturelles. Dans l'Ouest, l'absorption d'alcool est banalisée, mais la consommation d'autres substances est dissimulée.

Mme Béatrice Gaultier, secrétaire générale du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU . - Pendant plus de dix ans, j'ai travaillé moi aussi en Bretagne, dans un établissement accueillant des classes préparatoires. La toxicomanie étant liée au stress, j'ai observé chez certains élèves des conduites addictives, comme la prise d'alcool ou de cannabis. Certaines souffrances somatiques qui s'expriment auprès de l'infirmier sont l'indice d'un malaise profond qui demande qu'on engage un travail individuel en toute confidentialité. Grâce à l'action de l'équipe éducative, une prise en charge peut sauver une scolarité. Notre qualification nous permet de comprendre certaines difficultés révélées par le manque de sommeil ou des maux de ventre ou de tête. Nous savons qu'un adolescent ne verbalise pas d'emblée ses difficultés.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La transgression d'un interdit vous semble-t-elle fondamentale dans la prise de cannabis ? Pensez-vous que l'intervention de la police et de la gendarmerie en milieu scolaire soit bénéfique ? Comment est-elle ressentie par le personnel infirmier et scolaire ? Établissez-vous une « hiérarchie » entre les vendeurs, les consommateurs irréguliers et les usagers habituels de produits illicites ?

Mme Véronique Roblin . - Les jeunes d'aujourd'hui appartiennent à la seconde génération de consommateurs. Parce qu'ils suivent les traces de leurs parents, ils n'ont pas le sentiment de commettre une transgression et ne se cachent pas pour consommer de la drogue. Ils nous en parlent d'autant plus facilement que nous sommes soumis au secret professionnel, mais ils peuvent aussi se confier aux surveillants.

La marge s'est considérablement réduite entre le bien et le mal, le légal et l'illégal. Il en va de même pour l'alcool et le tabac : pourquoi se restreindre quand les parents consomment eux aussi ? En termes de droit comme de santé publique, il n'est pas facile de faire passer un message de prévention.

M. Christian Allemand . - La connaissance de l'interdit existe, tant dans la famille que chez l'enfant. Mais la prise de risque - on le voit dans le refus des motocyclistes de porter un casque - est inhérente à la construction de l'adolescent, tout comme le désir d'appartenir à un groupe. Fumer un « pétard » ou boire une cannette de bière permet de partager quelque chose avec d'autres. Si, au cours du soin, l'infirmier doit rappeler la notion d'interdit, sa formation lui permet d'analyser le ressort de la consommation occasionnelle, stimulée par le désir d'appartenance à un groupe. Il faut distinguer les deux problèmes pour proposer deux éléments de suivi et de prise en charge.

Dès lors, on mesure l'importance d'une collaboration. Quelles que soient les parties en présence, les partenariats imposés de l'extérieur sont le plus souvent des coups d'épée dans l'eau. Dans le collège où je travaille, au sein du pays de Sault, près du Mont Ventoux, un partenariat s'est organisé avec la gendarmerie qui jouxte l'établissement. S'il fonctionne, c'est parce qu'il procède d'un désir de collaborer dans un cadre plus vaste que celui de la lutte contre les toxicomanies. La volonté de travailler ensemble est essentielle quand il s'agit non de se donner bonne conscience, mais d'obtenir des résultats.

Hiérarchiser les consommateurs ou les petits trafiquants nous importe moins que d'identifier, dans le parcours d'un élève, le risque qu'il court ou fait courir aux autres. Fondé sur l'écoute, la relation d'aide et l'éducation individuelle à la santé, le soin infirmier suppose patience et disponibilité, car on ne peut jamais prévoir à quel moment l'élève nous sollicitera. Il exige une longue préparation : aucun jeune n'avoue le premier jour qu'il fume deux « pétards » le matin avant d'aller en cours, un à la récréation de dix heures, deux à midi en se cachant, deux en sortant de cours et d'autres, dehors, le soir, en buvant de la bière. C'est pourtant la vie de certains élèves. Face à un tel cas, il existe plusieurs réponses : celle de l'infirmier ne sera pas celle du conseiller principal d'éducation, du chef d'établissement ou de l'enseignant. Dès lors que l'intéressé ne se manifeste pas de lui-même, notre oeil doit être attiré par certains indicateurs qui permettent d'agir au plus tôt.

Mme Béatrice Tajan . - Puisque nous vivons dans une République qui a des lois, il importe que le jeune les connaisse et les respecte. Mais plus que le caractère licite ou illicite d'un produit, l'important est le lien que le jeune entretient avec lui.

Le développement du bien-être et de l'estime de soi est important dans l'établissement scolaire ou la famille. Quand l'infirmier occupe un poste mixte, il peut suivre le jeune de la grande section de maternelle au collège, et établir un lien de confiance avec lui. De ce fait, il est plus attentif aux « clignotants » qui s'allument quand le jeune ne va pas bien - retards, absences, maladies à répétition, chute des résultats -, et il peut travailler avec lui.

M. Christian Allemand l'a souligné : les solutions « parachutées » ne donnent rien, alors qu'une collaboration avec des partenaires locaux ou des relais extérieurs à l'établissement peut donner lieu à des échanges véritables. Parce qu'on parle au personnel soignant sans craindre de sanction, des relais doivent être créés en interne pour que le personnel de santé, les professions sociales et les responsables de la vie scolaire adressent le jeune à l'infirmier. Le travail d'équipe est essentiel. Souvent, c'est à l'occasion d'un petit soin ou de l'expression somatique d'un mal-être qu'on discute avec le jeune, ce qui permet, une fois établi le diagnostic infirmier, de mettre en place un suivi, d'organiser une prise en charge ou des partenariats internes ou externes.

M. Georges Mothron, député . - Quelles évolutions avez-vous remarquées depuis cinq ou quinze ans, notamment en ce qui concerne l'âge des consommateurs et les substances qu'ils absorbent ?

Mme Béatrice Tajan . - Nous vous avons transmis des données chiffrées établies par différents services en matière de consommation d'alcool, de tabac et cannabis.

Mme Béatrice Gaultier . - Notre syndicat regrette que le ministère de l'éducation nationale ait renoncé à analyser les statistiques du « cahier de l'infirmier », qui signale, outre le passage des élèves à l'infirmerie, l'accueil ou le soin qu'ils reçoivent et l'action éducative ou l'orientation qui leur est proposée. Mise en place par une circulaire de 2003, cette source de renseignements serait très utile pour comprendre l'état de santé et le comportement des élèves.

En 2006, nous avons demandé à nos collègues de retourner au syndicat les statistiques anonymes, afin de les analyser et de les diffuser. Nous le ferons de nouveau cette année pour aider le ministère à définir la politique de santé. Les bilans doivent être analysés à différents échelons. En fin d'année, les infirmiers, dont la profession est réglementée, doivent rendre compte de leur travail dans l'établissement lors du conseil d'administration, et leur bilan doit être porté à la connaissance du recteur, puis du ministère. Nous vous transmettrons l'analyse que nous avions menée en 2006.

M. Christian Allemand . - Même si la conduite addictive dépend d'une démarche personnelle, la perception des différents produits évolue dans une société et dans un groupe. Tandis qu'on tolère moins bien l'alcool et le tabac qu'il y a vingt ans, nous sommes à la deuxième ou troisième génération de consommateurs de cannabis, ce qui modifie la norme de tolérance. Désormais, on trouve partout de l'herbe et de la résine de cannabis à un prix réduit et il est quasiment admis d'en fumer en groupe. La polyaddiction et la polyconsommation ont augmenté. Les cahiers de l'infirmier montrent qu'au collège, 63 % des besoins exprimés par les élèves tournent autour de l'écoute et de la relation d'aide. Ce taux n'était pas aussi élevé il y a quelques années. La direction générale de l'enseignement scolaire, qui se réfugie derrière les indicateurs définis en application de la loi organique relative aux lois de finances - temps consacré à la vie associative, nombre de diplômes de secourisme délivrés et quantité de Norlevo distribuée - néglige des indicateurs que recherche le ministère de la santé et qui pourraient être utilisés pour effectuer un suivi de l'école au lycée.

Mme Béatrice Tajan . - Les infirmiers utilisent le logiciel national SAGESSE. Traiter les données que réclame le ministère de la santé serait donc aisé.

Les critères d'évaluation définis en application de la loi organique relative aux lois de finances ne reflètent pas la réalité de notre action. Ils ignorent notamment le travail à long terme, lequel, en augmentant l'autonomie des jeunes, par exemple à l'égard des produits alimentaires, diminuera le coût de la santé.

Le premier lieu d'alcoolisation reste la famille, et c'est la même chose pour le cannabis.

Dès le premier degré, le mal-être a considérablement augmenté. Beaucoup d'enfants vont à l'école en ayant mal au ventre parce qu'on ne prend pas en compte leurs besoins physiologiques ou qu'on ne leur a pas donné envie d'apprendre.

Notre système fondé sur la compétition, le souci d'atteindre des objectifs et les évaluations à répétition ignore leur existence.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il est incroyable que les données informatisées dont vous parlez ne soient pas exploitées. A-t-on si peur de ce qu'on pourrait trouver ? Le mal-être a-t-il des causes sociales ou sociétales ? A-t-il augmenté ? Le stress de l'enfant vient-il de l'école, de la qualité de vie ou de la situation de la famille, parfois monoparentale ou recomposée ? L'équipe éducative est-elle formée pour repérer les jeunes en difficulté ? Faut-il prévoir des mesures spécifiques au niveau des académies ? Faut-il imposer une limite au secret professionnel, notamment pour informer les familles ? À quoi bon identifier un problème si l'on ne peut en parler à personne ?

M. Christian Allemand . - L'informatisation des cahiers de l'infirmier est récente, mais ceux-ci ont toujours existé. Ils retiennent des paramètres suffisamment larges pour qu'on puisse les traiter facilement.

Les informations sur la prise en charge et le soin, dont un infirmier a besoin, sont très différentes de celles qui intéressent un professeur. Il faut donc repenser et actualiser les formations collectives, actuellement inopérantes, afin qu'elles répondent aux besoins spécifiques de chacun. Pour l'heure, elles entretiennent la confusion et peuvent même créer des doublons : quand un professeur joue les assistantes sociales ou les infirmiers, il se trompe. Mieux vaut constituer des équipes dans les établissements. Il importe de favoriser le « travailler ensemble ».

La loi nous impose le secret professionnel mais, même si les limites sont clairement définies, les réponses passent par la formation de tous. Lorsqu'un infirmier perçoit certaines dérives, par exemple dans le domaine sexuel, il doit les signaler. Si l'on travaille ensemble en identifiant les champs de compétence, la prise en charge peut intervenir en amont. Le secret professionnel n'empêche pas la collaboration, à condition que l'action soit non « parachutée » mais accompagnée.

Mme Béatrice Tajan . - Avant même le problème du stress lié à l'école ou aux recompositions familiales, on rencontre celui du manque de communication et de temps pour parler. C'est vrai dans les établissements comme dans les familles. D'ailleurs, écoles et collèges sont des miroirs de la société, de même que les enfants absorbent et restituent tout ce qui se passe au-dehors. Notre rôle est de les aider à exprimer leurs maux avec des mots.

J'identifie moi aussi le besoin de formations collectives, qui existent sous la forme de stages d'établissement. Ceux-ci doivent être bornés pour que chacun comprenne et respecte les compétences des autres : tout le monde n'est pas apte à jouer le rôle d'assistant social. Notre syndicat réfléchit au problème. Notre formation initiale ne nous permet pas de répondre à tous les besoins, et la formation supplémentaire qu'offre le ministère de l'éducation nationale lors du recrutement n'est ni égale sur tout le territoire, ni suffisante. C'est pourquoi nous réclamons une spécialisation des infirmiers scolaires et universitaires grâce à la création d'un master spécifique comprenant des modules communs à d'autres partenaires intervenant dans le champ de la protection de l'enfance et de l'adolescence. Le projet figure dans le dossier que nous vous avons transmis.

Si nous sommes tenus au secret professionnel, nous dépendons du dispositif de l'enfance en danger qui nous impose de renoncer à la confidentialité quand le jeune est en péril. Nous agissons pour la prévention et l'accompagnement dès qu'un jeune reconnaît consommer certains produits. Après avoir évalué sa relation avec ceux-ci, nous faisons tout pour qu'il arrive à en parler au sein de sa famille, mais nous n'intervenons pas à sa place, ce qui ne servirait à rien. Au niveau de l'établissement, nous l'aidons éventuellement à se tourner vers un membre de l'équipe éducative. En somme, nous accompagnons sa prise en charge.

Mme Béatrice Gaultier . - Si l'infirmier a une place privilégiée auprès du jeune, c'est en raison du secret professionnel qui permet la confidence, cette dernière permettant le soin. C'est pourquoi nous tenons à la confidentialité. La situation de l'infirmier est très différente à l'éducation nationale et dans le milieu hospitalier. Il doit savoir appeler l'attention de l'équipe sur la difficulté du jeune sans pour autant trahir ses confidences. Il doit aussi mettre en place un suivi, ce qui exige écoute et disponibilité. S'il veut aider le jeune à résoudre une difficulté, il doit respecter le secret et se montrer attentif. Parfois, le jeune doit parler à ses parents, mais cela ne se produit pas toujours car l'adolescence est un temps d'individuation, et il arrive qu'il se tourne vers ses professeurs. Notre singularité au sein de l'Éducation nationale tient à ce que nous recueillons la parole dans le cadre du soin.

Mme Béatrice Tajan . - Quand nous nous présentons aux élèves, en début d'année, nous annonçons d'emblée que nous sommes soumis au secret professionnel, dont la violation nous exposerait à des sanctions pénales. Ainsi, ils comprennent que notre rôle est bien différent de celui du proviseur ou du conseiller principal d'éducation. Quand nous détectons chez un jeune un mal-être sous-jacent, nous devons le « ferrer », comme un poisson. C'est essentiel pour que nous puissions faire notre travail qui est d'organiser un accompagnement et un suivi. Mais il faut aussi que des structures soient disponibles à l'extérieur, quand le jeune est prêt. Tout est compromis quand on lui annonce qu'il devra attendre trois mois avant d'y être admis.

En poste dans un lycée de 1 300 élèves de la région parisienne, j'ai entrepris, sans succès, d'inviter les responsables d'un centre assez éloigné qui travaille sur l'évaluation de l'addiction. De telles visites se pratiquent dans d'autres régions, où elles donnent des résultats car si l'établissement scolaire ne doit pas devenir un lieu de soin, il est souvent le lieu du premier contact avec la structure de soin.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Seriez-vous favorables à la mise en place d'une visite médicale systématique afin de détecter les problèmes physiques et psychiques des adolescents ? Je l'avais proposé dans le cadre de l'examen du projet de loi portant réforme de l'hôpital et relatif aux patients, à la santé et aux territoires, mais la rédaction définitive ne prévoit qu'une visite facultative.

M. Christian Allemand . - En tant qu'infirmier, il m'est difficile de me prononcer sur la pertinence d'une visite médicale, mais je ne pense pas qu'un jeune exprime ses difficultés quand on le convoque. Dans le premier degré où les enfants sont suivis par les médecins de famille ou le service de protection maternelle et infantile, les visites ne permettent pas de détecter les problèmes liés au mal-être ou à l'évolution de la famille. De même, au collège, ce n'est jamais à la faveur d'une convocation qu'un enfant fait part d'une difficulté.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Une visite systématique permettrait du moins de pratiquer un test salivaire.

M. Christian Allemand . - Ce n'est pas une manière appropriée d'appréhender les problèmes d'un individu, surtout si l'on veut les traiter de manière non stigmatisante et mettre en place un accompagnement. Dépister pour dépister, en n'organisant aucun suivi, ne sert à rien ! Mieux vaut essayer de travailler ensemble, croiser les indicateurs, repérer et échanger à l'intérieur de l'établissement, si l'on veut éviter que certains enfants passent à travers les mailles du filet.

Mme Béatrice Tajan . - Notre syndicat plaide lui aussi pour la prévention, dans les conditions que nous avons définies. Selon les départements, des bilans infirmiers sont mis en place, généralement en cours préparatoire. Un bilan médical est effectué à six ans, le plus souvent en grande section de maternelle. L'infirmier revoit les enfants qui en ont besoin au cours du cours préparatoire. Un bilan infirmier est ensuite effectué en CM1, en CM2 ou en classe de sixième. Il permet à l'infirmier, qui connaît les enfants, de les revoir au début de l'adolescence, quand ils changent d'établissement scolaire.

Notre syndicat a beaucoup travaillé sur la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance. Nous avons proposé des bilans de santé réguliers, mais la rédaction définitive prévoit des bilans médicaux qui ne sont donc pas effectués par les infirmiers. Du fait de la pénurie de médecins scolaires, ces bilans seront assurés par les médecins de famille. C'est dommage car, compte tenu des relations que ceux-ci entretiennent avec les parents, ils passent parfois sous silence certaines situations, comme la maltraitance.

Si nous sommes tout à fait opposés à des tests salivaires, nous considérons que des bilans réguliers aident à maintenir le lien et la confiance indispensables si le jeune veut un jour parler de son mal-être. C'est à titre, je le rappelle, que nous demandons une définition nationale des postes mixtes, avec un partage du temps égal entre le collège et les écoles de rattachement.

M. Christian Allemand . - Vous avez compris ce que nous pensons d'une présence intermittente des infirmiers dans les collèges, position partagée par 64 % de nos collèges, qui ont voté pour nous.

Par ailleurs, il ressort de la consultation d'une vingtaine de collèges de l'académie d'Aix-Marseille représentatifs de différents types d'établissements que, là où il travaille, l'infirmier a la capacité d'identifier des besoins ciblés, ce qui paraît plus efficace qu'une action systématique.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je regrette que la disparition du service militaire ait entraîné celle d'un suivi sanitaire.

Mme Béatrice Gaultier . - En général, les jeunes qui ont des conduites addictives consultent beaucoup au niveau médical, mais la consultation en elle-même ne résout pas le problème s'il n'y a pas de prise en charge. On ne peut pas faire l'économie d'un suivi éducatif dans les lycées, lequel réclame beaucoup de patience.

Mme Béatrice Tajan . - Le temps de soins dont le jeune a besoin n'a rien à voir avec le temps institutionnel, qui évalue les établissements en fonction du nombre de redoublements ou du taux de réussite aux examens. Quand on remarque une pathologie psychiatrique ou une addiction, il faut souvent attendre un an pour qu'un accompagnement se mette en place. Dans mon établissement, qui est assez important, la direction nous laisse travailler, quitte à accorder aux jeunes un certain « lissage » par rapport à la sanction du conseil de classe, mais ce n'est pas le cas partout.

Je crains que les critères retenus pour évaluer collèges et lycées ne favorisent pas ce type de pratique. Même quand un élève a des possibilités, trois ans, c'est peu pour aller jusqu'au baccalauréat si l'on dérape au cours de la première année.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Mesdames, monsieur, nous vous remercions.

MERCREDI 4 MAI 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. Hubert Pfister, ancien Président de la Fédération de l'Entraide protestante

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous avons reçu, le 9 février, le Père de Parcevaux et nous accueillons aujourd'hui M. Hubert Pfister, ancien président de la Fédération de l'Entraide protestante, expert sur les questions liées à la toxicomanie. Vous avez en outre des activités de terrain car vous êtes maire d'une commune de Lozère.

Je pense que vous allez être à même de nous exposer le point de vue du chrétien sur la politique de lutte contre les toxicomanies.

Quel type d'actions menez-vous ? Lesquelles jugez-vous les plus efficaces ? Enfin, quelle est votre opinion sur la politique française de lutte contre les toxicomanies et en particulier sur ses possibles améliorations ?

Vous avez la parole.

M. Hubert Pfister . - Vous m'avez gratifié du titre d'expert : je n'ai que de l'expérience, ce qui est tout à fait différent. Il est vrai que j'ai travaillé auprès de toxicomanes pendant près de trente ans en commençant par créer un des trois premiers centres de post-cure en France, qui aurait dû être inauguré en 1973 mais qui ne l'a été qu'en 1974 du fait des élections présidentielle.

Au fur et à mesure, nous avons diversifié les modes de prise en charge, ouvert des centres de consultation à Nîmes, Alès et Bagnols-sur-Ceze, dans le Gard. Les centres d'accueil et de consultation ont été les premiers à être agréés pour suivre des toxicomanes et leur famille.

Depuis, nous avons diversifié nos prises en charge. A partir de la consultation psycho-éducative, nous avons développé en ambulatoire des soins médicaux et psychiatriques et également travaillé sur les questions d'insertion des toxicomanes. Sida et hépatite C aidant, nous avons également travaillé sur la question de la substitution et de la réduction des risques.

Au départ, il s'agissait d'une démarche centrée sur la post-cure et le retrait momentané des toxicomanes des quartiers dans lesquels ils vivaient. L'idée était, en 1973-1974, de proposer un temps de vie très encadré en dehors du quartier habituel des toxicomanes, un arrêt de la drogue et une prise en charge que nous avions voulue dès le départ médicale, psychiatrique, sociale et psychologique -même si l'établissement se trouvait situé en pleine nature, à 25 kilomètres d'Alès.

Lors de notre premier agrément, nous disposions de douze lits, que nous avons portés à une vingtaine pour atteindre trente-cinq lits. Les politiques de la direction générale de la santé ont ensuite évolué et nous avons été conviés à redescendre à une vingtaine de lits.

En 2003, on nous a expliqué, à la surprise générale, qu'installer les toxicomanes à la campagne, même durant un temps limité, ne favorisait pas leur insertion. On nous a donc demandé de bien vouloir fermer l'établissement historique, ce que nous avons fait. La fermeture de cet établissement, avec le redéploiement de ce qu'on appelait en 2003 une « villa thérapeutique », nous a permis de conserver l'ensemble de nos structures, l'ancienne post-cure étant devenue au fil des années un centre sanitaire spécialisé pour les toxicomanes.

Nous avons joué le jeu car nous n'avions d'autre choix : le ministère de la santé était en effet notre seul financeur. Il eut été dommage d'arrêter, ayant jusqu'alors rendu un réel service aux toxicomanes.

J'ai donc acquis de l'expérience sur les méthodes de sevrage total en milieu privilégié, comme en matière d'accompagnement des toxicomanes dans la ville.

Nous avons par ailleurs ouvert à Nîmes une « boutique » qui constituait un lieu à « bas seuil » d'exigences. L'immeuble de Nîmes, que nous possédons toujours, s'y prêtait bien, le rez-de-chaussée donnant sur plusieurs rues. La rue était « dans l'établissement ». Il s'agissait -et il s'agit toujours- d'accueillir les toxicomanes dans leur errance à travers la ville afin qu'ils disposent d'un point de chute. La première « boutique » de ce type a été ouverte à Paris par l'association Charonne et Claude Olievenstein.

Ce point d'accueil permettait de nourrir les toxicomanes, de répondre aux besoins d'hygiène de ceux qui n'avaient plus de domicile et surtout de les rencontrer.

Je bénéficie donc d'une expérience auprès des toxicomanes en milieu fermé à très bas seuil d'exigences : on y prend les personnes comme elles sont et on leur demande seulement de ne pas se droguer dans les centres. La prise en charge psycho-éducative, médicale et psychiatrique était hébergée dans les étages de cet immeuble ; c'est également là que nous avons développé, les premiers, la pratique de substitution.

L'équipe avec laquelle j'ai travaillé a donc parcouru un assez long chemin puisque nous sommes arrivés à la conclusion que, pour soigner un toxicomane, il fallait qu'il arrête de se droguer ; pour ce faire, il faut l'accompagner assez longtemps pour qu'il puisse y parvenir. Selon une formule que j'apprécie particulièrement, il faut prendre en charge le toxicomane là où il en est. Ce n'est pas à nous de décider où il doit en être : nous devons l'accueillir où ses moyens lui permettent d'aller et où sa souffrance lui permet de vivre.

Personnellement, j'ai arrêté ce travail en 2003. Les établissements que j'ai créés continuent à exister et j'ai suffisamment de liens avec eux pour savoir que leur activité perdure. J'ai bien évidemment continué à réfléchir à la toxicomanie -même si je n'ai plus de fonctions institutionnelles.

Parmi les questions que vous m'avez soumises, l'une des premières porte sur le fait de savoir si la sanction constitue ou non une bonne approche. Cela a toujours constitué notre difficulté dans la prise en charge des toxicomanes, qui ont tendance à se présenter comme des malades devant le juge et comme des délinquants devant le médecin. En fait, le toxicomane est expert pour récuser les autorités médicales et judiciaires. Toute l'ambiguïté de leur prise en charge, qui relève effectivement du médical et du judiciaire, réside dans le fait que les toxicomanes sont suffisamment perspicaces et intelligents pour jouer une autorité contre une autre !

Cela pose la question non seulement de la répression mais également de l'injonction thérapeutique : est-il efficace qu'un juge ordonne à un toxicomane de se soigner ? Nous avons bien souvent constaté que le fait que les personnes soient sous injonction thérapeutique rend les choses particulièrement difficiles, le toxicomane n'ayant rien demandé et vivant très mal le fait de devoir résider dans un centre de soins.

Cette difficulté a été contournée avant l'an 2000, me semble-t-il, quand on a commencé à mettre en place des médecins relais entre le juge et les thérapeutes.

Demander à un seul médecin ou à une seule équipe médicale d'être référent direct auprès du juge ne pouvait fonctionner. L'idée de placer un médecin tiers mandaté par la justice pour vérifier si le toxicomane est dans un parcours de soins constitue une bonne solution.

J'avais à l'époque pris la décision de n'informer le procureur de Nîmes que de la présence ou de l'absence de la personne. Il nous paraissait essentiel de pouvoir garantir l'anonymat des toxicomanes, comme le prévoit la loi de 1970. Rendre des comptes directement au juge n'aurait pu fonctionner mais délivrer au toxicomane un certificat de participation au traitement ambulatoire ou une attestation de résidence dans l'établissement afin qu'il le remette lui-même à la justice était possible et permettait de le responsabiliser dans sa démarche. C'est lui seul qui rendait ainsi des comptes à la justice. Il est vrai que les choses ont été plus ou moins faciles selon les procureurs ou les substituts.

Il est légitime qu'un juge ordonne des soins et qu'un médecin soit missionné par le juge pour vérifier le suivi de ceux-ci mais il faut absolument maintenir l'indépendance des personnes qui prennent en charge le toxicomane vis-à-vis de la justice, sous peine de ne plus être dans la gratuité ni dans l'anonymat prévus dans la loi.

Qu'en est-il du volet répressif ? Celui-ci connaît de grandes difficultés. En effet, une loi mal fondée est une loi mal comprise. Or, la loi de 1970, même révisée et complétée en 2007, reste mal fondée et ne repose que sur la prohibition de l'utilisation de drogues illicites. La loi décide des produits licites ou illicites et les toxicomanes, comme beaucoup en France, savent fort bien qu'un usage modéré du cannabis, par exemple, leur posera moins de difficultés qu'un usage intensif d'alcool ou de certains médicaments !

C'est une loi dont la base est quelque peu idéologique. Une loi dont les citoyens arrivent rapidement à se rendre compte qu'elle repose sur une base plus idéologique que sérieuse n'est dès lors plus respectée, encore moins respectable.

Cela pose beaucoup de problèmes concernant la toxicomanie mais va bien au-delà, le système législatif et les valeurs sur lesquelles repose la société se trouvant être mis à mal du fait que l'on impose une loi qui, à bien des égards, est exorbitante du droit commun : la police, dans le cadre d'interventions ayant trait à la toxicomanie, peut aller jusqu'à faire des perquisitions spécifiques, les gardes à vue sont prolongées.

Les douanes et les services de police reconnaissent obtenir des financements spécifiques lorsqu'ils sont réputés s'occuper de toxicomanie. Cela leur permet quelquefois d'avoir plus de matériel... Il me paraît donc légitime de réviser la loi de 1970. Je crois, à tout le moins, que ceci doit faire l'objet d'une information...

Comment expliquer à un jeune qu'il ne doit pas prendre de cannabis, même chez lui, sous peine de s'exposer à des sanctions pénales alors que, s'il boit chez lui, on ne lui dira rien ? Il est vrai que l'état d'ivresse sur la voie publique est répréhensible mais il s'agit là d'un dysfonctionnement des principes mêmes de la loi.

La canadienne Line Beauchesne a dit : « Pour moi, la question n'est pas de savoir si celui qui conduit la voiture d'en face a pris ou non des produits, si ces produits sont licites ou illicites ; ce qui m'importe, c'est de savoir s'il est en état de conduire ! ». C'est une remarque comme seuls savent en faire les Canadiens : cela signifie que la loi doit porter non sur la nature des produits mais sur l'usage et les effets de cet usage. Il me semble en effet indispensable que la loi française arrête de se focaliser sur les produits et s'intéresse beaucoup plus aux mésusages, à l'abus, etc., comme elle le fait pour l'alcool, le tabac et les médicaments.

Travailler à partir des comportements et non plus des produits me paraît être la voie vers laquelle il faut s'orienter. L'alcool est considéré par nombre de praticiens comme bien plus dangereux qu'un certain nombre de drogues ; les drogues psychoactives de synthèse sont extrêmement dangereuses et je pense que l'on continuera à inventer des drogues plus vite que le législateur n'arrivera à en interdire l'usage !

Il me semble que les trois législations en matière de tabac, d'alcool et de médicaments présentent suffisamment d'éléments pour créer une législation en matière de toxicomanie. C'est un point qui me paraît vraiment important.

Bien évidemment, mon propos s'éloigne du principe de la prohibition, il consiste à dire qu'il faut s'intéresser plus aux personnes et à leur comportement qu'aux produits. On n'est donc plus dans la logique de la prohibition absolue d'un produit que la société appelle « drogue ». Or, l'expérience clinique nous a appris que le toxicomane est capable de transformer n'importe quel produit en drogue. Si la société continue à vouloir appeler « drogues » des produits que le toxicomane ne désigne pas du même nom, on n'y parviendra pas. C'est pourquoi il faut travailler sur l'usage et non sur le produit.

Le fait que je ne sois pas adepte de la prohibition ne signifie pas que je sois favorable à la banalisation, ni même à la dépénalisation, qui est une très mauvaise idée. La dépénalisation des drogues est selon moi le type même de la fausse bonne idée, car il est indispensable que les interdits sociaux restent formulés. Pour cela, il faut qu'ils soient intelligibles pour les personnes auxquelles ils s'adressent.

Certains médicaments, on le sait, sont déconseillés aux conducteurs de véhicules ou contraires à la vie sociale. De la même façon, on ne peut faire certaines choses sous l'emprise de l'alcool mais l'alcool n'est pas lui-même interdit. Il me semble que la loi serait mieux comprise si elle énumérait tout ce qu'on ne peut faire sous l'effet d'une substance psychoactive quelle qu'elle soit. Je ne veux ni laxisme ni dépénalisation mais si on réglemente, peu ou prou, ce qu'il est licite de faire ou non sous l'effet de produits, on s'achemine vers une certaine forme de légalisation.

La légalisation des drogues est le seul moyen d'en contrôler toute la chaîne -production, commercialisation, consommation et effets sociaux.

Si l'on doit réglementer, il faut légaliser. Cela signifie qu'il faut se donner les moyens de contrôler tous les effets des substances psychoactives.

Il existe une réflexion au Comité consultatif national d'éthique, présidé en 1994 par le professeur Changeux, qui dit : « L'objectif est que l'ensemble de la population, dans le respect des libertés personnelles et de la dignité de chacun, soit protégé des risques de développement des toxicomanies par une réglementation qui, d'un côté, permette un contrôle des produits et l'accès aux produits dans l'intérêt de la santé publique et, d'autre part, sanctionne de façon proportionnée l'abus et le tort fait à autrui. Le simple usage d'un produit dangereux ne devrait être réprimé que lorsqu'il est public ou que la preuve est apportée, en toute régularité de procédure, qu'il a une influence néfaste sur l'entourage, notamment familial ».

Il me semble que cette phrase reste d'une terrible actualité et pourrait servir d'objectif à une révision de la loi concernant les stupéfiants.

L'avis du Conseil consultatif national d'éthique constitue un point de repère que vous devriez conserver, tout comme les réflexions de la commission dirigée par le professeur Henrion étaient éclairantes en la matière.

Enfin, s'agissant des soins, la toxicomanie constitue un problème multifactoriel et polymorphe. Il faut à tout prix que la prise en charge des toxicomanes soit pluridisciplinaire et permette de couvrir l'ensemble des problèmes psychologiques, sociaux, psychiatriques ou médicaux.

J'ai été le premier -contre l'avis de beaucoup de mes collègues- à mettre en place la substitution dans une institution, les médecins hospitaliers voulant qu'elle se déroule dans leur service. Nous avons cependant été soutenus et avons pu y parvenir.

La substitution n'est pas un but en soi. Prescrire de la méthadone ou de la buprénorphine à un toxicomane est un moyen de le rencontrer. L'acceptation de la prescription par un toxicomane est très forte dans un processus de soins : il accepte enfin de ne plus être seul avec son produit, il accepte un tiers entre le produit et lui !

Dans la même logique, l'expérience menée par Annie Mino, en Suisse, dans laquelle on est allé jusqu'à prescrire de l'héroïne à des toxicomanes et à la leur injecter sur rendez-vous, me paraît constituer une méthode sur laquelle il faut aussi travailler. Lorsqu'un toxicomane n'est plus dans le contrôle absolu de sa prise de produit, il s'ouvre à la thérapie et à l'autre. Je ne sais s'il convient de faire comme Annie Mino mais c'est intéressant !

Quant aux salles de consommation, j'y suis favorable. Tout ce qui peut permettre de sortir un toxicomane de la rue est essentiel. Cependant, il faut, comme dans les boutiques de réduction des risques, qu'il puisse trouver des personnes toujours présentes pour l'accompagner.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

Vous avez par avance répondu aux questions à propos desquelles nous souhaitions obtenir votre position.

La parole est aux parlementaires...

Mme Michèle Delaunay, députée . - La prise en compte de l'usage et non du toxique pose question. Je pousse au paradoxe : si la personne prend les drogues les plus nocives à l'abri de tout regard et de tout danger pour les autres, elle est parfaitement légitime à le faire ?

Par ailleurs, il existe de vraies drogues qui ne sont pas clairement psychoactives, comme le tabac. Pourtant, il y a bien dépendance, sevrage, etc. Je m'interroge : celle-ci n'induit aucun risque vis-à-vis des autres -en dehors du tabagisme passif. Or, selon la Canadienne que vous avez citée, on peut conduire en fumant : où sont donc les frontières ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez dit qu'il convenait de travailler sur l'usage et non sur le produit ainsi que sur la légalisation de tous les produits -cocaïne, héroïne et dérivés psychoactifs- afin d'en maîtriser la production, la commercialisation et même l'usage. En poussant le raisonnement jusqu'au bout, faudrait-il, selon vous, que l'État exerce un contrôle et y applique des taxes, comme pour le tabac ?

Par ailleurs -bien que le public que vous avez en charge soit manifestement déjà très dépendant- travaillez-vous également sur la prévention et comment ? Quels sont vos résultats ? Vous avez, dans le cadre de vos communautés, accompagné un certain nombre de toxicomanes. Les moins atteints ont-ils pu se réinsérer socialement ? Disposez-vous d'une évaluation de vos actions ?

M. Daniel Vaillant, député . - Je ne voudrais pas que vous pensiez que nous sommes indifférents à ce que vous avez dit et je partage une partie des propos que vous avez tenus. Je suis dans la même logique que vous mais, comme Mme Branget, j'éprouve quelques doutes en ce qui concerne la légalisation et le contrôle de la production et de la qualité du cannabis afin d'en maîtriser et d'en réglementer la vente. Même si le tabac pollue l'environnement, il ne constitue pas pour autant une conduite à risques.

La vraie question est de savoir comment faire par rapport aux drogues dures, aux drogues de synthèse ou aux médicaments à propos desquels se pose la question de la production, de la distribution et de la réglementation. Je partage votre philosophie en matière de conduite à risques. Il faut être beaucoup plus répressif concernant l'offre, face à l'économie parallèle, au caïdat et au trafic. Ce sont là des questions qui mériteraient d'être posées à l'échelon international : comment s'attaquer à la question de la production et des trafics ? Je n'envisage une légalisation contrôlée qu'avec la contraventionnalisation des conduites à risques et l'augmentation des sanctions à l'encontre des trafics et de ceux qui en profitent !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - J'ai beaucoup de mal à vous suivre ! Je ne suis pas sur les mêmes bases que vous. Je crois malheureusement que le toxicomane ou la personne dépendante d'un produit, quel qu'il soit, ne peut limiter son usage à des zones qui lui seraient autorisées.

On sait que les toxicomanes nécessitent constamment de plus en plus de drogues. On ne peut compter sur le fait que des individus parviennent à ne pas utiliser de cocaïne parce qu'ils vont devoir utiliser leur véhicule ! Je ne comprends pas que l'on puisse proposer de telles solutions ! Cette démarche m'apparaît irrationnelle sur le plan médical. Dans l'idéal, on pourrait envisager votre proposition mais je ne vois pas comment l'appliquer aux toxicomanes avérés que nous devons prendre en charge.

Quant à la légalisation, à qui l'État vendrait-il ? Comment ? Ce sont des problèmes d'une grande complexité mais, sur le fond, je ne comprends pas votre démarche intellectuelle. Comment pouvez-vous conseiller à des toxicomanes avérés comme ceux que vous avez traités de restreindre leur usage dans certaines situations ? C'est impossible à contrôler !

M. Hubert Pfister . - Lorsque nous avons commencé à intervenir auprès des toxicomanes, nous partagions probablement la position que vous venez d'exprimer. C'est l'expérience clinique qui nous a appris que l'on ne pouvait en rester là.

On sait bien que la drogue est une histoire de malheur. C'est bien parce qu'on est dans le malheur que l'on se drogue et non l'inverse ! Les toxicomanes nous ont appris qu'ils sont mal dans leur peau et que la drogue leur permet de ne plus ressentir ce malaise.

Certes, l'idéal serait de ne pas avoir à se poser de questions à propos de la toxicomanie mais tout est fait dans notre société pour que nous nous en posions. Les toxicomanes posent de vrais problèmes sociaux et sanitaires vis-à-vis d'eux-mêmes, de la société et de leur entourage immédiat. Un toxicomane n'est pas forcément un bon père, une bonne mère ou un bon enfant ! Or, c'est notre quotidien.

Nous nous trompons peut-être et j'en accepte l'éventualité. C'est avec prudence et humilité que je fais devant vous le point de nos réflexions. Il me semble que l'on ne peut prohiber massivement un produit si on en autorise un autre. Tous les jours, les toxicomanes nous interrogent sur ce point !

Je pense que l'ouvrage de M. Francis Caballero sur le droit de la drogue constitue une mine de propositions précises sur ce que pourrait être la question de l'accès aux produits. Vous devriez l'auditionner car il a écrit des choses passionnantes, notamment à propos du fait que la drogue est un produit psychoactif qu'on a besoin ni d'activer, ni de commercialiser mais qu'il faut contrôler. Bien évidemment, le modèle ne sera pas le même s'il s'agit de cannabis ou d'héroïne, je suis d'accord avec vous...

Je vous rejoins aussi pour ce qui est d'un contrôle fort. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les toxicomanes ne sont pas très intéressés par la légalisation.

L'expérience du Portugal, qui a décriminalisé l'usage des drogues, me paraît extrêmement intéressante. C'est l'un des pays les plus libéraux en la matière. Il a en effet décriminalisé tout usage privé de drogues, les effets seuls faisant l'objet d'une sanction. La phrase du Comité national d'éthique que je vous ai citée me paraît en cela bien poser le problème.

Quant au tabac, il n'est selon moi absolument pas neutre : le cancer passif du conjoint du fumeur pose un problème au-delà de sa propre consommation ! Pourquoi poursuivre quelqu'un qui transmet le sida à son conjoint par voie sexuelle et ne rien dire à celui qui aura provoqué un cancer du poumon chez son conjoint qui ne fume pas ? Je n'ai pas la réponse mais il faut réfléchir à ces questions ! Légaliser me semble être le seul moyen de réglementer et j'y suis totalement favorable !

Par ailleurs, je ne sais à quel moment on peut parler de succès ou de guérison. N'est-ce pas un succès qu'un toxicomane continue à vivre, même dépendant d'un traitement à long terme ? Les médecins inspecteur de la santé me reprochaient parfois la durée de mes prises en charge. Je répondais qu'au moins, ces personnes continuaient à vivre. C'est bien de cela dont il s'agit !

Concernant la prévention, je ne pense pas qu'il puisse en exister de spécifique en matière de toxicomanie. Je suis d'accord pour qu'il y ait une information sur les produits, comme c'est déjà le cas. La seule prévention que je connaisse, c'est celle des conduites à risques et la promotion de la conduite citoyenne et de l'envie de vivre ! Je ne suis pas opposé au fait que les gendarmes, les médecins ou les éducateurs aillent dans les écoles pour informer les enfants ou les adolescents sur les produits mais la seule prévention qui vaille, c'est la formation des citoyens !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous vous remercions de vos propos.

Audition du Grand Rabbin Haim Korsia, conseiller rabbinique auprès du Grand Rabbin de France, en charge des affaires de société

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent M. le Grand Rabbin Haim Korsia.

Vous êtes entre autres aumônier général des armées, secrétaire général du Rabbinat français et ancien membre du Comité consultatif national d'éthique. Vous avez été conseiller de Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France de 1987 à 2008 et vos nombreuses responsabilités au sein du judaïsme doivent rendre votre audition extrêmement intéressante à nos yeux.

Je vous propose de répondre aux différentes questions qui vous ont été adressées.

Vous avez la parole.

Grand Rabbin Haim Korsia . - Merci.

Parmi mes nombreuses casquettes, l'une me tient particulièrement à coeur, celle de Secrétaire général du SAJES, le Service d'action juive d'éducation à la santé, issu de l'AJIT, Association juive des intervenants en toxicomanie.

Si j'osais, je dirais : « Ecce Homo »... Je me suis toujours intéressé à ces questions, la Bible en parlant peu mais de manière très profonde...

Le Grand Prête Aaron a quatre enfants et la Bible raconte dans le Lévitique que deux d'entre eux se sont saisis d'un feu étranger et l'ont amené sur l'autel du temple ; ce faisant, Dieu les a fait mourir. On peut lire juste après que les prêtres ne devront pas prendre d'alcool. Certains commentaires disent qu'ils ont bu et n'étaient pas en état d'assumer le service divin ; d'autres disent qu'ils étaient dans une sorte de transe ou d'illumination. Quoi qu'il en soit, ils ont perdu le contrôle d'eux-mêmes.

Il est intéressant de noter que lorsqu'on cherche à sortir de son état humain, de sa finitude, de ce que nous sommes, du poids de notre histoire et de notre vie, que ce soit par l'alcool, les drogues ou n'importe quel moyen, on n'est plus soi-même et on ne peut assumer ce statut d'homme plein et entier.

Dans la vision biblique, le poids de notre histoire et de notre vie doit être assumé ; on doit être capable de s'en extirper par un effort de volonté, de transcendance personnelle, une élévation personnelle. Certains prétendent que telle ou telle drogue, plus qu'une autre, permet d'améliorer la créativité -ce qui reste à prouver et qui est totalement faux selon moi. Il n'empêche que l'on doit affronter debout les vicissitudes de la vie !

Parmi les questions que vous avez posées, j'aimerais en préciser deux.

Tout d'abord, tout ce que l'on peut imaginer ne peut se faire que dans le cadre d'un consentement éclairé de la personne. Le Conseil national d'éthique a beaucoup défendu cette position. Ainsi, l'ancien ministre de l'intérieur sait que l'on est passé d'un combat contre les sectes à un combat contre les dérives sectaires, personne n'étant capable de définir une secte. Une dérive sectaire est un trouble à l'ordre public. Nous avions défini une typologie de dix dérives possibles.

C'est en 1993-1994 que le Gouvernement a entamé des négociations avec les Témoins de Jéhovah afin qu'ils acceptent de trouver une équivalence au service national. En effet, mis à part les transfusions sanguines, les Témoins de Jéhovah refusent de revêtir l'uniforme et de prendre les armes. Le ministère de la défense avait donc décidé de trouver un moyen pour qu'ils servent la Nation dans les mêmes conditions que les autres mais sans uniforme. C'était là les prémices d'un service civil. On a donc trouvé un moyen alors qu'auparavant les jeunes refusaient le service et étaient directement emmenés à Fresnes !

Le Conseil national d'éthique a été quant à lui saisi d'une demande étonnante... Un médecin voit arriver une femme sur le point d'accoucher. Il l'opère dans l'urgence, pratique une transfusion sanguine et lui sauve la vie ! La femme l'accuse d'avoir réalisé cette transfusion contre sa religion, lui reprochant en quelque sorte de lui avoir sauvé la vie mais d'avoir brûlé son âme ! Le Conseil national d'éthique a conclu que le consentement constituait une grande avancée.

Pour en revenir aux pistes de réflexions que vous m'avez proposées, un des grands risques réside dans le fait de chercher à faire le bien de quelqu'un malgré lui. En tant que Juif, je ne puis m'empêcher de penser aux dérives de l'Inquisition ou à d'autres moments de l'histoire où l'on comptait faire le bien de quelqu'un malgré lui.

Une des grandes phrases de la Bible dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C'est irénique mais peu applicable ! Un grand maître du Talmud la traduit ainsi : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ». Certains se posent la question de savoir pourquoi on ne dit pas les choses de façon plus positive : « Fais à autrui ce que tu veux qu'on te fasse ». En le disant ainsi, on prend le risque majeur de paramétrer les besoins de l'autre en fonction de ses propres besoins. Si je suis la norme, je dois lui imposer la norme ! De la même façon que je ne veux pas que l'on m'impose quelque chose, je ne vais pas imposer à quelqu'un quelque chose malgré lui.

Je crois donc important de garder à l'esprit le concept de consentement éclairé.

Il existe cependant des incitations. Vous évoquez l'adaptation des peines. La prison a peu de place dans la Bible : on la trouve dans le Pentateuque, lorsque Joseph y est jeté par les Egyptiens -cela ne compte donc pas vraiment. On la trouve une seconde fois au sujet de Moïse. Le paradoxe est que, dans la Bible, la prison n'existe que pour la préventive, lorsqu'on ne sait pas quoi faire, alors que pour nous, la préventive est insupportable.

En réalité, il s'agit de savoir en quoi la prison est utile pour la société. Sur les 64.000 prisonniers qu'on ne peut réinsérer, un bon quart -voire plus- serait mieux dans un hôpital psychiatrique. Il n'empêche que l'incitation à se soigner doit se faire de manière consentie et éclairée.

L'effet de seuil est selon moi une erreur car on va toujours plus loin que la limite. Vous m'avez fait l'honneur de rappeler que je suis militaire. J'ai souvenir, dans ce cadre, d'une bagarre à laquelle j'ai été mêlé. On a découvert après enquête qu'un des participants avait pris une drogue légère. J'ai été frappé par la réaction de l'encadrement qui a considéré que ce militaire, à Paris ou en opérations extérieures (OPEX), aurait fumé de la même façon. Or, en OPEX, on a besoin de son attention et de sa vigilance. Si l'on commence à admettre certains comportements, l'interdit est ponctuel. Or, la loi a vocation à indiquer un idéal.

Je voudrais aborder un dernier point avec vous en faisant appel non à la Bible mais à mon activité militaire : En France, l'exportation des armes est interdite depuis 1939. Or, nous sommes le troisième ou le quatrième plus gros exportateur d'armement au monde. Comment faire ? Ce n'est pas compliqué : il est interdit de vendre des armes à l'exportation, sauf dans certains cas. On pourrait dire qu'il est permis de vendre des armes, sauf dans certaines circonstances. Mais dans ce cas, la norme serait de vendre des armes. Il arrive qu'on ne puisse le faire, comme dans le cas de vente à deux belligérants. Parfois, il faut aider le combat du juste, aider un faible. Il existe également des arguments techniques : protection de l'emploi, de l'outil industriel, de nos capacités opérationnelles, etc.

Croire que dépénaliser la drogue casserait le marché et éradiquerait l'économie souterraine est très dangereux. Accepter l'idée d'oblitérer une part de sa raison à un moment ou à un autre n'est pas une bonne chose. Qu'on l'interdise, sauf dans le cadre d'une personne ayant besoin d'un sevrage ou d'un suivi est légitime mais dire que c'est permis me semble très dangereux pour la société et les limites que l'on veut avoir. Tous les grands débats de société ne posent qu'une seule question, celle des limites.

Grâce à Dieu, j'ai cinq enfants. Chacun d'eux, par modélisation avec le plus grand, repousse des limites que les autres n'envisageraient même pas. On a la limite de la vie avec la fin de vie, les limites de la naissance. On a tout le temps des limites. Je crois que la limite de l'abandon de soi est une limite importante. Chacun, parce qu'il est citoyen, doit être en permanence responsable. Cela signifie ne pas s'abandonner, ne pas se nier, ne pas s'oblitérer, ne pas s'effacer.

Voilà l'introduction que je pouvais proposer.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est aux parlementaires.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous amenez la mission sur un plan philosophique sur lequel on n'a pas toujours l'habitude d'aller.

Vous parliez d'abandon de soi, de perte de maîtrise. Quel que soit le produit, pour vous l'abandon de soi est une perte de responsabilités : l'individu n'est plus en capacité de se gérer.

Grand Rabbin Haim Korsia . - En effet. J'ai pris à dessein l'exemple des ventes d'armement : elles sont interdites, sauf dans certains cas. De la même manière, il existe des injonctions thérapeutiques, par exemple dans l'utilisation du cannabis pour soulager tel ou tel type de douleur mais cela ne peut être qu'exceptionnel. L'exception définit ici la règle.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Dans la communauté juive, comment traitez-vous le cas des personnes addicts à un certain nombre de substances ?

Grand Rabbin Haim Korsia . - La vocation de l' Association juive des intervenants contre les toxicomanies et du Service d'action juive pour l'éducation à la santé, avec l'OEuvre de secours à l'enfance, l'OEuvre de protection des enfants juifs et le Comité d'action sociale israélite de Paris, qui sont les trois grandes associations sociales juives, est d'aller dans les écoles pour dispenser l'information à l'éducation pour la santé. Il est difficile, dans les écoles à caractère propre, selon la terminologie officielle -autrement dit les écoles religieuses, quelles qu'elles soient- de parler de toxicomanie. La première réaction de ces écoles est de dire que ce phénomène n'existe pas dans leur établissement.

Nous avons dû jouer de tous les relais possibles pour convaincre les directeurs d'école que le risque existe. On a l'avantage de justifier ce que l'on fait à la fois par des raisons d'hygiène, de santé publique mais aussi par des raisons plus religieuses.

Un exemple simple n'a rien à voir avec les drogues mais qui est très important : Philippe Costes, à l'époque directeur de la DDASS de Paris, m'appelle un jour en me disant que l'on déplore une épidémie de gastro-entérite très importante due à un germe très particulier que l'on trouve en Israël et qui se transmet par mauvais lavage des mains que les enfants en vacances en Israël avaient ramené avec eux. Le Grand Rabbin de France et les responsables du Casip Cojasor et du Fonds social juif unifié, une association qui s'occupe des écoles juives, ont rédigé une lettre pour rappeler les exigences sanitaires mais aussi religieuses, la religion imposant de se laver et de s'essuyer les mains avant de manger et à chaque fois que l'on va aux toilettes. Ce simple geste a suffi à enrayer l'épidémie !

Le recours aux drogues traduit selon moi un mal-être, une recherche de quelque chose que l'on n'a pas. En hébreu biblique, cela se traduit par le fait de retisser du lien social. C'est une grande constante du judaïsme. Vous connaissez tous le passage de la Bible consacré à la reine Esther. Le grand vizir Haman veut tuer tous les Juifs de Perse. Finalement, les choses se retournent contre lui et personne n'est tué mais Mardochée demande à la communauté juive d'offrir de la nourriture aux gens et de donner de l'argent aux pauvres, c'est-à-dire de recréer du lien social. Malheureusement, dans le Xème chapitre, comme toujours, le Roi finit par lever un impôt !

Plus sérieusement, il est ici question de lien social. Avec les jeunes, il s'agit d'un effet de mode, d'une sorte de volonté de faire partie d'une bande mais aussi d'une forme de dépendance qui est en général la traduction d'un mal-être familial ou personnel. C'est le travail de tous ceux qui sont autour de la communauté éducative de déceler et d'aider les familles à affronter ces difficultés. Pour beaucoup d'entre elles, c'est le signe d'un échec alors qu'il convient de redoubler d'efforts. Les parents qui découvrent que leur enfant se drogue doivent être présents et essayer de le comprendre. En tant que rabbin, mon rôle est avant tout de réinsérer ce jeune dans l'univers familial. On n'est pas toujours fiers de ce que peuvent faire nos enfants mais on les aime parce que ce sont nos enfants et parce que nous sommes leurs parents. Dans la communauté éducative, il est important de déculpabiliser les proches pour ne pas qu'ils renoncent à leur rôle.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Même dans les écoles laïques, les proviseurs refusent d'ouvrir les yeux !

Grand Rabbin Haim Korsia . - La drogue est une chose mais quand on commence à parler d'éducation sexuelle, c'est encore plus difficile... Vous avez raison : le mal est toujours chez les autres. C'est la nature même des hommes de transférer leurs propres responsabilités sur autrui.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Quel regard portez-vous sur la politique de lutte contre la toxicomanie en matière d'accompagnement des personnes très dépendantes, jeunes ou moins jeunes ?

Grand Rabbin Haim Korsia . - Il n'y a guère de visibilité. On n'arrive pas à dégager de ligne directrice. Il existe beaucoup d'initiatives locales mais il est difficile de les insérer dans une politique plus large, qui manque de personnification. On ne sait qui incarne cette politique. De la même façon que la dignité humaine des prisonniers n'est pas moindre que celle des personnes en liberté, la dignité de ceux qui se droguent n'est pas moindre que celle de ceux qui ne se droguent pas ! Or, on sait tout ce qui découle de l'utilisation de drogues : recherche frénétique d'argent, violence dans les familles induites par des enfants adultes qui maltraitent leurs parents âgés pour obtenir de quoi se payer un shoot...

Chacun fait ce qu'il peut mais j'ai le sentiment qu'il n'existe pas d'engagement fort. Un des enjeux les plus importants de la construction de la loi est la durée : il faut tracer un sillon et aller jusqu'au bout !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Bien sûr, tout doit être fait pour permettre à chacun de se tenir debout et sans aide face aux vicissitudes de la vie. Je pense aussi que la perte de contrôle est un mal considérable de nos sociétés occidentales. Il existe des livres scientifiques d'un grand intérêt sur ce sujet.

Cependant, les limites sont là aussi incertaines. Nous pourrions aller, en vous suivant totalement, jusqu'à refuser les antidépresseurs...

Grand Rabbin Haim Korsia . - Les limiter un peu ne ferait pas de mal en effet !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Cela peut aller loin : nous pourrions interdire la télévision -j'y serais assez favorable- dont on sait qu'elle a un impact particulier sur le cerveau des petits. C'est un facteur connu de perte de contrôle favorisé par la rapidité des stimulations lumineuses des émissions, dont le nombre a été multiplié par dix en dix ans.

Je n'emploie jamais le terme « tomber amoureux », préférant celui de « monter amoureux ». Quand on « monte amoureux », on perd également un peu le contrôle de soi : vous n'allez pas l'interdire...

Grand Rabbin Haim Korsia . - Je le conseille : les rabbins sont de grands marieurs !

Mme Michèle Delaunay, députée . - C'était pour finir par une pirouette !

Grand Rabbin Haim Korsia . - Je n'y avais jamais pensé mais vous avez cent fois raison. Jusqu'à présent, seule une formule de la langue française ne me convenait pas. J'en vois maintenant deux.

D'une certaine manière « tomber amoureux » signifie que l'on perd son contrôle : on n'est plus debout ! L'autre formule qui me gêne, c'est celle de « tomber d'accord ». Incarner cette rencontre pas une chute est inexact.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Dans l'expression « tomber enceinte », l'idée de chute n'est guère sympathique non plus -mais le rabbin que vous êtes ne sera pas d'accord !

Grand Rabbin Haim Korsia . - En tout cas, ce n'est pas une maladie !

Je ne supprimerai toutefois pas la télévision mais il est de la responsabilité des parents de ne laisser leurs enfants entrer dans aucune addiction.

J'ai une chance formidable, celle de respecter le shabbat. Je ne fume pas mais si je fumais, il y aurait un jour par semaine durant lequel je ne pourrais le faire. Dans la mesure où je suis capable de me contrôler un jour, je suis potentiellement capable de me contrôler tout le temps !

Durant le shabbat, je n'utilise ni téléphone, ni voiture. Je retrouve mon humanité : je vais là où mes pieds peuvent m'amener. J'ai écrit un ouvrage sur la bioéthique intitulé « L'homme démultiplié ». J'ai le sentiment que notre époque cherche à démultiplier l'homme.

Certes, il existe des éléments qu'il convient de pondérer, comme la télévision mais pourquoi la France est-elle le pays qui consomme le plus d'antidépresseurs en Europe ? Probablement manque-t-on de cette capacité à créer du lien. Je maintiens qu'entrer dans la drogue dure est une forme d'isolement absolu. Je travaille actuellement avec des universitaires sur le suicide dans les armées, qui frappe durement la communauté militaire. L'armée se construit sur le concept de fraternité d'armes. Or, le suicide est le signe de la non-fraternité et du fait qu'on n'a pu trouver quelqu'un à qui parler. La drogue est aussi un signe important de désocialisation et d'absence de contacts.

Quoi qu'il en soit, il me semble, bien que n'étant pas médecin, qu'il faut être capable de diminuer les doses d'antidépresseurs et de se retrouver soi-même.

Je ne suis pas dans une sorte d'angélisme qui consiste à dire que l'homme doit souffrir. Il n'existe pas d'idéalisation du martyre dans le judaïsme. On a assez donné ! Evitons la souffrance mais n'occultons pas une part de notre humanité en recourant à la drogue.

On pâtit, dans l'image collective, de cette idéalisation de la fumerie d'opium. Elle est totalement fausse et à l'opposé de la réalité sordide que peuvent vivre des jeunes et des moins jeunes de tous milieux. J'ai connu cela de près et je puis vous dire que cela amène une déchéance à laquelle on ne peut rattacher aucun romantisme !

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - On s'aperçoit quand même, en écoutant les toxicomanes, qu'essayer de repousser le moment de prise de stupéfiants aggrave l'addiction et pousse à en consommer ensuite des quantités de plus en plus importantes. C'est un problème d'imprégnation....

Grand Rabbin Haim Korsia . - Le Talmud propose une vision assez proche mais qui permet de dire que les instants que l'on a devant soi sont les plus importants. Les Maximes des Pères disent : « Si ce n'est pas maintenant, alors quand ? ». Quand on se projette trop loin, on n'est plus dans un avenir cohérent mais dans un monde idéalisé qui n'existe pas.

Le Talmud dit : « Si tu es en train de faire la prière et que te vient brutalement une pensée qui ne correspond pas à celle-ci, ne refuse pas de la voir, repousse-la un peu, gagne du temps ». Dans ce combat quotidien, chaque heure est une heure de gagnée. Ce sont ces petites victoires qui permettent d'essayer de se lancer dans un traitement et d'accepter d'être aidé. Ces petites victoires sont en fait de grandes victoires.

Certes, immédiatement après le shabbat, les vrais fumeurs se précipitent sur leur cigarette mais ils se sont prouvé qu'ils étaient capables de tenir 24 heures. Qu'est-ce que la vie ? Ce sont des années, elles-mêmes composées de 365 fois vingt-quatre heures. Le principe est de parvenir à de petites victoires. J'y crois davantage qu'à de grands objectifs qu'on n'entame même pas ! Un ancien Premier ministre qui siège dans cette maison a dit récemment, citant un grand proverbe chinois dont il est spécialiste : « Les plus grands chemins commencent toujours par un premier pas » !

M. Daniel Vaillant, député . - On voudrait tous adhérer aux réflexions du Grand Rabbin, même si on n'est pas de sa religion ou qu'on n'en a pas du tout. Si la société des hommes était si simple, avec des petites victoires et beaucoup d'interdits, on ne serait pas là pour réfléchir à la question des drogues dans la société. Pourquoi les drogues existent-elles ? Pourquoi recherche-t-on des produits toujours plus efficaces mais diaboliques ? Tous ceux qui sont ici se posent la question de savoir comment lutter contre la consommation de drogues et autres fantaisies dramatiques pour la société et pour les individus eux-mêmes mais je ne crois pas que la société de l'interdit soit une société communicante. Les sociétés ont toujours été sous l'emprise de drogues. Pourquoi ?

Certaines religions donnent le mauvais exemple en buvant du vin blanc lors de la messe...

Grand Rabbin Haim Korsia . - La nôtre utilise le vin rouge !

M. Daniel Vaillant, député . - On ne peut dire que pratiquer telle ou telle religion peut régler ces problèmes -vous ne l'avez d'ailleurs pas dit- ni que ceux qui n'en ont pas sont en position délicate ! La vérité est que certains êtres humains en difficulté tombent dans l'addiction -drogues, jeux, sexe. Comment prévenir, informer et faire en sorte que ces situations restent marginales ? Il existera toujours des gens qui transgresseront les règles. La question est de savoir comment être le plus efficace possible pour éviter que cette transgression ne devienne une pratique majoritaire.

Pourquoi certains produisent-ils de la drogue pour gagner de l'argent ? Pourquoi d'autres empoisonnent-ils la vie de leurs semblables en la leur vendant ? Pourquoi les gens les plus malheureux sont-ils souvent les victimes exploitées de ces produits qu'on leur propose et qu'ils finissent par accepter avant de s'y enfermer ?

Ce sont les questions qu'il faut que nous nous posions car notre idée est de lutter contre toutes les formes d'addiction. Le problème réside dans le fait que l'interdit, selon moi, ne suffit pas et que la prohibition ne fonctionne pas !

Grand Rabbin Haim Korsia . - Votre question est très juste et j'ose rappeler le temps où votre cabinet m'associait à quelques-unes de ses réflexions. Vous aviez soutenu ce qui avait été fait par deux de vos prédécesseurs qui n'étaient pas de votre couleur politique. J'avais proposé à M. Debré de former les policiers aux réalités des cultes, ce qui avait été fait. Vous aviez vous-même relancé le projet.

A l'époque, on disait que chacun avait son rôle. Comme pour un arc gothique -si j'ose employer l'image en tant que rabbin- il faut que s'exercent deux pressions pour trouver un point d'équilibre entre la répression contre les trafiquants et ceux qui exploitent la faiblesse des toxicomanes -qui doit être terrible- et le soutien aux victimes.

S'il devait y avoir une doctrine, ce devrait être celle-là. Le tout-répressif ou le tout-accompagnement sont aussi dangereux l'un que l'autre. Il faut recourir aux deux mais il faut que chacun soit dans son rôle, avec des gens pour aider, des gens pour comprendre, des gens pour théoriser, des gens pour réfléchir, des gens pour prendre la distance afin de ne pas être uniquement dans la compassion, qui empêche la réflexion.

Vous parlez du vin : c'est en effet une forme de psychotrope. J'ai parlé de la fête de Pourim et du livre d'Esther dans la Bible. C'est la seule fois où l'on demande de boire jusqu'à ne plus savoir qui l'on doit bénir et qui l'on doit maudire : Vive Haman et maudit soit Mardochée. Pourquoi ? C'est là la limite : ne pas aller au-delà. Un très beau texte dit qu'au moment de notre mort, un ange viendra nous demander si nous nous sommes privés de quelque chose de permis. La question est celle de la juste utilisation des choses. Le vin est très bon en lui-même. Tout est bien tant qu'il existe une limite.

Madame évoquait les antidépresseurs : parfois, ils sont nécessaires pour nous aider. N'aurait-on pas le droit de prendre une canne lorsqu'on s'est fracturé la jambe au motif qu'un homme doit être debout sur ses deux jambes ?

Il faut cependant être capable de fixer des limites. Il en va ainsi pour beaucoup de choses. L'important est d'avoir une collégialité en matière de drogues et ne pas abandonner le terrain à ceux qui voient en chaque drogué quelqu'un qu'il faut absolument aider. Il ne s'agit pas de créer un mur mais de rappeler le cadre acceptable pour l'ensemble de la société.

Malheureusement, les gens pensent que le suicide est contagieux, tout comme la drogue. Faites l'expérience ! Il faut revaloriser ce travail d'équipe autour de ceux qui attendent quelque chose. Certaines attendent une parole, une main tendue, une parole spirituelle des religions, une parole humaniste.

Dieu nous dit d'aimer les hommes. Je préfère donc m'occuper directement d'un lien humain ! Que l'espoir vienne de Dieu ou des hommes, ce qui compte, c'est qu'il y ait espoir, c'est-à-dire espérance, volonté de s'élever et de sortir du déterminisme dans lequel on croit que telle ou telle substance nous a plongés.

C'est peut-être cela, la transcendance divine, l'espérance de pouvoir améliorer le monde ! Cela ne peut se faire que dans le cadre d'un travail d'équipe, un travail collégial où l'on trouve à la fois la répression mais aussi l'accompagnement.

Il faut savoir élever une digue face à l'inacceptable. Il faut voir les dégâts que fait la drogue ! Il y a également une différence entre les dégâts qu'un toxicomane s'inflige et les implications pour autrui, comme dans le cas d'une conduite sous l'emprise de stupéfiants. C'est une lourde responsabilité !

Faut-il accepter de sortir de ses limites en utilisant, comme en discothèque par exemple, des produits pour durer toute la nuit, ne plus être soi ? Se fait-on tellement horreur qu'on ne s'assume pas ? Voilà la vraie question qu'il faut poser aux jeunes, mêmes à ceux qui sont bien dans leur peau, nos enfants !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci beaucoup.

Audition de M. Anouar Kbibech, président du Rassemblement des Musulmans de France

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Nous recevons à présent M. Anouar Kbibech, président du Rassemblement des Musulmans de France, secrétaire général du Conseil français du culte musulman depuis juin 2008 et président fondateur du collectif France Plurielle, qui oeuvre à l'intégration des Musulmans de France dans un esprit de dialogue et d'ouverture.

Nous aimerions connaître votre point de vue sur la politique de lutte contre les toxicomanies, les types d'actions que vous préconisez et recueillir votre opinion sur la politique française de lutte contre les toxicomanies.

M. Anouar Kbibech . - Messieurs les Présidents, Madame et Monsieur les Rapporteurs, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs les Députés, je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité à cette audition dont l'objectif est, je le suppose, de recueillir le point de vue du Rassemblement des Musulmans de France et, au-delà, de l'Islam, ainsi que l'analyse d'une fédération musulmane par rapport à la problématique posée. L'ensemble des composantes de l'Islam de France partagent la même vision à ce sujet.

Je vous prie toutefois de bien vouloir n'y voir aucune entorse à la laïcité ou à la loi républicaine, que nous partageons tous et auxquelles nous sommes profondément attachés.

Quelle est la position de l'Islam vis-à-vis de la drogue, fléau et centre de la démarche de toxicomanie ? Je tiens à rappeler ici une position générale : la religion musulmane interdit catégoriquement tout ce qui nuit à la santé. C'est fondamental. Parmi les grandes finalités religieuses de la jurisprudence musulmane, il en existe cinq que l'on essaie de préserver, l'intégrité physique -le corps humain- l'intellect ou la conscience, la continuité de l'espèce humaine à travers la progéniture, la propriété personnelle et enfin l'honneur et la dignité de la personne humaine.

Or, on constate que ce fléau de la toxicomanie détruit l'ensemble de ces cinq grandes finalités. Il s'attaque à la santé, à l'agent, à l'honneur et à la dignité de la personne humaine ; c'est à ce titre que la drogue est totalement proscrite dans la religion musulmane. C'est une position de fond qu'il faut rappeler.

Effectivement, ce mal frappe trop souvent nos jeunes alors que selon la position théologique de l'Islam, on ne devrait pas avoir de toxicomanes de religion ou de culture musulmane. Malheureusement, on retrouve dans un certain nombre de lieux, notamment carcéraux, beaucoup de jeunes tombés dans cette déviance, qui sont même poursuivis pénalement.

Tout ceci nous incite à essayer d'organiser des campagnes de sensibilisation et d'information afin de susciter un certain nombre de comportements responsables et préventifs en connaissance de cause. A ce titre, des campagnes ont été réalisées par le Rassemblement des Musulmans de France à travers l'ensemble de nos imams et de nos aumôniers, afin de réaliser ce travail d'éducation et d'information auprès des jeunes et des moins jeunes, les parents étant également directement concernés par cette déviance.

Ces campagnes permettent de sensibiliser les personnes qui ne sont pas encore atteintes ; pour celles qui le sont déjà, il s'agit de leur donner la volonté, les moyens et les ressources psychologiques et spirituelles pour y arriver.

Tous ceux qui représentent la religion musulmane devraient opérer leur révolution intellectuelle : le religieux ne peut se limiter à s'ériger uniquement en censeur des moeurs. A ce titre, la toxicomanie peut être perçue par la religion avec une certaine sagesse et un certain esprit de soutien vis-à-vis de ceux qui sont frappés par ce fléau. On ne souhaite donc pas que le personnel religieux s'érige en juge mais se situe dans une démarche de soignant, plus médecin que juge. C'est ce que l'on demande aux différents cadres religieux rattachés au Rassemblent des Musulmans de France.

L'attitude purement moraliste, voire moralisatrice, ne peut plus se défendre d'un point de vue strictement religieux, l'Islam, comme toutes les autres religions révélées, considère qu'il appartient à Dieu seul de juger les hommes et non aux hommes de jeter l'anathème sur leurs semblables. C'est fondamental en termes de posture pour pouvoir traiter ceux qui son malheureusement atteints par ce fléau.

Ainsi cette religion éclairée peut-elle contribuer à une meilleure adaptation des comportements des religieux, de nos imans et de nos aumôniers dans l'assistance mais aussi dans la prévention de la toxicomanie.

Aujourd'hui, l'aumônerie musulmane, à travers le Conseil français du culte musulman, essaye de se structurer aussi bien dans l'environnement carcéral que dans les hôpitaux, où on peut rencontrer un certain nombre de jeunes traités pour toxicomanie mais également dans le monde éducatif -lycées, collèges. Le rôle de l'aumônerie musulmane peut être précieux à ce titre.

Malheureusement, les politiques menées depuis un certain nombre de décennies ne donnent pas à l'aumônerie musulmane les mêmes moyens qu'à d'autres. Il existe donc dans ce domaine un vrai déficit qu'il faut essayer de rattraper pour se donner les moyens de cet accompagnement et afin de pouvoir accomplir ce rôle.

Il existe une spécificité dans la diversité culturelle et la représentation qu'on peut avoir du toxicomane dans la religion musulmane. Elle peut parfois représenter un obstacle dans cet accompagnement. On peut en effet percevoir, dans une vision purement religieuse, que le toxicomane est dans le péché du fait de son comportement déviant. Toutes les aumôneries, quelle que soit la religion, vous diront la même chose : leur rôle n'est pas de juger ceux qui sont en face mais plutôt de les aider à s'en sortir !

Cette représentation du toxicomane que l'on peut avoir dans la religion peut parfois constituer un obstacle à l'information, voire à la discussion. Elle peut donc nuire à la prévention de ce type de situation.

La religion en général peut jouer un rôle dès l'enseignement scolaire. Le fait d'admettre dans un certain nombre de programmes le rôle que peut jouer l'histoire des religions ou l'instruction civique, afin de rappeler les bases éthiques de la morale quotidienne que chacun doit respecter, comme le propose l'ensemble des religions monothéistes, peut contribuer à la prévention à laquelle nous aspirons tous.

L'Islam ne s'érige pas uniquement comme un simple système d'interdits et de permissions mais recèle dans son message tous les éléments d'une réflexion en vue de construire une existence responsable, saine et équilibrée. C'est ce message qu'il faut mettre en valeur et développer. Les populations issues de l'immigration ou les plus jeunes qui se reconnaissent dans la religion ou dans la culture musulmane peuvent peut-être être plus sensibles que d'autres à ce message.

Face à ce défi planétaire qu'est la toxicomanie, l'apport du religieux pour la reconstruction de la pensée spirituelle de l'humanité et le recentrage des bases éthiques de la vie morale dans les comportements quotidiens devraient inciter à changer, voire faire changer les comportements des uns et des autres.

La religion pourrait alors avoir un rôle complémentaire par rapport à la science et à la société. En conjuguant tous nos efforts, nous pourrons arriver à bout de la toxicomanie.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci.

La parole est au rapporteur.

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Comment pouvez-vous intervenir dans les quartiers difficiles où il existe un trafic ? La pratique religieuse ayant plus ou moins disparu, pour un pratiquant de votre religion, le fait de consommer est-il un interdit qui peut être supporté ? Est-ce une transgression ? Comment arrivez-vous à intervenir dans les milieux défavorisés en général ?

Par ailleurs, un des plus grands producteurs de cannabis est le Maroc, où la présence de votre religion est très importante. Le Roi y représente d'ailleurs l'autorité religieuse. Comment se fait-il qu'on n'arrive pas à contrôler et à supprimer progressivement cette culture qui envahit nos pays, notamment la France ?

M. Anouar Kbibech . - L'intervention dans les quartiers difficiles nécessite en effet un travail de proximité qui peut se faire à travers deux vecteurs. Le premier est celui des mosquées de quartiers. Beaucoup de jeunes, quand ils sont à la mosquée, ne traînent pas dans les cages d'escalier et les ascenseurs avec des dealers qui rôdent autour.

Un travail de prévention peut donc être mis en oeuvre par les mosquées mais au-delà, un certain nombre d'associations culturelles de quartier peuvent également jouer ce rôle. Cinq cents associations ou mosquées sont aujourd'hui affiliées au Rassemblement des Musulmanes de France. Certaines associations à vocation sociale jouent aussi un rôle de cellule d'écoute dans un certain nombre de quartiers. La condition est avant tout d'être sur place et aux côtés des jeunes. Il faut donc sortir de la mosquée, aller vers les quartiers et vers jeunes. Le RMF insiste sur la mise en place de ce type d'associations de proximité qui ont un rôle essentiellement éducatif et social sans qu'il soit forcément religieux.

S'agissant des interdits, j'ai rappelé les grandes finalités de la jurisprudence musulmane : la drogue est une arme de destruction massive, sans compter les « dégâts collatéraux » que cela peut générer au sein de la famille. Un toxicomane en manque peut induire des situations dramatiques au sein d'un certain nombre de familles, qui connaissent souvent des conditions financières et sociales très modestes.

Nous avons mis en place quelques centres d'accueil dans lesquels nous recevons des mères de famille qui n'arrivent pas à canaliser toute l'agressivité du jeune qui a basculé dans la drogue. Il y a là tout un travail d'accompagnement très important à accomplir à la fois vis-à-vis des jeunes mais également vis-à-vis des familles, des enfants et des mères, l'écoute au sein du couple n'étant pas celle qu'elles attendent. Elles s'adressent donc parfois à ces cellules d'écoute ou à ces centres d'accueil pour s'exprimer.

Pour ce qui est de la production du cannabis et de l'opium, il est vrai que certains pays musulmans font partie des principales sources de production ou de culture. Il ne s'agit bien entendu pas d'une démarche religieuse. On trouve très souvent à l'origine de cette situation une démarche politique, voire financière impliquant un certain nombre de réseaux internationaux. Je suis moi-même originaire du Maroc ; ce pays a inauguré il y a quinze ans une politique d'éradication de la culture de cannabis et un certain nombre de caïds ont été emprisonnés.

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - La question est de savoir si, dans votre religion, la production de drogues rejoint l'interdit de la consommation.

M. Anouar Kbibech . - Oui, tout à fait. Tous ceux qui consomment, commercialisent ou produisent ces drogues proscrites sont dans la même position vis-à-vis de la religion musulmane.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Bon nombre de pays producteurs sont musulmans ! En Afghanistan, selon un reportage diffusé récemment à la télévision, la moitié des provinces à peu près produit de l'opium, procurant ainsi à ceux qui cultivent le pavot 20 à 30 % de revenus supplémentaires par rapport à une autre culture. Que fait la religion dans ce cas ? S'adapte-t-elle ? On peut logiquement s'interroger...

M. Anouar Kbibech . - Il est un fait qu'il existe un certain nombre de pays dans lesquels cette culture est répandue. Comme je l'ai dit, ceci ne légitime absolument pas cette production aux yeux de la religion. Un certain nombre de chefs religieux de ces pays critiquent ces cultures qui se développent et incitent les gouvernements à mener une véritable lutte contre cette production.

Certains acteurs, au sein même de ces pays musulmans, ne restent pas muets et refusent cette politique du fait accompli, sachant qu'il existe derrière un certain nombre d'intérêts politiques et financiers. Ce n'est pas parce qu'un État, même s'il se proclame musulman, ferme les yeux ou autorise ce type de culture que cela lui donne une légitimité religieuse -bien au contraire !

Mme Catherine Lemorton, députée . - J'entends bien le souci de mes collègues sur la question de la production de pays qui peuvent avoir une culture dite musulmane et qui produisent des opiacés. Je leur fais remarquer que nous avons pendant des années exporté nos productions d'alcool vers des pays qui interdisaient l'alcool, notamment les pays de culture musulmane. On peut donc se renvoyer la balle ! Le lobby de nos viticulteurs est également très important !

Cela m'amène à ma question. Les jeunes qui fréquentent les mosquées des quartiers sont-ils moins frappés que les autres par l'addiction à l'alcool ? Ce n'est le cas ni de la religion catholique, ni de la religion juive, qui utilisent d'ailleurs le vin lors de leurs cérémonies.

M. Anouar Kbibech . - Certains pays musulmans produisent également de l'alcool -et le Maroc en fait partie. C'est au titre de l'exportation mais il existe malheureusement un certain nombre de cas d'alcoolisme aigu parmi la population du pays.

Pour le reste, il y a bien un lien direct et immédiat pour les jeunes qui fréquentent les mosquées entre le fait de respecter un certain nombre de prescriptions religieuses et le fait de lutter contre cette consommation de drogues ou d'alcool.

Le RMF est très actif dans le milieu des prisons, l'aumônier général des prisons, Moulay el Hassan el Alaoui Talibi, étant également membre de notre Rassemblement. Beaucoup d'aumôniers qui agissent dans le domaine de la prison m'expliquent que le jeûne du ramadan est souvent l'occasion de se soustraire à l'emprise de la toxicomanie. Les jeunes impliqués dans une démarche délictueuse liée à la drogue sont dans un état de manque et de surexcitation le reste de l'année mais, durant le ramadan, un déclic se produit. Certains rechutent malheureusement par la suite mais pendant le mois du ramadan, ils sont dans de très bonnes dispositions. Ils arrivent à jeûner et cela les aide dans leur période de sevrage.

Certains sont totalement sortis d'affaire après le ramadan et abandonnent ce comportement. Ceci a été mesuré par les différents aumôniers qui opèrent dans les prisons françaises.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Vous avez dit que le fait qu'il existe une production de drogues dans des pays musulmans ne confère à celle-ci aucune légitimité religieuse. A l'inverse, pensez-vous qu'une condamnation très forte de vos responsables religieux -qui sont quelquefois les chefs des gouvernements en place- pourrait avoir un rôle déterminant ?

M. Anouar Kbibech . - Ces condamnations existent ; encore faut-il que les gouvernements en place leur donnent l'écho nécessaire. Elles sont peu audibles parce qu'elles vont à l'encontre d'un certain nombre de politiques menées par les gouvernants.

Cela étant, la ferveur et la force de ces condamnations existe. Malheureusement, l'impact médiatique n'est pas aussi fort que celui que détient le pouvoir politique.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Dans l'état des réflexions de votre religion, vous admettriez, soutiendriez ou critiqueriez le législateur laïc qui s'orienterait vers une dépénalisation de l'usage de la drogue ? Quelle est votre position ? Etes-vous favorable à une répression ou pensez-vous qu'il convienne de dépénaliser l'usage des drogues ?

M. Anouar Kbibech . - Pour le RMF -et c'est aussi la position de la religion musulmane- tout ce qui va dans le sens de la libéralisation ne peut que contribuer au renforcement de cette pratique ou de ces comportements. Nous serions plutôt favorables au renforcement du dispositif répressif, afin qu'il soit suffisamment dissuasif et joue un rôle de prévention.

Il existe un cas particulier : dans la religion musulmane, une règle dit qu'à situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Quand quelqu'un est dans l'addition ou la dépendance totale et que certains traitements lui permettent de se dégager de cette addiction par étape, il peut y avoir une certaine compréhension. Je vais souvent en Belgique et je croise beaucoup de jeunes qui reviennent des Pays-Bas. Je pense qu'une démarche de ce type n'irait pas forcément dans le bon sens.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Merci d'avoir accepté de témoigner devant notre mission.

Audition de M. Bernard Amiens, administrateur de l'ARAFDES, Institut de formation des cadres de l'action sociale

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous accueillons M. Bernard Amiens, administrateur de l'ARAFDES, institut de formation des cadres de l'action sociale, également maire de la commune d'Arbois.

Vous avez dirigé l'action Saint-Michel le Haut, qui s'occupe de réinsertion sociale pour les personnes handicapées présentant des troubles du comportement. Vous employez 400 salariés et prenez en charge près de 2 000 personnes par an dans le Jura.

C'est pourquoi votre témoignage nous intéresse beaucoup. Je vous propose donc de nous livrer un exposé sur votre expérience, ciblé davantage sur la toxicomanie.

Vous avez la parole...

M. Bernard Amiens . - Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs, je voudrais vous dire le plaisir que j'ai d'être parmi vous !

Vous avez retracé mon parcours ; je suis en effet également maire d'Arbois et peut-être avant tout un élu confronté aux problèmes de la jeunesse. La mienne est déjà loin mais je suis conforté dans l'idée que notre jeunesse est en danger.

Ce danger prend des formes de plus en plus complexes et inquiétantes. La drogue est devenue un produit culturel, un « business » juteux, un mode d'expression d'une jeunesse à la dérive.

Chacune des failles, des blessures psychiques de cette jeunesse trouve de plus en plus rapidement refuge dans la drogue et les addictions. C'est le moyen rapide d'occulter le présent et de ne pas l'affronter !

Ce qui m'inquiète particulièrement ce n'est pas la consommation de drogues et d'alcool qui, au fond, n'est pas nouvelle mais le fait que cela touche un nombre grandissant de jeunes et surtout certains que l'on aurait pu croire protégés par un environnement familial stable !

Je suis également inquiet de la prégnance de ce phénomène en campagne ! Je puis même assurer que la proportion de jeunes en grande difficulté est pour le moins comparable à celle des grandes villes. L'offre de produits, qui est la même qu'en secteur urbain, connaît parfois des facteurs aggravants.

La Suisse vend par exemple moins cher que nous les produits comme l'héroïne, la cocaïne, le cannabis mais aussi des drogues de synthèses et du subutex de contrefaçon. Tous ces produits sont devenus très attractifs, moins chers et disponibles en quantité.

II existe d'évidence dans notre vignoble un problème spécifique : nous disposons en quantité de caves qui permettent la germination des plans de cannabis avant qu'ils ne soient replantés à la belle saison en pleine nature dans les bois, les champs de maïs, les jardins. La gendarmerie d'Arbois a saisi 1 000 pieds de cannabis en 2009. Malheureusement, l'opération ne s'est pas reproduite alors que la récolte 2010 a été aussi abondante. 20 % au moins de la production de cannabis fait l'objet d'une production locale. C'est ce qu'on appelle, d'après Internet, les « circuits courts ».

Selon les modes et les disponibilités du moment, on constate aussi des évolutions dans la consommation. L'héroïne qui est bien présente dans le Jura se négocie entre 30 et 40 euros le gramme. On trouve également en abondance des psilocybes, champignons hallucinogènes qui poussent sur nos premiers plateaux, ainsi que des amanites tue-mouches.

Notons encore que les rave parties sont très fréquentes dans nos régions, du fait de nos importantes surfaces de forêts. La législation n'impose pas la déclaration en préfecture de ces rassemblements lorsqu'ils comptent moins de 500 personnes.

La consommation l'alcool est également phénoménale. Je le constate avec les services techniques qui ramassent les canettes consommées en association avec le fameux Red Bull qui, selon la publicité, « permet de voler ».

Selon moi, la prévention est insuffisante, voire inexistante sur certains secteurs. La répression manque de moyens et les élus sont cantonnés aux actions de réparation des dégâts alors qu'ils devraient s'occuper de prévention en amont.

Mon avis est partagé par d'autres élus : nos campagnes ne disposent pas de moyens suffisants de lutte contre ces fléaux, drogues et alcool.

La révision générale des politiques publiques étant passée par là, la gendarmerie a subi des réductions de moyens et l'on doit se contenter d'opérations coups de poing comme celle de 2009.

Il existe également des inégalités de moyens entre les villes et les campagnes. Nos campagnes ne disposent pas de travailleurs sociaux en prévention spécialisée, par exemple. Il y a selon moi un déficit d'engagement des conseils généraux, dont c'est pourtant une des compétences au titre de l'aide sociale. Pour le Jura, la prévention spécialisée n'existe que sur les trois villes les plus importantes : Dole, Lons-le-Saunier et Saint-Claude récemment.

De même, trop rares sont les gendarmes formés à la lutte contre les stupéfiants. Quand bien même le seraient-ils, il n'y a pas dans nos campagnes de spécialistes chargés uniquement de ces problèmes, comme c'est le cas en ville avec les policiers.

Je regrette aussi que les centres de formation de travailleurs sociaux ne disposent pas d'un programme spécifique pour former à la lutte contre les drogues et les addictions.

Que dire encore du manque de coordination entre les divers acteurs de la lutte contre les drogues et les addictions ? Les seuls éléments de liens résident dans la mise en place ou non des conseils communaux, intercommunaux ou départementaux de prévention et de lutte contre la délinquance -lorsqu'ils fonctionnent.

Ces instances sont trop éloignées des réalités de terrain et c'est d'abord sur le terrain que le bât blesse. Trop souvent, chacun reste chez soi. Il existe peu ou pas d'échanges entre les parents, les éducateurs de terrain et la police. L'éducation nationale reste trop souvent hermétique : « A chacun sa culture, son pré carré et ses petits secrets » !

Il me semble que l'intérêt de l'adolescent ou du jeune adulte n'est pas pris en compte de la même manière au niveau de ces instances. Il y a trop de clivages entre prévention, soin et répression : on ne communique pas et il n'y a pas d'actions communes.

Les élus sont pour leur part peu informés, parfois peu intéressés, quoi qu'il en soit trop impuissants ou trop seuls pour engager des actions de prévention.

Selon moi, il faut s'attaquer inconditionnellement à tous les trafics. C'est la source du « business ». Quelques grammes de hachisch vendus et le dealer peut aisément passer à l'héroïne ou à d'autres produits ! Le consommateur, lui, est très vite acculé, menacé et s'installe dans des conduites délinquantes pour se fournir l'argent de la drogue.

L'information veut que l'on choque pour lutter contre le tabagisme alors que, pour les drogues et les addictions, on voit peu de communication grand public et d'images chocs. Sont occultés les troubles graves voire irrémédiables pour la santé, sans parler des effets sociaux, notamment sur l'employabilité des jeunes. Certains jeunes présentent des troubles graves de la personnalité qui font redouter des comportements imprévisibles. Il s'agit là de liens de type schizophréniques liés à des consommations excessives de cannabis et au clonage de ces produits qui ont amené la THC à être multipliée par dix ou vingt. Il faut en parler et sortir de la banalisation qui dessert toutes les actions.

Je l'ai dit, nos régions de moyenne altitude permettent de consommer des produits naturels pour se droguer. Les psilocybes et autres amanites tue-mouches ont des effets désastreux sur le psychisme. Là encore l'information est timide et il conviendrait, selon moi, d'engager des actions fortes et régulières pour limiter les plantations sauvages de cannabis dans nos campagnes. Il faut mettre à contribution les chasseurs, les affouagistes, les professionnels de la nature. Je commence à avoir des informations de ces personnes, qui ont également des enfants.

Il est également indispensable et urgent d'engager des moyens importants pour prévenir, réprimer et éventuellement réparer les conséquences dramatiques de ces addictions excessives.

La prévention nécessite un fort engagement des conseils généraux pour que soient développées des équipes de prévention compétentes relevant de l'aide sociale. II conviendrait aussi selon moi que l'État soit un vigoureux moteur de nouvelles et efficaces politiques de prévention et informe mieux les familles et les jeunes des conséquences dramatiques de ces addictions. Il faut que l'information passe par l'école et soit relayée par des personnes spécialisées.

II importe aussi d'engager des actions répressives et tenaces à l'encontre des cultivateurs de cannabis, de lutter et de faire connaître le résultat des actions engagées contre les marchands d'illusions et de mort, dont on dit trop souvent qu'ils se réunissent pour leur commerce en toute quiétude dans des espaces connus et bien identifiés par la population. C'est souvent ce sentiment d'impuissance qui laisse à penser que ces trafiquants agissent en totale impunité.

II me semble qu'il conviendrait d'associer largement la population à la lutte contre ce fléau qui n'en finit plus d'abîmer durablement la jeunesse.

II faut aussi que nos campagnes se dotent de centres de soins de proximité pour aider ces jeunes à se soigner. Nos hôpitaux locaux doivent héberger des centres de soins. Il n'y a bien évidemment dans cette intention aucunement l'idée de créer des salles de shoot. Il importe cependant que les toxicomanes puissent se fournir en seringues et préservatifs afin d'éviter toute contamination.

II s'agit donc de leur apporter des soins, des psychothérapies, des cures de désaccoutumance, des séjours de rupture.

Les élus locaux, dans le cadre de leur mission de police, doivent être largement associés à ces actions mais aussi formés et informés pour pouvoir faire reposer leur action sur des dispositifs de prévention soutenus par la puissance publique -conseils locaux de prévention, commissions de sécurité.

II convient aussi d'assurer la coordination de ces actions sur des périmètres élargis, à savoir les communautés de communes, les départements mais aussi les régions. Les actions doivent être cohérentes et couvrir l'ensemble du territoire si l'on veut éviter le repli des toxicomanes et autres trafiquants vers nos campagnes, celles-ci étant démunies de moyens, notamment en forces de police et en travailleurs sociaux.

Voici, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, quelques éléments dont je suis prêt à débattre !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La première qualité de votre propos est d'être claire !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Combien Arbois compte-t-il d'habitants ?

M. Bernard Amiens . - Trois mille sept cents.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En tant qu'édile, mais aussi en tant que spécialiste de l'action sociale, de quels types de centres disposez-vous dans le Jura ?

M. Bernard Amiens . - Pour nous, la formation des travailleurs sociaux se fait à Lyon. Ces centres ne s'adressent pas spécifiquement aux métiers liés aux addictions mais dispensent des formations généralistes. Un éducateur est formé pour travailler aussi bien auprès de personnes handicapées que de personnes en situation d'exclusion.

La formation spécifique est aussi plus professionnelle. C'est l'association, la structure qui donne cette coloration spécifique. Ce que l'on apprend en premier lieu à un travailleur social, c'est à recevoir le message de souffrance de l'autre et à apporter une remédiation. En matière d'addictions, la spécialisation consiste à traiter la douleur et les failles psychiques. Aucune école n'apporte cette formation, qu'il s'agisse des écoles d'éducateurs ou de cadres. Un cadre est formé au contexte d'administratif, à la finance, à la gestion du personnel, à la gestion d'un territoire. Les parties plus spécifiques sont travaillées dans les établissements.

Il existe cependant des spécificités, certaines associations en ayant fait leur mission propre, comme Passerelle 39 dans le Jura ou le Centre Briand sur Dole.

Je regrette pour ma part que cette formation n'existe pas pour les enseignements généralistes. Une école d'éducateurs comme l'IRTS de Besançon devrait avoir un enseignement généraliste, au même titre que pour les inadaptations en général, de manière que l'on comprenne que le cannabis est un produit dangereux et que les modes d'addiction correspondent à des troubles de la personnalité.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Que peut faire une ville comme la vôtre pour une famille dont l'enfant prend du cannabis et peut-être d'autres substances, fréquente une bande et va se fournir en Suisse ?

M. Bernard Amiens . - En général, le maire répond que ce n'est pas son problème !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Non ! C'est le maire !

M. Bernard Amiens . - Je vous orienterai vers une association. J'ai baigné dans ce milieu : c'était mon métier. Il y a peu, un jeune employeur très en colère est venu me trouver en me disant que son apprenti consommait de l'héroïne. Celui-ci venait sans arrêt lui demander des acomptes. Cet employeur m'a dit : « Il faut que tu fasses quelque chose : c'était ton boulot. Tu es maire, tu dois me trouver une solution ! ».

Que puis-je faire concrètement ? Mettre le jeune en relation avec le centre d'addictologie de Dole ? Il n'en a rien à faire ! Il n'a pas envie d'arrêter de se droguer ! Lui conseiller une association ? Il ne veut pas la rencontrer ! Pourquoi la verrait-il ? La drogue lui convient : il n'a pas demandé à en sortir !

Je vais donc voir son employeur et je lui demande de garder le jeune en lui expliquant que s'il le renvoie, il lui met la tête sous l'eau ! Je vais voir le père, qui est un ami. Il ne se savait pas que son fils se droguait ! Je lui conseille d'ouvrir les yeux et d'étudier ce que l'on peut faire ensemble. Il a essayé de se rapprocher de son fils. J'ai essayé de jouer le rôle de l'éducateur mais, au bout du compte, ce jeune se drogue toujours.

Lorsqu'il est passé du « pétard » à l'héroïne, un énorme fossé s'est creusé. Le « pétard » n'inquiétait pas le père, contrairement à l'héroïne. Avec l'héroïne, il s'est dit que son fils étai perdu ! Une conscientisation extrême s'installe dès lors et il faut apaiser le père, essayer de soutenir le jeune, faire en sorte que les choses ne se disloquent pas avec l'employeur et tenter d'assurer un relais.

Ce jeune essaye de s'en sortir. Cela fait deux ou trois fois qu'il récidive mais ce n'est jamais gagné. Ce devrait être le travail d'un spécialiste. C'est dans ce cas que la prévention spécialisée de proximité a un vrai travail à faire. Ce n'est pas la tâche d'un maire. Un maire doit amener du lien mais devrait pouvoir disposer d'un éducateur de prévention qui accompagne le jeune jusqu'au bout. Or, la prévention spécialisée au titre de l'aide à l'enfance relève des conseils généraux. Rien n'a été fait depuis six ans. Certes, cela représente un coût...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Et l'hôpital psychiatrique ?

M. Bernard Amiens . - Allez demander à un jeune qui se drogue de rencontrer un psychiatre ! Il va vous rire au nez et vous dire qu'il n'est pas malade !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Il faut que le médecin vienne le voir !

M. Bernard Amiens . - Il ne le recevra pas ! Il faut quelqu'un qui soit en capacité de créer un lien. C'est ce qui fait la difficulté. Un enfant de dix ans suit le psychologue qui vient le chercher, ce qui ne sera pas le cas pour un adolescent de quinze ans. Quant à voir un psychiatre, il ne faut pas rêver ! On y va quand on est vraiment malade ou vraiment obligé...

Je pense qu'il faut une personne capable de créer du lien et d'apporter quelque chose. Le jeune attend que quelqu'un l'écoute, il veut voir un de ses semblables. C'est pourquoi je pense que les éducateurs de prévention spécialisée sont les mieux armés. Ils n'ont pas de mandat judiciaire et arrivent inconditionnellement. C'est pourquoi il faut développer ce travail de proximité. C'est là mon credo : il faut des gens capables de jouer le rôle de lien.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Au Centre d'addictologie Sainte-Anne, que nous avons visité ce matin, les patients -dont la moyenne d'âge tourne autour de trente ans- ont derrière eux dix années de toxicomanie. C'est au bout de dix ans que se posent les questions, après un certain nombre de ravages dans leur vie professionnelle, sentimentale ou en matière d'insertion. Ils se rendent alors dans les centres, sous l'influence d'un médecin, d'un ami ou de la famille -mais on n'y rencontre pas de jeunes de 17 ou 18 ans.

M. Bernard Amiens . - C'est dramatique !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous pouvez mener l'action que vous menez parce que vous êtes maire d'une commune moyenne. L'intermédiation avec un parent, un employeur ou un jeune n'est pas possible dans une grande ville.

Beaucoup d'autres maires auraient peut-être jeté l'éponge. Il est vrai qu'il existe en milieu rural beaucoup de cas comme celui que vous avez cité mais aucune solution dans un rayon de moins de 40 à 50 kilomètres.

La faculté de médecine ne dispense pas non plus de formation spécifique concernant les drogues, pas plus que chez les travailleurs sociaux. C'est peut-être là qu'il faut agir. Il faut donc aller plus loin en matière de prévention, beaucoup de collégiens étant touchés, même dans les campagnes les plus éloignées. Le maire d'une petite commune me disait encore récemment que tous les élèves du collège local fument sans exception !

M. Bernard Amiens . - Les jeunes prétendent que deux tiers d'entre eux fument. Notre génération connaissait le canon de blanc lors du bal du samedi soir ; maintenant, c'est le « pétard » !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je ne pense pas que vous soyez favorable à la dépénalisation ni à la légalisation des produits...

M. Bernard Amiens . - J'en ai récemment parlé avec un ami qui m'a dit fumer des « pétards » avec ses enfants. Je lui ai expliqué que le haschisch d'aujourd'hui n'avait rien à voir avec la Marie-Jeanne des soixante-huitards, ni même avec le « pétard » d'il y a vingt ans : il s'agit de produits autrement plus nocifs !

Je ne suis pas favorable à la libéralisation, qui a été un échec partout où on a voulu la mettre en oeuvre. Où l'usage de la drogue commence-t-il et où finit-il ? On ne se drogue pas par hasard ! On ne s'enferme pas dans une problématique de toxicomanie par hasard. Il existe quelque part des troubles psychiques, une faille ou une problématique quelconque. Il faut que ces aspects soient pris en compte comme des problèmes de santé publique.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Dans les facultés, la formation des travailleurs sociaux est laissée à la discrétion des doyens, qui décident ou non d'ouvrir un enseignement de quelques heures ; j'enseignais ainsi en cinquième année de pharmacie les problèmes de substitution à l'héroïne. Cette formation devrait être généralisée aux paramédicaux, aux auxiliaires et au monde associatif...

Vous dites que l'on trouve beaucoup de cannabis dans les campagnes. Je viens de Toulouse : c'est la ville française où il y en a le plus ! On en voit aux balcons de toutes les rues -et tout le monde le sait.

Nous n'avions pas encore entendu parler des champignons hallucinogènes. C'est un problème très local -d'où l'intérêt de régionaliser la santé publique, qui est du ressort de l'ARS...

M. Bernard Amiens . - Nous en vendons chez vous ! 2 € le champignon !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Mme Branget estime qu'il est plus facile d'aller voir le maire dans les campagnes. En ville, il existe malgré tout plus de structures. Le tissu associatif est bien en place -CSAPA, CAARUD, etc. Une mairie comme Toulouse doit être moins démunie que la vôtre, même si j'imagine que l'on peut vous rencontrer plus facilement que le député-maire de Toulouse.

M. Bernard Amiens . - En effet !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je pense qu'il existe dans les campagnes un manque de diversité dans le choix du traitement. Vous évoquiez le cas de ce jeune qui se drogue à l'héroïne. La seule alternative est le Subutex ou la Méthadone. Or, un centre Méthadone est quelque chose de particulier. Mettre en place un traitement de Méthadone n'a rien à voir avec la mise en place d'un traitement de Subutex, qui s'adresse à des gens sédentarisés, chez qui on va pratiquer des tests urinaires, etc. La Méthadone impose des contraints très précises qui n'existent pas pour le Subutex.

Dans les campagnes, le plus facile est donc forcément le Subutex. A combien de kilomètres de votre commune se situe le premier centre Méthadone ?

M. Bernard Amiens . - Il se trouve à 35 kilomètres. Le centre Briand -mais surtout Passerelle 39- viennent d'installer un centre de soins sur Arbois. Nous avons donc la possibilité d'orienter localement les jeunes qui ne veulent pas se déplacer. C'est pourquoi il faut de la proximité.

99 000 personnes sont concernées en France par le Subutex et 25 000 par la Méthadone. 125 000 personnes sont en situation de traitement, ce qui représente un nombre considérable de personnes qui ne se traitent pas. Or, nous constatons que le vendredi soir la défonce s'organise avec du Subutex sur prescription médicale. Ces produits de substitution sont attendus comme le shoot !

Je me suis interrogé sur ces traitements substitutifs qui n'existent que pour l'héroïne. Ce qui m'inquiète, c'est le fait qu'il n'y a bien souvent rien d'autre. Il faut donc pouvoir se sortir ensuite du Subutex ou de la Méthadone, ce qui demande un accompagnement très lourd. C'est comme si la sécurité sociale était devenue dealer ! On prescrit la dose qui calme le vendredi soir, si je puis dire !

Je sais également ce que cela donne dans les maisons d'arrêt où il existe des trafics, notamment de Subutex en provenance des pays de l'Est. Je suis sûrement excessif mais ce problème m'accapare tant...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je suis élu de province, en plein Berry. Nous avons également nos problèmes de drogues, tout comme dans le Cher. La manière dont vous décrivez l'appétence de votre région immédiate me stupéfie.

Pourquoi, en pleine France profonde, celle-ci connaît-elle une telle emprise de la drogue et en particulier du cannabis ? Cela vient-il de la Suisse ?

M. Bernard Amiens . - Je pense que les choses doivent être à peu près partout les mêmes et que l'on ferme les yeux sur la réalité ! Il existe des plantations de cannabis au milieu des champs de maïs : il n'y a pas que dans le Jura qu'il y a du maïs ! Nous avons également des clairières... C'est moi qui, pour beaucoup, ai signalé ces plantations de cannabis. Dans un endroit, on en a trouvé 400 pieds. C'est plus rentable que l'hectare de vigne !

On peut provoquer la germination dans les caves. Nous avons des vallons, des forêts assez accidentées. Je pense que 20 % de la consommation vient de la production locale. On estime à 4 à 5 millions le nombre de consommateurs de hachisch en France. 1,2 million sont en danger ; 500 000 consomment tous les jours. Cela représente des bottes de foin !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez évoqué le fait que différentes drogues importées de Suisse étaient moins chères. Pourquoi cette différence de coûts ?

M. Bernard Amiens . - Il existe des effets de dumping entre la Suisse et la France. Cela dépend également des arrivages. Avec le Jura suisse, on a la possibilité de se fournir en cannabis assez facilement. Cela ne date pas d'aujourd'hui ! Lorsque j'étais enfant, on allait y acheter des cigarettes. Aujourd'hui, on peut y acheter du cannabis !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Selon vous, l'intervention des cadres de l'action sociale relève-t-elle du médical ou du social ?

M. Bernard Amiens . - On pourrait presque parler de médico-social. Dans mon ancien métier, à partir du moment où l'on décelait des effets psychiques, on était dans le médico-social mais pour moi, la frontière est ténue.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Tu nous as dit que cette mission relevait des conseils généraux...

M. Bernard Amiens . - En effet...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - C'est aussi de la médecine préventive, de la médecine scolaire, de la psychiatrie. Les conseils généraux n'y sont pas forcément sensibilisés. Considèrent-ils que c'est de leur responsabilité ?

M. Bernard Amiens . - Non, malheureusement !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - J'ai participé durant des années au Conseil départemental de prévention de la délinquance, qui relève du préfet. Il existe un problème de dilution de responsabilité, chacun se renvoyant la balle. C'est un problème qui vient de l'organisation des différents éléments -prévention, soin...

M. Bernard Amiens . - Et répression !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La répression est prise en charge mais pas toujours. Les conseils généraux constituent-ils la bonne échelle ? Comment les sensibiliser à ce sujet ?

M. Bernard Amiens . - Il est très difficile de le faire, pas un seul ne fonctionnant de la même façon. Dans l'Ain, on trouve vingt-cinq éducateurs de prévention spécialisée ; dans le Jura, on en compte cinq ! La prévention spécialisée n'est pas uniquement là pour lutter contre la drogue et la délinquance mais pour éviter les embûches. Les addictions sont parmi les phénomènes majeurs qui atteignent aujourd'hui notre jeunesse.

Les missions que nous devons maintenant prendre en charge comportent des jeunes qui n'ont pas de formation, d'autres qui sont en souffrance sociale ou qui ont des problèmes psychiques liés à des environnements difficiles. On rencontre surtout les conséquences de conduites excessives, le suicide allant d'ailleurs avec. Pour autant, c'est aux conseils généraux d'assumer la prévention spécialisée.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il n'y a pas qu'eux. Vous avez évoqué le cas de ce père qui fume avec son fils. Il est très dit difficile pour le maire d'être dans la délation, même s'il est officier de police judiciaire. Toutefois, il existe une autre solution. Dans le cas que vous évoquez, on peut recourir à un signalement afin d'obtenir une mesure d'assistance éducative d'un juge pour enfant. Il faut trouver pour le père une aide à la parentalité ! C'est à lui qu'il faut expliquer les dangers de la chose !

M. Bernard Amiens . - En effet.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - J'ai signalé téléphoniquement au procureur un cas identique à celui que vous décriviez. Cela a déclenché une mesure éducative ; à vrai dire, je n'ai jamais su ce qu'il en a été. Peut-être cela n'a-t-il rien donné...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Un accompagnement social est-il nécessaire pour sortir de l'addiction et resocialiser l'individu ? On manque totalement de ce genre d'établissements. Si on en avait davantage sur le territoire, la gestion en reviendrait-elle aux conseils généraux ? Cela peut les effrayer car l'accompagnement peut durer très longtemps... Le conseil général peut être réticent, compte tenu des difficultés financières... Ne faut-il pas imaginer un autre financement ?

M. Bernard Amiens . - La Méthadone et le Subutex seuls sont des cataplasmes sur des jambes de bois. Il faut forcément un accompagnement -mais il ne s'agit que de mon avis. Je pense qu'il existe des institutions dans lesquelles on retrouve toutes ces personnes -CHRS, centres hospitaliers spécialisés- ainsi qu'une multitude de gens atteints de troubles addictifs. On en trouve également dans les CAT. Nous avons dans le Jura un CAT pour malades psychiques. Huit cas sur dix sont d'anciens toxicomanes alcooliques ou qui le sont encore plus ou moins. Lorsque l'addiction a produit des ravages psychiques, on retrouve les gens dans les structures psychiatriques.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Le Jura est bien doté en maisons d'accompagnement : ce n'est pas le cas de tous les départements !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Je voudrais revenir sur deux idées fausses : on ne passe pas du cannabis à l'héroïne comme cela. Aujourd'hui, à peine 1 % des fumeurs de cannabis passent à l'héroïne -et il y en a beaucoup de fumeurs de cannabis en France !

Par ailleurs, la population à laquelle on prescrit la Méthadone n'est pas la même que celle à qui l'on prescrit le Subutex. J'ai fait de la prévention dans les rave parties avec Médecin du monde : on n'y trouve pas de Méthadone. La Méthadone présente des risques d'overdoses très importants. Il faut donc être sûr que la personne soit encadrée ; quant au Subutex, on ne le donne qu'aux toxicomanes en errance. Je défie qui que ce soit de trouver des flacons de Méthadone dans une rave party !

M. Bernard Amiens . - On trouve du Subutex !

Mme Catherine Lemorton, députée . - En effet mais, dans certaines régions, les médecins sont forcés de prescrire du Subutex, les conditions de délivrance de la Méthadone n'étant pas établies.

M. Bernard Amiens . - Je partage votre avis !

Mme Catherine Lemorton, députée . - Certains toxicomanes se retrouvent sous Subutex alors qu'ils pourraient fort bien être mis sous Méthadone.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - A condition qu'il y ait un encadrement et une prise en charge !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

MERCREDI 11 MAI 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition du Professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire national des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons le plaisir d'accueillir le professeur Michel Reynaud, psychiatre et addictologue, qui a présidé la Fédération française d'addictologie et publié de nombreux ouvrages, dont L'Amour est une drogue douce... en général et On ne pense qu'à ça. Monsieur le professeur, pourriez-vous nous éclairer sur le rôle des facteurs génétiques et psychologiques expliquant la variation des degrés de dépendance selon les personnes et les produits ? Ce sujet intéresse au plus haut point la mission. Nous souhaiterions également que vous nous parliez du dispositif national de prévention et de soin à destination des patients dépendants.

M. le professeur Michel Reynaud, psychiatre, secrétaire général du collège universitaire des enseignants d'addictologie, chef du service de psychiatrie et d'addictologie du groupement hospitalier universitaire Paul Brousse . - Je dirige un service de psychiatrie et d'addictologie ainsi qu'une équipe de recherche, et j'ai en effet occupé la présidence tournante de la fédération qui regroupe la quasi-totalité des associations de professionnels du secteur - j'en suis actuellement l'un des vice-présidents.

Permettez-moi de vous remettre le Livre blanc qui sera soumis le 8 juin à notre conseil d'administration. Il représente la synthèse du travail mené par nos associations membres en vue de définir une politique de prévention, une législation et des stratégies de développement des structures de soin médico-social et de réduction des risques.

Face à la variété des addictions, il serait illusoire d'imaginer qu'il existe une réponse unique, une panacée. Nous avons donc intérêt à disposer d'une large palette d'outils pour leur prise en charge et c'est en ce sens que nous poussons, dans notre Livre blanc comme dans nos propositions. Je précise que nous avons entrepris ce travail à notre propre initiative alors que nous avions été missionnés par le Président de la République pour élaborer un plan relatif aux addictions, qui a été repris par M. Xavier Bertrand, ministre chargé de la santé, en 2005.

Le terme « addictions » n'a été substitué à ceux de « toxicomanie » et d'« alcoolisme » qu'au début des années 2000, pour signifier que l'on s'intéresse désormais également aux comportements pathologiques et aux situations antérieures à la dépendance, ainsi qu'aux phénomènes de consommations multiples. L'autonomie de l'addictologie comme discipline dotée de services hospitaliers et universitaires est donc très récente, de sorte que nous n'avons pu encore changer les représentations sociales des problèmes de consommation dont elle traite. L'opposition quasi frontale entre prévention ou soin et répression, entre produits licites et substances illicites, découle en effet de représentations idéologiques et ne correspond plus à l'état de la science. Nous militons pour un débat plus sociétal - qui gagnerait à se tenir après l'élection présidentielle pour éviter toute instrumentalisation - sur les mesures à prendre pour réduire les dommages, en utilisant tous les moyens validés. Les membres de nos associations sont à l'image de la société, partagés entre partisans d'une extrême rigueur et laxistes ; cependant, il n'en est pas qui soient prohibitionnistes : aucun ne croit à la possibilité d'une société sans alcool ni tabac, cannabis, cocaïne ou héroïne. Nos propositions visent donc à définir des stratégies aussi pragmatiques que possible, s'appuyant sur le consensus social le plus large.

Les propositions qui poseront problème sont celles qui concernent la prévention et la législation. La première priorité est de poursuivre le plan de prise en charge et de prévention des addictions qui n'a pas été repris parmi les priorités présidentielles et va arriver à son terme cette année. Nous espérons que les candidats à l'élection présidentielle souhaiteront reprendre la réflexion.

Un accord entre l'ensemble des parties semble plus facile à trouver concernant l'accès aux soins. Nos propositions à cet égard portent sur la modification des représentations pour les patients et leurs familles, les stratégies d'aide à leurs associations, le renforcement de l'addictologie de premier recours, notamment les actions à mener auprès des généralistes, parfois peu intéressés par les addictions. Une vingtaine de propositions concernent le renforcement du dispositif médico-social existant - qui recouvre notamment, outre les communautés thérapeutiques, les consultations à destination des jeunes consommateurs, les centres d'hébergement et de réinsertion sociale et les centres thérapeutiques résidentiels, soit toute une palette de moyens adaptés à la diversité des patients qui peuvent parfois être à la fois alcooliques et toxicomanes.

Nous proposons également le renforcement de l'addictologie hospitalière. Celle-ci, qui ne date que de 2005, s'organise en trois niveaux : des équipes de liaison et de soins, pour une réponse de proximité, dans tous les hôpitaux possédant un service d'urgences ; des services de référence, avec des lits d'hospitalisation spécialisés, pour la prise en charge d'addictions en situation complexe ; des services universitaires, enfin. Alors que les équipes de liaison se sont bien développées au cours des cinq dernières années et qu'ont été mises en place près des deux tiers des structures hospitalières censées couvrir chacune un bassin de 500 000 habitants, un tiers seulement des régions disposent de structures universitaires ; or, faute de formations cohérentes, la prise en charge peut ne pas reposer sur les meilleures stratégies validées et être marquée par l'idéologie.

D'autres propositions portent sur des problèmes ignorés par le plan précédent. Ainsi, afin de faciliter les rapports entre l'addictologie et la psychiatrie, nous proposons pour cette dernière également une organisation en trois niveaux, avec des équipes de liaison pour « donner une culture » sur les addictions, des équipes spécialisées et des équipes universitaires. Quant aux addictions comportementales, elles n'ont pu être clairement théorisées qu'au prix d'une réflexion qui a permis de partager leur prise en charge entre addictologie et psychiatrie : il s'agit de comportements d'excès tels que les troubles des conduites alimentaires ou le jeu pathologique qui, selon le mécanisme propre à tout comportement addictogène, se développe à proportion que l'accès aux jeux d'argent devient plus facile, via internet. Il conviendra de compléter les dispositifs par un travail de prévention, de repérage des addictions et d'organisation des soins.

Une autre priorité consiste à développer un enseignement et une recherche efficaces. De fait, les moyens dont dispose l'addictologie en France sont, par habitant, cent fois moindres qu'aux États-Unis.

Nos propositions devraient, hormis quelques éléments liés aux représentations, et abstraction faite du coût, recueillir l'assentiment des différentes tendances de notre société et pouvoir être reprises dans leur programme par tous les candidats à l'élection présidentielle. Nous sommes parvenus à un moment de l'histoire où nous pouvons envisager un changement de paradigme consistant, d'une manière pragmatique, à centrer la politique sur la réduction des dommages.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Existe-t-il une prédisposition génétique pouvant expliquer que certaines personnes se retrouvent dépendantes et d'autres non ? Certains types de drogues sont-ils plus dangereux de ce point de vue ? Ainsi, est-il possible de consommer certaines drogues sans jamais devenir dépendant ?

Enfin, l'abstinence est-elle un objectif réaliste pour tout ou partie des personnes victimes d'addictions ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Peut-on devenir dépendant aux produits de substitution aux opiacés ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Pour compléter la définition de la dépendance donnée il y a de cela une quarantaine d'années par le professeur Claude Olivenstein, on pourrait dire qu'elle est la rencontre entre un produit plus ou moins addictogène, un individu plus ou moins vulnérable et un environnement plus ou moins « facilitateur ». Certains produits sont plus addictogènes que d'autres : les risques de dépendance sont de 80 % à 90 % pour le tabac, de 70 % à 90 % pour l'héroïne, de 50 % à 60 % pour la cocaïne, de 5 % pour l'alcool et de 2 % ou 3 % pour le cannabis. Des éléments de plus en plus nombreux donnent à penser que les consommateurs qui deviennent dépendants présentent une vulnérabilité génétique, mais cette vulnérabilité est complexe, mettant en jeu plusieurs gènes, la réaction des circuits cérébraux et le métabolisme cellulaire. Elle est en outre aggravée par l'effet de situations personnelles. La recherche clinique nous apprend en effet que des sujets ayant connu des souffrances, un stress, un malaise ou une difficulté dans les relations avec autrui deviennent plus facilement dépendants. Ainsi le stress post-traumatique augmente-t-il le risque de dépendance de 50 %.

On considère généralement qu'il existe deux types de personnalités vulnérables à la dépendance : il y a, d'une part, ceux qui recherchent des sensations, qui ont besoin de vivre des situations fortes et de connaître une excitation permanente, qui sont plutôt des hommes, et, d'autre part, ceux qui ont à apaiser une souffrance ou un malaise et qui sont plus habituellement des femmes. Lorsque le produit fournit une grande satisfaction ou apaise une souffrance plus ou moins permanente, le sujet a davantage tendance à y revenir. Nous ne sommes donc pas égaux devant les produits. Si l'environnement joue un rôle dans l'incitation et la consommation, il existe donc, vraisemblablement, des vulnérabilités individuelles cumulant des vulnérabilités génétiques, sur lesquelles nous devons poursuivre les recherches, et des vulnérabilités liées à l'histoire personnelle, au malaise, au stress et aux violences subies - la plupart d'entre nous ont expérimenté les effets bénéfiques de l'alcool face à un chagrin d'amour : eh bien, ceux qui éprouvent une souffrance due à l'abandon sont davantage portés à revenir à l'alcool lorsqu'ils l'ont « trouvé ».

Tous les produits ne sont pas non plus « égaux » et les dangers du cannabis ne peuvent être comparés avec ceux de l'héroïne ou de la cocaïne. Soignant de nombreux patients dépendants au cannabis dont certains présentent une schizophrénie aggravée par cette drogue, je ne les minimise pas mais, statistiquement, ces cas sont en quantité minime. Le risque est davantage un risque social, lié à l'illégalité des circuits parallèles et à la délinquance qu'entretient la consommation du produit, qu'un risque de santé publique. Ce dernier est bien supérieur avec l'alcool qui, à la fois, procure le plus de plaisir et entraîne le plus de dommages - les encéphalopathies liées à l'alcool sont infiniment plus nombreuses que les schizophrénies liées au cannabis. Le tabac, quant à lui, est également très addictogène et tue beaucoup. Il « accroche » par le besoin qu'on en a, en particulier quand on est anxieux ou déprimé, mais il n'induit aucune complication sociale ou trouble de comportement.

Peut-on devenir dépendant des produits de substitution aux opiacés ? Les produits qui « accrochent » sont ceux qui provoquent de l'attente et un plaisir rapide, puis viennent à manquer, comme les relations passionnément amoureuses ou les jeux d'argent. Les barbituriques hypnotiques, comme le Rohypnol, le Valium ou le Stilnox, produits rapidement absorbés et disparaissant rapidement de l'organisme, provoquent des dépendances. En revanche, le Gardénal, le Lexomil et les autres produits à longue durée de vie ne produisent pas cet effet de « shoot » et de manque. Lorsqu'ils lui font défaut, le sujet éprouve un syndrome de sevrage, mais sans le besoin compulsif d'y revenir qui caractérise l'addiction et la toxicomanie. C'est le cas de la méthadone ou du Subutex - lequel peut néanmoins être utilisé aussi de façon toxicomaniaque. La méthadone, opiacé de synthèse, permet de stabiliser le fonctionnement cérébral et le système de récepteurs altérés par l'héroïne sans provoquer les mêmes effets comportementaux. Lorsque le patient n'est pas prêt à être sevré de méthadone, la prise de celle-ci présente donc plus de bénéfices que le sevrage qui induirait des risques de rechute.

S'il reste statistiquement vrai que, dans la plupart des cas, le sevrage absolu est indispensable pour les alcooliques profondément dépendants, on sait aussi à présent que certains patients, moins dépendants parce que présentant moins de vulnérabilités personnelles, reviennent à des consommations contrôlées. C'est du reste le résultat recherché avec les produits actuellement en cours de développement. Il est donc difficile d'appliquer un modèle de l'abstinence totale et nous devons pouvoir disposer d'une palette de prises en charge pour adapter nos propositions aux différents types de patients - ce qui suppose aussi des praticiens correctement formés.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Peut-on rompre la dépendance, ou faut-il une certaine maturité pour y parvenir, après un long parcours ? D'ailleurs, au-delà du soin, l'accompagnement social n'est-il pas entièrement à revoir ?

Qu'en est-il, enfin, de votre proposition de supprimer l'incrimination de l'usage privé de stupéfiants ?

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Quels sont les produits efficaces pour combattre la dépendance et quelles sont les perspectives thérapeutiques ?

M. le professeur Michel Reynaud . - L'industrie est très active depuis quelques années et des pistes existent pour le traitement des addictions. Elles reposent sur les interactions entre les récepteurs qui « modulent » la voie du plaisir et de la motivation - les cannabinoïdes peuvent ainsi intervenir dans le traitement du tabac ou de l'alcool et une action sur les récepteurs opiacés peut jouer sur le traitement des addictions au jeu ou à l'alcool. Pour les opiacés, le Subutex est plus utilisé en France que la méthadone, car moins dangereux, mais il est aussi plus facile à détourner. La Suboxone, utilisée dans d'autres pays, n'est actuellement pas disponible en France, du fait de la politique des laboratoires pharmaceutiques comme du refus du ministère de la santé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La consommation de cannabis à l'adolescence, période où le cerveau est en pleine évolution, n'ouvre-t-elle pas la voie à la dépendance à d'autres produits plus nocifs ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La consommation de cannabis est désormais massive, ce qui n'était pas le cas voilà vingt ans. J'ai le souvenir qu'au début des années 2000, M. Bernard Kouchner et Mme Nicole Maestracci me traitaient de dangereux réactionnaire parce que j'avais déclaré que la consommation de cannabis présentait des dangers. Le changement de représentation est intervenu au cours de l'année 2002, lorsque le nouveau gouvernement a mis l'accent sur les questions d'insécurité. Le cannabis n'était pas anodin auparavant et n'est pas plus dangereux depuis lors, mais le danger réside dans sa consommation massive par des jeunes qui présentent une vulnérabilité cérébrale à ce produit. Plus on commence tôt, plus on a de chances de devenir dépendant et plus on altère ses circuits cérébraux. Le premier moyen de réduire les dommages consiste donc à éviter, dans toute la mesure du possible, toute consommation de la part des moins de dix-huit ou vingt ans... qui sont précisément ceux qui cherchent à consommer. Les protéger est un enjeu de santé publique absolu et l'action en ce sens devrait être d'une extrême fermeté.

Le cannabis par lui-même n'induit pas un risque de passage à l'héroïne. Les héroïnomanes sont tous des fumeurs, mais les fumeurs de cannabis cessent généralement de consommer vers trente ans, lorsque leur organisation de vie a changé.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Le cannabis consommé actuellement est-il plus dangereux que par le passé ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Le cannabis actuel est beaucoup plus dosé, et donc plus dangereux. On ignore sa teneur exacte en tétrahydrocannabinol (THC) et en cannabinol, l'une de ces substances étant plutôt hallucinogène et l'autre plutôt apaisante, mais le mode de fabrication quelque peu artisanal se traduit par une augmentation indubitable du taux de THC qui accroît la nocivité du produit. Au Maroc, la réduction des surfaces cultivées a été compensée par une augmentation du nombre de récoltes et du taux de THC. Aux Pays-Bas, l'autorisation de la consommation conjuguée à l'interdiction de la production a favorisé le développement de circuits mafieux et la production de drogues de synthèse. Il conviendrait donc de ne pas autoriser l'utilisation de ces substances en laissant subsister les circuits mafieux. Sans nier la nocivité du cannabis, c'est, je le répète, dans ces circuits et dans la délinquance qu'ils entretiennent que réside le principal danger.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Si je comprends bien, vous n'êtes pas favorable à la légalisation du cannabis.

M. le professeur Michel Reynaud . - En tant que médecin, je serais pour interdire tous les produits dont la consommation amène des malades dans mon service, qu'ils soient licites ou illicites ! Je sais toutefois que ce n'est pas possible, du fait du plaisir qu'ils procurent et de l'existence de circuits de production et de distribution. Si donc les médecins doivent affirmer les dangers de ces produits, il convient aussi - mais cela relève moins de leur compétence - de peser les effets sociaux d'une interdiction, en particulier les effets sur la délinquance. Le cannabis est un produit dangereux, mais moins dangereux pour la santé publique que certains produits licites et que d'autres produits illicites comme la cocaïne ou l'héroïne, pour lesquelles le risque d'addiction ne fait aucun doute. Les tentatives d'interdiction de la consommation de cannabis sont infructueuses et ont des effets pervers - aggravation de la délinquance, impossibilité de connaître la composition exacte des produits consommés...

Quant à la proposition de ne plus incriminer l'usage privé, elle se fonde sur le droit de disposer de soi-même. On ne peut réglementer le rapport de chacun à son corps, même si ce rapport conduit à se faire du mal. En revanche, tout ce qui fait du mal à autrui devrait être interdit et pénalisé. La question est de déterminer les avantages et les inconvénients respectifs de l'interdiction et de la légalisation.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Dans certaines classes d'âge - parfois dès la sixième ou la cinquième -, ne pas fumer devient l'exception.

M. le professeur Michel Reynaud . - Nous pouvons tous nous accorder sur le fait que les moins de dix-huit ans ne devraient fumer ni tabac ni cannabis, et sur la nécessité de nous donner les moyens de l'empêcher. Or, la stratégie actuelle ne me semble pas permettre d'éviter la situation que vous décrivez.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La polyconsommation s'observe parfois dès le collège et certains des plus jeunes ne savent même pas ce que contiennent les cachets qu'on leur donne. Le fait de légaliser un produit ne permettra jamais de contrôler le trafic d'autres produits. Il s'invente d'ailleurs chaque semaine de nouvelles drogues de synthèse.

M. le professeur Michel Reynaud . - On peut faire l'hypothèse que si les drogues de synthèse et la cocaïne empruntent les circuits de diffusion du cannabis, elles n'intéressent aujourd'hui que peu de gens et n'« accrochent » que ceux qui sont vulnérables socialement et psychologiquement - ce qui sera difficile à empêcher. J'ignore toutefois si l'implantation massive des circuits de distribution du cannabis dans les collèges et lycées, où ils servent de plateformes à de petits trafiquants « multicartes », ne permettra pas à des jeunes consommateurs de cannabis d'avoir accès à d'autres produits.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Vous avez souligné à juste titre le caractère complexe de la vulnérabilité génétique face à la dépendance. On ne peut en effet considérer que tout est joué d'avance et l'existence de cette vulnérabilité n'empêche ni une action sociale, ni l'exercice du libre arbitre.

Existe-t-il des techniques d'imagerie permettant de mettre en évidence la dégradation des récepteurs d'un sujet ou, à l'inverse, de déterminer si un traitement a été suffisamment efficace pour qu'on allège le traitement médicamenteux ou la psychothérapie ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Vous avez raison, la vulnérabilité génétique ne doit pas conduire à poser le problème en termes de « tout ou rien ». Qu'elle existe ne signifie nullement, du reste, que certains seraient à l'abri de tout risque. Ce sont, au bout du compte, des interactions entre les gènes et l'environnement qui font la vulnérabilité.

L'identification des voies génétiques altérées est un sujet passionnant mais cette recherche n'a encore abouti à aucune application pratique. Il est regrettable que nous ne disposions pas des mêmes moyens que la recherche sur le cancer qui permet de dispenser des médicaments spécifiques - et donc plus efficaces - en fonction des vulnérabilités génétiques. Nous essayons cependant, dans notre service, d'avancer dans cette voie de la pharmacogénétique, à la mesure des moyens qui nous sont alloués.

L'imagerie cérébrale fournit aujourd'hui une bonne approximation du fonctionnement de certains récepteurs. Les travaux que nous menons avec le Commissariat à l'énergie atomique, à Orsay, nous permettent d'observer l'occupation des récepteurs par le produit ou par le médicament et leur libération sous l'effet des différents médicaments administrés. Il est vraisemblable que, d'ici une dizaine d'années, on pourra de la même façon mettre en évidence les interactions et voir à quel moment il devient possible d'arrêter le traitement ou souhaitable de modifier la psychothérapie. Pour l'heure, l'approche reste très empirique.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Comment peut-on distinguer entre la part du génétique et les prédispositions sociales et psychologiques, sachant que l'acquis commence in utero ? Certains gènes prédisposent-ils à l'addiction ? En a-t-on trouvé ? Si oui, que peut-on faire pour éviter au sujet de tomber dans l'addiction ?

La question de l'acquis et de l'inné est tranchée depuis longtemps, me semble-t-il, et je suis convaincue que l'individu est avant tout constitué d'acquis - si ce n'était pas le cas, il faudrait abandonner à leur sort les « lignées » d'alcooliques ou, idiotie suprême, imputer la réussite à la « bosse des maths » ! On trouve toujours dans le vécu des toxicomanes la cause acquise, sociale ou psychologique, du basculement.

M. le professeur Michel Reynaud . - On ne saurait identifier un gène particulier. Il semble au contraire que nous soyons devant une combinaison de vulnérabilités génétiques et de prédispositions qui s'expriment en fonction des événements de vie et des circonstances sociales. Mais, de même que la génétique n'explique pas tout, nous ne sommes pas que de l'acquis : toutes les femmes battues ou violées ne deviennent pas alcooliques, tous les enfants abandonnés ou maltraités ne deviennent pas toxicomanes. En bref, il n'y a pas plus de déterminisme génétique que de déterminisme psychologique ou social. Nous subissons des déterminismes multiples, aucun n'étant absolu.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Votre troisième priorité consiste à « définir et organiser une prévention rationnelle, scientifique et efficace ». Que pensez-vous de la prévention collective telle qu'elle est pratiquée à l'heure actuelle, associant notamment les policiers et gendarmes et la médecine scolaire ? À quel moment une prise en charge individuelle s'imposerait-elle, spécialement en faveur des plus jeunes ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La prévention collective fonctionne comme un « bruit de fond », qui sensibilise l'opinion et contribue à modifier les représentations sociales, mais il conviendrait aussi de développer la détection et la prise en charge précoces.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La campagne de prévention nationale ne serait donc pas très scientifique...

M. le professeur Michel Reynaud . - Elle l'est dans ses déterminants sociologiques et économiques, et elle s'appuie sur une réelle connaissance de la dangerosité des produits. Le problème tient à ce qu'elle bénéficie à ceux qui n'en ont pas besoin : ceux qui sont le plus en difficulté restent peu touchés par les campagnes et devraient donc faire l'objet de mesures de repérage précoces et plus individualisées, afin de leur éviter une évolution délétère.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Par qui ces actions doivent-elles être menées ?

M. le professeur Michel Reynaud . - Selon moi, plutôt par des éducateurs, des psychiatres ou des médecins que par des gens venus du monde répressif. Certes, les policiers ont acquis une réelle compétence et la représentation qu'à d'eux la société aboutit à renforcer chez les jeunes la représentation de la drogue comme produit illicite. Mais mieux vaudrait une stratégie sanitaire qu'une stratégie répressive, qui coûte cher et rapporte peu. Je m'expose certes, ce disant, au reproche de prêcher pour ma paroisse, mais certains travaux montrent qu'un dollar ou un euro investi dans le soin est beaucoup plus efficace que s'il est investi dans la répression.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quelle est, dans cette stratégie, la place des centres d'injection supervisés ?

M. le professeur Michel Reynaud . - En tant que soignant, je considère que tout ce qui aide à réduire les risques est plutôt bénéfique, mais le débat s'est concentré sur un mode d'action qui n'est pas le plus efficace. Nous avons des données qui montrent que l'injection d'héroïne médicalisée est, pour certains consommateurs, la seule méthode qui permette de stabiliser leur situation. Les salles de consommation à moindre risque peuvent donner une chance de rencontrer des équipes médico-sociales pour entamer un processus de changement ou pour « limiter la casse » ; de même en est-il avec les bus méthadone « bas seuil ». Mais en attendre un changement profond serait illusoire. Il est utile que ces salles figurent dans la palette des moyens à notre disposition - mais au même titre que les communautés de sevrage, au profit, elles, des sujets pour lesquels l'abstinence est possible et souhaitable.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quels sont les pays européens qui délivrent de l'héroïne médicalisée ?

M. le professeur Michel Reynaud . - La Suisse, l'Allemagne et l'Espagne, et peut-être d'autres. Ce dispositif vise des populations pour lesquelles d'autres stratégies ont été essayées en vain - il diffère des salles d'injection à moindre risque qui sont plus un moyen de réduire les risques qu'un moyen de soigner.

Le sujet des addictions, d'une grande complexité, mérite un large débat public, donnant la parole à des experts non seulement en santé publique, mais aussi en droit et dans d'autres disciplines. Mais cela suppose un temps assez long de réflexion préalable si l'on veut que ce débat soit dépassionné - en l'état, il serait prématuré.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous souhaitons en effet que ce débat soit aussi peu idéologique que possible.

Monsieur le professeur Reynaud, je vous remercie.

Audition du Professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre qui a dirigé un service pionnier de psychiatrie de l'enfant, de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris.

L'adolescence est une période critique pour ce qui est de l'entrée dans le monde de la toxicomanie et des addictions. En vous fondant sur votre grande expérience, pourriez-vous, monsieur le professeur, apporter quelques réponses à la question de savoir comment organiser au mieux la prévention ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - En quarante ans, j'ai suivi de nombreux adolescents dont certains, que j'ai vus à l'hôpital international de l'Université de Paris, sont aujourd'hui grands-pères. À défaut de recette - s'il en existait une, nous l'aurions trouvée -, un certain état d'esprit peut favoriser les solutions.

Tout d'abord, les adolescents sont le reflet des adultes. Ils sont ce qu'on les fait. Aujourd'hui comme dans le passé, avec quelques déformations et transformations, ils sont à l'image de notre société. Ils ont donc peu de liberté de choix et sont tels que cette société les moule à partir des caractéristiques communes aux êtres humains.

L'être humain ne supporte pas d'être impuissant : comme les animaux, nous sommes programmés génétiquement pour réagir lorsque nous nous sentons menacés, impuissants, dévalorisés ou abandonnés à notre solitude. Deux types d'attitudes sont alors possibles. La première est la créativité, qui pousse à produire avec passion, mais aussi avec une angoisse proportionnelle à ce besoin de se compléter. La créativité peut aller vers la vie, qui est une cocréation permanente, mais on ne la maîtrise jamais : elle est soumise à l'avis des autres, il y faut du temps et elle est sans fin. L'autre conduite, sorte de « créativité du pauvre », est la destructivité. Elle est en effet du même ordre que la créativité : c'est parce que l'homme peut créer qu'il peut détruire. Il ne s'agit nullement d'un désir de mort mais d'une façon d'exister, dont la réussite est en outre certaine : si le succès est toujours aléatoire, l'échec est sûr. Il est toujours rassurant pour l'être humain de croire maîtriser la situation. Si on ne va pas à l'examen, on est sûr du résultat. Y aller, en revanche, expose à la déception.

Les drogues relèvent de la destructivité. Aller mal, c'est se sentir menacé, avoir peur, se sentir sans valeur ou d'une valeur insuffisante. Pour ne pas s'effondrer, on s'agrippe à ce que l'on peut, comme l'enfant de deux ans s'agrippe à sa mère pour ne pas aller au lit ou à la crèche, non parce qu'il aime plus ou moins sa mère, mais parce qu'il a peur. Quand on n'a plus peur, on peut dire : « C'est mon choix », leitmotiv des extravagances d'aujourd'hui, devant lequel on s'incline au nom de la liberté. Est-ce pour autant un vrai choix ? Est-ce ce qui m'épanouit le plus, ou un choix qui évite la peur ? À l'adolescence, nous voyons s'installer sous nos yeux des conduites destructrices qui ne sont pas choisies, mais qui donnent le sentiment d'exister. Ces conduites peuvent aller jusqu'au suicide : je n'ai pas choisi de naître, mais je peux choisir de mourir - ce qui me permet aussi d'envoyer ce geste à la face des autres.

La seule grande différence entre les êtres humains et les animaux est peut-être que nous sommes conscients de nous-mêmes. Cette activité réflexive de l'appareil psychique, cette capacité de se dédoubler développée grâce au langage symbolique dont nous a dotés notre civilisation, fait de nous structurellement des êtres d'addiction. Parce qu'il a conscience de lui-même, l'être humain a conscience qu'il pourrait toujours avoir plus et qu'il va tout perdre, ce qui n'est guère enthousiasmant. Alors que le bonheur et le plaisir ne se maîtrisent pas, la destruction donne l'illusion de dominer ce qui va nous échapper. C'est ce qui explique que tant d'adolescents deviennent leurs propres bourreaux, les acteurs de la déception. Je ne suis pas aimé, mais cela n'a pas d'importance - « Même pas mal ! », dira le petit enfant, redevenant ainsi le maître.

L'activité réflexive donne aussi la possibilité de suspendre en partie le conditionnement par nos instincts. L'être humain peut choisir de se tuer pour ne pas trahir ses amis - cela peut être un vrai choix -, de ne pas manger ou de n'avoir aucune activité sexuelle et, parce qu'il peut choisir de ne pas faire, il peut aussi choisir de faire sans limite. L'addiction - au travail, à la création ou à la recherche, par exemple - est inhérente à l'être humain. Nous avons besoin de nous compléter en raison de la conscience de notre incomplétude.

Cette « dérégulation » par rapport à nos instincts se traduit également par la nécessité de disposer d'un miroir dans lequel nous regarder. L'être humain ne peut se construire que par un échange de regards. Le regard des adultes est donc fondamental dans sa construction : on ne peut se passer du regard des parents et du groupe, ni des valeurs de celui-ci. Les publicitaires sentent très bien que, malgré une certaine crise des valeurs, ces dernières restent très présentes : « Vous le valez bien » me fait me sentir exister. Il est donc inévitable que, dès lors que certaines addictions « à la mode » sont offertes, il se trouve des jeunes pour les choisir. Il ne s'agit cependant pas d'un choix véritable de leur part, mais d'un glissement vers quelque chose qui leur donne le sentiment d'une certaine maîtrise et un certain plaisir et, à mesure que cette chose leur semblera leur échapper, comme l'enfant de deux ans, ils s'y cramponneront de plus en plus désespérément.

C'est alors aux adultes de dire : « Halte-là ! » - non parce que la chose serait mal en soi, mais parce que les jeunes n'ont pas besoin de se détruire pour exister ni de s'abîmer pour exprimer leur malaise. La tentation est cependant forte, car elle est toujours accessible et s'accompagne en outre du plaisir d'échapper au pouvoir des adultes dont les jeunes restent très dépendants du fait même de leur insécurité. Moins on a confiance en soi et plus on aurait besoin d'être soutenu par les autres, plus on ressent ce besoin comme un pouvoir de l'autre sur soi. Le paradoxe est au coeur de l'être humain : cette sécurité qui me manque et que j'attends des autres est, précisément parce que je l'attends, une menace pour mon désir d'autonomie. L'adolescent montre d'une manière caricaturale ce mécanisme qui se manifeste durant toute la vie : si on est très dépendant de quelqu'un, on peut avoir du mal à recevoir de lui ce dont on aurait besoin. Il est donc très difficile d'aider les adolescents, car cette aide est ressentie comme une emprise. « Tu me prends la tête ! », disent-ils, mais la tête n'est « prise » que parce qu'ils sont en attente.

Il faut donc montrer que les adultes jouent un rôle important. Mais, après les errements du xx e siècle, après ces catastrophes de la raison et avec la conscience de ce que les hommes ont été capables de faire, les adultes ne se sentent plus légitimes. À quel titre empêcheraient-ils l'adolescent de se droguer, d'être anorexique ou de se taillader ? Or ce n'est pas un choix que d'aller mal. On ne choisit pas d'être alcoolique ou anorexique : ce sont des choses qui s'imposent à nous et auxquelles nous adhérons parce qu'elles nous soulagent et nous donnent l'impression que nous avons un pouvoir d'agir. Tous les troubles ont ce point commun qu'ils se traduisent par une amputation de nos potentialités dans trois domaines nécessaires à la vie, qui correspondent au besoin de nourrir son corps, ses compétences et sa sociabilité. La vie est un échange permanent. Un individu n'existe pas seul. Tous ces troubles régulateurs sont en quelque sorte des conduites adaptatives : au lieu de se sentir perdu ou « pas à la hauteur », on a toujours la possibilité de se taillader, de se droguer ou d'être en échec scolaire, non pas tant parce qu'on se sent mieux que parce qu'on a le sentiment d'être devenu agent de sa vie.

Face à ces attitudes, les adultes croient devoir respecter la « liberté » des adolescents et ne savent pas quoi faire. Ayant beaucoup travaillé sur l'anorexie et sur la boulimie, j'ai vu des parents laisser leur enfant mourir parce qu'ils ne pensaient pas avoir le droit de le forcer à manger. J'en ai vu d'autres les faire interner et se battre pendant dix ans, et certains de ces enfants sont aujourd'hui médecins ou professeurs d'université, au lieu d'être morts. La jeune fille mannequin qui avait dénoncé l'anorexie et qui est morte voici quelques mois luttait contre l'anorexie et ne voulait pas mourir, mais il ne s'est pas trouvé d'adulte pour lui dire qu'à 36 kilos, elle était en danger de mort. Il en va de même pour la drogue. La toxicomanie humaine, c'est la destructivité, la tentation d'être grand dans l'échec à défaut de l'être dans la réussite. C'est une revanche toujours possible qui plonge les autres dans l'impuissance - mais qui ne rend pas heureux pour autant.

Cette question appellerait une réflexion sociale et une plus grande cohérence des adultes. La cohésion entre parents est un facteur de bon pronostic. Il ne s'agit pas qu'ils pensent tous la même chose - certains peuvent être plus sévères, d'autres plus compréhensifs -, mais qu'ils ne se disqualifient pas. Dans notre société, la disqualification est reine. Elle est devenue notre antidépresseur majeur. À défaut de savoir proposer des solutions, on démolit ce que proposent les autres. Ainsi la manière dont les adultes parlent de l'école qui est la plus belle création humaine est une catastrophe. L'école vous donne en quinze ans ce que l'humanité a mis des milliers d'années à conquérir, pour vous rendre plus libre et vous donner la capacité de choisir, mais on tire sur elle à boulets rouges. Les outils sont secondaires - on peut toujours réformer telle ou telle matière : seul compte l'état d'esprit face à l'acte d'apprentissage.

Le drogué se nourrira éperdument de drogues parce qu'il ne peut se nourrir de ce qui le construirait. Il règle ainsi ses comptes avec les adultes. Certains drogués le feront d'autant plus que des facteurs génétiques les prédisposent à avoir plus d'émotions et de réactions que d'autres. Certains « flashent » dès la première cigarette, alors que d'autres seront toujours dégoûtés - à défaut de drogue, ils pourront se tourner vers l'échec scolaire ou les scarifications. Si le tempérament et les modes expliquent les choix, le problème fondamental reste le même : la destructivité n'est pas un choix, mais le signe d'une grande difficulté.

Il serait bon qu'un certain consensus se dégage sur la finalité. Dans une société où l'on peut au moins s'exprimer, il faut pouvoir dire qu'il n'est pas juste qu'un jeune soit privé de la nourriture à laquelle il a droit. Le point n'est pas que la drogue serait quelque chose de mal, mais qu'elle est un leurre. Les adultes doivent pouvoir s'y opposer au motif qu'il ne s'agit pas d'un véritable choix. C'est une tentation universelle que d'envoyer tout en l'air quand on est déçu, en s'enfermant dans le cynisme et en affirmant n'avoir plus aucune valeur - ce qui est précisément une valeur, et particulièrement contraignante, car c'est la seule qui reste. Il faut retrouver cette réaction humaine banale qui veut qu'on ne laisse pas quelqu'un s'abîmer devant nous, même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Il faudrait sortir de cette culture de la destructivité et de la souffrance particulièrement présente en France. Cette fascination est répétitive et appauvrissante.

À partir de ces principes, il faut nous efforcer de faire passer le message que, durant le peu de temps que nous passons sur cette terre, nous avons droit à ce que nos potentialités s'épanouissent et que l'imperfection ne justifie en aucun cas que nous devenions notre propre bourreau. Les disputes entre adultes pour savoir s'il faut ouvrir des salles d'injection ou les disputes entre parents sont une prime à la destructivité. Nous n'avons pas à laisser les jeunes s'enfermer dans des conduites qu'ils n'ont pas choisies.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle est la part, chez l'adolescent, de la volonté de transgresser les interdits ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Il ne s'agit pas d'une volonté. Nous nous croyons beaucoup plus libres que nous ne sommes. Or on choisit très peu de choses. La transgression n'est pas un désir. Ceux qui transgressent sont ceux qui auraient le plus besoin de recevoir une aide qu'ils vivent comme humiliante : ils vont se prouver qu'ils sont libres en ne faisant pas ce qu'on attend d'eux. Mon professeur de mathématiques m'embête ? Je ne fais plus de mathématiques. Or, il ne s'agit nullement là de liberté : l'adolescent est entièrement conditionné par la réaction à son professeur. Quand on vous « prend la tête », c'est l'autre qui vous conditionne.

La transgression est une façon de « faire ses dents ». On peut mettre en cause les limites, à condition de ne pas s'enfermer dans une conduite destructrice. Ce n'est pas grave tant qu'on se nourrit. Dès lors, en revanche, qu'on ne se nourrit plus ou que l'on se nourrit de choses qui enferment ou abrutissent, ce n'est pas juste : il y a un leurre.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Comment éviter que, par imitation, de nombreux jeunes commencent à consommer dès la classe de cinquième ou de quatrième des produits dont ils ignorent les dangers ? Comment posez-vous la question d'une éventuelle différenciation des produits pouvant conduire à légaliser ou à dépénaliser la consommation de certains ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Le point où l'on place la limite importe moins que la cohérence avec laquelle on la pose. Lorsque j'étais membre de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie présidée par le professeur Roger Henrion, voilà plus d'une dizaine d'années, j'étais plutôt partisan de la dépénalisation car il me semblait dérisoire de maintenir un interdit transgressé à la porte même des écoles. Je suis un peu revenu de cette position car, plus on lâche, plus on laissera libre cours à la tendance à l'expérimentation. Voyez le succès étonnant de l'interdiction de fumer en public : des enfants qui peuvent fort bien insulter leur professeur ne viennent plus au collège la cigarette au bec. Telle est la force de la culture. Un consensus des adultes permettrait d'obtenir les mêmes résultats pour la tenue et le respect à l'école. Compte tenu de la valeur de l'école, qui ennoblit aussi bien l'élève que l'enseignant, on devrait s'y tenir correctement - au même titre au moins que dans un lieu religieux. Une réflexion d'ensemble serait nécessaire pour assurer une cohérence en la matière.

Il en va de même dans les familles. J'ignore si mes petits-enfants commenceront un jour à fumer - j'en vois au moins deux qui seront un jour confrontés à ce problème, car ce sont les plus sensibles, les plus réactifs, les plus passionnés et les plus chaleureux, mais aussi les plus sensibles à la déception, capables de s'enfermer toute une après-midi pour une remarque qui ne leur a pas plu. Cela n'a rien de pathologique, mais rend plus sensible aux frustrations et à la tentation de vouloir exister. Il faudrait veiller à valoriser l'épanouissement des potentialités de ces jeunes, en étant à la fois confiants et vigilants.

Les interdits témoignent du danger de certains comportements, mais les adultes doivent les exprimer d'une manière cohérente, sans disputes à ce propos, sous peine de les -ou de se - disqualifier. La question, je le répète, n'est pas celle de la liberté des jeunes, car ces comportements ne sont pas libres. L'important est de faire passer le message qu'il n'est pas juste que les jeunes attentent à leurs possibilités.

Il faut certes veiller à éviter les trafics à l'école, sans tomber dans la situation dérisoire où les parents se disqualifieraient en donnant de l'argent à leur enfant de crainte qu'il ne se livre au trafic de drogue pour pouvoir en acheter. Personne ne peut garantir qu'un enfant ne prendra pas de drogue, mais il faut lui faire confiance a priori, tout en restant vigilant. Il faut pouvoir réagir assez vite pour ne pas laisser les enfants s'enfermer. C'est la raison pour laquelle se développe aujourd'hui une dimension motivationnelle de la prévention qui met en oeuvre l'activité réflexive. Il n'est pas question de dire que fumer, c'est le diable, car le diable serait trop tentant pour les 15 % ou 20 % de jeunes qui se sentent de toute façon exclus. Ce qu'il faut dire aux adolescents, c'est qu'il ne serait pas juste qu'ils s'exposent à des risques parce qu'ils sont déçus ou n'ont pas confiance. Il faut alors les adresser à des centres où se fait ce travail motivationnel qui les amène à réfléchir à ce qui est important pour eux et peut les convaincre qu'ils peuvent peut-être se passer de drogue.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Au-delà de la plus grande implication des parents et des proches, quelles sont les structures appropriées à cette culture du dialogue, très difficile à imposer à des adolescents qui vivent en bandes ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Ils vivent d'autant plus en bandes qu'on les y laisse, du fait par exemple de l'abandon des clubs consécutif à la disqualification de l'éducatif qui a marqué les années 1980. Le taux de réussite ne sera jamais de 100 %, car le fait même de définir un résultat à atteindre poussera une partie des jeunes à renoncer pour régler leurs comptes avec leur héritage. La qualité d'une éducation fondée sur la confiance et la vigilance n'en permettra pas moins d'éviter certaines dérives. Lorsque, dans certaines cités, les jeunes n'ont rien à faire à la sortie de l'école, il faut créer des activités. Il faut aussi aider les parents à se légitimer. En tant que président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France, il me semble que nous pourrions soutenir ce genre d'actions, notamment à l'aide de lignes téléphoniques, car la solitude aggrave considérablement les problèmes.

Il faut qu'un consensus s'exprime pour poser qu'il n'y a pas de fatalité et que les enfants ont le droit d'aller bien et de s'épanouir. Une prévention primaire consiste donc à ne pas laisser les parents seuls face aux difficultés et à leur donner accès à des lieux et à des conseils. De nombreux centres existent hors de l'hôpital, où se pratiquent notamment des entretiens familiaux, car il faut mobiliser la famille et ne pas laisser l'adolescent seul, même s'il peut aussi s'imposer de lui laisser un espace à lui.

Peut-être faut-il éviter de laisser circuler la drogue trop facilement dans les lycées et collèges ou dans les services et internats. Les adultes doivent clairement dénoncer le danger et poser des limites. Peut-être faudra-t-il des mesures plus fortes et plus spécifiques en cas de dérive trop grave, mais tout se tient : il ne faut pas séparer la drogue de la santé mentale et de la réussite scolaire. L'un des drames actuels est qu'on trouve parfois vingt experts autour d'un jeune, mais personne pour lui parler d'homme à homme et lui demander où il veut aller, mettant ainsi en mouvement l'activité réflexive. Lorsqu'on demande aux jeunes ce qu'ils feraient si leur petit frère était à leur place, ils répondent neuf fois sur dix qu'ils l'empêcheraient d'adopter ce comportement, quitte à se considérer eux-mêmes comme différents. Il en est de même de certains adolescents très violents qui, devant les vidéos que je leur montre, m'affirment que, s'ils étaient le juge, ils prononceraient la peine maximale, mais que cela ne s'applique pas à eux. L'alcoolique et l'anorexique reconnaissent immédiatement l'alcoolisme et l'anorexie chez les autres, mais pas chez eux-mêmes. Quand quelque chose nous soulage, nous avons tendance à y adhérer sans voir ce qui nous gêne. Il faut donc veiller à considérer que la qualité de la vie est un tout et que la drogue n'est qu'un aspect de la question.

Tout être humain qui ne va pas bien parce que son image s'effondre ou parce qu'il se sent menacé du fait qu'il n'a plus de valeur et ne compte plus pour personne, se trouve vulnérabilisé. Selon les tempéraments et le contexte, l'un fera une dépression, l'autre se scarifiera, un troisième prendra de la drogue et certains feront tout cela, passant de l'un à l'autre. Derrière tous ces comportements, c'est un même malaise qui s'exprime.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Avez-vous observé une évolution du phénomène au cours des trente dernières années ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Il est indubitable que la drogue s'est banalisée, mais les adolescents ne vont pas plus mal. Dans l'ensemble, ils vont peut-être même mieux que jamais, car ils bénéficient d'ouvertures et de capacités de penser l'avenir, d'entrer en contact et de s'exprimer très supérieures à ce qu'elles étaient autrefois, même si 15 % à 20 % d'entre eux s'abîment sans même l'avoir choisi.

Ce qui a beaucoup évolué, en revanche, c'est le flottement des adultes. Les cas de parents qui renoncent à m'amener leur fils « parce qu'il ne veut pas » sont de plus en plus fréquents. Les adultes ont peur de perdre la confiance de l'enfant s'ils le forcent. Or, comment un enfant peut-il avoir confiance dans son parent qui n'a plus confiance dans la confiance que lui fait son enfant ? Est-il sécurisant de sentir que votre père ou mère a peur de ce que vous pourriez faire ? On ne peut certes jamais garantir à un parent que tout ira bien, car le seul fait que lui-même ait peur rend possible la perte de confiance. Cependant, il n'est pas possible de laisser s'abîmer quelqu'un qu'on aime. Il faut donc faire comprendre à l'enfant qu'en aucun cas, on ne le laissera s'installer dans cette situation.

La réaction doit intervenir le plus tôt possible. Je suis un ardent partisan des internats - à condition que les surveillants ne fument pas avec les jeunes ! -, car l'émotion est trop forte avec les parents et leur aide est perçue comme une menace par les adolescents qui en auraient le plus besoin. La conscience que l'être humain a de lui-même lui fait ressentir l'émotion comme le « cheval de Troie » de l'autre. Pour les hommes en particulier, il n'est pas question de se laisser émouvoir : ils se verrouillent à double tour pour ne pas être submergés par l'émotion, vécue comme humiliante. L'enfant attend que les parents lui disent qu'il est important - même si lui-même dit le contraire. Quand ils sentent leurs parents vraiment convaincus, les enfants vont consulter.

La drogue fait partie d'un ensemble de mal-être consubstantiel à l'être humain et qui sera toujours là. Il faut apprendre à gérer cette anxiété et c'est une partie du travail de la société que d'apprendre à le faire sans être débordée. L'école pourrait y être attentive et nous devons veiller, quant à nous, à ne pas dissocier la drogue, le suicide et d'autres aspects. Il existe des actions spécifiques, mais elles s'inscrivent dans un ensemble. Il faut aider les adultes à mettre des limites. Je le répète, il s'agit non pas de brider les jeunes, mais de ne pas les laisser se priver de la nourriture à laquelle ils ont droit et sans laquelle ils peuvent être tentés par des conduites destructrices.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Une prévention est-elle possible, au-delà de la drogue, pour l'ensemble des risques encourus par les jeunes ? À quel âge faut-il faire passer l'information à ce propos ?

A-t-on, par ailleurs, établi un rapport entre les six cents suicides de jeunes - sur quatorze mille suicides annuels - et le mal-être ou la toxicomanie ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Aller mal est une réponse adaptative à une situation d'impuissance liée à un mal-être. Le biologique a là sa part, avec l'appoint ou non d'éléments culturels. Les modes d'expression sont interchangeables, mais ont en commun cette destructivité. Au lieu de dire aux jeunes qu'ils sont menacés par le syndrome d'immunodéficience acquise, la drogue, le harcèlement en milieu scolaire, le harcèlement sexuel, les tentatives de suicide et l'anorexie mentale, mieux vaut leur dire qu'ils ont la vie devant eux et qu'ils ne doivent pas être tentés de la gâcher - qui plus est d'une manière non choisie, puisque fortement dépendante du tempérament, des rencontres et des effets temporaires de la culture. Il faudrait penser l'être humain dans sa globalité pour qu'il puisse réellement exercer son droit de s'épanouir. On fait comme si cet épanouissement venait de l'intérieur alors que, comme pour tout être vivant, il passe par une coconstruction avec l'extérieur. Un être vivant seul n'existe pas. Il faut donc, dès la maternelle, susciter des échanges et repérer ceux qui ont des difficultés sans que cela provoque les réactions de défiance qu'avait soulevées le fameux rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. L'enjeu est de ne pas laisser un enfant s'installer dès la maternelle dans des comportements destructeurs ou porteurs d'un risque de marginalisation. Un être humain a besoin de se nourrir et de se sentir en confiance.

Cela pourrait faire l'objet de programmes d'éducation civique - à condition qu'ils soient un peu plus vivants que les programmes actuels. L'école peut reprendre son rôle global d'aide à l'individu, ne se limitant pas à l'accumulation d'acquis, mais contribuant aussi à l'épanouissement de la personnalité sur les trois plans que j'évoquais tout à l'heure. Des expériences intéressantes ont été menées en ce sens. Les jeux de rôle sur les situations de violence expérimentés par le docteur Serge Tisseron dans les maternelles de trois départements ont réduit de 70 % les comportements violents. Toute la pathologie est, je le répète, un enfermement dans des comportements destructeurs qu'on n'a même pas choisis.

M. Patrice Calméjane, député . - L'entrée en sixième plonge brutalement l'enfant dans un environnement beaucoup moins structuré que celui dont il avait l'expérience jusque là. L'effort de dialogue ne devrait-il pas porter principalement sur le collège pour éviter les comportements et les dangers que vous avez évoqués ?

M. le professeur Philippe Jeammet . - Ce travail se prépare dès le début, mais les moments de changement appellent une attention particulière. Les rites perdus pourraient être retrouvés à l'école, en organisant par exemple, lors du passage en collège, une grande fête d'accueil où l'on montrerait aux parents les lieux où leurs enfants seront ouverts à la connaissance. Le collège est décrit par les jeunes comme un lieu de grande difficulté - les lycéens interrogés dans le cadre d'une enquête de l'institut IPSOS réalisée pour la Fondation Pfizer pour la santé de l'enfant et de l'adolescent, que je préside, le présentent même comme un enfer. Il pourrait être utile de mettre en place un référent, capable de porter sur les jeunes un regard suivi - ce qui ne demande pas forcément beaucoup de temps. La perte de ce regard unique peut, en effet, être source de flottement pour les plus fragiles, ceux que leur famille ne peut soutenir.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le professeur Jeammet, je vous remercie.

Audition de M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous accueillons M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris, qui va nous faire part de son expérience de toxicologue.

M. Gilbert Pépin, biologiste, expert près la Cour d'appel de Paris, agréé par la Cour de cassation, expert près le tribunal administratif de Paris . - Je dirige depuis vingt-cinq ans à Paris un laboratoire de toxicologie, dénommé Toxlab ; l'équipe compte trente-cinq personnes et travaille dans tous les domaines que je vais vous présenter. Je suis aussi président de la Compagnie nationale des biologistes et analystes experts et de la Compagnie de toxicologie judiciaire, ainsi que de la Société française de toxicologie analytique, qui regroupe trois cent trente membres. Je m'occupe de toxicologie judiciaire depuis trente-cinq ans.

Je vais évoquer successivement les effets des stupéfiants sur la conduite automobile, la soumission chimique, les résultats des analyses des drogues, les rapports entre toxicomanie et accidents du travail et les décès en rapport avec les usages de stupéfiants.

Nous avons effectué une étude, qui porte sur trois années et quatre cent quatre-vingt deux cas, sur les molécules impliquées dans les accidents mortels de la circulation. Nous avons trouvé 31 % de cas positifs aux drogues, dont 27,8 % au cannabis. La totalité des drogues était présente chez 34,3 % des conducteurs sous l'emprise de stupéfiants au moment de l'accident.

Pourquoi se limiter aux accidents mortels et ne pas prendre en compte l'ensemble des accidents corporels, pourtant en beaucoup plus grand nombre ? C'est que le cannabis s'élimine en six heures ; au bout de deux heures, le taux a considérablement diminué, d'où une difficulté pour l'interprétation scientifique. En revanche, dans le cas d'accidents mortels, le taux mesuré est tel qu'il était au moment du décès.

Notre étude montre que le cannabis est la drogue la plus souvent détectée dans les accidents mortels. La part des opiacés n'est que de 4,8 %, avec cette réserve que, dans la plupart des cas, il s'agit de morphine, administrée à des agonisants. La part de la cocaïne est quant à elle de 4,7 %. Les amphétamines sont quasiment absentes.

Le cannabis s'utilise soit pur, soit en mélange avec le tabac. Un « joint » comporte cinq à vingt milligrammes de delta-9-tétrahydrocannabinol, dit encore THC. Le cannabis peut aussi être mangé, dans des pâtisseries, ou bu : aux Antilles, certaines boissons peuvent en contenir.

Lorsque le cannabis est fumé, 20 % seulement du principe actif passe dans les poumons, puis dans les alvéoles et dans le sang. Le reste est volatilisé dans la combustion. Le pic plasmatique est atteint en quelques minutes - deux à huit selon la dose. En cas d'absorption par voie orale, le délai, plus long, est de deux à quatre heures.

Le THC quitte le sang pour se fixer dans les lipides - or le cerveau n'est composé quasiment que de lipides. Contrairement à l'alcool, il ne s'élimine donc que très lentement de l'organisme et pourra être retrouvé dans les urines pendant très longtemps.

Au sein du cerveau, le noyau accumbens gère le plaisir ; c'est à ce niveau que les drogues vont agir. Les effets psychiques du cannabis dépendent de la quantité consommée, de la qualité du produit et, dans une forte proportion, de la tolérance du sujet, qui est variable d'un individu à l'autre. Ainsi, sur une population scolarisée qui aura touché au cannabis, environ 30 % n'y trouveront aucun intérêt, 30 % trouveront cela désagréable, pouvant même ressentir des envies de nausée, et enfin les 30 % restants y trouveront un plaisir et auront envie d'y revenir.

Joue également l'association éventuelle avec un autre produit.

L'intoxication avec une dose de 25 milligrammes - c'est ce que contient une cigarette - provoque avant tout des effets relaxants : troubles de l'humeur avec ébriété, euphorie, besoin flagrant de bavarder ou rire, sensation de bien-être, succession rapide d'idées, d'images, d'illusions. L'augmentation de la concentration n'est pas sans conséquences : le principe actif du THC est un agent hallucinogène au même titre que le diéthylamide de l'acide lysergique (LSD). Il y a alors levée des inhibitions, facteur très important dans les actes criminels, et indifférence envers l'environnement.

Ces effets sont évidemment peu compatibles avec la conduite : ils provoquent une diminution de la vigilance et altèrent la perception de la vitesse et des distances. Un délai s'installe entre la perception et la réaction. La vision devient floue, en association avec une mydriase.

Alors que l'alcool s'élimine vite, l'action du cannabis sur la conduite, une fois qu'il est présent dans le cerveau, peut durer très longtemps.

Sur quatre cent quatre-vingt deux cas mortels, notre laboratoire a dénombré cent six cas positifs. Les taux sont très souvent minimes : entre deux et cinq nanogrammes par millilitre en moyenne, mais moins d'un nanogramme pour nombre de cas. La faiblesse de ces taux a causé des difficultés : les laboratoires d'analyse, lorsque ces études ont été lancées, n'étaient pas tous capables de les détecter. Bien sûr, nous avons aussi repéré des taux très élevés. Les sujets se trouvent alors dans des phases quasi hallucinatoires.

Il arrive aussi que le THC métabolite, dit aussi THC-COOH, soit seul présent dans le sang, le THC lui-même étant absent.

Comment interpréter ces résultats ? La présence de THC-COOH ou de 11-hydroxy THC signifie que le sujet est sous l'emprise du cannabis. Si la concentration en THC est supérieure à celle en 11-hydroxy THC, il a consommé par inhalation - il a fumé - ; si elle est inférieure, il a mangé ou bu le cannabis.

Lorsque la concentration en THC-COOH est supérieure à 0,2, on sait que la personne a consommé, mais au moins six heures plus tôt. S'il en était autrement, il y aurait présence du THC lui-même. En l'absence de THC, mais si le taux de THC-COOH est notable, le sujet est quand même sous l'emprise du cannabis. Nous savons en effet aujourd'hui que, même si le THC n'est plus détectable dans le sang, il est encore présent dans le cerveau.

Paradoxalement, une concentration en THC très élevée, supérieure à 50 par exemple alors que les taux moyens vont de 1 à 10, dénonce non pas un gros consommateur mais quelqu'un qui vient de consommer. Le pic, qui n'intervient qu'au bout de huit à dix minutes, mais qui ne dure pas, monte à 100, voire 200.

À l'inverse, une concentration très élevée de métabolite THC (THC-COOH) désigne un sujet qui consomme énormément et constamment.

Selon les données établies dans le laboratoire que je dirige, et qui ne sont contestées par personne, le cannabis est présent aujourd'hui dans le sang de 27,6 % des conducteurs qui décèdent au volant, le taux montant à 42 % chez ceux de moins de vingt-sept ans. Lors d'une étude réalisée en 2003 et 2004, ce dernier taux n'était que de 39,6 %. Cette évolution très préoccupante est pourtant négligée aujourd'hui...

La dangerosité du cannabis au volant s'établit au moyen d'un coefficient multiplicateur de risques. Celui-ci est en France de 2,5 et en Australie de 2,7. Celui de l'alcool est de 3,8, celui des médicaments de 1,7 et celui de la combinaison de cannabis et d'alcool peut dépasser 14 : autrement dit, certaines personnes peuvent présenter un risque d'accident supérieur de 14 à 20 fois à celui d'un utilisateur normal.

Entraînant une somnolence, certains médicaments anxiolytiques peuvent affecter la conduite. Mais, même si le médecin doit alerter son patient sur le risque encouru, ces produits ne pourront jamais être interdits. En effet, ils soignent un trouble et le patient qui s'abstiendrait de les prendre serait plus dangereux au volant qu'en les prenant.

La cocaïne aussi va rendre la conduite dangereuse : la personne va être excitée et se croire douée de qualités qu'elle n'a pas. Cela dit, le nombre d'accidents mortels impliquant des conducteurs sous l'emprise de la cocaïne est faible. Pour les utilisateurs chroniques qui vont devenir irritables parce que se croyant persécutés, la conduite est si difficile qu'ils préfèrent ne pas prendre le volant. Ils ne sont donc responsables que de peu d'accidents : la cocaïne n'est présente que dans huit des quatre cent quatre-vingt deux cas d'accidents mortels que nous avons recensés.

Alors que l'amphétamine est un stimulant, on ne la détecte pas dans les accidents mortels. C'est que les jeunes qui l'utilisent dans les « rave parties », outrepassant leurs capacités naturelles, épuisent leur organisme ! À l'issue de la soirée, s'ils arrivent encore à monter dans leur voiture et se tuent au volant, les amphétamines, qui les ont épuisés, ont déjà disparu de l'organisme.

Quant aux opiacés, ils provoquent une si forte somnolence que, dans la plupart des cas, le sujet est incapable de conduire.

En revanche, bien qu'il altère la mémoire, l'humeur et les capacités de réaction, le cannabis n'empêche pas de conduire.

Comment le repérer ? Si le conducteur qui a récemment causé un accident grave à Ozoir-la-Ferrière, déjà plusieurs fois condamné, ne s'est rendu que plusieurs jours plus tard à la police, c'est qu'il pensait qu'après ce délai, l'alcool et le cannabis qu'il avait consommés ne seraient plus détectables. L'examen des urines et des poils pubiens a prouvé au contraire qu'il était bien un consommateur régulier de cannabis.

Pourquoi ce type d'examen ? C'est que si la rémanence des drogues et des médicaments dans le sang est de douze à trente-six heures, et de vingt-quatre à soixante-douze heures dans l'urine, elle est perpétuelle dans le poil. On retrouve dans les momies incas les marqueurs métaboliques de la cocaïne ! Le cheveu poussant d'un centimètre par mois, on peut même, en le tronçonnant, dater les prises et déterminer la nature et la quantité des produits consommés ! Il est aussi possible d'analyser les ongles. Cheveux, poils et ongles sont ce que l'on appelle les phanères. Tenant compte des particularités de ceux-ci, le législateur a du reste bel et bien prévu qu'en cas de récidive de consommation de drogues, le préfet soumette le prévenu à des analyses et à des examens médicaux, cliniques et biologiques, notamment salivaires mais aussi capillaires.

La soumission chimique est l'administration à une personne, à son insu - dans sa boisson ou sa nourriture par exemple - d'une substance psycho-active à des fins criminelles. Cette substance jouera sur sa volonté, sur son libre arbitre, sur son indépendance ou sur sa mémoire. La victime va consentir à ce qui lui sera demandé.

Les principaux effets que recherchent les auteurs sont des effets amnésiants, anxiolytiques - pour abaisser le seuil de l'anxiété -, sédatifs, hypnotiques, myorelaxants, narcotiques, euphorisants et dysleptiques - l'effet dysleptique est le propre des produits hallucinogènes, le consommateur confondant rêve et réalité.

La soumission chimique est utilisée à des fins de viol, d'agression pédophile et, en troisième lieu, pour des vols. Viennent ensuite les extorsions de fonds - et les captations d'héritages -, les homicides... et les actions pour la garde d'enfant. En effet, dans certaines séparations difficiles, il arrive que de la drogue soit donnée à son insu à l'un des parents, dont il sera dit ensuite qu'il en est consommateur, ce qui sera confirmé par l'analyse toxicologique ! En revanche, celle-ci pourra aussi faire apparaître le caractère ponctuel de la prise, et donc la possibilité d'une prise involontaire. Nous sommes souvent confrontés à de tels cas.

La soumission chimique n'est pas un fait nouveau : les Allemands - mais aussi les Alliés - l'ont utilisée pendant la guerre de 1939-1945 pour faire parler des prisonniers.

Les drogues concernées sont d'abord l'alcool, puis le cannabis, les amphétamines, le LSD et aussi le GHB, le gamma-hydroxybutyrate dénommé également la « drogue du viol ». Parmi les médicaments, le clonazépam, sirop au goût sucré, est le plus utilisé.

Nous dissocions l'administration à l'insu de la personne et l'abus d'état de faiblesse. Dans ce dernier cas, la personne prend consciemment le produit, mais le dosage de celui-ci aboutit à altérer, voire à annihiler sa volonté et son discernement. Dans l'abus d'état de faiblesse, on retrouve l'alcool - 16,4 % des cas - mais également les stupéfiants, - 17,5 % - et leurs associations. Dans plusieurs cas judiciaires, nous avons constaté des viols sous association de cannabis et d'alcool, de cannabis seul - mais où les « joints » étaient élaborés à partir d'huile de cannabis, dont le principe actif est très fort - et encore d'amphétamines, plus précisément d'ecstasy.

Les sommités florales du cannabis proviennent généralement des Pays-Bas, où est opérée une sélection génétique. Nous constatons une augmentation des taux de concentration du cannabis : en 2007, nos analyses indiquaient en moyenne des taux de 7,9 %. Aujourd'hui, cette moyenne est de 16,5 % ! Dans certains cas, on trouve des taux de 30 %. La qualité néerlandaise ne cesse de progresser !

L'herbe, quant à elle, est souvent cultivée chez soi. Les acheteurs de graines, peu connaisseurs, se retrouvent souvent à faire pousser du sisal, utilisé pour confectionner des paniers ou des cordes, et donc dépourvu de THC ! En se fournissant sur internet ou à Amsterdam, les plus malins peuvent arriver à récolter de l'herbe au taux de 14,7 %. Mais ils sont loin d'être les plus nombreux.

La forme de cannabis la plus consommée - les saisies en témoignent - est la résine de cannabis. Comme le prouvent les observations satellitaires, le Maroc, de loin le plus important fournisseur de la France, réduit les surfaces consacrées à cette production. En revanche, il améliore la qualité de ses produits. Le taux, constaté sur la base de 231 analyses - contre 542 en 2009 - est passé en trois ans de 13,4 % à 14,7 %.

Une question régulièrement évoquée est celle d'adjuvants dangereux qui seraient mêlés au cannabis. En 2007, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a relevé que de nombreux produits d'adultération des résines de cannabis - henné, cire, paraffine, colle, huile de vidange, déjections animales, et même médicaments - étaient couramment cités dans des ouvrages destinés aux consommateurs, mais il a indiqué n'en avoir lui-même découvert nulle part. La Gendarmerie royale marocaine, dans une étude sur des saisies effectuées de 1992 à 2008, déclare n'avoir trouvé que de la nicotine, du fait du mélange de feuilles de tabac aux feuilles de cannabis. Nous n'avons nous-mêmes trouvé que des microbilles de verre : le cannabis est vendu au poids et le verre pèse lourd... En conclusion, aucune étude scientifique ne nous permet de considérer que le pain de cannabis circulant en France comporterait des excipients dangereux.

En revanche, pour l'héroïne et la cocaïne, 627 analyses conduites sur deux années ont révélé non seulement la présence d'excipients banaux, comme la caféine ou la lidocaïne, succédané de la cocaïne, mais aussi de médicaments, la présence d'alprazolam constituant le cas le plus grave. Les 415 analyses spécifiques à l'héroïne ont confirmé ce résultat.

Les doses de cocaïne ou d'héroïne pèsent de 50 à 200 milligrammes. Eu égard à leur concentration maximale, les excipients ne sont normalement pas à l'origine d'une toxicité aiguë. En revanche, associé à l'héroïne, l'alprazolam, qui est une benzodiazépine, va provoquer une perte de conscience très rapide du consommateur. Si celui-ci est au volant, c'est l'accident ; nous en avons répertorié, dont certains mortels. On retrouve aussi d'autres produits toxiques, comme le lévamisole et la phénacétine, antalgique retiré du marché français en raison des maladies qu'il causait. Nous ne savons pas pourquoi les fabricants mélangent ces produits à l'héroïne ou à la cocaïne.

Ces molécules sont cependant intéressantes pour la police dans la mesure où leurs pourcentages et leur association permettent de remonter les filières : elles servent de traceurs.

Nous pouvons aujourd'hui fournir des données en matière d'accidents du travail. En effet, les entreprises soumettent désormais leurs salariés à des tests. Ceux-ci permettent de conclure que 20 % des accidents du travail seraient causés par des addictions aux drogues, le nombre habituellement cité des consommateurs de cannabis étant de 1,2 million.

Quelques accidents de taille peuvent être signalés. L'échouage de l'Exxon Valdès, en Alaska, la plus grande catastrophe écologique d'origine humaine, aurait pour origine non pas l'alcoolisation de son commandant, mais la prise par celui-ci de cannabis, entraînant une somnolence. Quelques incidents anciens dans des centrales nucléaires en France auraient aussi été dus à des contrôleurs fumeurs de « joints »... Depuis, les contrôles sont systématiques. La prise de cannabis est aussi impliquée dans des accidents de chantier, comme des chutes mortelles de grutiers.

Un constructeur d'automobiles, inquiet de défauts de fabrication spécifiques à une usine, nous a demandé une enquête. Sur la chaîne, 20 % des ouvriers ont été contrôlés positifs ; des petits trafiquants vendaient au sein même de l'entreprise. Des personnels navigants de l'aviation commerciale ou des conducteurs d'autobus ont aussi été contrôlés positifs. Nous sommes désormais amenés à effectuer des contrôles dans des sociétés de transport public. En 2010, sur 264 prélèvements, 10 % révélaient une consommation de cannabis ; en 2011, sur 369, c'est 11 %. Dans une communication présentée à l'Académie nationale de médecine, le professeur Ivan Ricordel, ancien directeur du laboratoire de toxicologie de la préfecture de Paris, et le docteur Wenzel, médecin principal du travail à la SNCF, considèrent que 15 % à 20 % des accidents mortels du travail sont liés à l'usage de l'alcool, des psychotropes ou des stupéfiants.

De nombreux freins économiques, techniques et réglementaires s'opposent au dépistage systématique des conduites addictives en entreprise : les syndicats n'y sont pas favorables, il faudrait modifier les règlements intérieurs... En bref, le médecin du travail demeure le rouage majeur de la prévention du risque.

Il reste qu'à la SNCF, des contrôles sont réalisés depuis 2004. Menés dans un cadre bien accepté par l'ensemble des acteurs de l'entreprise, et dans le strict respect du secret médical, ils ont conduit en quatre ans à une réduction de 50 % du nombre de consommateurs détectés et des accidents.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La SNCF est caractérisée par une très ancienne tradition, à laquelle adhèrent les syndicats, de lutte contre l'alcoolisme. Les problèmes posés par la drogue étant de même nature, il n'est pas étonnant qu'elle se soit investie dans ce nouveau combat et ait abouti à des résultats.

M. Gilbert Pépin . - Air France également effectue des contrôles sur ses personnels navigants.

Combien de décès sont-ils dus aux stupéfiants ? Le laboratoire que je dirige a conduit 2 100 analyses toxicologiques après autopsie en 2009 et 2 330 en 2010. Celles-ci permettent de constater que 22 % environ des personnes décédées présentent des traces de cannabis dans le sang. Pour la cocaïne, ces traces concernaient 1,3 % de ces personnes en 2009 et 1,4 % en 2010 ; pour l'héroïne, les chiffres sont respectivement de 0,7 % et 0,5 % ; il faut y ajouter des taux de 3,3 % et 2,8 % pour la méthadone, produit de substitution.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ces expertises sont bien des expertises médico-légales, et non des autopsies hospitalières ?

M. Gilbert Pépin . - Absolument. Elles font suite à des décès considérés comme douteux par le médecin qui ne délivre pas le permis d'inhumer.

L'étude dite DRAMES sur les décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances, pilotée par l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, a rassemblé tous les experts toxicologues judiciaires se consacrant exclusivement à l'autopsie. Nous étions dix-neuf. Avec l'accord de la Chancellerie, nous avons mis en commun tous nos résultats. Au total, 218 décès ont été reliés directement à l'usage soit de médicaments de substitution, soit de stupéfiants. La répartition est la suivante : l'héroïne est impliquée dans 62 décès, la cocaïne dans 16, l'ecstasy dans 2, l'association de deux ou trois substances illicites dans 33. Au total, ces 113 cas représentent 51,8 % de l'ensemble. Les autres cas concernent, pour 19 d'entre eux, les opiacés licites : morphine pour les soins, codéine, en vente libre en pharmacie, sufentanil et tramadol, antidouleurs prescrits par les médecins. Il faut aussi citer les traitements de substitution aux opiacés : la méthadone compte pour 62 cas, la buprénorphine pour 20, l'association des deux pour deux cas, et enfin la kétamine et le GHB pour deux cas aussi chacun.

Ces 218 cas ne couvrent pas la France entière, mais tout de même 70 % du territoire, je pense.

Ces données font ressortir que la France enregistre beaucoup moins de morts du fait des opiacés que les autres pays européens. Cette situation est due à la politique de substitution - 125 000 personnes sont sous buprénorphine et 50 000 sous méthadone - qu'elle conduit, et pour laquelle elle a de l'avance sur ses partenaires. Ces morts étaient beaucoup plus nombreuses lorsque j'ai débuté et, à cette époque, les statistiques officielles souffraient de fortes sous-évaluations.

Alors que nous pouvons penser que nos chiffres sont plutôt sûrs - légalement, les morts sous stupéfiants dans les hôpitaux doivent être déclarées -, le laboratoire que je dirige comptabilise à lui seul, dans une petite région du Royaume-Uni où il travaille pour les services officiels, plus de morts que ces 218 que nous avons recensés.

Depuis vingt-cinq ans, au rythme de deux fois par semaine, j'ai participé comme expert à 1 600 procès d'assises. L'ensemble des paramètres étant exposé par les avocats, je découvre avec stupeur que même lorsqu'elle n'est pas la cause de la mort, la drogue est à l'origine d'un grand nombre de cas de criminalité. Les meurtriers, mais aussi les victimes, sous l'emprise de la drogue, ne savent pas ce qu'ils font. L'agent le plus horrible est le cannabis. Détendus, les sujets n'ont plus conscience du danger. Un porteur de canif va agresser en riant un porteur de revolver qui va le tuer en riant tout autant !

Je vais cinq à dix fois par mois en visite en maisons d'arrêt. Des auteurs de crimes, souvent atroces, m'y déclarent ne pas comprendre ce qui s'est passé, reconnaissent le caractère effroyable de leurs actes et expliquent être contents d'être en prison, parce que depuis qu'ils y sont, ils sont sortis de l'enfer de la drogue. Si bien sûr la drogue circule parmi les détenus, elle y est chère et très rare. Au bout du compte, contrairement à ce qui se dit, la prison les sèvre et ils en sont heureux. Je vis depuis longtemps cette réalité qui est à peu près unique en France. En effet, l'éthique commande de ne pas laisser souffrir les gens. Si une personne arrêtée est porteuse d'une ordonnance médicale, son traitement lui sera bien sûr fourni. Mais si elle est consommatrice de drogue, elle ne le révélera pas forcément. Elle manifestera alors sa souffrance mais, en l'absence de données médicales, le médecin de la prison ne lui prescrira qu'un anxiolytique. Au bout d'une semaine, ce détenu sera sevré.

M. Patrice Calméjane, député . - Cette situation n'explique-t-elle pas une partie au moins des suicides survenant dans les premiers jours d'incarcération ?

M. Gilbert Pépin . - Peut-être.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Disposez-vous d'études sur le suicide ?

M. Gilbert Pépin . - Non. Je ne suis confronté aux suicides que dans le cadre de mes fonctions médico-légales. D'autres éléments que la drogue sont sans doute impliqués dans les suicides dans les maisons d'arrêt. Ne disposant pas de données scientifiques, je ne peux les présenter mais on peut penser que la promiscuité et ses conséquences jouent un rôle important.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous n'avez pas évoqué l'usage d'amphétamines chez les conducteurs professionnels. Or, selon les médecins du travail, les cadences imposées aux chauffeurs routiers en ont fait un véritable fléau.

M. Gilbert Pépin . - Mon laboratoire étant situé en région parisienne, j'ai à traiter de très peu de cas de chauffeurs routiers. Mais une très belle étude publiée à Lille met en évidence exactement les éléments que vous indiquez.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les jeunes préparant des concours difficiles, notamment dans les classes préparatoires aux grandes écoles, seraient aussi, dans une grande proportion, d'importants consommateurs d'amphétamines ou d'autres produits. Le confirmez-vous ?

M. Gilbert Pépin . - Ce type de situation ne vient pas jusqu'à mon laboratoire. Cela dit, j'en entends parler autour de moi, notamment par mes enfants - ils ont aujourd'hui trente-cinq ans - et leurs amis.

Il y a cinq ans environ, et sans que cela se soit su, les États-Unis ont été envahis par la cocaïne. L'économie était touchée. Les Américains ont pris des mesures radicales. Ils ont d'abord décidé de détruire massivement - dans le plus grand secret - les sous-marins et les avions qui transportaient la cocaïne, y compris au moyen de missiles déclassés. Ils ont ensuite mis en place un système de détection obligatoire dans les écoles et les universités : un étudiant positif pendant trois ans est interdit de toute école ou université ! Enfin, les fonctionnaires et les titulaires de postes d'entreprises apportant à l'État une collaboration dans des domaines sensibles sont soumis une fois par an à un test capillaire. De ce fait, en un an, le nombre de sujets positifs a diminué de 55 %. C'est grâce au TIAFT (The international association of forensic toxicologists), qui réunit mille cinq cents toxicologistes médico-légaux, que je peux vous donner cette information.

M. Patrice Calméjane, député . - L'augmentation de la concentration de la teneur en THC du cannabis représente-t-elle vraiment un facteur de risque nouveau ? Cette concentration continue-t-elle à augmenter ?

Pouvez-vous aussi nous décrire l'état de la consommation dans les départements et territoires d'outre-mer, notamment aux Antilles ?

M. Gilbert Pépin . - Dans les départements et territoires d'outre-mer, la consommation de drogue est beaucoup plus forte qu'en métropole. Je pense tout particulièrement à celle de cocaïne en Guadeloupe et en Martinique - cette dernière remarque ne vaut pas pour la Guyane.

L'augmentation de la teneur des produits comporte bel et bien des risques. Il y a une dizaine d'années, deux jeunes touristes italiennes ont été retrouvées noyées en France dans 80 centimètres d'eau alors qu'elles savaient nager. Nous avons établi les causes de la mort. Elles étaient héroïnomanes. Mais comme la teneur de l'héroïne italienne était faible, elles sont venues en France faire leurs emplettes. Les trafiquants français leur ont donné, par sympathie, une bonne dose : 200 milligrammes au lieu de 100. Mais le taux, au lieu de 7 % en Italie, était de 14 %. Les deux éléments ont conduit au coma par surdose. Les croyant décédées, les trafiquants les ont jetées dans le canal. L'augmentation de la concentration est donc dangereuse.

M. Patrice Calméjane, député . - Les délits de fuite des personnes sous l'emprise de la drogue qui provoquent des accidents de la route sont de plus en plus fréquents. Les chauffeurs pensent en effet que, s'ils se ménagent un délai, leur consommation deviendra indétectable. Vos propos nous montrent que tel n'est pas le cas...

M. Gilbert Pépin . - Il est très facile à un toxicomane de falsifier une analyse urinaire. Les méthodes sont accessibles sur internet ! Nous recourons bien sûr à d'autres méthodes.

L'analyse des cheveux est un outil puissant. Le Land de Sarre, en Allemagne, a décidé, en cas de récidive d'usage de stupéfiants, de ne rendre le permis de conduire - et aussi le véhicule car il est également confisqué - qu'après analyse des phanères. Je rappelle que pas une seule prise de cocaïne n'échappe à cette analyse. La conséquence a été, en Sarre, une diminution des accidents et de la consommation de 70 %. La déléguée interministérielle à la sécurité routière, Mme Michèle Merli, est au courant de cette action.

Il est impossible à un Français d'aller travailler aux États-Unis sans avoir préalablement fait réaliser une analyse de cheveux.

Dans la mesure où elles restent rares, le coût de ces analyses - par chromatographie en phase gazeuse - est élevé, mais il est appelé à s'effondrer avec l'augmentation de leur nombre, pour quasiment rejoindre celui des analyses de salive.

Par ailleurs, ces analyses sont précises. C'est moins vrai des analyses salivaires : les analyses sanguines faites en confirmation d'analyses salivaires réalisées par la gendarmerie montrent un pourcentage d'erreur de 10 %. Pour autant, ces tests sont très utiles et il est regrettable que les crédits de la gendarmerie ne lui permettent pas d'en acheter autant qu'il serait nécessaire.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - Un test coûte 18 euros.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Ce chiffre est à mettre en rapport avec le coût économique global d'un mort, soit un million d'euros.

M. Gilbert Pépin . - Cela dit - c'est une remarque anecdotique -, le cannabis, seule drogue dans ce cas, ne passe pas dans la salive. Ce sont les débris du « joint » qui sont repérés.

Mme Fabienne Labrette-Ménager, députée . - J'ai appris de la gendarmerie que lorsqu'un gendarme arrête une personne, il n'a pas le droit de procéder au test si celle-ci a consommé du cannabis dans la demi-heure précédente. Il suffit donc à la personne interpellée d'affirmer que tel est le cas pour empêcher la réalisation du test.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Pour réduire les risques, certains, y compris des médecins, souhaiteraient distribuer des seringues en prison. Qu'en pensez-vous ?

M. Gilbert Pépin . - En tant que toxicologue, je ne comprends pas cette position. Le message à faire passer est que la drogue est un produit dangereux et interdit. De plus, les produits de substitution aux opiacés ne nécessitent pas de seringues.

Certes, il existe, nous dit-on, des sujets insensibles à la méthadone ou à la buprénorphine. Mais, de l'avis général, ces cas sont très rares. Faut-il changer une politique générale pour prendre en compte des cas très particuliers qu'on ne comprend pas ? La variété de la biologie est considérable. Aux assises, je peux répondre que 2,30 grammes d'alcool dans le sang, c'est beaucoup. Mais je ne peux pas en préciser les effets. Je cite l'Académie nationale de médecine ou celle de pharmacie. Mon laboratoire a fait apparaître chez des personnes conduisant des mobylettes des taux de 5,50 grammes d'alcool dans le sang, alors que le taux mortel est de 4 grammes. Un collègue a même trouvé - il a publié ce cas - un taux de 9 grammes ! Inversement, il suffit aux Aïnous, au Japon, de 0,3 gramme pour être complètement ivres ! Cette population ne dispose en effet pas d'enzymes pour métaboliser l'alcool. On ne peut, je le répète, distribuer des seringues au motif de traiter des cas très particuliers, pour lesquels il s'impose plutôt de rechercher des solutions individuelles.

Cela dit, nous savons qu'un jeune qui fume trois « joints » par jour - il ne s'agit pas d'usage occasionnel, dans des soirées par exemple - va à l'échec scolaire et compromet son insertion dans la société, voire s'expose à tomber dans la délinquance.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci beaucoup, Monsieur Pépin, pour cette audition passionnante.

Audition du docteur Philippe Batel, psychiatre, alcoologue, chef du service de traitement ambulatoire des maladies addictives du groupement hospitalier universitaire Beaujon à Clichy

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Mes chers collègues, nous accueillons M. Philippe Batel, psychiatre et alcoologue, qui dirige l'unité fonctionnelle de traitement ambulatoire des maladies addictives à l'hôpital Beaujon.

Si notre mission se focalise sur les drogues illicites, nous avons pu nous rendre compte du rôle préoccupant de la consommation d'alcool comme consommation associée. Nous serions donc intéressés, docteur Batel, par ce que vous nous direz sur le sujet, mais nous aimerions également avoir votre avis sur la politique de prévention et de soins aux toxicomanes, ainsi que sur les améliorations qui pourraient y être apportées.

M. Philippe Batel, psychiatre, alcoologue, chef du service de traitement ambulatoire des maladies addictives du groupement hospitalier universitaire Beaujon à Clichy . - Sur cent patients qui viennent consulter dans mon service, soixante viennent sous « l'étendard » de l'alcool. Cela dit, 90 % des sujets en difficulté avec l'alcool le sont aussi avec le tabac et 40 % de ceux qui sont en difficulté avec la cocaïne le sont aussi avec l'alcool.

Quinze pour cent des sujets viennent nous voir pour des dépendances à des psychostimulants et à des drogues de synthèse. En ce qui concerne ces dernières, il s'en crée de plus en plus : selon l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, treize nouvelles drogues sont apparues en 2008, vingt-quatre en 2009, et plus de cinquante en 2010, soit un doublement chaque année. Il est très difficile de les identifier et de les classer. De plus, l'organisation du marché est telle que, pendant que nous effectuons ce classement, les chimistes qui les ont créées en modifient le profil pour les y faire échapper.

Aujourd'hui, nous devons faire face à une véritable distorsion entre la gamme des produits servant de supports aux addictions et la représentation que s'en font non seulement les usagers, mais aussi la population dans son ensemble, et même les politiques et les soignants.

Les mésusages sont des maladies vivantes. Ils peuvent naître de modes. Ils peuvent disparaître. Le mode d'utilisation des produits ne cesse de se transformer. Les soignants doivent en permanence anticiper ces changements, repérer en quoi ils vont modifier la dangerosité des produits et proposer pour les politiques publiques les adaptations qui s'imposent. Le dispositif doit être aussi souple et capable d'anticipation que possible.

Les drogues profitent aussi de la mondialisation. Aujourd'hui, les cathinones, dérivées des amphétamines et dont fait partie la méphédrone, s'achètent sur internet. Une quinzaine de ces drogues donnent lieu à des situations de dépendance un peu inquiétantes, les sujets sous leur emprise développant des troubles du comportement et se livrant à des prises de risques majeurs. Pour autant, ces drogues ne vont engendrer qu'un taux de dépendance relativement faible, le problème étant qu'on ignore le nombre de consommateurs.

Les gestionnaires des politiques publiques ont décidé de faire classer les drogues, licites ou illicites, selon leur niveau de dangerosité. L'idée de départ était que les plus utilisées n'étaient pas forcément dangereuses, et que les plus dangereuses étaient les drogues rares. L'équipe du professeur Bernard Roques, sollicitée par M. Bernard Kouchner, ministre chargé de la santé, en 1997, et plus récemment celle du neurobiologiste David Nutt au Royaume-Uni ont été chargées d'un tel travail. Quelle n'a pas été la surprise, non pas des biologistes, de addictologues et des cliniciens, mais de tout un chacun devant les résultats !

En quoi une drogue est-elle dangereuse, et pour qui : pour l'usager, pour la société ? Selon quels critères classer sa dangerosité pour l'usager : les dommages somatiques, psychiques, relationnels, éventuellement juridiques ? Le coût social du produit ? La prise en compte de l'ensemble de ces critères et leur classement entre zéro et cent par David Nutt a fait apparaître que le produit le plus dangereux, avec un score de 72 sur 100, était l'alcool, devant l'héroïne - dont le score est de 55 - et la cocaïne sous la forme du crack. Le score du cannabis n'est que de 20, et ceux de l'ecstasy ou du LSD de 7 à 9 seulement.

Pendant très longtemps, - et c'était aussi mon cas -, nous avons été convaincus qu'une drogue était dangereuse lorsqu'elle entraînait une dépendance, ce qui nous avait conduits à élaborer un « indice addictogène » mesurant la capacité du produit à engendrer cette dépendance. Or, l'élaboration de cet indice présente deux difficultés. La première est culturelle : dans les mines d'Amérique du Nord, des patrons ont longtemps distribué chaque matin à chacun de leurs ouvriers 200 milligrammes de cocaïne pour leur donner la force et l'énergie de faire leur travail. Des études poussées ont montré que très peu de ces sujets sont devenus dépendants à la cocaïne, alors que les mêmes doses consommées par des utilisateurs réguliers peuvent engendrer une poursuite de l'usage, voire une dépendance. De plus, pour connaître la capacité d'une drogue à engendrer une dépendance, il faut en connaître le nombre d'utilisateurs. Or, le statut illicite d'une drogue ne permet pas de mesurer cet élément et donc son caractère addictogène.

Pendant très longtemps aussi, nous avons été persuadés que c'étaient les dépendants qui subissaient les plus graves dommages liés aux produits qu'ils prenaient - par exemple, que les personnes qui mouraient de leur consommation d'alcool étaient les grands alcoolo-dépendants, consommateurs de grandes quantités et qui avaient besoin d'alcool dès le matin pour calmer leur dépendance physique. Malheureusement, depuis cinq à dix ans, les données s'accumulent pour nous montrer que la plupart des décès liés à la consommation d'alcool surviennent bien avant que les sujets concernés en soient dépendants. Cette consommation est en effet la première cause de mortalité dans la tranche d'âge allant de quinze à trente ans ; ces personnes meurent d'accidents, notamment de la route, ou de suicides qui surviennent sous l'emprise de l'alcool à des stades où elles ne sont absolument pas dépendantes de la molécule.

Autrement dit, la classification des drogues en drogues licites ou illicites ne permet pas de rendre compte de leur dangerosité. Trois équipes internationales utilisant des critères plus complets ont abouti à classer la plupart des produits illicites parmi les moins dangereux, les deux produits les plus mortels, l'alcool et le tabac, étant en revanche licites. Il est donc indispensable de rectifier les représentations de la dangerosité des produits.

Je ne partage pas l'idée de certains addictologues selon laquelle il n'existe pas en France de moyens de se soigner. Ces moyens existent. En revanche, il me paraît nécessaire de dynamiser et de mieux organiser cette offre de soins. L'addictologie est une discipline émergente. Le système que nous avons mis en place est sans doute trop largement fondé sur l'hospitalisation, alors qu'aucune donnée scientifique ne nous permet de conclure qu'hospitaliser un malade alcoolo-dépendant pour le faire cesser de boire serait plus efficace que des stratégies ambulatoires. De plus, l'hospitalisation est non seulement très coûteuse mais aussi très répulsive pour un grand nombre de patients ; cette approche aboutit à ne soigner que 20 % environ des patients alcoolo-dépendants de notre pays, non faute de places, mais parce qu'ils ne sont pas prêts à être hospitalisés.

En outre, l'approche par produit adoptée depuis une dizaine d'années n'a aucun sens : les produits changent sans cesse. Il faut la remplacer par une approche globale, fondée sur les comportements.

Pour clore mon propos, j'évoquerai les rapports des jeunes avec l'alcool. Il y a dix ans, les conclusions du rapport du professeur Bernard Roques, aux termes duquel la dangerosité de l'alcool était au moins aussi forte que celle de l'héroïne, ont provoqué un débat très large et animé. Or, les jeunes parlent non pas d'ivresse, mais de préchauffe, de montée, de « flash », de défonce et de descente : c'est le vocabulaire des héroïnomanes ! Si les jeunes l'utilisent, c'est bien parce que pour eux, l'alcool est désormais non pas un instrument de convivialité, caractéristique mise en avant par la filière viti-vinicole, mais un instrument de « défonce » et finalement une drogue dure.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les divergences entre les intervenants qu'entend notre mission montrent l'existence d'un réel débat et de réelles incertitudes, caractéristique d'une science en mouvement.

Le renoncement aux approches par produit au profit d'approches construites sur la personnalité et la conduite des personnes dépendantes me semble assez partagé. En revanche, nous sentons des divergences sur ce qui est recherché : les pouvoirs publics, qui consultent les scientifiques, les médecins et les juristes, cherchent-ils à traiter, à prévenir ? À développer un appareil de traitement et de prévention plus efficace, par exemple grâce à des services fonctionnant sans lits d'hospitalisation ? Quelles périodes privilégier pour la prévention ? La prime enfance ? Les périodes de rupture, l'âge de l'entrée au collège notamment ? Quelle doit être la place des familles dans la prévention ? Quel but viser ? Selon nombre de personnalités auditionnées, le meilleur résultat possible est l'abstinence totale ; en revanche, il serait très difficile à atteindre. Faut-il plutôt envisager le contrôle de la consommation et sa sanction par la justice ? Quelle place donner, en addictologie, à l'injonction thérapeutique ? Pouvez-vous nous proposer d'autres pistes de travail ?

M. Philippe Batel . - Je suis depuis longtemps partisan d'appliquer à l'alcool - de même qu'aux autres drogues - d'abord une politique de réduction des risques, y compris à l'égard des sujets grandement dépendants. Changer est long, compliqué et difficile ; promouvoir une tentative initiale de réduction de la consommation, y compris chez un patient alcoolo-dépendant, présente donc une pertinence.

Il faut aussi revoir le « logiciel » de prévention. Il faut mettre en place à l'école une prévention systématique, intelligente et solide qui ne passe plus par des exposés de policiers mais se fonde sur l'expérience et les représentations des jeunes, et complète leur information. Des études conduites en Amérique du Nord ont montré l'efficacité de cette approche : amener des jeunes à parler de leurs expériences positives du cannabis fait apparaître progressivement leurs expériences négatives et les conduit à rectifier leurs comportements !

La France doit également sortir de l'hypocrisie : nous avons beaucoup de mal à accepter de compter parmi nous autant d'usagers de drogues. Nous devons engager une réflexion autour de cette question et, à partir du savoir des sociologues, voire des philosophes, remettre en cause le paradigme qui identifie la société idéale à une société sans drogue : il est absolument inefficace et contre-productif.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Tous nos interlocuteurs nous l'ont dit.

M. Philippe Batel . - Si je comprends les réticences relatives aux salles de consommation - auxquelles je suis favorable - ou à la dépénalisation de l'usage des drogues, elles sont, pour moi, dues à des représentations très anciennes. Chaque semaine, des parents viennent nous présenter leur enfant adolescent qu'ils décrivent comme un « grand drogué » parce qu'ils ont trouvé du cannabis dans sa chambre ; mais lorsque nous procédons, avec lui, à son évaluation, nous découvrons que son problème principal, c'est l'alcool, passé complètement inaperçu de sa famille, sinon valorisé par elle ! En France, il n'y a pas de comparaison possible entre la mortalité attribuable à l'alcool et celle imputable à la consommation de cannabis !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les données de l'accidentologie routière montrent cependant que nombre de conducteurs tués présentent des concentrations de tétrahydrocannabinol importantes.

M. Philippe Batel . - Selon l'étude du professeur Claude Got, qui fait référence, ces conducteurs sont au nombre de six cents. En ajouter six cents autres ne nous amène qu'à mille deux cents décès, à comparer aux vingt-trois mille à quarante-cinq mille décès annuels dus à l'alcool et aux soixante mille dus au tabac.

Cela dit, si la mortalité attribuable au cannabis est essentiellement liée à l'accidentologie, et que la dangerosité de ce produit n'est que de 20 sur une échelle allant jusqu'à 100, il reste le meilleur moyen pour un adolescent de faire échouer son intégration sociale dans le monde adulte. Entre partisans d'un produit considéré comme inoffensif et opposants à une substance considérée comme éminemment dangereuse, le débat a été mal posé.

M. Patrice Calméjane, député . - Les ratios que vous présentez ne sont-ils pas biaisés par le statut différent des produits, et des facilités d'accès différentes ? Si l'alcool est en vente libre, celle de la drogue est interdite. La dépénalisation de la vente de la drogue n'amènerait-elle pas à des chiffres différents ?

M. Philippe Batel . - Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires qui a interdit la vente d'alcool aux moins de dix-huit ans, la consommation d'alcool a augmenté. Inversement, au Portugal et aux Pays-Bas, pays qui ont dépénalisé l'usage du cannabis, aucune augmentation de la consommation de cannabis et de cocaïne n'a pu être remarquée.

Loin d'empêcher la consommation, le caractère illicite de la drogue favorise la prise de drogue dans les pires conditions. Le marché noir amène à la diffusion de produits de plus en plus dangereux. Le contrôle des marchés à travers la lutte contre le trafic est désormais considéré comme parfaitement inefficace. Les responsables de la lutte contre les drogues au sein de l'Organisation des Nations Unies et le responsable de ce dossier au Royaume-Uni le disent, l'argent public injecté pour lutter contre le trafic de cocaïne n'est pas utilisé efficacement. En France - les statistiques vont être publiées dans deux mois -, la consommation de cocaïne explose.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il y a consensus sur les statistiques : la France compte entre 1,2 et 1,5 million de consommateurs réguliers de cannabis, dont une part de consommateurs excessifs. La mission doit s'attacher à définir la meilleure réponse à cette situation. Autoriser la distribution légale du cannabis dans les bureaux de tabac, comme dans certaines colonies il y a bien longtemps, annihilerait l'ensemble de notre effort de prévention.

Cela dit, il est vrai qu'un adolescent à qui l'on expose que la consommation de drogue peut lui valoir des accidents de la route, de scooter notamment, et lui causer des ennuis de santé, non seulement n'écoute pas le message, mais est en situation de répondre qu'au supermarché du coin de la rue, il peut se fournir en alcool à 40 degrés ! Le cas de l'alcool, à la fois licite et dangereux, montre la très grande difficulté de passer d'une culture du traitement et de la prévention à une culture du licite.

M. Philippe Batel . - Comment expliquer que le Parlement ait récemment autorisé la vente sur internet d'une drogue qui tue entre 23 000 et 45 000 personnes par an ?

M. Patrice Calméjane, député . - L'un de vos collègues récemment auditionné nous a exposé avoir déjà suffisamment à faire avec le tabac et l'alcool sans devoir, de surcroît, faire face à la dépénalisation du cannabis. Nous sommes parfois surpris des différences d'avis entre spécialistes.

M. Philippe Batel . - La meilleure solution pour détruire le marché parallèle, lequel est associé à la pire des criminalités, est d'ouvrir le marché.

Le coût social pour la nation des conséquences de la consommation d'alcool est de 17,6 milliards d'euros par an ; une association d'usagers a estimé que, si demain le cannabis était, moyennant taxation bien sûr, délivré dans des centres agréés à des usagers, eux-mêmes évalués au fur et à mesure de leur consommation, 6,5 milliards d'euros entreraient chaque année dans les caisses de l'État, ce montant permettant de payer largement le dispositif de contrôle qui serait alors instauré.

Je n'ai bien sûr pas de proposition pour établir un tel dispositif. Simplement, pour moi, considérer que le caractère illicite d'un produit est un instrument de modulation de son usage est faux et dangereux.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - L'expert qui vient de vous précéder nous a exposé que 42 % des personnes décédées par accident avaient fumé du cannabis. Le coefficient multiplicateur de risques serait donc beaucoup plus élevé que vous ne le dites.

Par ailleurs, faut-il ajouter des difficultés à celles que nous causent déjà l'alcool et les autres psychotropes légaux ?

Enfin, que rangez-vous sous l'expression de réduction des risques en matière d'alcool ? J'ai cru comprendre que seul le sevrage permettait de lutter contre la consommation d'alcool, et qu'il n'existait pas de produits de substitution.

M. Philippe Batel . - Les statistiques relatives à l'accidentalité du fait de la drogue ont été établies par le professeur Claude Got. Elles sont publiées dans tous les médias, et connues de tous. Personne ne les conteste. Elles établissent que la consommation d'alcool multiplie le risque d'accident mortel par huit, celle de cannabis par quatre, et l'association des deux par seize. Je peux donc vous assurer que moi aussi, je considère que le cannabis est dangereux au volant.

Mais pour ce qui est de la mortalité exprimée en nombre d'individus, le rapport n'est plus de un à deux : il y a probablement 1 000 décès par an des suites de la consommation de cannabis et entre 23 000 et 45 000 du fait de l'alcool.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La raison n'en est-elle pas que la consommation d'alcool est plus répandue que celle de cannabis, au moins pour le moment ?

M. Patrice Calméjane, député . - C'est cela qui explique cette différence.

M. Philippe Batel . - Les mésusages de produits illicites, notamment l'héroïne, font l'objet d'une politique de réduction des risques : substitution, échanges de seringues... En revanche, pour l'alcool, on a eu une approche beaucoup plus de l'ordre du « tout ou rien ». Or un sujet qui a développé une dépendance à l'alcool est non seulement ambivalent quant à son envie d'arrêter, mais aussi très réticent à aller rechercher un soin. Il est en effet persuadé que le soignant qu'il rencontrera lui demandera d'arrêter de boire du jour au lendemain - ce à quoi la majorité de ces patients ne sont pas prêts. C'est cette raison qui explique que 20 % seulement des alcoolo-dépendants franchissent la porte d'un cabinet médical ou d'un centre de soins.

La politique de réduction des risques consiste donc à déployer des stratégies utilisant des médicaments ou des techniques cognitivo- comportementales pour arriver à définir avec le sujet un projet adapté à ce qu'il se sent capable de faire. Dans le service que je dirige, nous allons d'abord accompagner le patient dépendant qui vient nous voir dans le projet de réduction de sa consommation qu'il va nous proposer. Au fil du temps, il va s'apercevoir que ce projet de réduction est illusoire ; c'est alors lui qui va nous demander la mise au point d'un projet d'abstinence, qui est en effet ce vers quoi il doit tendre.

Un deuxième élément de réduction du risque « alcool » à développer est la création, au sein des « apéros géants » et autres grandes beuveries organisées, d'un espace sans alcool permettant d'accueillir les sujets ivres, de vérifier leurs demandes de soins et de délivrer un message de prévention.

Nous constatons aussi, dans toutes les villes, l'émergence de l'alcoolisation - avec des alcools forts - des jeunes dans la rue. Ne serait-il pas possible de généraliser l'action remarquable conduite par des villes comme Avignon et Rennes, dont les municipalités ne sont pourtant pas du même bord politique ? En interdisant la vente à emporter, elles ont fortement limité à la fois l'alcoolisation massive, la gêne qu'elle cause au voisinage et l'abandon de bouteilles sur la voie publique.

Il nous faut également mettre fin à la grande hypocrisie relative aux beuveries extrêmes organisées dans le monde étudiant. Dans une école de commerce de grande réputation, il n'a pas fallu moins de quatre comas éthyliques pour alerter la direction.

Mme Françoise Branget, rapporteure pour l'Assemblée nationale . -L'alcool ne peut cependant pas servir d'alibi pour considérer que les drogues ne sont pas dangereuses !

M. Philippe Batel . - Toutes les drogues sont potentiellement dangereuses.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci, docteur Batel, de vos explications et de vos réponses, même si elles ont parfois ajouté à notre perplexité !

MERCREDI 18 MAI 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition du Professeur Dominique Maraninchi, directeur général, et de Mme Nathalie Richard, de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Professeur Maraninchi, merci de nous apporter le témoignage de votre expérience. Vous êtes président de l'AFSSAPS mais également cancérologue et avez présidé l'Institut national du cancer.

Je vous propose de nous présenter les missions de l'AFSSAPS dans le domaine de la toxicomanie et des stupéfiants.

Professeur Dominique Maraninchi - Merci.

Mesdames et Messieurs les Parlementaires, je suis un jeune directeur général de l'AFSSAPS et très fier d'assumer cette fonction.

D'après les conventions de l'ONU, chaque État doit désigner une organisation responsable de l'application de deux conventions internationales, l'une sur les stupéfiants, l'autre sur les substances psychotropes ; en France, c'est l'AFSSAPS qui assure cette mission.

Le rôle de l'AFSSAPS est d'assurer la sécurité et de suivre la distribution de l'ensemble des produits de santé sur le territoire. L'AFSSAPS a donc le pouvoir, de par la loi, de réglementer, de prendre des décisions de police sanitaire ; pour ce faire, elle s'appuie sur des expertises et exerce également des responsabilités sur les corps d'inspection et de contrôle.

Il s'agit donc de procéder à une analyse extrêmement fine de tous les produits de santé pour s'assurer du respect des sources de production et de la qualité des produits.

L'AFSSAPS a l'avantage de pouvoir fédérer en son sein les acteurs qui participent à la lutte contre la toxicomanie et à l'usage de psychotropes ; elle rassemble l'ensemble du dispositif existant en France. Les centres d'évaluation et d'information de la pharmacodépendance se réunissent et préparent les travaux de la Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes. L'AFSSAPS compte un département dirigé par Nathalie Richard, ici présente, qui coordonne l'ensemble de ces travaux et travaille en association avec la MILDT, l'OFDT, l'OEDT. L'AFSSAPS pèse aussi dans ce domaine à l'échelle européenne.

Le contrôle du marché des substances est un élément extrêmement important pour suivre les pratiques illicites dans les zones frontières. Tous les produits de santé sont en effet destinés à faire du bien mais peuvent aussi avoir des effets secondaires dangereux. En cancérologie, la consommation de kilos de morphine est signe d'accès au traitement de la douleur et non forcément un abus d'usage. Nous nous situons donc dans un contexte global.

L'AFSSAPS exerce le contrôle du marché de l'ensemble de ces substances et occupe une position privilégiée pour travailler sur la notion de bénéfice-risque des drogues à visée thérapeutique ou qui comportent des dangers.

L'AFSSAPS a la responsabilité de la mise sur le marché, de la surveillance et de l'utilisation de ces substances, en particulier les substances impliquées dans la dépendance aux opiacés -Subutex ou Méthadone. Nous sommes là dans le domaine de la régulation des produits pharmaceutiques, l'AFSSAPS intervenant également sur les conditions de traitement et de distribution des produits proposés au ministre de la santé.

La troisième faculté de l'AFSSAPS -peut-être mieux exercée dans ce domaine que dans d'autres- est d'évaluer et de surveiller un produit une fois celui-ci mis sur le marché, de rassembler des études et des expertises en provenance de milieux et d'acteurs divers -pharmacies, médecins sentinelles, système médico-légal, études programmées de pharmaco-épidémiologie utilisant les données de l'assurance-maladie. Il s'agit d'un élément critique qui permet une meilleure vision du bon usage du médicament avant de prendre des décisions.

L'AFSSAPS a également la capacité de repérer, d'analyser et d'interpréter les signaux relatifs à l'usage et à l'usage abusif de drogues.

Enfin, l'AFSSAPS a la capacité de proposer le classement des substances dans la liste des stupéfiants.

Les pratiques médicales sont en cours de traitement. Nous étudions par exemple les ordonnances sécurisées et la généralisation de leur usage ou l'empilement de divers types d'ordonnances dans les cabinets médicaux.

Le choix de la France a été de confier à l'AFSSAPS cette mission exercée dans le cadre de ses responsabilités générales. Le département de Nathalie Richard utilise donc l'ensemble des ressources d'évaluation et de vigilance au sein de la direction de l'évaluation des médicaments et des produits biologiques, avec toute la spécificité liée à la nature de ces produits.

Nathalie Richard pourrait peut-être à présent prendre des exemples plus concrets pour illustrer certains de mes propos...

Mme Nathalie Richard - M. Maraninchi a bien situé le rôle de l'AFSSAPS. Il convient de souligner la position de référent qu'occupe l'AFSSAPS par rapport à l'ONU et à l'OICS. L'AFSSAPS transmet en effet annuellement des rapports à l'OICS concernant la consommation et la production de stupéfiants.

L'AFSSAPS ne s'occupe pas que des produits de santé mais est également en charge de l'ensemble des substances psychoactives, ainsi que des drogues. C'est pourquoi nous travaillons également sur les alertes sanitaires liées à celles-ci.

L'AFSSAPS s'appuie sur un réseau de centres d'évaluation et d'information sur la pharmacodépendance. Les CEIP sont au nombre de treize et sont situés sur l'ensemble du territoire français ; ils sont essentiellement composés de pharmacologues et de toxicologues.

Le rôle de l'AFSSAPS concernant le marché licite des stupéfiants est peut-être moins connu. La France est le second pays producteur de stupéfiants dans le monde, derrière l'Australie. Cette production est mise en oeuvre par Francopia, filiale de Sanofi, qui cultive en France deux variétés de pavots, utilisés à la fois pour la production de dérivés de morphine mais également pour la production d'Oxycodone ou de Buprénorphine.

Cette production licite de stupéfiants par la société Francopia est réalisée en lien avec l'AFSSAPS. Nous sommes donc en charge de ce contrôle licite des stupéfiants et des cultures de pavots en France.

La lutte contre la douleur s'est développée en France à partir de 1999 avec trois plans triennaux. On a ainsi vu la consommation et la production d'Oxycodone passer de un kilo à 657 kilos en 2009, la transformation en médicament entraînant une consommation beaucoup plus importante.

Le second axe de développement et de production est la Buprénorphine. La production est passée, pour cette dernière, de 151 kilos en 1998 à 339 kilos en 2009, soit environ 117 000 patients sous Buprénorphine, Subutex et générique. Pour la Méthadone, on est passé de 149 kilos en 1998 à 816 kilos actuellement, soit 3 700 patients.

Ces médicaments sont indispensables en termes de lutte contre la douleur ou contre la toxicomanie. Cette mission de contrôle des stupéfiants par l'AFSSAPS est donc absolument nécessaire en termes de santé publique.

En France, seuls deux médicaments ont une AMM et sont commercialisés dans le cadre de la dépendance aux opiacés : le Subutex, commercialisé en 1996, dont cinq génériques sont maintenant sur le marché et la Buprénorphine, psychotrope dont la prescription suit une partie de la réglementation des stupéfiants, avec prescription sur ordonnance sécurisée et limitation de la durée de prescription à 28 jours. Toutefois, la Buprénorphine et le Subutex ne sont pas des stupéfiants.

Ces deux médicaments peuvent être prescrits par n'importe quel médecin, ce qui n'est pas le cas de la Méthadone.

En effet, il a fallu enrayer l'épidémie de Sida et généraliser l'utilisation de la Buprénorphine, beaucoup moins dangereuse que la Méthadone, dont la toxicité directe est bien plus importante. La Méthadone a été dans un premier temps réservée à des centres de soins spécialisés, la Buprénorphine étant beaucoup plus générale.

L'AFSSAPS et les services répressifs ont identifié cinq types d'utilisation problématique du Subutex, en particulier une auto substitution par certains patients, un usage toxicomaniaque, une utilisation par voie injectable et par sniff. Cette utilisation hors AMM induisait un certain nombre de problèmes graves de santé publique -dépressions respiratoires, infections, problèmes vasculaires- ainsi qu'un nomadisme médical et le développement d'un trafic international pour le Subutex.

Dès 2007, l'AFSSAPS avait déjà informé les professionnels de santé sur les risques et le bon usage de la Buprénorphine et attiré l'attention des médecins sur la nécessité de suivre leurs patients de façon plus étroite, recommandant que le nom du pharmacien figure sur l'ordonnance du patient afin de créer un lien entre médecin et pharmacien, et de favoriser une meilleure prise en charge du patient. Cette recommandation s'est concrétisée par un arrêté de l'assurance-maladie.

Le second type de mesure a porté sur la mise en place d'un plan de gestion des risques pour la Buprénorphine, le Subutex et ses génériques, avec suivi de pharmacovigilance et d'addictovigilance. L'AFSSAPS réalise des bilans très réguliers ; le dernier a été présenté en janvier 2011. Il est vrai que l'on continue à avoir des problèmes de mésusage, d'injection et de détournement mais on rencontre ces problèmes davantage avec le Subutex qu'avec les génériques. C'est ce qui ressort des études des CEIP.

Un autre problème a préoccupé l'AFSSAPS, la composition du générique du Subutex, qui comportait plus d'excipients solubles et était moins injectable que le Subutex, la galénique pouvant réduire ou augmenter son effet.

Une étude mutualisée va être mise en place par l'Agence avec l'ensemble des laboratoires génériqueurs et princeps, sous le contrôle de l'AFSSAPS, afin d'avoir une idée plus précise du mésusage.

Enfin, l'AFSSAPS, à la demande de la Commission nationale des stupéfiants et psychotropes, a rédigé avec des addictologues, des pharmaciens et des toxicologues, une mise au point destinée à favoriser le bon usage de la Buprénorphine. Cette mise au point est destinée essentiellement aux généralistes, qui sont les grands prescripteurs de Buprénorphine. La prescription généralisée de Buprénorphine posant peut-être le plus de problèmes, le but est de mieux informer les médecins prescripteurs, qui ne sont pas forcément spécialistes. Cette mise au point devrait être publiée en juin.

Le second médicament à disposer d'une AMM dans le cadre du traitement de substitution de la dépendance aux opiacés est la Méthadone, mise sur le marché en 1995 sous forme de sirop, dont la formulation empêche l'injection. Cela s'est avéré efficace et empêchait également le trafic car il n'est pas aisé de revendre des flacons de Méthadone au marché noir.

La toxicité de la Méthadone étant plus importante que celle de la Buprénorphine, les conditions de prescription sont dans un premier temps beaucoup plus contraintes pour la Méthadone en sirop, avec une primo-prescription par des spécialistes dans les centres spécialisés de soins aux toxicomanes et dans des milieux hospitaliers spécialisés.

La Méthadone sous forme de gélule est apparue en 1997, développée par le même laboratoire. Celle-ci présentait une plus grande acceptabilité pour les patients. Elle est plus maniable, sans sucre et sans alcool, ce qui n'était pas le cas du sirop.

Si la gélule est plus maniable pour les patients, elle l'est également pour les trafiquants. L'AFSSAPS a donc souhaité encadrer la délivrance de la gélule et a réservé sa prescription à des sujets stabilisés sous sirop sur le plan des pratiques addictives et sur le plan médical. Le patient retourne donc en centre de soins pour la prescription de la gélule et peut être pris en charge ensuite par son généraliste.

Par ailleurs, un plan de surveillance de la Méthadone extrêmement important a été mis en place ; il fait appel aux centres de pharmacovigilance et aux centres d'addictovigilance ainsi qu'aux centres antipoison pour ce qui est des intoxications.

Le bilan à deux ans est plutôt rassurant pour la Méthadone sous forme de sirop et la Méthadone en gélule. Le seul point qui pose encore problème à l'AFSSAPS et aux autorités sanitaires en général est lié à la toxicité et aux intoxications accidentelles chez l'enfant, chez qui l'on déplore un certain nombre de cas graves. Le blister contenant les gélules est si bien sécurisé que les patients déconditionnent les gélules et ouvrent les flacons de sirop qui sont également sécurisés. Les enfants peuvent donc avoir accès à ces produits et deux ou trois catastrophes ont déjà eu lieu. On essaye donc de faire en sorte que la communication soit renforcée autour de cette problématique.

Il existe bien sûr des médicaments utilisés hors AMM, comme les sulfates de morphine, le plus ancien étant le Néocodion, qui ne pose toutefois plus trop de problèmes...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - N'est-il pas retiré du marché ?

Mme Nathalie Richard - Non. Certaines personnes l'utilisent encore comme substitution d'appoint ; en général, ce sont des toxicomanes assez anciens mais le Néocodion ne présente plus, comme dans les années 1980-1990, de problèmes de santé publique depuis l'apparition de la Buprénorphine.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Les comprimés de Néocodion étaient pilés et injectés...

Mme Nathalie Richard - Les comprimés étaient en effet plus détournés que le sirop...

Deux autres sujets sont en cours d'étude, la DGS ayant saisi l'AFSSAPS et la Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes au sujet de la possibilité d'utiliser des médicaments injectables dans le cadre particulier de la substitution d'une part et, d'autre part, de la mise à disposition de la Naloxone, antidote de l'héroïne qui, dans plusieurs pays, a fait ses preuves en matière de prévention des overdoses mortelles.

L'AFSSAPS a proposé un essai en France ; son rôle sera alors de veiller au respect réglementaire de l'essai clinique et à la traçabilité des médicaments, à leur bonne utilisation et à la surveillance de la pharmacovigilance.

Il faut citer le Rupnol s'agissant du détournement d'usage de certains médicaments. Dans les années 1990, certains médecins avaient lancé une pétition pour le retirer du marché français suite à des utilisations par les toxicomanes pouvant aller jusqu'à 200 comprimés par jour et par personne. La Commission des stupéfiants avait proposé un certain nombre de mesures de communication qui n'avaient pas donné les résultats escomptés. On a donc appliqué au Rupnol une partie de la réglementation des stupéfiants.

L'AFSSAPS a recommandé la prescription du Rupnol, hypnotique assez puissant, sur ordonnance sécurisée avec limitation de traitement à quatorze jours. L'utilisation chez les personnes dépendantes existe toujours mais les volumes de ventes ont été réduits de près de 60 %. Nous avons été les premiers surpris qu'une mesure réglementaire qui nous semblait insuffisante produise des effets aussi étonnants !

Professeur Dominique Maraninchi - Cet exemple illustre le problème des zones frontières. Peser sur les conditions de prescription et sur la responsabilité des prescripteurs peut être très efficace pour limiter les mésusages médicaux. Hors trafic, l'usage de benzodiazépine est extrêmement élevé en France et peut inciter certaines personnes à devenir dépendantes, même si les effets sont moins spectaculaires qu'avec d'autres drogues. Je trouve l'expérience éloquente...

Mme Nathalie Richard - Les CEIP et l'AFSSAPS ont mis en place des études épidémiologiques permettant de cibler les toxicomanes, dont on arrive à connaître les consommations et l'usage des produits quantitativement et qualitativement par le biais de la médecine générale et de la médecine spécialisée.

Nous avons par ailleurs utilisé les bases de l'assurance-maladie pour étudier la consommation des médicaments de substitution. Nous collaborons d'autre part avec les experts médico-légaux, dans le cadre de l'étude DRAMES, sur les décès par overdoses en Europe. Les substances sont clairement identifiées. Cette étude est une référence car elle permet de suivre la toxicité des médicaments d'une année sur l'autre.

L'AFSSAPS, l'INVS, l'OFDT et la DGS recueillent des signaux liés aux drogues -circulation d'héroïne très dosée ou coupée avec des produits qui ajoutent encore à la toxicité-, les évaluent et font remonter des messages d'alerte sanitaire. Nous en avons eu environ dix-huit en 2010 qui ont donné lieu à des communications vers les médecins, les services d'urgence et les addictologues.

Enfin, l'AFSSAPS et la Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes ont pour rôle de proposer l'inscription des substances sur la liste des stupéfiants.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Merci. La parole est aux rapporteurs.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Merci pour cette présentation. Nous avons parfaitement saisi votre rôle d'évaluation et de régulation de tous ces produits psychotropes.

Mon attention a été attirée par les risques de toxicité de la Méthadone, impliquée dans plus de 34 % des décès par overdose, ce qui est énorme.

Le risque ne devient-il pas très important ? Doit-on persister dans cette substitution ou aller vers autre chose ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Existe-t-il un générique de la Méthadone ?

Mme Nathalie Richard - Non. La Méthadone, en France, est uniquement prescrite dans le traitement de substitution de la dépendance aux opiacés. Dans d'autres pays, on peut l'utiliser également contre la douleur.

Professeur Dominique Maraninchi - Vous posiez la question générale du bénéfice-risque. Celle-ci s'examine dans un contexte particulier, pour une population particulière.

La préoccupation porte sur les usages abusifs de Méthadone et sur les accidents mentionnés chez les enfants.

En tant que toxicologue, je ne puis qu'être préoccupé par le détournement d'usage et les conséquences en termes de risques et d'overdoses. Le dispositif n'est donc pas suffisant pour limiter le risque.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - La Méthadone est-elle uniquement délivrée dans un centre de Méthadone ? La prise ne se fait-elle pas devant l'infirmier ou le médecin ?

Mme Nathalie Richard - La première prescription de Méthadone est faite dans un centre de soins par un spécialiste. Il peut y avoir ensuite délivrance dans les centres de soins mais également dans une pharmacie de ville

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Le patient n'est pas censé ramener le médicament chez lui ?

Mme Nathalie Richard - Si, bien sûr. La durée maximale de prescription est de quatorze jours ; le patient peut donc se faire délivrer la Méthadone par une pharmacie de ville et la prendre chez lui.

C'est un spécialiste qui délivre la primo-prescription. Le relais peut ensuite être pris par un médecin de ville. Ces médecins sont en général très impliqués -peut-être plus que ceux qui prescrivent du Subutex. La prise de produit ne se fait pas forcément devant un personnel médical.

Le problème de la toxicité de la Méthadone a été appréhendé dès le départ. Le fait que Subutex et Méthadone n'aient pas les mêmes conditions de prescription, de délivrance et d'accès était prévu, la Méthadone comportant davantage de contraintes. Certes, on rencontre plus d'overdoses chez les sujets sous Méthadone, produit extrêmement toxique -1 mg par kilo peut tuer une personne naïve- mais il faut toutefois ramener le nombre de décès à celui des patients traités...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Ce n'est pas anodin !

Mme Nathalie Richard - En effet mais la Méthadone étant en général réservée aux patients les plus difficiles à traiter et figurant de ce fait parmi les sujets à risques, le nombre d'overdoses mortelles est également plus élevé.

La question nous préoccupe ; nous avons mis en place un plan de gestion de risques renforcé avec les centres antipoison pour bien appréhender le problème de la toxicité.

Mme Samia Ghali, sénatrice - Quels sont les chiffres des overdoses dues aux autres produits ?

Par ailleurs, avez-vous mené une étude sur l'usage de Méthadone dans le cas où la drogue serait légalisée ?

Mme Nathalie Richard - En 2009, le nombre de décès par overdose lié à l'utilisation de produits ou de médicaments était de 260 -chiffre fourni par des toxicologues analystes. Les drogues illicites représentaient 53 % et les drogues licites 57 % des cas de décès.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Qu'entendez-vous par drogues licites ?

Mme Nathalie Richard - Il s'agit de médicaments contre la douleur qui sont détournés. On trouve dans ces chiffres 48 cas de décès imputables à la Méthadone et 30 cas de décès par Buprénorphine.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Qu'en est-il des suicides médicamenteux ?

Mme Nathalie Richard - On ne les compte pas dans les décès par overdose.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Il s'agit quand même d'une forme d'overdose !

Mme Nathalie Richard - On a volontairement restreint le champ. Il est difficile de faire la différence avec un toxicomane qui se suicide mais il ne s'agit pas ici de chiffres de suicides.

Professeur Dominique Maraninchi - Ce type d'accès permet de mener une politique de prévention de la catastrophe ; on n'est toutefois pas totalement efficace, certains utilisant des mélanges très farfelus.

L'analyse porte sur l'overdose mortelle, qui ne prévient pas totalement tous les inconvénients de la toxicomanie. Que ce soit avec la Méthadone, très dangereuse mais cadrée, ou avec des drogues licites détournées, on retrouve des cocktails extrêmement dangereux.

Quant à la permissivité éventuelle, la zone frontière est celle des psychotropes. Il s'agit de médicaments utiles, comme les antalgiques. Notre problème est d'en réguler le détournement de l'usage. Il nous semble que la régulation des conditions de prescription et le contexte sont extrêmement importants. La responsabilisation des médecins et des pharmaciens constitue un élément très important. La prescription de Méthadone est d'autant plus grave de conséquences que le sujet se trouve dans un contexte social particulier. Augmenter l'accès ne peut donc entraîner qu'une suite de conséquences néfastes.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - L'AMM est-elle révisée au niveau européen ?

Par ailleurs, êtes-vous saisi d'une demande d'AMM concernant le cannabis en matière d'usage médical ?

Mme Nathalie Richard - Même si l'Union européenne nous reproche que nos chiffres ne sont pas fiables, ce sont les plus bas d'Europe ! Nous avons mis en place un comptage croisé entre l'INSERM, l'étude DRAMES et la police. Nous arrivons à 500 décès par overdose en France, donnée inférieure aux chiffres européens.

Par ailleurs, aux États-Unis, l'Oxycodone est un problème de santé publique extrêmement grave que l'on ne rencontre pas en France.

Quant à l'AMM de la Méthadone, elle est nationale.

Professeur Dominique Maraninchi - Nous en avons donc la responsabilité totale. Il n'existe aucun frein européen -pas plus que pour le Médiator. L'AFSSAPS a autorité, pour des raisons de santé publique, à prendre des décisions qui, dans l'affaire du Médiator, pour diverses raisons, n'ont pas été prises.

Mme Marie-Thérèse Hermange , sénatrice - Il n'existe pas d'alerte de la Sécurité sociale dans le cas où une personne voudrait s'approvisionner deux fois de suite en Subutex à un jour d'intervalle ! Ce n'est pas le cas pour les autres ordonnances renouvelables...

Mme Nathalie Richard - Il est en effet étonnant que les patients qui se fournissent en Subutex plusieurs fois de suite soient remboursés sans contrôle. En 2004, l'assurance-maladie a mis en place un plan d'action permettant d'identifier les posologies de Buprénorphine supérieures à 32 mg, voire plus importantes et également de savoir si le patient avait plus de trois prescripteurs.

Dans ce cas, une alerte des caisses d'assurance-maladie est déclenchée. Il existe d'ailleurs un service contentieux...

Mme Marie-Thérèse Hermange, sénatrice - J'ai pourtant en tête un cas concret !

Mme Nathalie Richard - C'est à l'assurance-maladie de vous répondre. Le nombre de prescripteurs intervient, de même que la posologie. Le système a été renforcé depuis 2007 et s'est révélé efficace.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Vous avez évoqué des propositions d'inscription de substances sur la liste des produits stupéfiants et des psychotropes. Quelles sont-elles ?

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Quel est le temps de réactivité ?

Mme Nathalie Richard - Cette inscription est du ressort de la santé ; c'est bien la Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes qui examine les substances et qui propose leur classement au ministre.

Cette procédure nationale est une transposition des procédures internationales mais l'ONU a laissé toute latitude aux États signataires, si une substance pose problème, de l'examiner et de la classer sur la liste des stupéfiants. C'est ce que nous faisons. L'AFSSAPS a ainsi récemment proposé le classement d'une nouvelle drogue de synthèse, la Méphédrone. L'intervalle entre l'arrivée de la substance sur le territoire et son classement sur la liste des stupéfiants a été de six mois.

Il existe une procédure européenne similaire. La France a classé la Méphédrone sur la liste des stupéfiants et l'Europe a interdit et réglementé son accès six mois après.

Les États signataires peuvent donc réguler l'inscription des substances et les inscrire sur la liste des stupéfiants. Il s'agit de l'arrêté du 22 février 1990 ; trois annexes constituent la transposition des substances inscrites à l'ONU, l'annexe 4 comportant un classement franco-français. Depuis 2001, trente substances ont été placées sur la liste des stupéfiants.

Quant à la légalisation du cannabis, elle n'est pas du ressort de l'AFSSAPS. En France, il existe un certain nombre de médicaments dont certains sont sous conditions temporaires d'utilisation et qui contiennent des THC de synthèse, comme le Marinol. Dans un cadre particulier, un médecin peut demander que son patient utilise ce médicament. Des ATU -autorisations temporaires d'utilisation- ont donc été délivrées.

En France, l'utilisation thérapeutique du cannabis n'est pas autorisée, contrairement au THC.

Professeur Dominique Maraninchi - Nous devons renforcer la médicalisation de la prescription d'un nombre de substances de plus en plus grand et être capables de les surveiller. Il existe des mesures compliquées mais aussi des mesures simples. Les débats portent depuis des années sur l'utilisation d'ordonnances sécurisées. Ce sont des questions de priorité : favorise-t-on les ordonnances bizones pour le remboursement ou des ordonnances sécurisées pour être sûr du bon usage d'un médicament ?

Sécuriser l'usage de beaucoup de médicaments, même non classés, pourrait améliorer la sécurité sanitaire et renforcerait la responsabilité des prescripteurs. Ceux-ci commencent à y être sensibles. Il ne faut surtout pas donner libre accès à ces médicaments, qu'il s'agisse de produits de substitution ou de médicaments très utiles dans certains cas. Il faut donc qu'on les traite comme des médicaments comme les autres.

Je me souviens qu'en 1975, on testait déjà le THC pour ses vertus anti-vomitives dans le cadre d'essais cliniques qui n'ont pas démontré leur efficacité. On rencontre beaucoup d'allégations autour de ces substances et il faut que l'on puisse mieux les étudier scientifiquement. Certains cadres restreints permettent de le faire par le biais d'autorisations d'essais cliniques.

Nous pouvons vous faire parvenir des documents complémentaires si vous en avez besoin...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Il serait intéressant que nous puissions avoir connaissance des analyses cliniques sur le cannabis...

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat - Merci de ces précisions.

Audition de M. Yves Bot, Premier avocat général, Cour de justice de l'Union européenne

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Nous recevons M. Yves Bot, premier avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne, qui vient témoigner au titre de ses anciennes fonctions de Procureur général près la Cour d'appel de Paris.

Nous souhaiterions en effet approfondir le pilier répressif de la lutte contre les toxicomanies qui est régulièrement contesté mais qui reste, de l'avis de beaucoup, néanmoins indispensable. Les choses étant susceptibles d'évoluer, c'est surtout sur ce point que nous souhaiterions recueillir votre expertise.

M. Yves Bot - Je vous remercie de me permettre de renouer avec un tropisme personnel qui ne m'a pas vraiment quitté. Ce sont des fonctions dont on sort rarement indemne et j'avoue ne pas être encore vacciné.

Je dois dire que je suis étonné que l'on parle encore de la question éventuelle d'un changement de statut pénal concernant la consommation de cannabis. Les publications périodiques de l'OEDT démontrent notamment que le trafic et la consommation de cannabis ne faiblissent pas ; elles constituent une part extrêmement importante du chiffre d'affaires global de la drogue. Ce phénomène n'est peut-être pas toujours pris en compte comme il le devrait.

L'alternative qui s'offre à nous se situe souvent entre répression et prévention, le choix médian étant d'essayer de mettre les deux en oeuvre.

L'option qui a été prise depuis fort longtemps par la législation pénale et la pratique judiciaire françaises, a consisté en une approche pluridirectionnelle, tout en gardant le principe de l'interdiction totale, avec possibilité d'aménager des poursuites grâce au principe de l'opportunité. Celle-ci permet d'asseoir une véritable politique pénale aussi individualisée que possible autorisant, selon les hypothèses, à choisir la voie pénale classique ou celle de l'injonction thérapeutique, du soin, de l'examen, etc.

Je suis personnellement favorable au maintien de la pluridisciplinarité de cette approche mais elle ne peut être réellement efficace que si on lui maintient certains moyens juridiques. Ainsi, la garde à vue permet d'abord de faire le point. On ne va pas punir pénalement l'usager simple mais comment détermine-t-on qu'il s'agit bien d'un usager simple ? Seul le statut d'infraction à caractère correctionnel permet d'asseoir un choix de politique pénale sur des éléments objectifs.

La garde à vue permet également de mettre l'usager simple en présence d'une équipe qui va établir un premier contact. La qualification pénale correctionnelle de l'usage simple va donc permettre d'enclencher une prise en charge par les autorités médicales.

Ceci suppose bien entendu la mise en oeuvre d'une politique pénale, mais aussi la bonne volonté des services enquêteurs, des parquets, des services éducatifs. C'est une expérience que j'ai mise en place à Boulogne-Billancourt pour les mineurs ; elle doit encore fonctionner. Elle consiste à prévoir, dans les locaux de police, à côté du service qui traite ce genre de procédure, une antenne de service de soins ou de service éducatif, qui permet d'établir un contact personnalisé. Cela ne fonctionne pas dans tous les cas mais permet une action éducative en direction des usagers de stupéfiants encore rattrapables.

Par ailleurs, il ne faut pas se cacher le fait qu'une addiction en cache très souvent une autre. Un petit trafic peut en cacher d'autres, qui portent sur des drogues d'une autre nature. Il suffit pour s'en convaincre de se référer à l'exemple du Portugal ou à la situation des Pays-Bas.

La Cour de justice européenne a d'ailleurs rendu un arrêt récent concernant les coffee-shops, les Pays-Bas eux-mêmes cherchant à revenir sur leur politique de tolérance, qui ne produit pas les effets escomptés mais en génère d'autres -tourisme de la drogue, présence de revendeurs de cocaïne et d'héroïne...

Il faut donc être extrêmement prudent dans cette démarche.

Par ailleurs, la vente par petites quantités se fait avec des produits de plus en plus concentrés en THC, qui vont rendre le consommateur de plus en plus dépendant. Il y a plus de trente ans est paru un livre intitulé « L'herbe bleue » dans lequel une jeune femme expliquait que c'était par le cannabis qu'elle était arrivée à l'héroïne. Lutter contre des petits trafics permet donc aussi de lutter contre le trafic de fourmis, à partir de substances de plus en plus enrichies en matières toxiques. La personne addicte est un client fidélisé à qui on va fournir d'autres produits !

On a longtemps essayé de lutter contre l'offre et la demande. Je crois qu'il faut aussi lutter contre la production de la matière. Le cannabis est maintenant produit chez nous, sous serre. C'est un point vers lequel il faut orienter les actions policières et judiciaires et, pour ce faire, accepter de sortir des frontières !

Sur Internet, on trouve des adresses hollandaises où l'on propose des graines de cannabis et autres produits, avec la possibilité de payer par carte bancaire par liaison sécurisée. Les commandes peuvent être envoyées dans le monde entier dans un colis très discret. On n'a même plus besoin de se déplacer !

Le nouvel angle d'attaque se situe donc là. Cela étant, cela suppose-t-il un durcissement de l'arsenal législatif ? Je ne le pense pas. Peut-être pourrait-on prévoir une circonstance aggravante de la cession ou de la facilitation de l'usage à autrui à partir du moment où, dans la substance saisie, le taux de concentration dépasse un certain pourcentage... En dehors de cela, je ne vois pas quelle mesure législative supplémentaire serait possible.

En revanche, développer et coordonner la lutte des services de police et des autorités judiciaires des pays de l'Union européenne volontaires, me paraît être une priorité. Depuis le traité de Lisbonne, s'il est un domaine dans lequel des coopérations renforcées, voire un parquet européen peuvent être mis en place, c'est bien celui-là ! Les chiffres de l'OEDT sont dix fois supérieurs à ceux de la France ! A ce rythme, quel sera le nombre d'habitants de l'Union, dans cinq à dix ans, à n'avoir pas touché à la drogue ?

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - La parole est aux rapporteurs.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Bien souvent, l'usager simple n'est pas mis en garde à vue ni pris en charge médicalement mais convoqué pour un rappel à la loi ultérieur.

Une politique contraventionnelle ne constituerait-elle pas, notamment chez les jeunes, une sanction immédiate, quitte à prévoir un fichier en cas de récidive ?

On peut mettre en garde à vue tous les consommateurs à la sortie d'un lycée ou d'un collège lorsqu'ils sont pris ! Une politique contraventionnelle pourrait-elle être une manière d'alerter les familles avec une amende qui, dans l'échelle des sanctions, n'existe pas actuellement...

M. Yves Bot - Où sera la limite entre le correctionnel et le contraventionnel ? On a là un choix de qualification alternative qui n'est pas conforme au principe de légalité des délits et des peines !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - On pourrait définir une quantité correspondant à un usage personnel...

M. Yves Bot - Qu'est-ce que l'usage personnel ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Les spécialistes nous le diront !

M. Yves Bot - Les Hollandais le fixe à 5 grammes mais le système hollandais ne fonctionne pas ! Si on suspend les poursuites jusqu'à 5 grammes et qu'on inflige une petite contravention...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - On le fait en matière d'excès de vitesse ! Le problème est l'absence de sanction immédiate : ne conviendrait-il pas d'instituer une échelle de sanction plus facilement applicable ?

M. Yves Bot - Une sanction, dans ce domaine, s'assied sur une base pénale. On est obligé de respecter le principe de la légalité pénale : il faut donc une qualification qui ne soit pas alternative. On peut le faire, comme avec l'alcool au volant à une certaine époque mais je ne suis pas sûr que cela ait produit de bons effets en la matière.

D'autre part, on peut également interpeller une personne qui a 2 grammes sur elle afin d'asseoir une procédure destinée à établir les éléments matériels de la constitution d'un réseau. Or, pour ce faire, il va falloir qu'on la retienne, que l'on fasse le cas échéant une perquisition, qu'on l'entende. Une qualification contraventionnelle ne permet pas de le faire !

Je comprends votre souci et le trouve parfaitement légitime mais il n'est pas dit que ces cas intéressent la police et que celle-ci mette en oeuvre une procédure pour si peu ! Vous risquez de créer des situations difficilement lisibles. C'est pourquoi le système hollandais me paraît critiquable. On pourrait imaginer qu'on légalise l'usage d'un gramme ou deux...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Ce n'est pas ce que j'ai dit ! Il faut faire bouger le curseur car nous sommes actuellement dans une situation où la consommation continue à augmenter, avec des taux de principe actif de plus en plus importants. Or, les petites quantités ne sont pas aujourd'hui sanctionnées.

Vous présentez un tableau idyllique des mises en garde à vue et de la prise en charge des mineurs avec soins immédiats. Malheureusement, votre théorie est difficilement applicable !

M. Yves Bot - C'est une question de lisibilité de l'ensemble. Il ne faut pas risquer d'aboutir à une situation moins grave, voire tolérée, alors que le produit reste néanmoins complètement interdit. Ce n'est pas ce qui va donner sa licéité au produit stupéfiant. A partir du moment où le produit reste prohibé -et il faut qu'il le reste- cela ne diminue en rien le trafic !

On agit dans le cadre du rappel à la loi mais il faut que ce soit bien compris. La différence avec l'excès de vitesse réside dans le fait que la voiture elle-même n'est pas illicite, contrairement à la drogue !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Certains demandent la dépénalisation du cannabis pour ramener le calme dans les quartiers difficiles -ce qui n'est pas ma vision des choses. Il manque un échelon intermédiaire pour les petits utilisateurs !

M. Yves Bot - C'est pourquoi le fait de parler encore aujourd'hui de dépénalisation m'étonne ! Au cours de ma carrière, j'ai entendu certains avocats affirmer que seul le tabac provoquait le cancer du poumon. Or, on sait qu'à quantité égale, les substances nocives sont sept fois plus importantes dans le cannabis que dans le tabac !

Il a fallu, sur la base de procédures à caractère judiciaire, que l'on fasse un certain nombre d'analyses à la suite d'accidents de la route inexpliqués pour se rendre compte du danger que cela représente. Ce genre de position a cessé d'être soutenu devant les chambres correctionnelles il y a une dizaine d'années mais apparaît à nouveau. Ce n'est pas normal !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - L'usage pourrait être automatiquement répréhensible dès lors qu'il met des tiers en danger. Il existe pour l'alcool une forme de tolérance en matière de circulation routière ; on pourrait admettre que l'utilisation de toute substance hallucinogène ou autre soit gravement sanctionnée dès lors qu'elle est consommée avant de prendre la route. Tout ce qui constitue un danger vis-à-vis des tiers en raison de l'inhalation ou de la prise d'une quelconque substance reste selon moi du domaine délictuel.

M. Yves Bot - Le système de la réponse immédiate, sur lequel, au moins depuis 1997, les parquets axent leur politique pénale dans le cadre du traitement en temps réel, est à mon sens tout à fait bon mais il faut que la politique pénale soit lisible. Dans son principe, la contraventionnalisation ne me choque pas. La question relève de la lisibilité de la politique globale non seulement à l'égard du stupéfiant, mais aussi vis-à-vis de ses répercussions sur la sécurité des citoyens. Fumer un « joint » équivaut à 1,20 gramme d'alcool dans le sang. Or, un « joint » pèse un ou deux grammes...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Pouvez-vous revenir sur l'expérience que vous avez développée à Boulogne-Billancourt -injonction thérapeutique, alternatives à une peine ? On a le sentiment que celle-ci ne s'est pas généralisée à l'ensemble du territoire. Pour autant, c'est une des solutions qui pourraient être apportées...

M. Yves Bot - A Boulogne-Billancourt, cela concernait les mineurs. Une antenne dirigée par un pédopsychiatre réalisait un débriefing et utilisait ce contact pour asseoir une action éducative ou une thérapie familiale le cas échéant.

Certains actes délinquants traduisent une souffrance. L'usage de stupéfiants peut s'expliquer chez le jeune par une souffrance ou un embrigadement.

Ce type de démarche n'est pas mis en pratique partout et je dois dire que cela ne s'est pas fait sur la totalité du ressort dont j'avais la responsabilité. Il a fallu trouver à l'époque des gens de bonne volonté dépendant de services ayant accepté que l'on décloisonne leur structure. Faire travailler ensemble des policiers, une équipe éducative sous la coordination du parquet, avec l'appui de la mairie, ne se gère pas aisément.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Aviez-vous néanmoins des résultats intéressants ?

M. Yves Bot - Absolument !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Je suis d'accord avec vous à propos du fait que la contraventionnalisation va finir en timbre-amende. Qui va s'en acquitter ? Si c'est un mineur ou un jeune qui a peu de moyens, ce seront les parents. Cela n'a pas grand sens car ils finiront par ne plus payer. On ne va pas employer de contrainte par corps pour un timbre-amende !

En revanche, l'inscription au casier judiciaire me paraît un peu lourde dans la mesure où un certain nombre de jeunes, quelques années plus tard, peuvent postuler pour un emploi public, voire d'agent de sécurité dans un aéroport. Ressortir une telle affaire quelques années après, alors qu'ils ont tout abandonné depuis longtemps, est parfois injuste. Ne pensez-vous pas que l'on pourrait donner une seconde chance en n'inscrivant rien au casier mais en étant plus sévère en cas de récidive ?

M. Yves Bot - C'est une position que je rejoins avec une nuance qui peut ne pas constituer un obstacle : quand on confie un camion de vingt tonnes à quelqu'un ou la conduite d'un TGV ou d'un TER, il est légitime que l'employeur puisse bénéficier d'un certain nombre de garanties et qu'on ne lui cache pas quelque chose qui peut être à l'origine d'un drame.

Cela étant, je ne trouverais pas choquant que l'employeur exige une analyse -mais je ne sais pas si la loi le permet.

Sous réserve que l'on puisse assurer la sécurité de nos concitoyens dans de telles hypothèses, je suis d'accord avec le fait qu'il ne faut pas stigmatiser les gens.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - L'aviation civile américaine exige des analyses d'urine et de cheveux avant toute embauche pour savoir s'il existe des consommations récentes. Je crois que cela vaut la peine d'y réfléchir...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Je vous remercie au nom de nous tous d'avoir apporté votre vision juridique et sociologique du problème.

Audition de M. Marc Moinard, membre de l'Organisation internationale de contrôle des stupéfiants

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Nous recevons M. Marc Moinard, membre de l'Organisation internationale de contrôle des stupéfiants dont les treize membres, élus par le Conseil économique et social des Nations-Unies, siègent à titre personnel et non en tant que représentants de leur pays.

M. Marc Moinard - Personne ne siège comme représentant d'un État. Tous les membres sont totalement détachables et indépendants.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Nous vous remercions d'avoir accepté de participer à nos travaux pour nous éclairer sur le contexte juridique international dans lequel s'inscrit la politique française en matière de toxicomanies.

Vous avez la parole.

M. Marc Moinard - Merci. C'est un honneur de venir déposer devant vous.

L'OICS -que l'on appelle « l'Organe »- est née des traités qui ont prévu l'organisation permettant de vérifier la mise en place des clauses de ces traités.

Il s'agit d'une institution qui n'est rattachée à rien sinon aux traités. Elle ne dépend pas de l'ONU, même si celle-ci la finance. Il n'y a aucun doute sur son indépendance : les membres sont élus par le Conseil économique et social des Nations-Unies et signent un document attestant l'absence de rapport avec l'État d'origine. Cette indépendance est jalousement gardée, à bonne raison.

Cette indépendance a toutefois amené cet organe à peu communiquer. Il est peu connu et ne tient pas tellement à l'être. Seul le Président communique. Lorsqu'on reçoit une convocation du Parlement, on est cependant tenu d'y déférer. On m'a donc autorisé à parler au nom de l'Organe, toutes les questions que vous avez posées ayant été débattues par celui-ci.

Cet Organe est né en même temps que les conventions et a deux fonctions, l'une clairement définie et l'autre établie dans son principe général mais dont les contours sont assez souples.

En premier lieu, l'Organe est là pour éviter tout détournement du marché licite des drogues. Qu'il s'agisse de stupéfiants ou de substances psychotropes, on a besoin des drogues dans la vie courante, sous forme de médicaments par exemple. Tant que ce commerce n'a pas été contrôlé, il a été l'occasion de détournements considérables.

Le premier objectif est de mettre en place un système qui contrôle notamment les importations et les exportations. Dans ce système, l'Organe, avec les moyens qui étaient les siens, a à peu près réussi. Quand un pays exporte, on est certain à 99 % que la drogue part d'un endroit et arrive bien à un autre.

Cela ne règle pas tout le problème : une fois la drogue arrivée dans le pays où l'autorisation d'importation a été donnée, il n'y a pas toujours de contrôle par l'État national des sociétés qui ont besoin de cette drogue pour des raisons médicales, pharmaceutiques, voire industrielles.

Les détournements se font parfois à partir du marché national mais davantage à partir du marché international. Même s'ils ont diminué, ils existent encore.

Lorsqu'un précurseur est vendu d'un État à un autre, on vérifie auprès des deux États si les sociétés existent ; la drogue ou le précurseur arrivent alors dans la société qui l'a demandé -souvent l'industrie pharmaceutique. Certains États répertorient très mal ces produits, ne donnent pas de licence de fabrication ou d'importation. On ne sait alors plus ce que le produit devient. Les trafiquants connaissent bien ces États. Nous aussi et nous travaillons avec eux pour mettre en place des structures de surveillance de ces sociétés mais beaucoup d'États ont peu de moyens.

On a parfois du mal à voir naître ce que l'on met en place, non parce que les États ne le veulent pas mais parce qu'ils n'ont pas de moyens, comme en Afrique par exemple.

Il n'existe quasiment plus de détournements de pays à pays mais énormément à l'intérieur des pays. Nous sommes actuellement en pourparlers avec la Commission européenne pour que certains pays mettent en place un encadrement de ces sociétés. Il ne sert à rien d'encadrer le commerce international si des détournements doivent ensuite avoir lieu !

Le blocage qui a été réalisé au plan international est toutefois une réalité et les détournements n'ont plus rien à voir avec ce qui se passait auparavant mais ils existent cependant -et pas seulement dans les pays émergents. On connaît ce problème dans le cadre de l'Union européenne. On demande donc instamment à la Commission de produire des règlements face aux groupes de pression.

Comment en est-on arrivé là ? Les États ont l'obligation, tous les ans ou tous les deux ans, en fonction du type de drogues ou de substances psychotropes, de nous tenir informés de tout ce qui touche à la fabrication, la culture, la consommation, l'exportation, l'importation et les stocks en ce domaine. On a ainsi une idée de ce qui se passe dans un pays.

En second lieu, les États doivent nous communiquer chaque année une évaluation de leurs besoins. Certains États le font correctement, d'autres n'en ont pas les moyens. Nous devons confirmer ces évaluations et effectuer des missions dans ces pays. Nous nous rendons parfois compte que tel pays a triplé ses besoins par rapport à l'année précédente. Il faut alors qu'il s'explique. S'il ne peut le faire, nous ne confirmons pas les évaluations. Les autres États ne peuvent alors pas commercer avec ce pays. Parfois, l'explication tient à de simples erreurs.

L'informatique a rendu plus aisé le suivi des exportations et des importations. Un contrôle très important est exercé sur les produits précurseurs -héroïne, acide sulfurique, acide chlorhydrique, acide acétique, etc. - qui ne constituent pas des drogues mais qui sont nécessaires aux trafiquants pour passer de la morphine à l'héroïne. Tous les pays doivent disposer d'un système d'autorisation préalable et nous transmettre informatiquement les demandes d'importation qu'ils adressent à telle ou telle société exportatrice. Le pays exportateur doit vérifier si la société importatrice est autorisée à faire entrer de tels produits sur son territoire et vérifier l'utilisation de ceux-ci.

Ce système, qui était initialement mis directement en oeuvre entre les pays, passe maintenant par nous. Il est toutefois beaucoup moins performant pour les substances psychotropes ou pour les stupéfiants -mais on est en train d'avancer dans ce domaine. Il ne s'agit que d'un problème informatique. Le seul problème réside dans le fait que tous les États ne sont pas informatisés.

Une dizaine d'États n'ont pas signé les conventions -Samoa, etc. - mais bon nombre, faute de moyens, sont incapables de nous fournir des indications informatiques. Dans un certain nombre de pays -nous ne donnons jamais de noms- le ministère de la justice ne dispose que d'un seul ordinateur -par ailleurs en panne. Il ne s'agit pas forcément de fraudeurs : tout le problème est de faire en sorte qu'ils puissent se mettre à notre niveau pour pouvoir travailler avec nous.

Ce n'est pas parfait -il s'agit d'une grosse machine- mais le marché international est sur la bonne voie. Cependant, les trafiquants sont très inventifs. Ce qui caractérise cette délinquance, c'est la souplesse, la capacité d'organisation des trafiquants, qui trouvent toujours des solutions et ont un jeu d'avance sur nous !

Sur le plan international, on a tout de même empêché que la drogue ne passe là où elle ne le devait pas.

Une autre obligation des traités est de répondre aux besoins des pays en matière médicale et scientifique. Il faut donc que la drogue y parvienne. On en est loin ! Personne n'utilise la morphine en Afrique alors qu'il existe des gens qui souffrent et qui en auraient besoin. On pourrait penser qu'il s'agit de raisons financières. Il n'en est rien. Au Ghana, par exemple, qui n'est pas un pays riche, on a initié des transformations législatives, formé les médecins et les infirmiers afin qu'ils prescrivent de la morphine : ils ne le font pas ! Ces États ne constituent par ailleurs pas de stocks. 80 % des analgésiques sont consommés par l'Europe et les États-Unis contre 3 % en Afrique.

Nous ne sommes donc pas parvenus à une répartition équilibrée pourtant tout aussi importante que le travail sur la drogue ! En tant que magistrat, je n'imaginais pas ce second volet. Il faut que la drogue existe en quantité suffisante dans certains pays pour soigner la population ! Tel n'est pas le cas...

Il y a à cela des raisons financières mais pas seulement : hésitations à prescrire, mauvaise information des médecins, peur de l'addiction, absence de stocks, législation trop restrictive. Il s'agit là d'un champ qui reste à couvrir. C'est un échec car le problème, qui suppose des efforts considérables, concerne deux cents États dotés de niveaux très différents.

Notre autre vocation, plus large, est d'être gardiens des textes et de veiller à la façon dont les États remplissent leurs obligations.

S'agissant de la question de la légalisation pour consommation personnelle, les traités ne le permettent pas. L'article 3 de la convention de 1988 dispose que « sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique, chaque partie adopte les mesures nécessaires (...) à la consommation personnelle ». On en pense ce que l'on veut mais la loi est la loi. Si on veut légaliser la consommation personnelle, il faut changer la loi. On peut en discuter, infraction pénale ne signifiant pas « pénalité ».

On m'a posé la question de savoir si la contraventionnalisation des sanctions respecte le traité. Je n'ai pas posé la question à l'Organe mais, à titre personnel, je répondrai oui, bien sûr ! Il s'agit bien d'une incrimination. Peu de pays appliquent des peines en la matière. En France, les peines de prison prononcées pour consommation personnelle sont liées à un vol, à une agression...

En 1970, la Suède avait choisi la libéralisation de l'héroïne. Elle est revenue à un État sans drogues et à une certaine répression. En fait, les plus gros efforts portent sur les traitements, dont certains sont obligatoires.

Le Portugal a abandonné la condamnation pénale mais a conservé la pénalisation administrative et a surtout mis en place -ce que j'approuve- des commissions de dissuasion interdisant la pratique de certaines professions, la rencontre avec certaines personnes et le fait de se promener dans certains lieux. Ce sont des pouvoirs considérables qu'un tribunal n'oserait du reste pas utiliser !

La politique portugaise en la matière est bien plus dirigiste. Je parle là en mon nom propre mais je ne pense pas, en dehors de ces annonces fortes, que l'on puisse se dispenser de l'une ou de l'autre.

J'en reviens à la qualification pénale, qui peut prendre la forme d'une contravention. L'Organe est allé jusqu'à conseiller de conserver la qualification tout en dispensant la consommation personnelle de peine ; dans le cas contraire, il faut changer tout le système !

Changer les textes qui concernent deux cents États est compliqué. On n'est pas près de le faire ! La Bolivie a émis des réserves à propos de la mastication de la feuille de coca lorsque le traité est devenu effectif. Ces réserves courraient jusqu'en 1989. La Bolivie a récemment demandé une modification des textes, toujours possible s'il n'existe pas d'objections. Vingt-cinq objections ont été émises !

Le problème vient de ce que la loi pénale représente quand même un interdit qui joue son rôle. Il existe cependant des dispenses de peines, des non-poursuites -je ne parle pas là du problème français...

Il en va de même pour les salles de soins. Si vous ne pouvez pas légaliser la consommation personnelle, on ne peut légaliser les salles de soins. On devient même complice de cette infraction ! Les gens y viennent avec leur drogue, qui provient de trafics, alors qu'on nous demande de le combattre.

On peut en discuter longuement. Tous ces problèmes ont été évoqués depuis 1992 et le sont régulièrement, soit du fait de cas nouveaux, soit parce qu'il faut préciser la doctrine.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Vous avez quasiment répondu à toutes les questions fondamentales que nous souhaitions vous poser. Vous avez apporté un éclairage fort intéressant concernant les éléments juridiques que nous n'avions, pour certains, pas encore évoqués au cours de ces auditions.

La parole est aux parlementaires...

Mme Michèle Delaunay, députée - La France a légalement institué une politique de réduction des risques et mis en oeuvre l'échange des seringues. Or, la loi française n'interdit aucunement de prolonger cette politique. Les salles de consommation ne sont donc pas hors-la-loi : il s'agit simplement d'un prolongement de la politique de réduction des risques !

Certes, l'héroïne est une substance interdite mais on ne refuse pas de soigner un blessé de la route sous prétexte qu'il a 4 grammes d'alcool dans le sang ! Nous n'arrêtons pas de faire de la réduction des risques. Le médecin n'a pas à se demander si ce qu'il fait est permis : il doit soigner et prévenir un danger plus grand.

Je comprends bien la rigueur d'un traité mais, finalement, l'engagement médical n'est pas moins rigoureux !

M. Marc Moinard - Je ne le conteste pas ! On me demande la position de l'Organe : je la donne. Il se trouve que c'est la mienne.

En second lieu, cette position constitue une analyse qui est juridiquement incontestable.

La République tchèque a pris le pas de l'Espagne et du Portugal en dépénalisant la consommation personnelle des drogues en dessous de certaines doses.

Nous avons fait valoir que l'article 3 de la convention de 1988 ne le permettait pas. On nous a opposé une décision-cadre du conseil de l'Europe -à l'écriture de laquelle j'ai d'ailleurs participé- qui, afin d'harmoniser les politiques judiciaires des États en matière de répression, fixe des peines planchers pour les infractions les plus graves. Certes, les États peuvent faire ce qu'ils veulent pour les autres infractions, mais cela ne les fait pas disparaître pour autant !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - En Suisse, la détention et l'usage du moindre gramme de cannabis sont interdits. Pour autant, il existe une dizaine de salles de consommation supervisée sur lesquelles la justice et la police ferment bizarrement les yeux !

M. Marc Moinard - C'est ce qui se passe en Hollande : ce pays n'a pas dépénalisé l'usage mais a décidé de ne pas appliquer la loi -ce qui est assez hypocrite ! En Hollande, ce sont les procureurs généraux qui définissent la politique pénale. Ils ont donc donné des instructions en ce sens.

Le problème de la qualification pénale n'est pas traité : si l'on n'obéit plus aux lois que l'on s'est données, je ne vois pas comment les appliquer aux autres ! Le système de la contravention me convient fort bien. Il existe du reste une contravention administrative au Portugal : c'est libéral mais très encadré !

Je n'ai pas à me prononcer sur le fond de la politique pénale mais on ne peut pas dire qu'ils laissent se faire les choses. Du reste, je crois que cela a réussi, tout comme en Suède...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Pas au même coût !

M. Marc Moinard - Je l'ignore...

La consommation de cannabis chute un peu partout mais, de manière étonnante pour des pays aussi différents l'un de l'autre, le Portugal et la Suède ont le même problème avec l'héroïne et la cocaïne.

En la matière, on constate également que tous les pays qui n'étaient que des pays de transit deviennent aujourd'hui des pays consommateurs. Le Bénin ou le Niger ne disposent d'aucun moyen judiciaire. Je n'ai jamais vu un trafiquant dans les tribunaux africains, où je me rends souvent ! Les intermédiaires sont payés en cocaïne !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Vous avez parlé des pays producteurs de morphine, que vous contrôlez. Quelle est la politique de l'OICS vis-à-vis des producteurs de substances illicites, notamment le Maroc, et quels sont vos moyens ?

M. Marc Moinard - Nous travaillons par session de quinze jours, durant lesquelles nous voyons cinquante à soixante pays.

Nous disposons de moyens de deux ordres, injonctions et missions. La grande peur des pays est de voir leur nom étalé dans le rapport. Ces pays ne veulent pas être stigmatisés. C'est un argument dont nous nous servons ; si aucun autre ne prévaut -mais ce n'est jamais arrivé- on peut aller jusqu'à mettre un pays en quarantaine.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat - Merci de ce que vous nous avez rapporté.

Audition de M. Cédric Grouchka, membre du collège, et de M. Dominique Maigne, chef de cabinet, de la Haute Autorité de santé

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Nous recevons M. Cédric Grouchka, membre de la Haute Autorité de santé, accompagné de M. Dominique Maigne, chef de cabinet.

M. Grouchka a également été praticien hospitalier en santé publique.

Monsieur Grouchka, quelles sont les missions de la HAS dans le domaine de la toxicomanie et des stupéfiants ?

M. Cédric Grouchka - La HAS est la seule institution scientifiquement indépendante, par la volonté du législateur, au service des trois entités que sont les usagers, les professionnels et les pouvoirs publics. La triple mission de la HAS consiste à faire en sorte que les professionnels soignent mieux, à aider les pouvoirs publics à mieux décider et les usagers à mieux s'informer. La toxicomanie vient s'intégrer dans l'ensemble de ces éléments.

L'objectif opérationnel de la HAS est avant tout d'évaluer les dispositifs et les médicaments liés au problème de la substitution, de recommander les bonnes pratiques au plan professionnel mais aussi au plan organisationnel. Elle a bien entendu des missions de certification des hôpitaux et des établissements de santé ainsi que d'accréditation des médecins pratiquant un exercice à risque. Une de nos missions récentes porte également sur l'évaluation médico-économique, que vous nous avez confiée.

Nous n'avons pas pour l'instant de documents de synthèse intégrant la totalité de nos travaux, qui restent ponctuels au fil des années ; en outre, un certain nombre de sujets ne sont pas couverts.

Nous ne produisons pas de données scientifiques comme l'INSERM ou le CNRS. En revanche, nous synthétisons l'ensemble des données au sens large, les analysons par des méthodes transparentes, les validons et apportons aux décideurs publics, qu'il s'agisse de l'État ou de l'assurance-maladie, les éléments pertinents à l'appui de leurs décisions.

Nous avons, au fil des années, travaillé sur un certain nombre de sujets et en premier lieu sur les opiacés. Une conférence de consensus, en 2004, a traité des stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes aux opiacés et de la place des produits de substitution.

Nous avons également travaillé, en 2004, sur une recommandation des pratiques cliniques portant sur la réduction de la mauvaise utilisation des médicaments de substitution.

Enfin, nous avons, dès 1998, dans le droit fil des recommandations de l'ANAES, travaillé sur les modalités de sevrage des dépendances aux opiacés.

Nos premiers travaux sur la cocaïne, quant à eux, remontent à 2010 et sont constitués par une recommandation des pratiques cliniques en matière de prise en charge des consommateurs de cocaïne.

S'agissant de la poly-consommation, nous avons récemment publié des recommandations suite à une audition publique sur les abus et les dépendances en la matière.

Nous travaillons actuellement sur la labellisation d'une recommandation de la Société française de médecine du travail à propos du dépistage et de la gestion du mésusage des substances psychoactives, principalement l'alcool.

Nous avons également mené des travaux sur l'alcool et le tabac, ainsi que sur les benzodiazépines.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Je reconnais que la HAS a un rôle très particulier. Néanmoins, nous avons relevé un certain nombre de manques, que vous avez par ailleurs pointés -cocaïne, enfermement dans la substitution... Je sais que vous avez commencé à y réfléchir.

Que font les autres pays, en matière de délivrance sous strict contrôle médical d'héroïne ou de morphine, pour les personnes qui n'ont pas réussi à se sortir de la toxicomanie grâce à la substitution ?

Par ailleurs, quel est votre avis sur le cannabis, dont la dangerosité -quelles que soient les querelles que nous avons toujours entre nous- semble s'accroître et qui constitue une porte d'entrée pour beaucoup d'autres substances ?

S'agissant de l'organisation sanitaire, il nous a semblé que le dispositif est extrêmement diffus.

Nous avons été séduits par les services d'addictologie mais il existe également des services avec ou sans hospitalisation, des services psychiatriques. Peut-être faut-il établir un guide en matière d'addictologie -sevrage, consultation, etc.

Enfin, avez-vous déjà travaillé sur les salles de consommation supervisée ?

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - On a l'impression qu'il existe un certain nombre de structures qui s'occupent de toxicomanie mais que les moyens ne couvrent peut-être pas l'ensemble des problématiques. Je pense qu'il faut évoluer.

Vous avez réalisé une photographie de tout ce qui existe : avez-vous déjà évalué les bénéfices et les risques des politiques qui sont menées ?

M. Cédric Grouchka - Ma réponse risque de vous frustrer. Je ne puis vous répondre que dans le cadre de ce que la HAS a déjà publié et recommandé. Nous ne pouvons exprimer nos convictions sur un certain nombre de sujets. Je puis simplement vous parler de ce que nous avons fait, de ce que nous pouvons trouver utile de faire et répondre à vos propositions, contrairement à la MILDT, qui peut avoir son appréciation propre. Notre légitimité tient au fait de ne jamais dire ce que nous ne savons pas étayer.

Je puis vous donner un sentiment personnel mais ce ne sera pas au nom de la HAS et encore moins au nom de son Président !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Dites-nous ce que vous pouvez et ce que la HAS pourrait faire... On peut peut-être vous aider !

M. Cédric Grouchka - On a presque envie de vous le demander sur certains sujets polémiques ! La HAS a la capacité, au vu d'un certain nombre de méthodes, de décrisper des sujets à fortes capacités polémiques et même à fortes divergences d'opinions.

J'en veux pour exemple les recommandations que nous publierons probablement fin juin en matière de majorité psychiatrique. Quand la HAS a été saisie, personne ne pensait que nous arriverions à ce qui ressemble plus à un consensus qu'à un compromis.

Nous y sommes parvenus grâce à une méthode développée à partir des conférences de consensus, devenues aujourd'hui des auditions publiques, qui confrontent l'expertise -avec une gestion des conflits d'intérêt assez rigoureuse- l'avis des patients, des usagers et l'opinion publique.

Il nous semble que cette méthode pourrait être utile à la collectivité nationale pour faire émerger les positions au-delà des postures, tout en respectant les idées voire les idéologies de chacun. Les marges de progression demeurent assez fortes dans l'ensemble des domaines que vous avez évoqués.

Deux sujets sont, me semblent-ils, fortement porteurs. Le premier concerne le cannabis. Peut-être faut-il cibler la question sur l'usage thérapeutique ou l'élargir à d'autres prises en charge. Tout cela est à voir mais l'absence de réflexion de la HAS et de ses structures antérieures en la matière signifie bien que le sujet n'a pu être mis en première ligne. Je pense que l'on peut être capable d'y remédier.

S'agissant des salles de consommation supervisée, l'expertise collective de l'INSERM est pour nous un élément d'analyses, de données et d'informations parmi d'autres. Elle ne saurait être résumée comme la seule source d'informations sur le sujet. Pour nous, l'expertise de l'INSERM ne correspond pas à une recommandation. Ses travaux sont très intéressants mais sans la moindre gestion de conflits d'intérêt. Ils n'ont été confrontés à aucune analyse profonde de la littérature internationale, même s'ils ont travaillé sur 700 articles.

Nous avons présenté en début de semaine un guide destiné à aider les professionnels des hôpitaux à annoncer un accident médical à leur patient : ce travail, qui a duré plus de quatorze mois, a nécessité plus de quarante experts. 1 400 articles internationaux ont été analysés. Le travail que l'on peut réaliser sur l'existant va très au-delà de la simple réunion d'experts. Nous ne sommes donc pas capables de porter un jugement de valeur, n'ayant pas travaillé sur le sujet.

La HAS, si vous le préconisez, peut fort bien s'autosaisir d'une analyse exhaustive de la littérature très au-delà de ce qui a été fait jusqu'à présent. Nous pouvons également réaliser une audition publique sur les salles de consommation supervisée et recueillir un consensus ou un compromis qui permette de faire avancer la société sur ce sujet, quel qu'en soit le résultat. Ce n'est pas facile mais c'est faisable.

M. Dominique Maigne - Avec une appropriation par les acteurs de la société civile...

M. Cédric Grouchka - La transparence et la confrontation ne constituent pas un risque mais une chance ! Parallèlement à cette audition publique, nous pourrons vous fournir des éléments d'appréciation sur l'évaluation médico-économique de ces salles de consommation supervisée.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Les salles d'injection supervisée sont un aspect mineur par rapport à l'ensemble de la prise en charge de la toxicomanie. Les évaluations économiques de notre prise en charge ne doivent pas uniquement porter sur ce point.

M. Cédric Grouchka - Je faisais là une réponse ponctuelle à une question ponctuelle. Nous sommes capables, si vous le souhaitez, d'être plus ambitieux.

Un sujet à forte potentialité polémique peut trouver une réponse grâce à certaines de nos méthodes. Nous pouvons évaluer la prise en charge globale de notre politique de réduction des risques non par des auditions publiques mais grâce à des méthodes organisationnelles plus classiques.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - L'AFSSAPS a évoqué un taux élevé de décès par overdoses. Il y aurait là une évaluation à faire entre le bénéfice et le risque.

Nous avons recouru depuis des années à la substitution sans imaginer d'autres voies. D'autres pays ont des palettes de prise en charge des toxicomanes plus larges. On commence à admettre qu'il faut élargir la prise en charge sociale et la regrouper avec le médico-social...

On voit par ailleurs que la prévention a des portées mesurées ; son évaluation ainsi que vos propositions en la matière pourraient également être intéressantes. Avez-vous déjà travaillé sur ces problématiques ?

M. Cédric Grouchka - Non. Nos travaux sont partiels, ponctuels et liés à nos saisines.

Nous avons la capacité de nous autosaisir mais nous ne pouvons le faire sur tous les sujets simultanément. Votre mission m'a amené à me poser la question de savoir s'il n'était pas nécessaire de combler les lacunes évoquées par ailleurs et de réaliser un travail intégratif de l'ensemble des éléments.

Cela ne répond pas totalement à votre question sur l'évaluation de la gestion des risques en tant que tels. Ce pourrait être un travail pertinent mais il nécessitera un temps assez long. On ne peut imaginer une recommandation de la HAS -même en essayant de réduire le temps d'un tiers comme nous le faisons actuellement- avant neuf mois ou un an minimum, même si nos outils sont adaptés à vos demandes.

M. Dominique Maigne - Il est naturel que l'AFSSAPS se pose des questions en termes de sécurité sanitaire, les médicaments substitutifs aux opiacés ayant une classe thérapeutique particulière. Nous avons quant à nous la capacité d'intégrer le bénéfice-risque dans une approche plus globale et transversale.

Par ailleurs, nous bénéficions d'un dispositif qui nous permet de travailler en collaboration avec les établissements médico-sociaux ; ils relèvent d'une approche qui n'est pas uniquement sanitaire et disposent d'une agence d'évaluation, l'ANAES, avec laquelle nous arrivons à coproduire des recommandations.

Nous pouvons, sur le champ qui va du court séjour au dispositif de la psychiatrie de secteur, en passant par le champ médico-social, avoir une approche intégrative bien au-delà des produits de substitution, mais produire de telles recommandations demande du temps et de l'énergie. Les groupes que nous mobilisons sur ce type de sujets ont également besoin d'un temps d'appropriation.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Concernant la commission de la transparence, envisagez-vous de donner des directives qui pourraient intéresser les médecins en matière de prescriptions de psychotropes ? Il semble qu'il existe de plus en plus de mésusages dans ce domaine. Comment la HAS aborde-t-elle ce problème ?

M. Cédric Grouchka - Le sujet ne concerne pas uniquement la commission de la transparence...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Il l'intéresse quand même !

M. Cédric Grouchka - Certes, il faudra intégrer les problèmes de mésusage, de dangerosité ou de substitution à la substitution dans la comparaison des différentes stratégies de prise en charge -pour ne pas dire de stratégies thérapeutiques.

C'est ce qu'est capable de faire la HAS, au-delà de la commission de la transparence, dans le cadre de ce type de recommandations relatives aux pratiques organisationnelles ou cliniques.

M. Dominique Maigne - Par ailleurs, la commission de la transparence dispose de trois niveaux d'appel : inscription, réinscription et réévaluation des classes.

Il ne vous a pas échappé que nous sommes en pleine refondation et que nous allons, via un accord avec l'AFSSAPS, à travers la pharmacovigilance, prioriser les rappels de classes thérapeutiques.

Nous ne sommes pas en état de vous indiquer les priorités mais la volonté de la commission de la transparence -qui va sûrement changer de nom demain et intégrer les notions d'intérêt et de stratégie thérapeutique- sera de réévaluer toutes les classes thérapeutiques. On le fait aujourd'hui au fil de l'eau mais un travail de mise en place sera réalisé. Les problèmes de mésusage et de service médical rendu se poseront

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - L'expertise de l'INSERM, qui s'est basée sur un certain nombre de publications, est-elle selon vous critiquable ou fiable ? A-t-elle été exhaustive dans la prise en compte de ces publications ?

M. Cédric Grouchka - Je ne puis porter de jugement en la matière, je vous l'ai dit ; après une lecture rapide, l'expertise semble assez rigoureuse. C'est là une appréciation très subjective mais on ne peut s'en servir pour faire reposer une politique ou pour prendre une décision de santé publique : ce n'est pas le métier de l'INSERM. Ils n'y a aucune méthode, aucune gestion de conflit d'intérêt. Cette étude ne comptait que quatorze experts, ce qui est assez peu.

Je ne sais comment ont été sélectionnés les 700 articles. Tout cela répond à des méthodes qui expliquent le temps que la HAS doit y passer. Nous travaillons assez vite mais notre charge de travail est très lourde. Nous essayons d'aller au bout des choses. C'est ainsi que l'on assoit notre crédibilité vis-à-vis des professionnels et des pouvoirs publics.

M. Dominique Maigne - L'INSERM, par construction, mobilise la compétence de ses unités de recherche. C'est donc une vision d'expertise clinique, épidémiologique ou de sciences humaines et sociales, mais dans des unités de recherche. L'expertise collective de l'INSERM serait intégrée dans une approche qui pourrait être la nôtre comme un élément parmi d'autres.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Si, demain, le ministre demande à la HAS s'il faut ou non dépénaliser le cannabis, que répond-elle ?

M. Dominique Maigne - Notre mission est de fournir des expertises dans le domaine de la prise en charge. La question de la dépénalisation du cannabis peut peut-être, au détour de l'analyse, avoir des impacts sur les modalités de prise en charge mais nous ne sommes pas qualifiés pour répondre...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - La dépénalisation a une incidence sur la santé publique !

M. Dominique Maigne - Cela mérite examen.

M. Cédric Grouchka - Nous ne sommes pas capables, au vu des éléments dont nous disposons, de répondre à votre question.

M. Dominique Maigne - Si l'examen du cannabis venait devant la HAS, l'ensemble de ses usages seraient étudiés. Il s'agirait donc d'une vision large qui ne répondrait pas nécessairement aux questions sous-jacentes mais qui permettrait peut-être de faire avancer le sujet.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Lorsque vous émettez des recommandations, comme en 2004, mesurez-vous ensuite une évolution des pratiques médicales ?

M. Cédric Grouchka - C'est une interrogation majeure qui dépasse largement la toxicomanie ! C'est une question que le nouveau collège vient de se poser dans la perspective de la rénovation de la HAS.

Il s'agit là du concept de responsabilité élargie -peut-être inapproprié puisqu'il vient de l'industrie. Notre travail, contrairement à ce que l'on pouvait imaginer jusqu'à présent, ne se restreint pas au fait de dire avec le plus de crédibilité possible ce qu'il convient de faire en matière de pratiques professionnelles ou d'organisation, mais de mesurer si ce que l'on a préconisé a été mis en place et si cela a eu un impact sur les modifications évoquées dans le cadre de nos préconisations.

Jusqu'à présent, à part quelques éléments sur lesquels des indicateurs nouveaux ont été créés par la HAS, il n'y a pas eu de systématisation du suivi de l'ensemble des éléments. A la décharge de la HAS, on en est à plus de 180 ou 200 recommandations ! Le premier défi de la recommandation concerne l'actualisation. Dans un certain nombre de spécialités, il faut se poser tous les cinq ans la question de savoir si l'on a besoin ou non de réactualiser le sujet. C'est un défi majeur.

Le second défi, pour un certain nombre de recommandations ciblées en fonction de leur importance ou de la plus-value que peuvent apporter nos recommandations dans l'organisation ou sur l'impact sur la santé, est d'être capable de mettre en place un suivi réel avec les opérateurs responsables de la mise en oeuvre de nos préconisations, et de le mesurer avec les éléments que l'on peut avoir. Nous ne pouvons assurer le suivi des recommandations dans la mesure où nous n'en disposons pas systématiquement.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Avez-vous un référentiel ou allez-vous contribuer à en créer un en matière de prise en charge hospitalière des toxicomanes ? J'ai le sentiment que les pratiques sont très diverses...

M. Cédric Grouchka - Nous n'avons pas de système qui nous permette de le mesurer mais nous disposons d'éléments qui nous laissent penser qu'une certaine partie des recommandations de 2004 n'a pas été mise en oeuvre. Il serait bon, dans le cadre de la responsabilité élargie, d'utiliser notre devoir d'interpellation pour obtenir la mise en oeuvre d'un certain nombre d'éléments qui ne l'ont pas été, dans une démarche de communication publique exprimant le fait que l'exécutif n'a pas mis en oeuvre ce que nous préconisions.

On peut utiliser ce devoir d'interpellation à propos de ce que l'on a fait ; on ne peut l'utiliser à propos d'éléments sur lesquels nous n'avons pas émis de recommandations.

Faut-il travailler sur un référentiel de la prise en charge ? Ce serait peut-être un élément fédérateur mais il ne pourrait s'agir d'un référentiel purement hospitalier car il porterait aussi sur la prise en charge médico-sociale et ambulatoire.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat - Merci.

MERCREDI 25 MAI 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident et de
M. François Pillet, sénateur, coprésident

Audition de M. Michel Gaudin, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris, M. Thierry Huguet, chef de la brigade des stupéfiants de la direction régionale de la police judiciaire, et M. Renaud Vedel, directeur-adjoint de cabinet du préfet de police

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le préfet, messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Je précise, monsieur Michel Gaudin, que vous êtes également membre du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance et que vous avez été chargé de la préparation d'un livre blanc sur la sécurité publique.

Messieurs, pourriez-vous nous présenter les enseignements que vous tirez de votre expérience en matière de lutte contre les toxicomanies ? Le dispositif existant vous semble-t-il adapté ou mériterait-il des ajustements ? Enfin, au vu de votre expérience sur le terrain, quels sont les grands enjeux et les particularités de la lutte contre les toxicomanies dans les quatre départements qui constituent en quelque sorte le « Grand Paris » de la police et qui forment une zone urbaine très dense ?

M. Michel Gaudin, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris . - Merci de nous recevoir pour évoquer cette problématique essentielle de la délinquance dans l'agglomération parisienne.

La fonction de la préfecture de police n'est pas de commenter la loi mais de l'appliquer - d'autres institutions de la République devraient peut-être s'en inspirer.... Or, la consommation de drogues est interdite en France. Aussi, si nous ne sommes bien sûr pas ignorants de la réalité de la consommation, nous luttons essentiellement pour éviter les trafics.

Des parallèles sont effectués entre les drogues et d'autres substances comme l'alcool et le tabac. Il reste que, quelque néfastes que puissent être parfois les effets de ces substances, elles sont légales.

Mon expérience dans la police m'a amené à la conviction que la drogue est un « cancer » pour la région parisienne ; j'ai déjà eu l'occasion de le souligner lorsque j'étais directeur général de la police nationale. Lors de mon arrivée à Paris, en 1987, j'ai veillé à ce que l'ensemble des services de la préfecture de police s'attaque, dans le cadre d'une organisation coordonnée et d'un plan d'ensemble, à cet objectif primordial de la lutte contre la délinquance. En octobre 2007, nous avons mis en place un plan de lutte contre la drogue.

Nous avons conservé la même démarche lorsque l'agglomération de police a été créée, le 9 septembre 2009. Nous disposons, dans les quatre départements, de plans de lutte contre la drogue, qui montrent l'ampleur du phénomène. Ainsi, l'an dernier, nous avons traité 2 890 affaires, qui se sont traduites par 5 619 interpellations. L'action répressive a abouti à la saisie de 392 kilos de cocaïne, 3,276 tonnes de résine de cannabis, 1 001 kilos de crack et d'importantes quantités de Subutex pour un montant total de 7 millions d'euros, tandis que 400 000 euros ont été bloqués sur des comptes bancaires. Depuis le début de cette année, le rythme est resté le même, avec 1 279 affaires et 2 281 interpellations. Nous poursuivons résolument nos opérations, avec de plus en plus de succès.

Cette partie répressive de notre métier s'accompagne d'un volet de prévention que nous ne négligeons en aucune façon. Le phénomène est trop préoccupant sur le plan sanitaire comme en termes d'organisation de l'économie souterraine. Il nous faut donc sensibiliser nos concitoyens, notamment les jeunes, à cette problématique.

À Paris, notre action de prévention est conduite dans le cadre du contrat de prévention et de sécurité que nous avons signé avec le maire de Paris, qui est parfaitement conscient des difficultés. Mes trois collègues de la petite couronne travaillent également dans le cadre de tels contrats.

Nous disposons, intra muros, de vingt-six policiers formateurs antidrogue. Chaque année, nos interventions touchent 14 000 écoliers et collégiens et 11 000 lycéens.

Depuis deux ans, nous complétons ce travail par des colloques ou séminaires car, même si cela ne fait guère partie de la culture de la préfecture de police, il faut faire davantage pour sensibiliser la population aux dangers encourus. Un premier séminaire s'est tenu à la Sorbonne, avec l'ensemble des intervenants potentiels et des témoignages non pas de policiers mais de psychologues, de sociologues et de pédopsychiatres. Réédité à deux reprises, le document final porte sur les effets du cannabis sur la santé et l'intégration sociale des jeunes. Notre seconde séance a pris la forme d'une soirée sur la cocaïne à la Conciergerie.

L'action qui est conduite à Paris dans une perspective sanitaire est de taille et nous nous y associons pleinement car elle vise également à réduire les risques.

Les centres de soins spécialisés aux toxicomanes et les centres de cure ambulatoire en alcoologie ont été regroupés au sein de dix-neuf centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, dont douze sont généralistes, cinq dédiés spécifiquement aux drogues et deux à l'alcool.

On compte également neuf centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, dont l'existence est un élément très important du débat sur les salles de consommation contrôlées à moindres risques. Pour une articulation intelligente des politiques, nous avons demandé aux policiers de faire preuve de beaucoup de discernement et nous n'appliquons guère notre politique répressive aux alentours de ces centres. Ainsi, nous avons accepté, en accord avec la Ville de Paris et en concertation avec les mairies d'arrondissement, de retirer les caméras là où l'on pouvait nous suspecter d'utiliser des images de toxicomanes venant se faire soigner. Travailler avec discernement est pour nous essentiel et cette démarche va bien au-delà de la déontologie.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La situation dans l'agglomération parisienne est-elle sensiblement différente de celle d'autres capitales ou grandes agglomérations, en Europe et aux États-Unis ?

M. Michel Gaudin . - Je ne dispose pas d'éléments de comparaison très précis. Il reste qu'il ne faut pas exagérer le caractère catastrophique de la consommation de drogues en région parisienne. Depuis dix ou quinze ans, la drogue est aussi présente dans les communes rurales les plus reculées.

En France, la drogue est interdite. Pour autant, un dispositif de réduction des risques a été instauré, depuis 1987 pour les seringues et depuis les années 1990 pour les produits de substitution. Cela n'existe évidemment pas dans les pays qui ont légalisé la consommation.

Le débat tourne en effet autour de la légalisation. Dans mes anciennes fonctions, j'étais assez peu apprécié des représentants de la police néerlandaise, d'autant que je reprenais souvent une expression du Président de la République Jacques Chirac : je persiste à penser que les Pays-Bas sont un « narco-État », un loup dans la bergerie européenne. Aujourd'hui, il circule plus de drogue dans les capitales des pays où la consommation a été libéralisée que chez nous.

M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Au-delà de la simple bienveillance de la police aux abords des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, l'expérimentation de centres d'injection supervisés serait-elle adaptée à la situation parisienne ? Quelles difficultés soulèverait-elle, notamment au regard des poursuites ?

M. Michel Gaudin . - Accepter un tel système serait faire un pas vers la légalisation. Il ne s'agirait plus de tolérance de la police, mais de consommation légale de drogues.

La première difficulté tiendrait au positionnement de la police par rapport à ces centres. Quelle est la pratique au regard de ceux que je persiste à appeler les toxicomanes ? Les salles de consommation seraient destinées aux personnes les plus touchées, ce qui renvoie à la problématique du crack. Si le sort des personnes dépendantes ne peut que nous émouvoir, il faut aussi penser aux problèmes liés aux sites de consommation, tel celui de la place de Stalingrad, dans le XIX e arrondissement de Paris. Nous avons réalisé des opérations policières contre ce site, en particulier avec le groupe local de traitement de la délinquance. Le site s'est alors déporté vers la porte d'Aubervilliers, puis, compte tenu de la vigueur de l'action de la préfecture de police, vers la gare de Saint-Denis. Depuis la mise en place de la police d'agglomération, Paris a été un peu réinvesti. Les interpellations réalisées il y a trois semaines dans le XIX e arrondissement se sont traduites par vingt emprisonnements ; la police est aussi très présente sur le site de Stalingrad.

Un dispositif renforcé de maraude serait au moins aussi efficace qu'un lieu fixe, dans lequel les usagers de drogues n'iraient pas forcément, et qui serait une légalisation de fait non seulement de la consommation, mais aussi du transport de drogues illicites : outre qu'un porteur de drogues un peu informé expliquera qu'il allait justement vers la salle de consommation, même s'il en est très éloigné, il faudra accepter qu'une personne puisse se déplacer jusqu'à la salle avec un produit qu'elle aura acheté frauduleusement. Sur place, le produit devra être testé car un dispositif institutionnalisé ne peut pas prendre le risque de permettre la consommation de produits frelatés, qui peuvent provoquer surdoses et décès.

Mais je n'exprime ici que mon sentiment et il est légitime d'entendre tous les arguments autour de la proposition de M. Jean-Marie Le Guen.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Organisez-vous des présences policières régulières dans des établissements scolaires où peuvent se dérouler des trafics d'autres produits que le cannabis ?

M. Michel Gaudin . - Le plan permettant de surveiller les lieux où la drogue peut être consommée a été bien préparé en 2007 ; il a ensuite été étendu aux départements de la petite couronne. En revanche, la surveillance des établissements scolaires ne va pas beaucoup plus loin que la surveillance scolaire normale. On sait que des trafics s'y déroulent, essentiellement autour du cannabis, mais aussi d'autres substances. Je rappelle que le plan ne visait pas de simples consommateurs, alors que notre objectif n'est en rien de nous attaquer à eux pour accroître notre volume d'affaires élucidées.

Les problèmes des établissements scolaires sont réels. Vendredi prochain, dans un établissement de Saint-Ouen, les enseignants organiseront une « journée morte » pour protester contre un trafic de drogue devenu insupportable. Avant-hier, une opération d'envergure organisée avec le préfet de Seine-Saint-Denis a permis des saisies importantes.

Depuis trois ou quatre ans, nous disposons d'une carte de l'ensemble de l'agglomération et le plan est structuré par zones prioritaires : nous savons que, boulevard Ney, nous devons procéder tous les deux ans à des démantèlements de systèmes de distribution de drogue.

À Paris, nous devons aussi faire face à la problématique des lieux festifs. Nous sommes très vigilants. J'ai reçu l'an dernier les gérants de discothèques pour leur expliquer que le trafic de drogue n'y serait plus toléré. Nous sommes très actifs.

M. Thierry Huguet, chef de la brigade des stupéfiants de la direction régionale de la police judiciaire . - Indépendamment du plan de lutte contre les stupéfiants, la lutte contre le trafic de stupéfiants dans les établissements scolaires est une préoccupation particulière de tous les services spécialisés. Tout trafic qui touche une école acquiert une sensibilité particulière et exige une réaction immédiate.

Le caractère pénal que notre législation confère à la consommation de stupéfiants a entre autres avantages celui d'aboutir à ce que, dans l'immense majorité des cas, les services de police apprennent que leur enfant a commencé à consommer des produits stupéfiants aux parents, qui ne sont pas, loin s'en faut, les mieux placés pour observer les premiers signes d'une telle consommation.

Nous sommes régulièrement alertés de l'émergence de trafics par des associations de parents d'élèves, des responsables d'établissements scolaires ou des élus locaux. Une surveillance policière est immédiatement mise en place. Dans la majorité des cas, nous procédons à l'identification du ou des revendeurs qui approvisionnent ces établissements et à leur interpellation.

M. Daniel Vaillant, député . - Je ne peux que dire du bien du travail du préfet de police et de la brigade des stupéfiants au service de la loi.

Mais, si votre tâche est d'appliquer la loi, la nôtre est d'examiner si elle est adaptée ou s'il faut la faire évoluer.

Le constat commun des membres de notre mission d'information est que notre pays - il n'est certes pas le seul - est en situation d'échec au regard de la consommation de drogues. Alors que nous souhaiterions tous que la demande disparaisse et que l'offre se tarisse, la réalité, c'est que la demande ne diminue pas et que l'offre s'adapte.

Vous avez eu raison d'évoquer le cannabis, mais il n'est pas la priorité de notre mission. Alors que la chasse à la « fumette » mobilise beaucoup de moyens, je crois savoir que la consommation de cannabis des Néerlandais est en net recul, notamment chez les jeunes. C'est l'absence d'harmonisation des législations européennes, pourtant hautement souhaitable, qui crée un effet d'aubaine et fait des Pays-Bas le fournisseur de l'Europe. Les Néerlandais revoient du reste aujourd'hui leur politique.

Le XVIIIe arrondissement de Paris est confronté au retour du crack. Nous avons d'ailleurs organisé les « États généraux du crack ». Le plan anti-crack a-t-il donné des résultats, ou est-il abandonné ?

La création de Coordination toxicomanies 18, que notre mission d'information a auditionnée, a été vécue très positivement non seulement par les toxicomanes, mais aussi par la population de l'arrondissement qui ne supportait plus l'environnement qui lui était imposé. Elle correspond à l'idée que devenir dépendant de la drogue n'arrive pas qu'aux autres et que des prises en charge sont nécessaires. Faut-il améliorer le nombre et la qualité des prises en charge, ou ne produisent-elles que des résultats décevants ?

Il y a eu des tentatives pour faire évoluer la loi du 31 décembre 1970. Mme Simone Veil, ministre chargée de la santé, s'y était attelée. L'actuel Président de la République avait lui-même envisagé, en 2003, la contraventionnalisation de la consommation de cannabis, donc une forme de dépénalisation qui, pour moi, n'est pas la bonne solution.

S'agissant des salles de consommation sécurisées, ne croyez pas que M. Jean-Marie Le Guen et moi-même sommes mus par le laxisme et la volonté de permettre un libre accès à la drogue. Notre démarche est au contraire sanitaire et vise à protéger les populations, y compris celles qui souffrent de la consommation dans les cages d'escalier ou sous les piles du boulevard périphérique. À Bilbao, une telle politique, mise en oeuvre par une municipalité de gauche, a été poursuivie par une municipalité de droite. Genève a également ouvert de telles salles. Pour moi, le laxisme, c'est le statu quo.

M. Michel Gaudin . - Je suis beaucoup plus sceptique que vous quant à l'évolution de la consommation aux Pays-Bas, dont une partie ne peut être mesurée.

Les études sur le danger du cannabis ont évolué depuis les propositions faites en 2003 par M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. Depuis le rapport de l'Académie nationale de pharmacie de 2008, je suis convaincu que les drogues sont toutes dangereuses. Un éditorial de Libération concluait même que « le temps de la naïveté est terminé ».

Il est donc essentiel d'informer nos enfants. Le recteur de l'Académie de Paris a bien voulu diffuser sur le site internet du rectorat un document rédigé par la préfecture de police, c'est une première !

Monsieur Daniel Vaillant, le plan que vous avez mis en place a assez bien réussi. Des instructions ont été données aux policiers pour qu'ils laissent tranquilles les gens qui veulent se soigner.

Si les salles de consommation à risques limités n'ouvraient pas la voie à un début de légalisation des produits, j'y serais favorable. Il est en effet impossible sur un plan sanitaire et humainement inacceptable de laisser livrées à elles-mêmes les personnes qui occupent la « scène ouverte » de Stalingrad. En revanche, je répète qu'il me paraîtrait plus efficace de développer les maraudes de contact pour aller au-devant de ces personnes. Les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues ne disposent pas des moyens suffisants pour cela.

Je suis aussi un ardent défenseur de la brigade d'assistance aux personnes sans abri. La problématique est la même.

M. Yves Pozzo di Borgo , sénateur . - Notre arsenal de conventions avec les pays producteurs de drogues - je pense d'abord au Maroc, notre premier fournisseur de cannabis - est-il suffisant ?

La production et la distribution de drogues brasse beaucoup d'argent. M. Brice Hortefeux, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, nous avait dit qu'il allait « frapper au portefeuille ». Notre arsenal juridique est-il suffisant pour lutter contre le blanchiment d'argent et les profits qu'il génère ?

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Pour moi, le cannabis présente un impact sérieux en termes de santé publique, notamment chez les jeunes. Les consommations précoces, chez ceux qui sont en situation psychologique et sociale difficile et les consommations intenses ont des conséquences. De même, l'alcool tue chaque année 40 000 personnes et le tabac, 60 000. Notre réflexion n'est pas fondée sur le laxisme, mais sur l'efficacité des approches, notamment en direction des jeunes. À quoi bon parler des ravages du cannabis à une classe d'adolescents ? La moitié des élèves en a déjà fumé sans subir ce qu'on lui promet...

La crédibilité des pouvoirs publics et de la parole scientifique est mise à mal par un dispositif trop systématique qui ne permet pas aux jeunes de se focaliser sur les véritables dangers.

L'éducation sanitaire dans une classe - comme l'enseignement du football - est-elle du rôle de la police ? Quelle que soit la qualité du travail de ses fonctionnaires, celle-ci est-elle institutionnellement la mieux placée pour conduire ce type d'action ? Je comprends la problématique du rappel à la loi, ou celle de la peur du gendarme. Pour moi, la police a pris en charge des fonctions qui étaient mal remplies. Voilà seulement cinq ans qu'il est question d'addictologie dans notre pays. Depuis trente ans, la psychiatrie et le secteur de la santé mentale sont véritablement dévastés. Mais la préfecture de police apporte-t-elle, dans ces fonctions, une valeur ajoutée particulière ? Le rôle du policier dans la société n'est-il pas de faire appliquer la loi, de dissuader et de réprimer les contrevenants ?

Mon interrogation est sincère : il ne s'agit pas d'une critique de l'institution policière mais d'une vision plus recentrée de son rôle.

Mme Virginie Klès , sénatrice . - Monsieur le préfet, vous avez distingué drogues et substances licites. Ne faudrait-il pas plutôt exposer aux jeunes qu'il n'y a que des drogues, dont certaines sont licites et d'autres non ? L'alcool fait au moins autant de dégâts que la drogue. Dans ma commune, je vois chaque année, à l'approche de l'été, des élèves de troisième en coma éthylique qu'on emmène à l'hôpital. Le danger spécifique des drogues illicites, c'est la loi, que l'on brave. Mais le danger sanitaire vaut pour toutes les drogues, notamment l'alcool.

Pourriez-vous aussi nous préciser ce que vous entendez par renforcement des maraudes ? S'agit-il d'augmenter les moyens qui y sont affectés, le nombre des maraudes, l'action qui est conduite pendant celles-ci ? Faudrait-il qu'elles disposent de la capacité d'analyser les produits ?

M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Quelle est la réponse pénale la plus courante en cas d'interpellation ? Une amende contraventionnelle ne serait-elle pas plus appropriée pour toucher les porteurs de petites quantités de cannabis et les primo-consommateurs, notamment les jeunes collégiens ou lycéens, ainsi que leur famille - y compris au portefeuille ? Aujourd'hui, l'interpellation d'un jeune pour consommation mineure d'un « joint » n'aboutit qu'à un classement sans suite ou à un rappel à la loi ; ce n'est pas satisfaisant.

M. Michel Gaudin . - Monsieur Jean-Marie Le Guen, vous l'avez justement dit, l'éducation sanitaire de nos jeunes concitoyens n'est pas forcément de la compétence de la préfecture de police. C'est la première fois que j'entends un élu dire que les policiers ne sont pas ceux qui assureraient le mieux cette formation - c'est aussi mon avis. Que le « croquemitaine » réussisse dans cette tâche mérite réflexion... Je suis un défenseur acharné de la police de proximité, mais je suis d'accord : apprendre aux jeunes à jouer au football ne fait pas partie du métier de policier. Il reste que les policiers formateurs antidrogue effectuent un travail que personne d'autre ne fait.

Vous me permettrez de raisonner par analogie. Il arrive que de nouveaux gardiens de la paix se trouvent en surendettement deux ans après leur première affectation : dans les écoles, ils sont, logés, nourris et payés. Et personne ne leur apprend qu'ils auront ensuite à assumer un loyer, la nourriture et les impôts. De même, dans le domaine sanitaire, c'est la formation de base qui semble faire défaut : dans mon enfance rurale, notre instituteur nous sensibilisait dès la première semaine à l'alcool - le fléau de l'époque - en faisant boire à un lapin une petite cuillère de gnôle : le lapin mourait en un quart d'heure et les esprits en étaient marqués !

Quant à la création des salles de consommation, le pas à franchir n'est pas de la compétence d'une personne dont la fonction est d'appliquer la loi. De plus, les sommes qui devraient y être consacrées pourraient être utilisées au profit du renforcement des maraudes.

M. Jean-Marie Le Guen, député . - Quelle est la différence entre une maraude nomade, et l'équivalent, mais fixe et avec un toit ?

M. Michel Gaudin . - La maraude suppose d'aller rencontrer la personne.

M. Renaud Vedel, directeur-adjoint de cabinet du préfet de police . -Il faut aussi souligner l'évolutivité très forte des scènes de consommation. Les démantèlements de trafics aboutissent à des déplacements considérables. Un lieu fixe ne pourra jamais s'adapter assez vite.

Les équipes chargées de la prévention dans le XIX e arrondissement m'ont dit que les temps de maraude à Stalingrad étaient de deux fois deux heures pour l'association la plus importante, Coordination toxicomanies 18, deux autres associations intervenant également. La couverture de la principale scène de consommation parisienne est donc très faible, alors que les policiers y mènent tous les jours des opérations de surveillance ou des interventions.

Le coût de fonctionnement d'une salle de consommation est considérable. Celle de Genève ferme à 19 heures. Or, à Paris, le créneau de consommation va de 19 heures à 2 heures du matin. Il faudrait donc aussi du personnel pour sécuriser les agents de la salle contre les petits trafiquants ou les drogués en crise. Les moyens qui y seraient affectés fragiliseraient ceux des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ou des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Un système mobile plus réactif me paraît plus pertinent.

M. Michel Gaudin . - Monsieur Yves Pozzo di Borgo, l'arsenal de conventions et de textes législatifs paraît largement suffisant. La difficulté, c'est leur application opérationnelle.

Dans ce domaine, la difficulté en matière de drogue, c'est le cannabis. Il représente le deuxième revenu du Maroc, principal fournisseur de la France. Après être restés longtemps inactifs, malgré nos demandes, les Marocains ont changé d'attitude, à l'époque où le ministre de l'intérieur était M. Nicolas Sarkozy : ils se sont rendu compte que les revenus des trafiquants de cannabis marocains étaient tels qu'ils suscitaient des vocations politiques... À partir de là, nous avons beaucoup travaillé avec les Marocains, et nous continuons. Nous avons aussi passé un accord avec l'Espagne, par où transite le cannabis.

Cela dit, le cannabis ne vient plus majoritairement du Rif, mais des Pays-Bas et celui qui est cultivé sous serre a une teneur en tétrahydocannabinol dix fois supérieure.

La cocaïne est produite en Amérique latine, surtout en Colombie. Pour lutter contre le trafic, les États-Unis ont installé à Key West un dispositif assez sévère.

Toujours à l'époque où M. Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur, nous avons créé la première antenne de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants aux Antilles. Cette création a porté ses fruits. Le trafic, ainsi bloqué, s'est détourné vers l'Afrique. Le travail a été poursuivi. Un dispositif a été mis en place au Portugal à l'époque où Mme Michèle Alliot-Marie a été ministre de l'intérieur. Une antenne de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants a aussi été installée à Toulon. Nous avons donc continué à progresser.

L'héroïne, quant à elle, nous arrive essentiellement d'Afghanistan via la Turquie, mais quelquefois aussi par les ports néerlandais - comme la cocaïne, du reste. Il y a eu plusieurs phases : les talibans l'avaient éradiquée lors de leur première prise de pouvoir, mais, à leur retour, ils l'ont considérée comme une arme susceptible de nuire aux mécréants. Ils favorisent donc désormais sa culture.

Les Français n'ont pas été inactifs dans la lutte contre l'héroïne. Nous avons mis en place des laboratoires de contrôle des précurseurs en Afghanistan. En revanche, les Allemands et les Turcs, qui en étaient chargés, n'ont pas réussi à installer un « bouclier » antidrogue. De ce fait, il arrive de nouveau beaucoup d'héroïne, de nouveau par les Pays-Bas. Cette évolution est assez préoccupante pour la France.

Enfin, les drogues de synthèse sont fabriquées aux Pays-Bas ainsi que dans quelques laboratoires en Belgique. Les Néerlandais ont démantelé quelques laboratoires, mais ils affirment que si la production ne se fait plus chez eux, elle trouvera refuge en Pologne, ce qui n'est pas faux.

Les outils, conventionnels et juridiques, sont parfaitement suffisants. Nous connaissons tous les circuits. Ce sont les dispositifs opérationnels qui nous font défaut.

Je regrette que les objectifs qui sous-tendaient la création d'Europol n'aient pas été poursuivis. L'objet de cette ancienne « unité européenne antidrogue » a été élargi à l'ensemble de la délinquance, ce qui n'a guère été efficace. De plus, Europol est fondé sur des conceptions anglo-saxonnes, privilégiant les analyses sur l'opérationnel. J'ai toujours plaidé, notamment dans le cadre du G5, quand j'étais directeur général de la police nationale, pour qu'Europol renforce son action en matière de drogue.

La coopération policière n'est pas assez développée. Avec les Néerlandais, nous conduisons des opérations qui ne servent à rien : l'opération « Hazeldonk », qui a mobilisé cent vingt policiers pour la surveillance des trains, a abouti à la saisie de quelques grammes de cannabis ! Il faut revoir les modalités opérationnelles de la coopération policière.

Nous travaillons bel et bien à toucher les réseaux au portefeuille. L'an dernier, nous avons saisi un million d'euros en numéraire. Le dispositif des groupes d'intervention régionaux permet de saisir le patrimoine des trafiquants. Hier, dans le cadre de l'application de la loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, nous avons saisi, pour la deuxième fois, un fonds de commerce.

Si M. Nicolas Sakozy, alors ministre de l'intérieur, avait envisagé la contraventionnalisation du cannabis, c'est parce que la loi du 31 décembre 1970 est un « sabre de bois » face à l'ampleur de la consommation. Comment condamner à un an de prison un mineur consommateur occasionnel ? Je ne suis pas hostile à la condamnation à une contravention.

M. Renaud Vedel . - C'est déjà le cas en pratique. Le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de produits stupéfiants, créé par la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, est une alternative aux poursuites prononcée par le parquet. Les stages sont organisés avec une participation financière des usagers, ce qui est une forme d'amende beaucoup plus intelligente qu'une contravention prononcée à l'encontre de personnes insolvables. Le stage comporte pendant un ou deux jours une information concrète effectuée par des professionnels, y compris des policiers. Ce système a désormais pris son rythme de croisière à Paris, où plusieurs centaines de stages sont organisés chaque année.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Une contravention immédiate ne serait-elle pas plus efficace ? C'est à l'immédiateté de la sanction qu'est sensible un jeune pris sur le fait. Ces stages ne sont organisés qu'avec un certain délai. De plus, les parents se trouveraient rapidement informés et ce sont eux qui paieraient l'amende ! Dans bien des cas, la police ou la gendarmerie laisse partir le jeune contrevenant après s'être contentée de lui promettre une convocation au commissariat ou à la brigade, laquelle n'aura en général pas lieu. Une contravention immédiate me semble présenter un effet dissuasif supérieur à la participation à un stage d'information.

M. Thierry Huguet . - Pourquoi pas, en effet, instaurer une contravention pour le primo-consommateur ? Cependant, même le cannabis peut parfois entraîner des phénomènes de dépendance extrêmement forts. Le recours mécanique à la contravention peut avoir l'effet pervers de supprimer pour la police une fonctionnalité qui me paraît indispensable, le recours à l'injonction thérapeutique qui oblige des consommateurs très dépendants à prendre le chemin du sevrage.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Les deux tiers des jeunes qui consomment pour la première fois ne sont pas des toxicomanes mais des consommateurs « par voisinage ». Dans les villes moyennes de province, les policiers les connaissent. Il manque bien une sanction au premier usage d'une substance illicite.

M. Michel Gaudin . - Nous voyons bien, à Paris, que la difficulté vaut non seulement pour la drogue, mais aussi pour la délinquance comprise de façon beaucoup plus large. Dans Paris et sa petite couronne, 10 400 personnes ont été arrêtées plus de cinquante fois par la police. Ce n'est pas une mise en cause de la justice, mais on voit la limite de l'action policière. Une réponse apportée à la multiréitération ferait sans doute baisser dans les deux mois la délinquance de 40 %.

Quant aux jeunes, même s'il faudrait peut-être trouver un autre moyen de réprimande qu'une contravention, une réflexion sur un dispositif pénal intermédiaire me semble mériter réflexion ; la loi du 31 décembre 1970, c'est soit l'impunité, soit un an de prison.

Mme Virginie Klès , sénatrice . - Les jeunes tirent-ils vraiment des enseignements de ces stages de sensibilisation ou les suivent-ils seulement pour éviter une éventuelle sanction pénale ? Mon impression est que les jeunes sont très informés.

Mme Marie-Thérèse Hermange , sénatrice . - Les pharmacologues de l'Académie nationale de médecine ont expliqué que toutes les drogues avaient des conséquences sur les réseaux synaptiques de nos cerveaux. Pourquoi ne le dites-vous pas publiquement ?

M. Michel Gaudin . - Ce n'est peut-être pas le métier du préfet de police...

Mme Marie-Thérèse Hermange , sénatrice . - Les soins dans le cadre de l'injonction thérapeutique ne pourraient-ils pas comporter un module décrivant aux toxicomanes les conséquences dramatiques de l'usage de la drogue pour leur cerveau ?

Quel pouvoir avez-vous par ailleurs sur les prisons ?

Enfin, l'audition de représentants de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé nous a permis de constater combien notre pays était un producteur de drogues. Avez-vous établi des relations avec cette institution ? Les groupes pharmaceutiques ne produisent-ils pas trop de drogues, légales bien sûr, mais qui, tel le Subutex, peuvent être utilisées de façon détournée ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons déjà débattu de la fabrication pharmaceutique légale.

M. Michel Gaudin . - À ma connaissance, nous n'entretenons pas de dialogue direct avec cette agence. En revanche, nous saisissons beaucoup de drogues fabriquées en France et qui sont en fait des médicaments.

M. Thierry Huguet . - En effet, nous constatons des détournements réguliers de produits pharmaceutiques utilisés de manière courante. Nous avons tous à l'esprit le détournement des produits de substitution aux opiacés, qui touche en effet beaucoup plus le Subutex que la méthadone. Mais la kétamine est aussi assez régulièrement détournée, notamment dans les milieux asiatiques. Cet anesthésique, du reste aujourd'hui essentiellement prescrit dans le domaine vétérinaire, est utilisé par certains toxicomanes à la recherche de sensations fortes - on parle de sensation de mort imminente.

Mme Virginie Klès , sénatrice . - J'ai l'impression que beaucoup de jeunes sont informés des dangers des drogues, et que leur démarche est d'abord de braver ces dangers, ainsi que l'interdit légal qui pèse sur les drogues.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Alors que des photos horribles figurent désormais sur les paquets de cigarettes, les jeunes n'en ont jamais autant acheté. Si les jeunes n'allaient pas affronter les éléments qu'on leur signale comme dangereux, ils ne seraient sans doute plus des jeunes...

M. Michel Gaudin . - Madame Virginie Klès, je ne suis pas aussi optimiste que vous quant à la bonne information des jeunes sur les dangers des drogues : c'est triste, mais le cannabis est désormais entré dans les moeurs.

M. Renaud Vedel . - Si les stages ne peuvent former la totalité de la réponse, ils me semblent constituer une réponse plus adaptée qu'une amende contraventionnelle. Peut-être faudrait-il instituer cette dernière, mais la coexistence juridique des deux dispositifs paraît très difficile.

Le raisonnement qui a présidé à la création des stages était d'amener certains primo-consommateurs à rencontrer des personnes aptes à leur ouvrir les yeux.

Une politique de communication plus offensive sur les dangers sanitaires des drogues, et aussi créative que celles relatives à la sécurité routière ou au tabac, dont l'impact est beaucoup plus fort, me semble également souhaitable. Bien des jeunes ne savent pas que le cannabis comporte des molécules liposolubles qui se fixent dans le cerveau et y restent très longtemps. Ils ont tendance à considérer que les mises en garde formulées à leur attention ne correspondent pas à la réalité.

Il reste cependant que les effets du cannabis sont très différents selon les organismes. Les effets psychologiques très intenses ne concernent que 10 % de la population.

M. Georges Mothron, député . - La Chine, qui copie un nombre de plus en plus important de nos produits, a-t-elle commencé à produire et exporter des substances illégales ?

M. Thierry Huguet . - Nous n'avons que peu d'informations : dans le domaine des produits stupéfiants, le copyright est assez peu développé... Il est donc difficile de différencier la molécule fabriquée clandestinement dans un laboratoire néerlandais de celle qui l'est, dans les mêmes conditions, dans un laboratoire chinois.

En revanche, les Chinois ont importé des types de consommation européens : la consommation de cocaïne se développe beaucoup dans les grandes villes chinoises.

Enfin, traditionnellement, la consommation des milieux asiatiques, notamment ceux qui sont implantés dans les grandes villes européennes, présente un certain nombre de particularités, comme l'usage de kétamine. Les filières de ces produits sont spécifiques et internes à la communauté.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le préfet de police, messieurs, merci beaucoup.

Audition de M. Gilles Leclair, préfet délégué pour la défense et la sécurité auprès du préfet de la zone de défense Sud

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Bienvenue, monsieur le préfet. Dans le cadre de notre mission d'information sur l'état du développement des toxicomanies en France, nous aimerions que vous nous indiquiez comment vous évaluez la consommation de produits stupéfiants. Quelles sont, selon vous, qui avez été de 1994 à 1999 directeur de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, les évolutions qui sont intervenues depuis 1994 ? Enfin, Marseille est à la fois une grande ville où l'usage des stupéfiants s'est développé, mais aussi un port et de ce fait une porte d'entrée majeure pour des produits illicites qui se diffusent ensuite dans l'ensemble du pays. Comment appréciez-vous la situation ?

M. Gilles Leclair, préfet délégué pour la défense et la sécurité auprès du préfet de la zone de défense Sud . - Quoique je ne dispose pas de toutes les données sur la consommation de drogues en France, je ne pense pas que sa physionomie ait beaucoup changé. L'évolution majeure de ces dix dernières années, comparées aux années 1970, est le passage d'une toxicomanie plutôt centrée sur un produit à une polytoxicomanie. Depuis mon arrivée à Marseille, j'ai constaté que, dans un cadre festif, les mêmes personnes consomment à la fois des drogues légales et illégales : le fumeur de joint ou l'héroïnomane isolé est de plus en plus rare.

À partir du nombre des interpellations, on observe depuis plusieurs années un tassement de la consommation, sans doute parce que la poursuite pénale, notamment pour les usagers de haschich, est de moins en moins répandue : cette consommation n'est plus guère une priorité pour les policiers ou gendarmes en opération sur la voie publique. De ce fait, les statistiques de la répression ne sont pas forcément entièrement représentatives de la réalité ; celles de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies en sont sans doute plus proches.

La polyconsommation influence aussi le trafic. Dans la deuxième partie des années 1970, les trafiquants étaient spécialisés : haschich, cocaïne, héroïne. Aujourd'hui, petits ou puissants, ils se sont adaptés au marché : ils vont où est l'argent. Marseille et ses alentours n'échappent pas à cette évolution. La région Provence-Alpes-Côte d'Azur ne comporte pas que le port de Marseille : il faut y ajouter ceux de Toulon et de Nice.

Il existe aussi un trafic routier transfrontalier. Sur les routes reliant l'Espagne à l'Italie, on trouve du trafic de cannabis et de cocaïne. À l'occasion, de l'héroïne circule aussi en sens inverse, depuis la Turquie. Nous effectuons également des saisies sur des voies aériennes et terrestres en provenance du nord de l'Europe. Nous arrêtons cependant moins fréquemment des « mules » à Marseille qu'à Nice, dont l'aéroport présente plus de caractéristiques internationales. De petites saisies peuvent aussi être opérées dans les trains. La voie maritime est également utilisée, soit par des voiliers, soit par des « go-fast » en provenance du Maroc ou d'Espagne. Des ripostes ont été mises en place, notamment grâce au Centre de coordination pour la lutte contre le trafic de drogue en Méditerranée, implanté à Toulon. Phénomène nouveau, nous avons aussi constaté des trafics par voie aérienne - par hélicoptère ou avion - en provenance du Maroc ou d'Espagne.

Si le grand banditisme, implanté à Marseille ou en Corse, continue d'être impliqué dans le trafic, nous observons aussi le même type de trafic de banlieue qu'en région parisienne. Soixante cités sont touchées par ce qui ne peut pas être considéré autrement que de la grande criminalité : des bandes s'entretuent pour le marché, les preneurs de « contrats » étant assez souvent sous l'emprise de la cocaïne ou d'autres produits. Les conditions des règlements de compte relèvent vraiment de la barbarie !

La consommation est proche de celle des grandes régions urbaines françaises : beaucoup de polytoxicomanie, une stabilité de la cocaïne et un retour de l'héroïne, que nous avions prévu : dès lors que la production annuelle en Afghanistan atteint 800 tonnes, il était inévitable d'en retrouver une partie sur les marchés européens. À la différence des années 1980, les usagers fument ou « sniffent » l'héroïne beaucoup plus qu'ils ne se l'injectent.

Sans parler du tabac, une soirée type de certains jeunes commence avec de l'alcool ; ensuite vient la prise d'un « joint », pour être en forme en boîte de nuit, puis d'ecstasy et de cocaïne, pour améliorer ses performances, en boîte puis au lit, enfin, le cas échéant, d'un peu d'héroïne pour se remonter d'un coup de blues. Pendant une soirée, une personne peut ainsi prendre six produits addictifs. Pour prévenir les risques, nous devons donc cibler non pas une drogue, mais un panel de produits.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Marseille connaît-elle aussi ces fameuses « scènes ouvertes », extrêmement mal vécues par les riverains, comme il a pu en exister place de Stalingrad, dans le XVIII e arrondissement de Paris, ou aujourd'hui à Saint-Denis ?

M. Gilles Leclair . - Il existe en effet des « scènes ouvertes » de trafic. D'une discussion avec le préfet de Seine-Saint-Denis, M. Christian Lambert, il ressort que les problématiques que nous devons affronter sont les mêmes : ventes dans les halls d'immeubles des cités, systèmes de caches, présence de guetteurs. L'ensemble de la cité est alors touché. Ceux qui ne sont pas impliqués sont surveillés. Cette surveillance va jusqu'à des contrôles de personnes non connues à l'entrée des cités et à l'interdiction de monter dans les cages d'escaliers si les trafics sont en train de s'y dérouler. De l'ascensoriste au médecin, les professionnels qui se rendent dans les immeubles sont suivis et pistés très précisément, jusqu'à devoir subir des contrôles d'identité.

Depuis la mi-novembre - avant même ma nomination - la police a entrepris des descentes régulières dans les cités : nous les conduisons au rythme d'une par jour, en changeant de cité et en nous intéressant à l'ensemble des trafics. Nous recherchons aussi des armes dans les caves - et nous en trouvons beaucoup. En quatre mois, nous en avons saisi deux cents, et souvent des armes de guerre, comme des Kalachnikovs.

Sur les soixante cités à problème, une bonne trentaine présente ce profil.

Nous essayons aussi de mettre en place une riposte supplémentaire en frappant au portefeuille grâce à des opérations réunissant le groupe d'intervention régional et le fisc, de façon à toucher les avoirs criminels : bref, nous essayons d'utiliser toute la palette des outils à notre disposition pour démanteler un réseau.

Ce travail n'est pas sans difficulté. Les trafiquants s'organisent ! Ainsi, les voitures de luxe ne sont plus achetées par les trafiquants mais louées ou prêtées afin d'éviter que la police ne retrouve le trafiquant qui les utilise. Remonter les réseaux financiers est très compliqué. Les trafiquants ne connaissent que l'argent liquide. Ils sont tous bénéficiaires du revenu de solidarité active ou d'autres aides. Il est dont très difficile de saisir leurs avoirs personnels.

Ils sont aussi très mouvants et capables de se réfugier dans d'autres grandes villes ou à l'étranger lorsqu'ils se sentent cernés. C'est une nouveauté par rapport aux habitudes du milieu traditionnel marseillais. Ils sont donc très difficiles à neutraliser.

Nous allons tenter de mener une politique de terre brûlée. Mais pour cela, il faut des moyens. Les enquêtes sont longues. Le groupe d'intervention régional de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui n'est pas le plus dépourvu de personnel, ne peut traiter simultanément que trois belles affaires au maximum. Pour peut qu'il soit aussi requis à Avignon ou à Nice, il doit réduire ses moyens consacrés à Marseille.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - À l'évidence, résorber la demande réduirait l'offre. Alors que certains collègues souhaitent aller vers une libéralisation et une dépénalisation de certains produits, pour ma part, je me demande s'il ne faut pas, à l'inverse, renforcer la répression et mettre un terme à ce laxisme envers la consommation qui en fait influe sur les trafics et alourdit le travail de la police.

Par ailleurs, vous avez indiqué que, dans les cités, certains de ceux qui se livrent au trafic bénéficient du revenu de solidarité active et qu'il est donc difficile de saisir leurs biens. Mais je sais que, dans ma circonscription, un trafiquant qui vit en apparence des allocations, a en fait une maison luxueuse au Maroc... Avez-vous développé des coopérations avec ce pays afin que de tels avoirs puissent y être saisis ?

M. Gilles Leclair . - Il est évident que la répression n'est plus ce qu'elle était au début de ma carrière, quand la saisie de 5 kilogrammes de cannabis était une grosse affaire qui entraînait une réponse pénale. La loi du 31 décembre 1970 était sans doute inadaptée au traitement des toxicomanes car elle ciblait davantage les héroïnomanes que les consommateurs de haschich. C'est surtout parce que la justice est débordée que l'on observe ce laxisme dont vous avez fait état. Peu à peu, les magistrats ont renoncé à se faire présenter les personnes au-dessous d'un certain seuil de détention de produit et ont même renoncé à toute procédure à l'encontre des usagers de cannabis : au mieux, on les enregistre dans le fichier national des auteurs d'infraction à la législation sur les stupéfiants, mais il n'y a plus de réponse pénale et médicale. Or, dans le même temps, de nouvelles méthodes de trafic sont apparues et la teneur en tétrahydrocannabinol (THC) du cannabis, notamment produit en intérieur, a considérablement augmenté : outre que la loi française ne distingue pas drogues « dures » et « douces », les effets d'un cannabis dont la teneur en THC est de 35 % sont comparables à ceux de l'héroïne ou de la cocaïne...

Qui plus est, en dépit de ce laxisme, les « affaires » continuent : on peut acheter sur internet tout le matériel et toutes les graines que l'on veut et, avec un investissement de 15 000 euros, certains produisent une tonne de cannabis en intérieur en une année.

Il est paradoxal que, alors que la drogue sous-tend 70 % de la criminalité en France, on n'apporte pas de réponse suffisante face à l'usager de base, quand bien même c'est lui qui peut nous donner des informations importantes sur les trafiquants.

En trente ans de carrière, je ne puis que constater la chute vertigineuse des poursuites au « petit niveau », dont on voit aujourd'hui les effets négatifs sur le marché clandestin.

S'agissant du Maroc, j'ai été le premier à implanter un officier de liaison dans ce pays. Les choses ont été difficiles au début mais elles ont progressé et on est parvenu à monter des surveillances de livraisons. Récemment, nous avons réussi à remonter, à partir d'un individu qui n'avait aucune ressource en France, jusqu'à la maison d'une valeur de 750 000 euros qu'il possédait en fait au Maroc et à la faire saisir, car les autorités en ont désormais admis le principe. J'ignore si elles ont ratifié l'ensemble des conventions internationales et si elles les appliquent vraiment, mais l'on sent un frémissement sur cette question de la saisie des avoirs criminels.

Cela étant, si les trafiquants originaires du Maroc ou d'Algérie y investissent souvent leurs revenus illicites, ils le font aussi en Thaïlande, endroit « à la mode » en ce moment dans ce milieu. Cela confirme que si l'on veut lutter contre cette économie parallèle, on ne peut se contenter d'intervenir en France. En région Provence-Alpes-Côte d'Azur, cet aspect international est très important dans les enquêtes et j'incite les enquêteurs à en tenir le plus grand compte et à ne pas travailler en solitaire mais dans le cadre de coopérations, voire d'un système intégré.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Dans la mesure où la plupart des interpellations ne sont pas suivies de sanctions, l'instauration d'une amende contraventionnelle immédiate pour les petits consommateurs, en particulier les plus jeunes, lorsqu'ils sont pris sur le fait à la sortie du collège ou du lycée, ne permettrait-elle pas de détourner de cette voie les 70 % de jeunes qui ont fumé du cannabis une fois et qui risquent d'être tentés d'aller plus loin ? Le rappel à la loi n'est plus vraiment dissuasif et l'on sait bien que les sanctions prévues par la loi du 31 décembre 1970 ne peuvent pas être appliquées systématiquement.

Vous avez par ailleurs évoqué les cultures en intérieur, mais il semble qu'il existe aussi dans le midi des cultures en extérieur, qui se développent et d'où provient une quantité assez importante de cannabis. Disposez-vous des possibilités de les repérer et d'intervenir ?

Enfin, M. Jean-Claude Gaudin, sénateur et maire de Marseille, avait dans un premier temps répondu favorablement à la proposition d'ouvrir des salles d'injection supervisées, mais il a ensuite fait marche arrière. Êtes-vous pour quelque chose dans ce revirement ?

M. Gilles Leclair . - J'ai d'abord été opposé à la contraventionnalisation de la consommation, car il me semblait essentiel de disposer du témoignage de l'usager pour remonter les filières. Mais il me semble désormais que cette démarche serait utile à l'occasion du premier usage, le deuxième étant considéré comme un délit : cela permettrait de moduler la sanction et n'empêcherait pas les policiers et les gendarmes de mettre en garde à vue des usagers susceptibles de leur donner les coordonnées des revendeurs. L'inconvénient est que cela pourrait pousser ces derniers à faire eux-mêmes du trafic pour payer l'amende sans avoir à se tourner vers leurs parents. À l'inverse, si les parents sont informés, cela pourrait les amener à réagir.

Il n'y a que quatre mois que je suis affecté en région Provence-Alpes-Côte d'Azur et je n'ai pas entendu parler de cultures en extérieur. Il est toutefois possible qu'il en existe sous serre, que nous n'aurions pas détectées. À ma connaissance, il n'y a pas eu, ces dernières années, de saisie importante.

S'agissant des salles d'injection supervisées, je n'ai nullement influé sur la décision du maire de Marseille : peut-être faut-il y voir davantage les effets du rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Je participerai aux réunions d'une commission qui a été créée sur ce sujet et qui sera pilotée par la mairie.

À titre personnel, je pense que si l'on installe de telles salles, il faudra ensuite créer des salles de « sniff » voire rouvrir les fumeries d'opium... Certes, faire encadrer par des médecins les toxicomanes qui se piquent éviterait peut-être le recours à des produits de mauvaise qualité, les surdoses et la contamination par le virus de l'immunodéficience humaine, mais je doute que cela facilite le sevrage.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Cela crée des zones de non-droit !

M. Gilles Leclair . - Cela aurait sans doute été efficace dans les années 1970, à un moment où nous étions désarmés face à des gens qui se piquaient cinquante fois par jour, parfois avec de l'eau, pour retrouver leur « lune de miel »...

Pour autant, on ne saurait négliger les effets secondaires d'une telle mesure : n'oublions pas que même avec le Subutex et la méthadone, des trafics se sont développés. Aux Pays-Bas, l'idée de permettre aux fumeurs de cannabis de s'en procurer dans les « coffee-shops » afin d'éviter qu'ils ne se tournent vers d'autres produits était certes généreuse, mais rapidement, des trafiquants sont venus autour de ces établissements pour proposer d'autres drogues, au prix de nombreux désagréments qui ont entraîné plusieurs villes à fermer les « coffee-shops ».

Je n'ai pas non plus l'impression que les expériences menées en Suisse et en Allemagne fassent baisser la consommation. Or, telle est bien la question : veut-on dans notre pays freiner la consommation ou réduire les risques ?

Au total, je ne suis donc pas partisan des salles d'injection supervisées.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quels sont selon vous les nuisances et les bénéfices liés à la présence d'un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues à Marseille ?

M. Gilles Leclair . - Comme dans toute structure d'accueil de toxicomanes, la qualité de la prise en charge permet à certains de s'en sortir. À ma connaissance, il n'y a pas de nuisances liées au développement d'un trafic à proximité de ce centre et aucune intervention policière n'a eu lieu récemment. Seul problème : de tels établissements étant implantés dans des quartiers difficiles, on a parfois du mal à distinguer ceux qui les fréquentent de ceux qui traînent alentour.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La communauté comorienne est-elle très touchée par la toxicomanie et par le trafic ?

M. Gilles Leclair . - Forte de 80 000 personnes - contre 40 000 pour la communauté algérienne - cette population est très criminogène et très violente : on compte beaucoup de consommateurs mais aussi beaucoup de trafiquants comoriens dans les cités. La moitié des règlements de comptes intervenus l'an dernier mettait en cause au moins un Comorien, sans parler de toute la criminalité dite « moyenne » : agressions, vols avec violence, etc. Certaines cités, comme le Frais Vallon, sont désormais presque exclusivement comoriennes : on en chasse les blancs et les trafics se développent comme des entreprises commerciales...

Je suis désolé si mes propos ne vous paraissent guère optimistes...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous n'êtes pas là pour nous faire plaisir mais pour nous donner le sentiment de l'homme de terrain !

M. Gilles Leclair . - Néanmoins, je suis persuadé que des progrès demeurent possibles, en cessant de jouer aux « babas cool », en repartant des fondamentaux, en reprenant en main les brides que l'on a laissées trop lâches, en poursuivant et en prenant en charge les haschichomanes, d'autant que je suis persuadé qu'avec des taux de THC aussi élevés, on court à la catastrophe en matière de santé, mais aussi de sécurité, en particulier routière.

Nous menons d'ailleurs de plus en plus de contrôles à la fois de prise d'alcool et de stupéfiants, grâce à des tests salivaires : le vendredi et le samedi soir, près de la moitié des personnes testées sont positives, parfois aux deux produits. L'ivresse cannabique existe, et elle frappe aussi les pilotes d'avion et les caristes du port de Marseille... Il ne faut pas lâcher !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci, monsieur le préfet.

Audition de M. Didier Jourdan, coordinateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres pour la formation en éducation à la santé et prévention des conduites addictives

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous souhaite la bienvenue. Nous avons constaté, au cours de nos auditions, que l'entrée dans les toxicomanies se fait à un âge de plus en plus précoce, ce qui ne manque pas de nous inquiéter. De toute évidence, c'est dès l'adolescence qu'il faut intervenir pour alerter et prévenir, mais aussi pour repérer et traiter les dépendances.

Le rôle de la communauté éducative est donc essentiel. Aussi, pourriez-vous nous indiquer quelles sont les possibilités d'action des enseignants pour mieux prévenir et combattre les toxicomanies ? Comment les intervenants sont-ils formés pour appréhender ce phénomène ? Le système actuel est-il satisfaisant ? Peut-on améliorer la formation en la matière ?

Vous êtes d'autant mieux à même de répondre à ces questions que vous êtes une référence en la matière : professeur en sciences de l'éducation à l'institut universitaire de formation des maîtres d'Auvergne, vous avez été invité à plusieurs reprises à l'étranger et vous êtes l'auteur de plus de deux cents publications et de six ouvrages, en particulier Éducation à la santé : quelle formation pour les enseignants ; Tabac, alcool, drogues : la prévention au lycée et La santé à l'école dans les pays européens.

M. Didier Jourdan, coordonnateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres pour la formation en éducation à la santé et prévention des conduites addictives . - Merci de vous intéresser à la prévention des toxicomanies à l'école. Je suis ici en qualité de coordonnateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres, mais celui-ci n'est qu'un élément d'un tripode composé également d'une équipe de recherche - un laboratoire vient d'être classé A+ par l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, et travaille sur l'éducation à la santé et la prévention des conduites addictives - et un master avec un ensemble de spécialités. L'idée est que, sur ce thème, on puisse disposer au sein de l'université française à la fois d'une recherche de haut niveau, de dispositifs de formation des cadres, notamment des enseignants, et d'un engagement dans des dynamiques de transformation sociale, à travers le réseau et ses partenariats avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, et l'ensemble des acteurs.

Je me propose de resituer le rôle de l'école en matière de prévention des conduites addictives, sous un angle quelque peu différent du vôtre, avant de proposer des pistes d'amélioration.

Je ne reviens ni sur les caractéristiques des conduites addictives ni sur les enjeux d'une politique intégrée - combinant prévention, éducation, accès aux soins, réduction des risques et répression. Je préfère insister sur le rôle du système éducatif qui est aujourd'hui l'objet d'un nombre inconsidéré de sollicitations, étant appelé à remplir un ensemble de missions qui le dépassent largement, comme s'il lui appartenait de compenser tous les manques de la société. Il est donc essentiel, dans le domaine qui nous intéresse, de faire référence à la mission du système éducatif, qui est en premier lieu l'instruction et l'éducation du citoyen - ce qui signifie que la problématique du soin ou de la prise en charge n'intervient qu'en second lieu.

En matière de prévention des conduites addictives, la première intervention du système éducatif est centrée sur la question de la liberté, car on peut bien sûr étendre à la toxicomanie la définition que le Dr Pierre Fouquet donnait en 1951 de l'alcoolisme : « la perte de la liberté de s'abstenir d'alcool ». L'école doit ainsi s'efforcer, d'abord, de donner à chacun des élèves la capacité de conserver sa liberté vis-à-vis des produits, donc d'être en situation de choix.

La seconde intervention de l'école, qui s'approche davantage de l'objet de votre mission, est de donner dans chaque établissement aux enfants la possibilité de trouver des conditions éducatives qui leur conviennent, notamment un environnement exempt de stress, de pression sociale et de produits toxiques.

Pour le reste, la diminution de tel ou tel risque de morbidité ou de mortalité me semble relever d'une dynamique de santé publique dont l'école n'a pas pour mission première d'être un vecteur. Ainsi, elle n'est pas un instrument de prévention des pratiques addictives, mais elle en est un acteur, sous les deux angles que je viens de rappeler.

Le premier axe de travail est le développement des compétences autour de ce que l'on sait de l'addiction, qui lie individu, environnement et comportement. Il convient donc, à l'école, de donner à chaque élève la capacité de connaître les produits, de se connaître lui-même et de connaître la loi - car il n'y a pas d'éducation sans loi.

Le deuxième axe a trait à l'individu : il s'agit de développer chez l'élève les compétences qui lui permettront de résister à la pression et d'être capable de gérer les conflits sans recourir à la violence ou aux psychotropes.

Le troisième axe est celui de l'environnement, autour du développement de l'esprit critique et de la mise à distance de la pression des pairs et des médias : dans 96 % des cas, c'est votre meilleur ami qui vous a donné votre première cigarette, dans plus de 90 % des cas, c'est en famille que vous avez consommé de l'alcool pour la première fois. On est là au coeur de la mission de l'école et du socle commun, et c'est donc par là qu'il faut commencer pour prévenir les conduites addictives.

Pour sa part, la prévention passe par sa présence dans tous les établissements scolaires grâce à des dispositifs centrés sur les produits.

Enfin, la protection suppose la capacité d'identifier les élèves en situation de mal-être ; de créer un environnement social et physique favorable au développement des élèves ; de mettre à leur disposition, en milieu scolaire, des services sociaux et de santé efficaces.

Éducation, prévention et protection, tels sont donc les rôles de l'école en tant que telle et non en tant qu'instrument.

Dans ce cadre, les premiers acteurs sont bien évidemment d'abord les familles, car la santé relève de la sphère privée, puis les acteurs de l'enseignement que sont nos 800 000 enseignants. Pour leur part, les personnels de santé et les experts ont un rôle d'accompagnement, comme les chefs d'établissement et les conseillers principaux d'éducation.

Le cadre éthique est également important : s'il y a de nombreuses façons d'aborder la question des addictions, au sein de l'école, on fait référence à des valeurs spécifiques.

Vous l'aurez compris, j'insiste pour que l'on aborde le sujet non pas par les soins ou par le suivi des élèves mais d'abord en traitant de la mission de l'école, dont l'une des composantes est de veiller au bien-être des élèves.

Vous souhaitez savoir où l'on en est en la matière. Je soulignerai en premier lieu que tous les établissements prennent aujourd'hui en charge la question de la toxicomanie : partout, un enfant pris avec du cannabis entrera dans un dispositif d'accompagnement et de sanction et pourra, en dépit des faiblesses de la santé à l'école, être pris en charge par un médecin, une infirmière et un assistant social. Pour autant, 20 % à 25 % seulement des comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté, qui regroupent tous les éléments de cette politique, sont à la hauteur de telles attentes et il faut donc s'attacher à susciter partout des dynamiques favorables.

Mais si l'on compte 7 000 infirmières et 1 800 médecins scolaires, on dispose surtout de 800 000 enseignants. Lorsqu'on demande à ces derniers quelle est leur implication professionnelle vis-à-vis des conduites addictives, 81 % répondent qu'ils interviennent comme éducateurs dans le quotidien de la vie de l'établissement mais 23 % seulement qu'ils prennent place dans des dispositifs de prévention. On est donc encore loin du compte, mais on ne se trouve pas pour autant dans une situation où le souci de la prévention serait totalement absent.

Pour leur part, les chefs d'établissement - auprès desquels une étude très poussée a notamment été conduite après la publication du décret du 15 novembre 2006 fixant les conditions d'application de l'interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif - réagissent bien davantage par motivation personnelle qu'en réponse à une sollicitation institutionnelle. Nous devons nous interroger à ce propos.

Pour moi, il existe aujourd'hui cinq pistes pour avancer.

La première consiste à réinsérer toutes les dimensions liées à la santé dans le cadre général d'une éducation à la citoyenneté qui prenne place dans le socle commun. Alors que le dernier texte général date de 1998, les instructions se sont accumulées, en particulier dans le bulletin officiel de l'éducation nationale, à tel point que les missions des enseignants, des médecins et des infirmières ressemblent aujourd'hui à un millefeuille. Il importe donc de tout regrouper dans un texte unique qui précise la mission des acteurs.

Deuxième piste, développer la recherche : si nous voulons former les enseignants, il faut que nous disposions dans les universités de maîtres de conférences et de professeurs qui en soient capables. Or, si la recherche est assez poussée pour ce qui a trait à la prise en charge médicale, elle est en revanche extrêmement déficiente en matière de prévention et d'éducation. Faute de produire suffisamment de docteurs, nous ne sommes pas à même d'alimenter les universités. Il convient de mobiliser les allocations de recherche afin d'y remédier.

La troisième piste est celle de la formation des enseignants. Désormais « mastérisée », elle est passée sous la responsabilité des universités, ce qui signifie qu'il faut permettre à chacune d'entre elles de former à la prévention des conduites addictives. Dans un certain nombre de cas, on dispose de personnes qui y sont aptes et nous mettons à leur disposition l'outil de formation que nous avons construit avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé. Quant aux universités qui ne disposent pas des moyens nécessaires, nous leur proposons le dispositif de formation à distance que nous avons créé avec le réseau.

Par ailleurs, même si les agences régionales de l'hospitalisation ont permis, en leur temps, des avancées, nous avons du mal à couvrir le territoire pour la prise en charge des enfants et des adolescents. La quatrième piste consiste donc à territorialiser cette dernière, en regroupant protection maternelle et infantile et médecine scolaire au sein d'un grand service de l'enfance et de l'adolescence qui cordonnerait l'ensemble des acteurs, en liaison avec le système éducatif.

Il convient enfin de développer le soutien à l'innovation afin de faire avancer un système éducatif aujourd'hui en souffrance. La prévention des conduites addictives suppose de réaffecter certains moyens, d'appuyer le réseau associatif et de mener des politiques innovantes à l'échelle des académies et des établissements.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La faible part des enseignants engagés dans des dispositifs de prévention et les lacunes de la formation à l'éducation à la santé des futurs enseignants sont préoccupantes. Selon vous, qui avez une grande expérience internationale, s'agit-il d'une spécificité française ? J'ai pour ma part souvenir d'avancées intervenues au Québec dès les années 1970, notamment avec les « sex counselors ».

M. Didier Jourdan . - Il faut prendre garde aux effets d'optique. Au Canada, aux États-Unis, en Irlande ou au Royaume-Uni, le système est extrêmement décentralisé et on y met en exergue le travail particulier que mène telle ou telle école. En France, nous cherchons à faire avancer de concert l'ensemble du système. Pour autant, il n'y a pas d'écart significatif dans la prise en compte de l'éducation à la santé. Mais, alors que le système éducatif de ces pays est centré sur le développement de l'individu dans une approche très « rogérienne », le nôtre est centré sur la citoyenneté au service de la République et distingue clairement sphères publique et privée. Les questions de santé, qui renvoient à l'intimité de l'individu, sont ainsi traitées différemment. On doit donc moins parler de retard que de prise en compte différente. En Irlande, la Social, personal and health education est une discipline scolaire qui traite à la fois de la sexualité et des addictions. Mais, dans les faits, les établissements ne disposent souvent pas des moyens de recruter un enseignant spécialisé et cette matière est donc soit absente, soit assurée par un professeur d'une autre discipline qui ne dispose d'aucune formation pour cela.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Alors que l'on constate des consommations et des conduites addictives dès l'entrée au collège, voire avant, nos auditions nous ont montré les carences de notre dispositif préventif. Vous préconisez d'ailleurs qu'on le restructure et que l'on revoit les textes relatifs au rôle des enseignants comme des médecins et des infirmières scolaires. Quelles sont, pour cela, vos propositions concrètes ?

Certains pays ont institué, dès la deuxième année de cours moyen, des formations à l'ensemble des risques encourus à l'approche de l'adolescence, qu'ils soient liés à la sexualité, à la pédophilie, aux jeux violents, aux substances toxiques ou autres. Chez nous, on commence bien trop tard à informer sur la drogue, en quatrième ou en troisième. Comment susciter l'engagement de l'ensemble des équipes éducatives et médicales dans une nouvelle démarche éducative ?

Enfin, pensez-vous que la visite médicale, qui a été prévue par la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires mais qui demeure facultative, pourrait être systématisée, par exemple à partir de l'âge de quatorze ans, afin d'établir un diagnostic de l'état physique et psychique des adolescents ?

M. Didier Jourdan . - Certes, des pays ont développé des stratégies d'information et de prévention, mais les études épidémiologiques montrent que cela ne fonctionne pas. Je pense en particulier à l'Hutchinson smoking prevention project, mené dès 1984 aux États-Unis : vingt ans après, il n'y a aucun écart entre ceux qui ont reçu l'information et les autres ! Ce sont d'abord la vulnérabilité de la personne et la disponibilité du produit qui conduisent à consommer des psychotropes : le fait d'en connaître les caractéristiques n'a guère d'influence. Une excellente étude de l'Organisation mondiale de la santé a montré en 2006 que, même rendus systématiques, les dispositifs d'information ne fonctionnent pas et qu'il est en outre extrêmement difficile de les intégrer dans les programmes.

Les seules solutions efficaces sont donc celles qui reposent simultanément sur les compétences personnelles, sociales et citoyennes - qu'on développe en primaire à partir de la littérature et de l'art - et sur les connaissances. Vous avez raison de prôner que l'information soit délivrée plus tôt dans la scolarité - c'est dès la maternelle que l'on travaille sur la gestion du risque et sur l'estime de soi - et qu'elle le soit effectivement à l'école car elle est différente de celle que l'on reçoit de ses pairs. Mais il faut aussi veiller à ne pas susciter l'intérêt des 49 % de jeunes qui, à dix-neuf ans, n'ont jamais consommé de cannabis - une étude menée en Norvège a montré que le fait d'en parler régulièrement augmentait significativement la consommation de tabac. En revanche, il est bien au coeur de la mission de l'école de donner aux jeunes des moyens de se défendre contre les addictions grâce à la connaissance de soi, la maîtrise de ses émotions et la capacité à gérer le stress et le mal-être. Un enseignant du premier degré le comprend fort bien car il sait qu'il y contribuera simplement en exerçant son métier d'apprentissage de l'écrit ; il est bien plus difficile de le convaincre de dispenser un cours sur le cannabis...

Pour qu'une action soit efficace en termes de santé, il convient qu'elle prenne en compte les trois dimensions - individu, environnement, comportement - et qu'elle touche les enseignants dans ce qu'ils savent faire.

Au-delà de l'information, nous devons bien évidemment nous demander ce que nous pouvons faire en faveur des 7 % à 9 % d'enfants qui ne vont pas bien au collège. Comment les accompagner ? Quels dispositifs médicaux et sociaux mettre à leur service ? Mais, je le répète, vis-à-vis de la population générale, la mission de l'école doit reposer sur son coeur de mission.

La visite médicale obligatoire à quinze ans suscite un vrai débat. Il faut savoir qu'un élève qui consomme du cannabis ou d'autres psychotropes est surmédicalisé, donc pris en charge : il est très rare que l'on constate un défaut de soins, la difficulté tenant bien davantage à un manque de coordination, d'implication de l'ensemble des acteurs et d'établissements permettant de faire le lien entre éducation et soins. Les moyens de généraliser un tel bilan médical nous font en outre défaut et je me demande si un bilan infirmier est véritablement indispensable. En revanche, il est essentiel d'être attentif et de permettre à des enfants d'entrer dans des processus adaptés.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Si les enseignants, notamment les plus jeunes, me paraissent très impliqués en la matière, il me semble que les chefs d'établissement sont bien plus prudents, voire réticents, mettant l'accent sur la réputation de l'établissement dont ils ont la charge, ce qui peut même conduire à garder le silence vis-à-vis des parents.

M. Didier Jourdan . - Pour les chefs d'établissement, de façon tout à fait légitime, l'essentiel est de permettre le fonctionnement quotidien de l'établissement et tout le reste vient après ce que l'on pourrait appeler le « maintien de la paix sociale ». Même si beaucoup le font, il leur est dès lors plus difficile d'entrer dans des stratégies de prévention. Sans doute pourrait-on néanmoins leur montrer, en particulier lors de leur formation, que la politique de l'établissement inclut nécessairement la prise en compte d'une dimension environnementale qui recouvre la qualité de vie et la prise en charge des parcours des élèves en difficulté, en particulier pour éviter la déscolarisation. C'est ainsi qu'ils acquerront une identité professionnelle qui les conduira à un projet d'établissement ouvert sur des partenariats extrêmement solides avec les services sociaux et les équipes médicales et intégrant la dimension préventive.

Il convient également de renforcer les soutiens extérieurs afin que, lorsqu'un chef d'établissement est confronté à un élève en difficulté en raison d'une consommation de cannabis « autothérapeutique », pour reprendre l'expression de MM. Daniel Marcelli et Alain Braconnier, il puisse trouver des dispositifs lui permettant de l'accompagner.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La première consommation ne tient-elle pas fréquemment à une volonté de transgresser un tabou, que l'on risque de stimuler en renforçant l'information ?

Comment par ailleurs renforcer la prise en charge individuelle, notamment par les infirmières scolaires, qui me paraît un des premiers moyens de sortir l'enfant de ses difficultés ?

M. Didier Jourdan . - Il y a deux voies principales pour entrer dans la toxicomanie. La première est celle de la transgression, qui est plutôt le fait de garçons, qui ont une estime très élevée d'eux-mêmes et qui adoptent des conduites à risques pour se poser. C'est pour ce public que trop d'information est source de transgression. Mais n'oublions pas la seconde voie, celle de la gestion du mal-être par les adolescents, qui concerne surtout les filles.

Le fait que la signification de la pratique addictive puisse être différente est aussi une difficulté pour l'école qui doit travailler, en amont, à la fois sur les facteurs de risque et de vulnérabilité et sur les facteurs qui vont permettre de résister.

Le rôle des infirmières scolaires est par ailleurs central, et il faut se réjouir qu'il ait été fortement renforcé ces dernières années, tandis que leur nombre était porté à sept mille. Elles sont aujourd'hui très demandeuses d'une formation et d'une spécialisation et nous travaillons actuellement, avec d'autres universités, à un dispositif de formation qui permettrait d'offrir un diplôme universitaire aux infirmières déjà en place et de proposer à celles qui aspirent à le devenir une licence professionnelle centrée sur le milieu scolaire. C'est ainsi qu'on leur permettra d'assumer l'essentiel des responsabilités liées à la place de l'aspect médical au sein des établissements. Nous avons besoin à la fois d'une médecine scolaire liée à une médecine communautaire et, au sein des établissements, d'infirmières à qui l'on donne des compétences étendues, donc des missions importantes de coordination, mais aussi d'écoute, d'accompagnement individuel et de « mise en lien » avec le système de soins.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des tests par prise de sang qui sont actuellement pratiqués dans les collèges en Russie ?

M. Didier Jourdan . - Pour moi, cela n'a pas de sens en tant que tel : dès lors que l'on pratique le dépistage, on véhicule l'image que chaque adolescent est un délinquant potentiel et on entre ainsi dans le risque de dramatisation. Or, en matière de toxicomanies, on est toujours entre la banalisation - « tout le monde consomme du cannabis » - et la dramatisation - « si tu en consommes, dans trois semaines tu passeras à la cocaïne, dans six mois à l'héroïne et dans deux ans tu seras mort »... Or, rien de cela n'est vrai ! Le dépistage n'a pas d'intérêt car il met tous ceux qui ne consomment pas régulièrement en position d'accusés, tandis que les 7 % à 9 % qui sont vraiment concernés entrent dans des stratégies d'évitement ou se voient stigmatisés. À quoi bon utiliser un immense filet pour ne récupérer que quelques menus poissons alors que, à quelques exceptions près, le système éducatif français ne « rate » pas un gamin qui va mal ? Bien évidemment, ceux qui s'intéressent plus particulièrement aux soins voient d'abord les jeunes que l'on n'a pas repérés, mais ils sont bien peu nombreux sur les 15 millions d'élèves, d'apprentis et d'étudiants que compte notre système éducatif. Le dépistage ne se justifie donc pas et il est même contre-productif.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On sait que dans les classes préparatoires et dans les études de médecine, de nombreux élèves, bien qu'ils ne soient pas des consommateurs habituels de drogues, font usage de psychostimulants et se sentent parfois obligés de le faire.

M. Didier Jourdan . - C'est en effet très inquiétant, d'autant que ce public reste, comme d'ailleurs les élèves en brevets de technicien supérieur, très à l'écart de nos services universitaires de médecine préventive. La pression à la performance exercée par l'environnement est très forte et nous devons réfléchir à la qualité et à l'équilibre de vie que nous donnons aux élèves des classes préparant à des concours.

Pour illustrer cette pression, je rappelle qu'alors qu'en première année de médecine 19 % des étudiants fument, ils sont 39 % en dernière année - contre en moyenne 31 % dans les autres filières et 32,7 % dans l'ensemble de la population. Cela montre bien que ce public, que l'on peut supposer particulièrement informé, est soumis à une pression particulière.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La pénalisation a une valeur éducative, ne serait-ce que par la peur du gendarme, et les politiques liées à l'interdit portent leurs fruits puisqu'il y a moins de consommateurs en France que dans les pays environnants où certains produits ont été légalisés. Pourtant, certains proposent aujourd'hui que l'on dépénalise la consommation de cannabis. Qu'en pensez-vous ?

M. Didier Jourdan . - Tout éducateur sait que l'on a un très fort besoin d'interdit et la légalisation est donc impensable. Je ne crois pas que le degré de maturité de notre société soit suffisant pour que les personnes soient capables de garder leur liberté et de réguler elles-mêmes leur consommation de cannabis. Comment pourrions-nous tenir aux élèves un discours sur les psychotropes sans que la loi ne dise clairement qu'ils sont interdits ? Il est donc indispensable de conserver un garde-fou.

La question de la pénalisation est totalement différente et elle n'a absolument pas le même impact pour les éducateurs, dont la très grande majorité des élèves ne présente pas de danger, et pour ceux qui soignent les adolescents véritablement vulnérables. La pénalisation est donc moins liée aux questions éducatives qu'à une dynamique sociale qui prend en compte l'ensemble des sujets, et l'on retrouve là, outre l'école, tout ce qui a trait à la prévention et à la réduction des risques. En tant qu'éducateur, la dépénalisation ne me pose donc pas de problème particulier, mais j'insiste vraiment pour que l'on conserve l'interdit des psychotropes et pour que la consommation d'alcool et de tabac soit très strictement encadrée, afin que nous puissions rappeler sans relâche aux élèves cette interdiction et cet encadrement de produits qui sont susceptibles de leur ravir leur liberté. Vis-à-vis des enfants et des adolescents, c'est un langage qui fonctionne bien mieux que la menace d'effets sur leur santé dans trente ou quarante ans.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos propos empreints d'honnêteté et fort intéressants.

MERCREDI 1ER JUIN 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident, et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. Paul Louchouarn, directeur de l'établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons M. Paul Louchouarn, directeur de l'établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis.

Monsieur Louchouarn, vous avez dirigé plusieurs établissements d'incarcération avant d'arriver à la tête de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis. La mission n'a pas encore entendu de spécialistes sur la problématique des drogues en prison, sujet sur lequel nous souhaiterions connaître la façon dont vous traitez cette question.

M. Paul Louchouarn . - Deux aspects sont importants en la matière. Le premier est le risque de trafic qui concerne avant tout la résine de cannabis et, de façon beaucoup plus marginale l'héroïne ou la cocaïne. Le second est celui de la prise en charge de l'addiction qui constitue un point commun entre l'alcool, les drogues dures et, dans une moindre mesure, la résine de cannabis car je n'ai pas le sentiment que les responsables de santé sont fortement mobilisés par ce dernier type d'addiction.

L'existence potentielle de trafic à l'intérieur de l'établissement, du fait du phénomène d'introduction et de consommation de produits stupéfiants, est une réalité à laquelle nous sommes confrontés ; elle a des influences sensibles sur les phénomènes de violence dans l'établissement.

Il s'agit avant tout de trafic de résine de cannabis. Comment entre-t-elle dans un établissement pénitentiaire ? Différents vecteurs sont possibles. Le plus évident réside dans l'introduction de produits stupéfiants par les familles à l'occasion des parloirs. Cela peut paraître surprenant, le principe voulant que toute personne ayant eu un contact avec la famille au parloir fasse l'objet d'une fouille intégrale à la sortie. L'expérience démontre en fait que les fouilles peuvent être faites sérieusement ou de façon plus approximative.

Il existe une résistance potentielle des détenus face au fait de se déshabiller et de laisser voir des parties intimes de leur anatomie. C'est une situation qui n'est pas facile à gérer pour le personnel et qui peut parfois donner lieu à des moments de faiblesse de la part des agents. Si les détenus s'en aperçoivent, ils feront entrer les produits en se les scotchant à des endroits où ils sont à peu près certains que les agents n'iront pas regarder.

Même si on peut se louer du sérieux du travail des agents, l'expérience prouve que cela ne règle pas le problème : si les agents font correctement leur travail et que les détenus ont le sentiment que quoi que ce soit de visible sur le corps ne pourra passer, ils utiliseront d'autres moyens contre lesquels les agents ne peuvent lutter : ingestion puis évacuation par les voies naturelles et tri en cellule ou introduction dans l'anus.

Par ailleurs, toutes les personnes entrant dans un établissement pénitentiaire - enseignants, personnels soignants, étudiants du GENEPI, concessionnaires des ateliers - peuvent faire pénétrer des produits stupéfiants d'autant que les moyens de détection à l'intérieur de l'établissement concernent avant tout les masses métalliques.

Le troisième vecteur auquel on pense le moins est le personnel. C'est une réalité : on a surpris à plusieurs reprises des agents impliqués dans des trafics avec la population pénale, soit de téléphones portables, soit de produits stupéfiants.

Le quatrième vecteur qui a tendance à se développer est la projection extérieure : il s'agit d'un trafic organisé avec l'extérieur, les portables ayant largement permis le développement de ce type de procédure. Des personnes extérieures s'approchent du mur d'enceinte et projettent des produits de préférence le long des façades. Cela donne ensuite lieu à tout un jeu de récupération avec ce que les détenus appellent eux-mêmes des cannes à pêche. On trouve des stupéfiants, des portables, parfois même de la viande crue, des plaques chauffantes !

Dans la majeure partie des cas, ce sont souvent les détenus les plus faibles qui sont impliqués dans ces trafics, les têtes de réseaux ne s'y investissent pas ; ce sont de pauvres gars que l'on force à aller chercher les produits au parloir ou, durant la promenade, à escalader les grillages pour récupérer ce qui a été projeté dans les zones neutres. S'ils ne le font pas, ils subissent des violences, ce qui constitue un phénomène préoccupant.

Les moyens de lutte sont limités. J'en veux pour preuve l'escalade de la violence à laquelle on a pu assister depuis une quinzaine d'années dans ce domaine. On a apporté des réponses pénitentiaires, judiciaires parfois. Les parquets ont bien souvent été réactifs par rapport aux découvertes de produits stupéfiants ou de portables, et ont prononcé des peines. Le détenu surpris avec des stupéfiants est bien souvent une « mule » qui, s'il est pris, perd ses remises de peines, ses perspectives d'aménagement et récolte des mois de prison supplémentaires ainsi qu'un séjour au quartier disciplinaire. Certains ont donc refusé de prendre ces risques et le niveau de pression a augmenté. On a ainsi pu assister à des phénomènes extrêmement violents, organisés en cours de promenade pour mutiler des détenus à vie. Lors d'une agression à la maison d'arrêt de Villefranche, que je dirigeais alors, un détenu a ainsi perdu un oeil.

D'autres agressions graves de ce type ont eu lieu. Lorsque j'étais chef d'établissement à la maison d'arrêt de Saint-Etienne, j'avais mis en oeuvre un système de retenue des familles jusqu'à ce que les détenus soient fouillés. Si l'on trouvait quelque chose, la famille du détenu faisait l'objet d'une procédure de police qui pouvait parfois avoir des suites.

Ce mode opératoire a été abandonné à l'époque mais je n'ai pu, après coup, m'empêcher de faire un lien entre cette mesure et l'agression d'un agent travaillant au parloir, le 27 juillet 2000. Il a pris deux décharges de chevrotine à bout portant dans le genou. Il a perdu une jambe et a failli perdre la vie. Même si l'enquête judiciaire n'a jamais abouti, il s'agissait là d'un avertissement de ceux qui dirigeaient le trafic de stupéfiants dans l'établissement.

C'est un phénomène qui pèse aujourd'hui sur les établissements, essentiellement autour de la résine de cannabis. Je n'ai pas le souvenir de découvertes significatives de drogues dures en établissement pénitentiaire. On trouve souvent de la poudre et on la fait toujours analyser mais je n'ai jamais vu un résultat positif sur un retour d'analyses, même s'il est extrêmement difficile de trouver un ou deux grammes d'héroïne dans une cellule. Certains psychiatres m'ont toutefois dit qu'ils avaient eu l'occasion d'être confrontés à des situations où des détenus sont devenus dépendants durant leur séjour, ce qui laisse supposer que ce type de trafic peut exister - mais ce n'est pas le sujet majeur pour un chef d'établissement pénitentiaire.

La confrontation des professionnels de l'administration pénitentiaire aux addictions concerne surtout la prise en charge des détenus arrivant en maison d'arrêt, avec le risque de décompensation lié à un état de manque dans les premières heures de l'incarcération ; celle-ci intervient très souvent après une phase de garde à vue pendant laquelle on peut être certain que le détenu n'a pu consommer. L'état de manque est donc déjà bien avancé quand le détenu arrive dans l'établissement pénitentiaire.

A Fleury-Mérogis, il existe un dispositif que je considère satisfaisant en matière de prise en charge des addictions et des états de manque à l'arrivée, avec un entretien systématique dans les vingt-quatre premières heures et une évaluation par des professionnels de santé spécialisés du CSAPA. Ils effectuent une évaluation et peuvent même réaliser une analyse d'urine en cas de doute après discussion avec le détenu. Un protocole de soins est alors mis en oeuvre pour remédier à ces phénomènes d'addiction.

Ce dispositif n'existe pas le week-end mais une évaluation rapide de la situation d'un détenu entrant est rapidement effectuée, avec analyse d'urine par bandelette si le détenu déclare qu'il est en situation de manque afin de vérifier des traces de traitement de substitution dans les urines. S'il y en a, cela peut laisser supposer que le détenu faisait l'objet d'un soin de substitution antérieur. Une prescription est alors établie pour le week-end, en attendant une évaluation complète dès le lundi. Ceci nous évite d'être confrontés à des explosions de violence liées à des états de manque.

A Fleury-Mérogis, 235 détenus par mois en moyenne font l'objet d'une prescription de Subutex et 66 de méthadone. 300 détenus par mois, en moyenne, bénéficient donc d'un traitement de substitution, soit 8 % des détenus.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - S'agit-il de détenus sous traitement de substitution avant l'arrivée en maison d'arrêt ?

M. Paul Louchouarn . - Je n'ai pas de détail entre ceux faisant déjà l'objet d'un traitement de substitution avant d'entrer et ceux qui voient le traitement enclenché après l'arrivée dans l'établissement.

On note, depuis 2006, une baisse de l'ordre de 50 % du nombre de prescription de Subutex.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous êtes bien les seuls !

L'alcool et le vin sont-ils interdits dans le règlement intérieur ?

M. Paul Louchouarn . - Aucune boisson alcoolisée n'est distribuée en établissement pénitentiaire. Jusqu'au milieu des années 1990, on distribuait des bières légèrement alcoolisées qui ont été supprimées du fait de trafics de détenus qui faisaient commander des bières par d'autres et qui les rassemblaient en cellule, celles-ci étant contingentées. L'administration a préféré mettre fin à cette possibilité. Aucune boisson alcoolisée n'est plus distribuée lors des repas, ni autorisée dans le cadre d'achats extérieurs au titre des produits de cantine.

Les détenus qui souhaitent absolument consommer un dérivé alcoolique en sont souvent réduits à concocter eux-mêmes des mélanges pour essayer de retrouver un état proche de l'ivresse. Les résultats sont parfois surprenants : un détenu a un jour mélangé du Coca-Cola avec du gel de combustion. Il a été évacué vers l'hôpital dans un état second, bien au-delà de ce qu'il avait dû imaginer au départ !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez parlé des personnes sous traitement de substitution. En surprenez-vous certaines à se faire des injections de produits ?

M. Paul Louchouarn . - C'est extrêmement marginal.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Les comprimés de Subutex sont-ils bien distribués à l'infirmerie en présence du personnel de l'administration ?

M. Paul Louchouarn . - Les chiffres dont je dispose sont ceux que me transmettent les services médicaux mais nous ne sommes pas censés savoir qui reçoit un traitement de substitution. On sent là les limites du secret médical en établissement pénitentiaire car le protocole de soins autour du Subutex fait qu'il existe en général un accompagnement dans la prise du produit. Les détenus qui bénéficient de ce type de traitement sont acheminés tôt le matin au service médical. Les personnels - mais aussi les autres détenus - savent qui sont les détenus qui descendent à l'infirmerie pour recevoir le traitement de Subutex. Ceux-ci peuvent faire l'objet de sollicitations pour le ramener et le remettre à d'autres à l'intérieur des bâtiments. Les détenus sous Subutex font mine d'avaler leur comprimé et le mettent en fait dans un papier aluminium pour le monnayer ensuite. Il existe donc des risques de trafics et de dérives.

Le personnel de santé fait ce qu'il peut et il est difficile de lui en demander plus. Si le détenu fait semblant de l'avaler pour le conserver dans la bouche et le ressortir ensuite, c'est imparable.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les associations militent pour une distribution de seringues en prison. Pensez-vous que l'échange de seringues y soit nécessaire ?

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Cela signifierait qu'il existe des seringues non-saisies qui servent à s'auto-injecter des produits...

M. Paul Louchouarn . - Cela fait dix-sept ans que je travaille en établissement pénitentiaire : on y trouve de tout ! On arrive même à trouver quelques grammes de hachisch. Si l'on trouvait des seringues en grosse quantité, je le saurais ! Un détenu ne peut indéfiniment cacher des seringues dans sa cellule !

Nous sommes extrêmement vigilants, notamment en matière de traitement des détenus diabétiques, dont certains sont amenés à se piquer eux-mêmes. On a longuement hésité face au risque de détournement mais on a choisi cette pratique dans un certain nombre de cas, en surveillant que les choses se passent bien. Je n'imagine pas une seule seconde qu'il existe des détentions massives de seringues, avec un risque d'utilisation par plusieurs utilisateurs et de contaminations virales -VIH ou autres !

J'ai déjà entendu cette revendication de certaines associations. Je l'estime complètement décalée par rapport à la réalité du fonctionnement d'un établissement pénitentiaire. Selon moi, ce n'est pas un sujet en soi !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Personne ne se pique donc ?

M. Paul Louchouarn . - Je ne puis vous l'affirmer ; par contre, je n'ai pas le souvenir, ces trois dernières années, que l'on ait trouvé une seringue à Fleury-Mérogis !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Cela ne vous est jamais arrivé à Fleury-Mérogis ?

M. Paul Louchouarn . - Si c'est le cas, on ne m'en a pas parlé. Lorsque les agents trouvent quelque chose, cela fait généralement grand bruit et les organisations professionnelles s'en saisissent. Cela ne peut pas ne pas se savoir !

Les cent soixante personnels de santé de Fleury-Mérogis voient des détenus à longueur de journée. Le responsable du pôle santé est en face de mon bureau. Jamais il n'est venu me voir au sujet de seringues trouvées en détention. Je ne l'imagine pas une seconde.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le service de santé, que j'ai récemment visité, est en effet impressionnant !

M. Paul Louchouarn . - Quand un détenu présente des traces de coups que nous n'aurions pas détectées, il nous le signale. Pourquoi ne nous signalerait-il pas un détenu qui se pique ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment la distribution de Méthadone se passe-t-elle ?

M. Paul Louchouarn . - J'ai moins de connaissances précises sur ce sujet...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Ce sont bien 66 personnes qui sont sous Méthadone ?

M. Paul Louchouarn . - En effet. Je pars du principe que cela se fait de la même façon que pour le Subutex, au sein même des locaux de l'UCSA mais j'ai moins entendu parler de problèmes autour de la distribution de Méthadone qu'autour de la distribution de Subutex...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - N'avez-vous jamais eu d'accidents liés à la Méthadone dans l'établissement ?

M. Paul Louchouarn . - D'accidents liés à un problème de dosage ? Non, pas à ma connaissance...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On parle de trafics de médicaments psychotropes, que l'on donne à des détenus atteints d'angoisse, de dépression... Ces médicaments sont largement distribués par le service médical dans des conditions plus habituelles que pour les autres traitements. On dit qu'on les pile pour en faire une sorte de « drogue du pauvre »...

M. Paul Louchouarn . - Tout se trafique dans un établissement pénitentiaire, le traitement médical comme le reste. On a 3 000 prescriptions par mois de médicaments divers et variés. Certains détenus sont capables de gérer leur traitement sur plusieurs jours et sont parfaitement autonomes ; d'autres arrêtent les médicaments, s'en servent comme monnaie d'échange ou se font racketter avec ou sans violences.

Il y a des phénomènes d'accumulation qui servent dans un certain nombre de cas aux tentatives de suicide. C'est un vrai sujet de préoccupation.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment cela se passe-t-il pour les insulinodépendants ?

M. Paul Louchouarn . - Il en existe différents types : soit ils gèrent eux-mêmes leur traitement en cellule...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Se piquent-ils eux-mêmes ? Ils disposent de seringues !

M. Paul Louchouarn . - Oui, c'est ce que j'ai expliqué. Cela se fait en lien étroit avec les services médicaux du bâtiment...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Il s'agit bien de seringues à insuline ?

M. Paul Louchouarn . - Oui...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Cela suffit...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le service médical récupère-t-il la seringue ?

M. Paul Louchouarn . - Oui. Il existe un suivi et un accompagnement. Le personnel pénitentiaire est informé qu'il existe du matériel dans telle ou telle cellule. On est davantage confronté à la difficulté de mise en oeuvre de ce type de traitement - car il existe un risque que le personnel le confisque - qu'à une indifférence ou à un manque de vigilance en la matière.

On s'est entouré de précautions quand on a permis à ces traitements d'être réalisés en cellule par le détenu. L'administration pénitentiaire reste cependant attentive : un agent peut se faire crever un oeil à travers l'oeilleton de la porte. On peut tout imaginer. L'administration pénitentiaire, d'une manière générale, aime bien se faire peur et échafaude tous les scénarios possibles. C'est pourquoi je ne crois pas à la présence de seringues que personne ne verrait !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Quelle est la part des détenus qui souffrent du VIH ou d'hépatites ?

M. Paul Louchouarn . - Je ne sais pas qui est concerné mais on doit en avoir le nombre...

Selon le rapport d'activité du service médical, « en 2010, 65 patients différents ont fait l'objet de délivrance d'antiviraux par la pharmacie ; 30 patients en moyenne par mois ont reçu un traitement antiviral. On note une baisse de 27 % du nombre de patients moyens traités pour une infection au VIH ».

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Apparemment, la population toxicomane en prison diminue donc...

M. Paul Louchouarn . - Je n'ai que les chiffres de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis et non les chiffres nationaux.

On est passé en 2006 de 318 détenus sous Buprénorphine haut dosage à 235 en 2010. Cependant, on comptait 52 traitements par Méthadone en 2006, 69 en 2007, 58 en 2008, 59 en 2009, 66 en 2010. La variation annuelle paraît normale alors que le Subutex est en diminution sensible.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On touche là du doigt les difficultés de ce fameux secret médical partagé, dont on a beaucoup parlé au moment de la loi pénitentiaire. Le secret médical existe mais il faut aussi tenir compte de la vie de tous les jours.

Vos informations vous font-elles penser qu'il y aurait plus de gens atteints du VIH que ce qui est annoncé - même si certains ne sont pas encore sous traitement - les détenus cachant ce type d'affection quand ils arrivent en prison ?

M. Paul Louchouarn . - C'est très difficile à percevoir. Si je puis citer des chiffres de détenus concernés, on a en revanche la plus grande difficulté pour identifier les détenus en question ou faire des analyses. C'est impossible.

Selon moi, la problématique du secret médical en prison n'est pas celle du VIH ou de l'hépatite. On a adopté des comportements professionnels depuis quinze ou vingt ans : les agents, dans toutes les situations, quel que soit le détenu, doivent agir comme si ce dernier était atteint d'une maladie de ce type. Il existe un protocole pour interventions avec risques d'exposition au sang, que les agents ont assez bien intégré. Ils mettent des gants, prennent garde en cas de fouille, etc. On n'intervient plus n'importe comment dans une situation présentant un risque d'exposition au sang.

A Fleury-Mérogis, on effectue 1 600 sorties par an pour emmener un détenu à l'hôpital. C'est un agent pénitentiaire qui fait quotidiennement les listes des détenus admis au service médical. Certains vont voir tel ou tel spécialiste. Il y a donc un minimum d'interférences qui font que le secret médical n'est pas le dogme que l'on pourrait imaginer. On s'appuie néanmoins dessus pour expliquer que l'on ne peut donner d'informations à l'administration pénitentiaire lorsqu'elle veut mieux prendre le détenu en charge, l'accompagner dans son parcours pénitentiaire et préparer son aménagement de peine.

On a besoin d'un avis éclairé de tous les acteurs qui interviennent dans la prise en charge du détenu. On ne demande pas à connaître le dossier médical, ni à savoir de quelle pathologie souffre tel ou tel détenu mais à avoir un conseil d'un médecin sur la façon de construire un aménagement de peine afin d'éviter que le SPIP ne travaille sur une hypothèse pendant que le médecin travaille sur une autre. Il est dommage de se heurter à ce genre de situation. Les agents ont compris qu'ils n'avaient pas besoin de savoir de quelle pathologie souffrait le détenu dès lors qu'ils se protègent en amont.

Il existe des situations particulières : tuberculose, gale, expositions au sang. Quand le sang d'un détenu qui s'est coupé et se débat est projeté dans l'oeil d'un agent, dans huit cas sur dix - sans que j'intervienne en aucune manière - le service médical arrive à rassurer le surveillant en lui disant qu'il ne risque rien...

Le discours sur le secret médical ne correspond pas à la réalité. Alors que l'essentiel est admis par tous les acteurs, on passe à côté de ce qui fait la base du travail pluridisciplinaire de chacun en matière de prise en charge des détenus.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Combien de détenus sont-ils incarcérés à Fleury-Mérogis pour trafic de drogues ?

M. Paul Louchouarn . - Environ 20 % - mais il faut que la condamnation figure sur la fiche pénale. Un détenu peut être incarcéré pour vol, ce qui ne l'empêche pas d'être par ailleurs impliqué dans des trafics.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de nous avoir fourni tous ces renseignements.

Audition de M. Roger Vrand, sous-directeur à la Direction générale de l'enseignement scolaire, chargé de la vie scolaire des établissements et des actions socio-éducatives et de Mme Nadine Neulat, chef du bureau de la santé, de l'action sociale et de la sécurité

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Monsieur Jean-Michel Blanquier, directeur général de l'enseignement scolaire du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, a été retenu par le ministre et ne pourra nous rejoindre.

Nous recevons M. Roger Vrand, sous-directeur à la Direction générale de l'enseignement scolaire, chargé de la vie scolaire des établissements et des actions socio-éducatives et Mme Nadine Neulat, chef du bureau de la santé, de l'action sociale et de la sécurité dans la sous-direction que dirige M. Vrand.

Nous souhaitons recueillir votre avis et en particulier votre point de vue sur la politique de prévention de la toxicomanie en général, évidemment plus particulièrement au regard de la jeunesse et dans les établissements d'enseignement public.

Quel constat portez-vous sur les actions que vous menez ?

M. Roger Vrand . - L'article L. 312-18 du code de l'éducation prévoit qu'une "information soit délivrée sur les conséquences de la consommation de drogues sur la santé, notamment concernant les effets neuropsychiques et comportementaux du cannabis, dans les collèges et les lycées, à raison d'au moins une séance annuelle, par groupes d'âge homogène".

C'est dans ce cadre législatif que s'inscrit l'action que nous menons en matière de prévention des toxicomanies.

Les mesures concernant l'éducation nationale dans le cadre du plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies 2008-2011 sont de trois ordres :

- relayer dans les établissements scolaires le dispositif de communication sur la dangerosité des produits ;

- développer une politique de prévention au sein des établissements scolaires du premier et du second degré en mettant à la disposition de la communauté scolaire les outils et les ressources documentaires nécessaires ;

- organiser et encourager, dans les zones où cela est possible, une orientation par le médecin ou l'infirmière des jeunes en difficulté par rapport à l'usage des produits psychoactifs vers les consultations « jeunes consommateurs » ou les consultations organisées par les CSAPA.

Plus récemment, la circulaire de rentrée du 2 mai 2011 rappelle que l'école est un acteur de santé publique qui joue un rôle essentiel dans l'éducation à la santé. Parmi les priorités de l'éducation nationale concernant la santé des élèves, la prévention des conduites addictives figure en bon rang et reprend les orientations du plan gouvernemental.

Il est en particulier précisé que cette prévention vise à aider chaque jeune à s'approprier progressivement les moyens d'opérer des choix, d'adopter des comportements responsables, pour lui-même comme vis-à-vis d'autrui et de l'environnement.

Cette démarche doit permettre de préparer les élèves à exercer leur citoyenneté avec responsabilité. Elle contribue à la construction individuelle et sociale des enfants et des adolescents, constituant ainsi une composante de l'éducation du citoyen.

Une étude réalisée par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l'éducation nationale en 2008-2009 fait apparaître que, dans le second degré, l'éducation à la santé dans son ensemble est mise en oeuvre dans neuf établissements sur dix et a pour objectif conjoint l'éducation à la citoyenneté et l'acquisition de connaissances en matière de santé, notamment la formation des élèves à la prévention des conduites addictives.

Cette formation s'inscrit par ailleurs dans le cadre du pilier 6 du socle commun de connaissances et de compétences portant sur les aspects d'éducation civique. Les établissements scolaires sont tenus d'intégrer des actions ressortissant à ces orientations, notamment de prévention des conduites addictives dans leur projet d'établissement.

Par ailleurs, cette prévention est intégrée à l'enseignement des sciences de la vie et de la terre, les SVT ; d'autres actions de prévention sont également conduites, quelquefois en liaison avec les établissements et avec les enseignants de SVT, par les personnels de santé et de service social avec l'appui de partenaires dans un certain nombre de cas.

Le rôle d'animation de ces actions est en premier lieu dévolu aux personnels de santé et de service social au sein des établissements -78 %. Il revient ensuite aux enseignants de sciences de la vie et de la terre -35 %- soit en équipe, soit avec d'autres enseignants -17 %. Ce rôle concerne également les CPE -37 %- ainsi que les membres d'associations -34 %.

Au collège, ce sont les élèves de la cinquième à la troisième qui sont le plus fréquemment sensibilisés à la prévention des conduites à risques. En lycée d'enseignement général et technologique, cette prévention intervient le plus souvent en classe de seconde et en première. En lycée professionnel, elle concerne principalement la seconde professionnelle.

En général, les élèves bénéficient dans plus de 80 % des cas d'au moins une action de prévention - quelquefois plus - dans le domaine de la consommation d'alcool, de tabac et de drogues illicites.

Selon les chefs d'établissements, les effets du projet d'éducation à la santé sont particulièrement positifs sur le comportement des élèves dans l'établissement -78%- et sur les relations entre filles et garçons -63% en moyenne.

Une action positive pour les élèves doit réunir les conditions suivantes :

- une bonne cohérence des acteurs du milieu scolaire afin de faire passer des messages cohérents et globaux d'éducation et de prévention ;

- une intégration d'un programme de prévention dans le projet d'établissement, notamment dans le second degré, conduit par le comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté, qui doit faire l'objet d'un bilan présenté au conseil d'administration ;

- enfin, une implication des personnels, des élèves, des parents et des partenaires extérieurs.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de ce panorama des actions que vous mettez en oeuvre.

Quelle est aujourd'hui la réalité de la drogue en milieu scolaire ? Quelles évolutions ressentez-vous ?

M. Roger Vrand . - On peut distinguer ce que l'on ressent au sein même d'un établissement et dans son environnement immédiat.

La préoccupation la plus significative des chefs d'établissement tient à ce qui se passe autour de leur collège ou de leur lycée. Des trafics peuvent exister et les élèves être sollicités.

Il existe bien sûr un sentiment plus ou moins diffus que la consommation - en particulier de cannabis - est assez largement répandue parmi une population de lycéens ou de collégiens en fin de cycle. Il ne s'agit pas nécessairement d'une consommation régulière mais d'une découverte de ce type de produit.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je voudrais en venir aux infirmières et infirmiers scolaires que nous avons auditionnés ; ils sont au plus près des élèves et recueillent leur vision des choses ainsi que leurs pratiques.

On leur demande de constituer un cahier où figurent des fiches de consultation qu'ils font remonter au ministère. Manifestement, les données ne sont pas toujours exploitées. Je trouve dommage de ne pouvoir s'en servir, ces données représentant la photographie des problématiques que peuvent rencontrer les élèves, non seulement en matière de toxicomanies ou de consommation de produits mais également en matière de santé. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Mme Nadine Neulat . - Les infirmières sont dotées d'une sorte de répertoire de leurs actes quotidiens. C'est un outil très intéressant pour le pilotage de l'établissement. Ce cahier peut faire apparaître certains signes à propos des problèmes de l'établissement.

Il serait très difficile à l'académie et à l'administration centrale de recueillir l'ensemble des données où figurent des informations personnelles sur les élèves, mais nous sommes conscients qu'il s'agit d'une mine de renseignements qu'il nous faut mieux exploiter, le nombre d'indicateurs que l'on fait remonter vers l'administration centrale étant très restreint.

Nous travaillons donc sur un projet de tableau de bord plus global en matière de santé et d'action sociale qui permettrait de rassembler un nombre d'éléments plus important.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - C'est une véritable richesse ! En outre, ces données sont informatisées. Il devrait donc être assez facile de mettre en place une évaluation et de pouvoir agir sur un programme spécifique.

Mme Nadine Neulat . - Il faut être conscient que tous les éléments n'ont pas à parvenir à la centrale. Chaque niveau de responsabilité a besoin d'un certain nombre d'indicateurs. Nous avons travaillé sur les indicateurs relatifs au pilotage national, utiles à l'administration centrale. L'académie peut avoir besoin d'un nombre d'indicateurs plus important, comme dans le cas du partenariat entre académies et ARS, qui constitue un des points centraux du pilotage des politiques de santé au niveau académique. Il faut réfléchir aux informations dont chaque niveau a besoin mais c'est effectivement capital.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - L'information délivrée dans les établissements par les policiers ou les gendarmes est-elle efficace en matière de prévention ?

En second lieu, à quel âge faudrait-il commencer à faire de la prévention et sous quelle forme ?

M. Roger Vrand . - On sait qu'il est difficile d'être entendu par les adolescents, toujours prompts à la prise de risques et à la transgression. C'est pourquoi il est important que l'établissement dispose d'un projet global cohérent qui permette de jouer sur différents leviers.

On imagine que le CPE interviendra plus volontiers sur les aspects de citoyenneté, de respect des règles à l'intérieur de l'établissement ou au-delà, alors que des personnels de santé ou le professeur de SVT seront plus à même d'intervenir sur les aspects d'éducation à la santé. Tout cela doit constituer un ensemble et les interventions des partenaires doivent être assez précisément intégrées dans une action cohérente et convergente.

Selon nous, il faut donc se situer sur le plan de la citoyenneté, du respect des règles et sur le plan de la santé.

Cela étant, nous ne pensons pas qu'il faille attendre l'adolescence ou la fin du collège pour intervenir sur ces questions. Nous avons ces derniers temps travaillé en liaison avec la MILDT à la préparation d'un guide portant sur des actions de prévention dans le premier degré. Cette approche s'efforce de répondre au public de l'école élémentaire et privilégie la recherche du bien-être, le respect de soi, le respect d'autrui. En fonction de l'âge, on peut être amené à moduler le respect de la législation, faire valoir les conséquences encourues ou insister sur l'éducation à la santé et la recherche d'un équilibre.

Mme Nadine Neulat . - Nous avons par ailleurs déjà diffusé un guide réalisé avec la MILDT destiné au second degré. Toutes les personnes susceptibles d'intervenir en milieu scolaire se sont mises d'accord sur un cadre d'intervention -éducation nationale, associations, gendarmerie, police. Il est en effet important pour les élèves de disposer d'un cadre structurant sur lequel les adultes se soient mis d'accord. Quelles que soient les opinions, il est nécessaire que cette information en milieu scolaire soit acceptée par tout le monde.

Différents aspects peuvent être abordés autour de l'éducation et de la prévention. Le travail sur le développement des compétences psychosociales doit particulièrement être recherché. Ainsi, la résistance à la pression des pairs est majeure en matière de prévention des toxicomanies et doit être abordée lors de ces séances de prévention. On doit apprendre aux enfants à résister à une offre face à laquelle ils se trouveront confrontés à un moment ou à un autre, notamment lors du passage de l'école primaire au collège et encore plus du collège au lycée. C'est alors, en effet, que l'on enregistre une augmentation significative des consommations de cannabis.

Les leviers de la prévention sont donc multiples. Il n'existe pas une seule méthode et l'on doit agir sur plusieurs facteurs.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment se concilient les obligations du monde enseignant et du personnel infirmier - respect du secret professionnel, alerte des parents ? Une prise en charge individuelle est nécessaire pour un certain nombre, l'information collective n'étant pas suffisante...

M. Roger Vrand . - Le rôle des personnels de l'éducation nationale et des personnels de santé est crucial dans le repérage des situations individuelles et pour l'alerte, en liaison éventuelle avec d'autres relais extérieurs.

Ceci incite à développer l'échange entre l'équipe enseignante et les personnels de santé afin de favoriser le repérage - avec les difficultés liées au secret professionnel ou à la confidentialité que vous avez évoquées.

L'autre dimension réside dans l'alerte des parents et l'accompagnement que des personnels de santé de l'établissement peuvent mettre en oeuvre pour les parents les plus démunis qui découvrent brutalement une consommation face à laquelle ils ne savent comment réagir.

D'une façon plus générale, nous sommes engagés dans le développement de la relation avec les parents d'élèves au sein des établissements. Peut-être avez-vous entendu parler de la « mallette des parents » qui vise à outiller les équipes d'environ 1 300 collèges pour renforcer le dialogue avec les familles...

Cette opération doit permettre de développer et d'approfondir les contacts lorsque des difficultés de cette nature surgissent. C'est un point sur lequel on va s'efforcer de mutualiser davantage les pratiques afin que les équipes sachent mieux réagir face à ce type de situation.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Avez-vous des échanges avec d'autres États à propos de leurs propres expériences ?

M. Roger Vrand . - Les relations que nous avons tendent à inscrire la démarche dans une approche globale, notamment par le biais d'expériences et de réflexions sur la recherche d'un climat scolaire propice au bien-être et à l'équilibre de l'élève. Un certain nombre de nos contacts européens s'établissent dans cette perspective.

Mme Nadine Neulat . - Nous lions des relations lors de colloques internationaux dans le cadre d'un réseau européen d'écoles promotrices de santé. Les questions de prévention y sont intégrées comme d'autres. Une réunion de correspondants nationaux a lieu annuellement pour échanger sur les pratiques dans un nombre important de pays d'Europe.

D'autres échanges ont également lieu avec des équipes de recherche. Un colloque, où le ministère était représenté, a récemment eu lieu en Italie sur le lien entre la recherche et les actions réellement mises en place, qui constituent souvent une difficulté.

La France n'a toutefois pas à rougir des politiques qui sont menées dans notre pays. La plupart des nations se heurtent aux mêmes difficultés. Le constat est toujours le même : l'école est un lieu propice à une politique d'éducation à la santé et de prévention, ainsi qu'un cadre de prévention à l'égard des consommations.

L'INPES a par ailleurs analysé différents programmes efficaces, comme le veut son rôle. Il ne suffit en effet pas de mener des actions tous azimuts : encore faut-il connaître les plus pertinentes ! Beaucoup de gens font preuve de bonne volonté, comme les anciens toxicomanes qui interviennent dans les établissements mais on ne connaît pas l'impact de ce type d'action. Les programmes qui fonctionnent le mieux sont le plus souvent nord-américains et québécois. Un programme canadien intitulé « Mieux vivra à l'école » a été adapté en France mais n'a pas été généralisé pour différentes raisons.

Les programmes efficaces existent donc mais leur mise en oeuvre est une autre question...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Les sanctions appliquées à l'encontre des adolescents interpellés par la police vous paraissent-elles adaptées ? Le rappel à la loi vous paraît-il satisfaisant ? Ne faudrait-il pas envisager un système contraventionnel afin de mieux faire prendre conscience à ces jeunes du problème qu'ils posent ?

M. Roger Vrand . - D'une façon générale, nous avons un bon retour d'informations de la part de la justice sur la situation des élèves de certains lycées particulièrement exposés à ce type de difficultés. Le partenariat avec les forces de police ou de gendarmerie s'est beaucoup amélioré. Il existe une marge de progrès pour ce qui est des relations avec la justice, notamment en matière de circulation de l'information et de signalements que les établissements peuvent réaliser.

Pour ce qui est de la nature de la sanction, la démarche éducative est aujourd'hui fondée sur le droit existant et situe les transgressions dans le cadre du délit.

Mme Neulat a travaillé avant 2007 sur la réflexion destinée à transformer certaines de ces infractions en contraventions. La réflexion, à cette époque, avait conduit à penser que cela risquait de brouiller le message...

Mme Nadine Neulat . - Depuis la loi de prévention de la délinquance de 2007, la palette s'est ouverte en matière d'alternatives à la consommation. Le problème relevait à l'époque de la disparité dans l'application de la loi vis-à-vis des consommateurs de cannabis, en fonction des tribunaux.

Il est assez difficile de tenir un discours à des jeunes si la loi n'est pas réellement appliquée ou si elle l'est de manière aléatoire d'une région à l'autre. Elle n'a alors plus aucun sens pour les élèves. Une gradation des peines pourrait jouer un rôle éducatif mais il faut tenir compte du règlement de la contravention. Sera-t-elle payée par les parents ? Seront-ils solvables ? Les catégories sociales les plus aisées ne continueront-elles pas à consommer ? Cela soulève des questions assez complexes.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci des précisions que vous nous avez apportées.

Audition de M. François Falletti, procureur général de Paris

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous sommes particulièrement honorés d'accueillir M. François Falletti, procureur général près la Cour d'appel de Paris, à qui je souhaite la bienvenue.

Nous avons déjà auditionné des représentants de services ou d'organismes chargés de la lutte contre les drogues et la toxicomanie, mais pas encore le parquet.

Monsieur le Procureur général, nous souhaiterions connaître votre point de vue en la matière ainsi que la ligne de conduite que vous vous êtes fixée depuis votre nomination l'an passé.

La loi du 31 décembre 1970 est-elle toujours d'actualité ? Des adaptations sont-elles nécessaires ? Il est toujours question de la dépénalisation de l'usage de certaines drogues. Cela est-il envisageable ?

La situation en région parisienne, comme dans toutes les grandes métropoles du monde, est sans doute plus aiguë qu'ailleurs - bien qu'on nous dise que l'on rencontre les mêmes types de problèmes en province. Vos échanges internationaux vous donnent-ils le sentiment qu'il existe des particularités propres à Paris et à l'Ile-de-France ?

Quelles sont les pistes d'amélioration de la réponse à la consommation de stupéfiants et au trafic ? Quelle est la distinction entre le trafiquant et l'usager ? Peut-on encore développer les saisies d'avoirs criminels ?

M. François Falletti . - Merci.

Je suis très honoré de pouvoir apporter ma contribution à un débat particulièrement essentiel pour la bonne démarche de vie dans notre société et qui comporte d'énormes enjeux de toute nature.

Vous mettez l'accent, dans le cadre des objectifs de votre mission, sur les problématiques de consommation et d'usage. On voit bien qu'il existe des possibilités, à travers l'usage des stupéfiants, d'une déstructuration considérable des individus et des groupes de personnes, collectivités familiales et autres.

Il y a également derrière cela des questions d'avoirs illicites rassemblés entre des mains qui n'hésitent pas à les utiliser dans le contexte de réseaux criminels voire, plus largement, de financement du terrorisme.

Il s'agit là d'un enjeu essentiel. Je suis venu accompagné de l'avocat général Philippe Lagauche, qui exerce, au sein du parquet général de Paris, des fonctions d'avocat général central en suivant au quotidien tous les problèmes d'actions publiques émanant des neuf parquets du ressort de la Cour d'appel.

Le parquet général de Paris a une responsabilité sur Paris intra-muros ainsi que sur huit autres tribunaux de la grande région parisienne, dans des départements particulièrement sujets à des problématiques du type de celles qui nous préoccupent : la Seine Saint-Denis - Bobigny - le Val de Marne - Créteil - l'Essonne - Evry - la Seine et Marne - Meaux, Melun et Fontainebleau. Par les miracles de la carte judiciaire, nous avons également un regard sur l'Yonne, avec les tribunaux de Sens et d'Auxerre.

Cependant, nous n'avons pas de responsabilité sur les départements regroupés au sein de la Cour d'appel de Versailles -Yvelines - ni sur les Hauts de Seine - Nanterre - le Val d'Oise - Pontoise - et l'Eure-et-Loir - Chartres.

Nous avons malgré tout à coeur, avec mon collègue procureur général de Versailles, de travailler de manière cohérente sur l'ensemble de l'Ile-de-France, dans le cadre des groupes de travail amenés à s'intéresser à des problématiques diverses et notamment à tout ce qui a trait aux diverses formes de délinquance et de criminalité en Ile-de-France.

Nous nous trouvons en présence d'une problématique qui a connu une évolution considérable depuis les années 1970. Je me souviens, pour avoir exercé mes premiers pas dans la magistrature à la fin des années 1970, qu'on trouvait alors dans les parquets un ou deux magistrats chargés des problèmes de toxicomanie. C'était relativement délimité.

Malheureusement, depuis une trentaine d'années, la drogue et les stupéfiants se sont immiscés un peu partout dans les préoccupations des magistrats et des policiers s'agissant des questions touchant à la délinquance.

Nous avons, face à ce phénomène diffus mais marqué, tenu à nous organiser pour apporter des réponses aux différentes manifestations du phénomène.

Tout d'abord, une réaction très forte et très ferme s'est exercée vis-à-vis de toutes les formes de trafic. Le trafic de stupéfiants constitue toujours aujourd'hui un des éléments très importants de l'activité juridictionnelle en matière de lutte contre le crime organisé. Depuis 2004, l'institution des juridictions interrégionales spécialisées nous permet, en découpant le territoire français en huit, d'avoir une approche plus professionnelle de ce phénomène et, plus généralement, de toutes les manifestations du crime organisé - trafics d'armes, d'êtres humains, etc.

Singulièrement, les trafics de stupéfiants constituent toujours un des éléments essentiels du champ de travail couvert par ces juridictions spécialisées. La JIRSP, Juridiction interrégionale spécialisée de Paris, a une compétence sur les cours d'appel de Paris, de Versailles, d'Orléans et de Bourges. Cela nous amène à couvrir, au-delà de l'agglomération parisienne, tout ce qui se situe au-dessus de cette dernière, jusqu'au centre de la France.

L'expérience a montré que ce travail permettait une analyse beaucoup plus en profondeur des trafics. Bien sûr, ceux-ci proviennent de régions que nous connaissons bien. On sait que les trafics de cannabis remontent essentiellement du Sud, de l'Espagne et en bonne partie du Maroc. La cocaïne nous vient d'Amérique du Sud, également par l'Espagne.

D'autres voies, plus récentes, viennent de certaines parties du Sud de la Méditerranée. L'Atlantique étant fortement surveillé, l'Afrique de l'Ouest est devenue un lieu de passage. On constate également une recrudescence des trafics d'héroïne et de cannabis en provenance des Pays-Bas et du port de Rotterdam.

Si j'évoque très sommairement les routes de la drogue, c'est pour dire que l'approche en profondeur manifestée par la JIRS de Paris nous permet de mieux traiter ce type de problèmes. Des voitures « go fast » empruntent l'autoroute A 10 et traversent la région d'Orléans. On s'est rendu compte qu'il existait des points de stockage à une centaine de kilomètres de l'agglomération parisienne, sur le ressort de la Cour d'appel d'Orléans. Ces points de stockage peuvent servir à alimenter des grossistes qui interviennent sur tel ou tel point de l'agglomération parisienne.

On a ainsi enregistré, l'année dernière, une importante saisie dans les environs de Chartres. Il est important d'avoir une vision élargie qui corresponde à celle que la police a su mettre en place avec les directions interrégionales de police judiciaire.

Ce constat à propos de la grande agglomération parisienne se retrouve dans toutes les JIRS de France. J'ai pris la responsabilité du parquet général de Paris en mars 2010. J'étais auparavant procureur général à la Cour d'appel d'Aix-en-Provence ; nous avions la même vision en profondeur des trafics de drogues qui traversent la Méditerranée : bateaux « go fast » au départ des côtes marocaines, voitures transitant de l'Espagne en direction de l'Italie, etc. Certains véhicules utilisaient très souvent nos autoroutes sans que ce soit spécialement pour le marché français.

Les schémas de grossistes se retrouvent également dans certains quartiers Nord de Marseille, où il existait des sortes de grandes supérettes de la drogue avec des points de stockage à quelques dizaines de kilomètres, dans le Vaucluse ou d'autres endroits.

Ce schéma d'organisation de la drogue rejoint donc des fonctionnements que l'on retrouve dans la vie commerciale et dans la vie des entreprises, permettant d'approvisionner tel ou tel quartier en flux tendu, d'où l'importance de notre travail concernant les juridictions interrégionales spécialisées. La JIRS de Paris accueille ainsi régulièrement des procédures émanant d'Orléans ou de Bourges.

L'essentiel des trafics poursuivis donne lieu à des investigations sur des constatations effectuées en région parisienne. Dans ces dossiers, nous voyons apparaître beaucoup d'affaires concernant le cannabis provenant du Nord de la France ou du Sud de l'Espagne, ainsi que de la cocaïne. La cocaïne correspond à un marché incontestablement en progression ; sur les trafics de drogues actuellement traités dans le cadre de la JIRS de Paris, une petite moitié concerne la cocaïne. Il s'agit donc d'affaires assez emblématiques de ces préoccupations...

Les saisies sont considérables ; la police, la douane, la gendarmerie procèdent à de très nombreuses investigations. Au cours de l'année 2010, on a ainsi saisi treize tonnes de cannabis, 627 kilos de cocaïne et 54 kilos d'héroïne. Ce schéma apparaît très préoccupant mais illustre aussi l'efficacité du travail mené par les services d'enquête.

Vous le savez sans doute, les services se sont aujourd'hui spécialisés, avec par exemple la mise en place de groupes d'intervention régionaux, les GIR. Il s'agit de services d'enquête qui ne se contentent pas d'interpellations, d'arrestations et de saisies, mais qui essayent également de mener des investigations sur les avoirs financiers provenant de trafics et procèdent ainsi à un travail en profondeur, avec l'appui de policiers, de gendarmes ou de douaniers mais également d'agents des impôts et d'inspecteurs du travail, tous fonctionnaires susceptibles d'avoir une vision élargie du phénomène.

Le trafic représente un défi constant à relever mais on ne peut passer par pertes et profits le travail considérable qui, contrairement à des propos parfois désabusés que l'on entend, débouche sur des résultats dont je viens de donner quelques illustrations.

La JIRS doit ensuite poursuivre le travail, notamment dans le contexte international. Il serait séduisant de pouvoir remonter davantage en direction des têtes de réseaux. Cela passe par un travail international, et la JIRS de Paris est sans doute mieux armée pour le conduire que des tribunaux disséminés.

Nous avons évidemment à faire face à des problématiques plus proches du terrain mais aussi des revendeurs de quartier. Ce sont là des questions intéressant l'usage et la consommation, qui sont l'un des grands sujets qui vous préoccupent dans le cadre de cette mission.

Nous avons là deux types de politique, l'une concernant les dealers qui sont très proches des usagers et des consommateurs. J'évoquais le problème des nourrices et des appartements qui servent à dissimuler les différentes formes de revente. Il est clair que, lorsque nous arrivons à identifier ce type de comportement, nous restons sur un registre de fermeté totale. La recherche porte sur les éléments de preuves susceptibles d'être mises en avant pour convaincre les auteurs de ces faits de revente.

Nos poursuites vont très souvent donner lieu à des procédures rapides, comme les comparutions immédiates ou, dans les cas les moins graves, la convocation par un officier de police judiciaire. Le plus souvent, en présence d'actes de la nature de ceux que j'évoquais, on procède à des poursuites dans le cadre des comparutions immédiates qui pourront déboucher, en fonction des circonstances, sur plusieurs années de peine d'emprisonnement à l'encontre des revendeurs.

Le dispositif voulu en 2004 prévoit que, face à un trafic de drogue d'une certaine importance quantitative et qualitative, l'information établie par la police judiciaire doit être double. Celle-ci, en cas de trafic de stupéfiants en Seine Saint-Denis, par exemple, va aviser le procureur de la République de Bobigny - juridiction compétente - mais également le parquet de Paris en tant que procureur de la JIRS couvrant tout le ressort de la grande agglomération parisienne jusqu'à Orléans et Bourges.

Un échange a alors lieu entre les juridictions de Paris et de Bobigny ; si l'on se rend compte que l'affaire peut conserver une dimension locale, elle restera à Bobigny. Si elle représente une certaine complexité, revêt une dimension internationale ou constitue une saisie importante de fonds, la JIRS de Paris se saisira de l'affaire. La liaison se fait donc au stade de l'enquête.

Il peut même se faire que la JIRS de Paris prenne les affaires les plus complexes et laisser le cas échéant certains revendeurs à la compétence du tribunal local pour ne pas trop surcharger inutilement une procédure qui, pour la JIRS, doit présenter certains critères. L'affaire sera poursuivie sur le terrain de la comparution immédiate ; des saisies d'argent, de drogues, de voitures vont pouvoir être opérées. Celles-ci sont importantes.

Le troisième élément auquel nous sommes extrêmement attentifs concerne l'usager. J'ai tenu à distinguer ces trois niveaux car nous ne sommes pas en présence d'un raisonnement identique. C'est l'évidence mais encore faut-il le rappeler. S'agissant des problèmes de drogues, on simplifie parfois les choses. Ce n'est pas parce que l'usager de cannabis encoure une peine d'emprisonnement qu'on le met en prison.

Les parquets de l'Ile-de-France qui entrent dans le ressort de la Cour d'appel de Paris dont j'ai la responsabilité sont organisés suivant des fonctionnements cohérents qui se retrouvent à peu près partout. Il existe des nuances mais aussi une ligne directrice. Il faut se méfier de la notion de drogues dures et de drogues douces, quelque peu fluctuante ; toutefois, en présence d'usagers ou de consommateurs de cannabis, d'herbe, etc., le parquet réserve une suite lorsque l'infraction est constatée.

Ces procédures ne seront pas simplement classées sans suite. En fonction des circonstances, de la gravité des faits et de la consommation, la réponse qui va être apportée peut prendre plusieurs formes. La forme la plus légère est le rappel à la loi. On pourra se contenter d'adresser une sorte d'avertissement à une personne sur qui on a retrouvé une petite quantité de drogue, en lui indiquant de se conformer à la loi. Cet avertissement demeure dans les fichiers du parquet. On notifiera à l'usager qu'il n'y a pas de suite pour cette fois mais qu'il pourrait y en avoir en cas de réitération.

Ce rappel à la loi sera le plus souvent assuré par un délégué du procureur. Ce sont des personnes qui ont été habilitées par le procureur de la République. Ce peut être d'anciens policiers, d'anciens professeurs de l'éducation nationale, toutes sortes de personnes qui manifestent un intérêt pour ce type de choses et qui s'engagent dans le travail de médiation pénale. Ce rappel à la loi peut être le cas échéant effectué en maison de justice et du droit.

Le second type de réponse aux cas les plus simples consiste à solliciter l'intéressé afin qu'il se soumette à un stage de sensibilisation aux dangers de la drogue. Ces stages sont organisés le plus souvent dans le contexte associatif. Il existe des associations qui s'investissent dans le domaine de la prise en charge des toxicomanes et qui sont en mesure de mettre sur pied des stages de sensibilisation à la drogue et à ses dangers. Ces stages sont le plus souvent payants, dans des gammes de prix oscillant entre 100 et 250 €, le maximum étant celui prévu pour les contraventions de troisième classe, soit 450 €.

L'autre alternative à la poursuite peut être mise en oeuvre par la procédure dite de la composition pénale, procédure qui consiste à inviter une personne à procéder à un certain nombre d'actes : contacter un médecin, payer une amende, effectuer certains travaux si cela s'avère nécessaire.

Qu'il s'agisse du rappel à la loi, de la composition pénale ou de l'invitation à suivre un stage, le parquet laissera le dossier ouvert pendant le temps durant lequel les prescriptions doivent être assurées. Si les choses se déroulent normalement, on aura un classement sans suite mais un classement sans suite peut toujours être repris par le parquet, notamment en cas de renouvellement d'une infraction.

S'agissant des drogues dites « dures » - héroïne, cocaïne - on aura davantage recours à des dispositifs fondés sur l'injonction de soins. Le parquet, via le délégué du procureur le plus souvent, va inviter le toxicomane à se présenter auprès d'un médecin coordonnateur, comme le prévoit la loi de 2007. La prise en charge médicale sera dès lors plus lourde et plus prégnante. Si la personne se soumet à cette injonction de soins, on pourra déboucher sur un classement sans suite au bout d'un certain temps.

Que se passe-t-il en cas de réitération à la suite des classements ou lorsque les mesures prescrites ne sont pas suivies d'effet ? Dans ce cas, une poursuite peut être engagée. Il s'agit souvent d'une poursuite dans le contexte de l'ordonnance pénale, donc d'une procédure très simplifiée. L'ordonnance pénale implique l'engagement de l'action publique, l'interruption de la prescription et débouche sur des sanctions à caractère pécuniaire.

L'autre possibilité de poursuite consiste à aller devant le tribunal correctionnel et à solliciter une peine d'emprisonnement avec sursis et mise à l'épreuve, ce qui est plus contraignant : on retrouve là des obligations de soins, de prise en charge et la nécessité de pointer régulièrement au commissariat. Ce mécanisme se déroule sur plusieurs années. On s'assurera de la sorte que la personne respecte les prescriptions mises à sa charge.

En cas de non-respect des prescriptions, la sanction tombe et le sursis de mise à l'épreuve sera révoqué par le juge d'application des peines. Cela peut se faire pour un temps, quitte à entrer dans un autre schéma...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Pourquoi les injonctions thérapeutiques et les stages de sensibilisation ne sont-ils pas appliqués partout ? Les magistrats n'y sont-ils pas sensibles, ou ce système fonctionne-t-il mal ?

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - L'amende contraventionnelle ne permettrait-elle pas une sanction immédiate, notamment pour les primo-consommateurs, avec une éventuelle inscription au fichier des stupéfiants ? On y réfléchit beaucoup car, comme le dit ma collègue de l'Assemblée nationale, il semble qu'il existe des défaillances en matière de suites...

En second lieu, nous aimerions connaître votre avis sur le problème des centres d'injection supervisée, qui risquent de créer des zones de non-droit. Quelles modifications législatives ou réglementaires nécessiteraient-ils ?

Enfin, j'ai été surpris que vous fassiez une distinction entre drogues « dures » et drogues « douces ». Personnellement, cela me choque. Est-ce un langage que vous employez couramment dans votre juridiction ou nous l'avez-vous réservé ?

M. François Falletti . - S'agissant des stages, je comprends la préoccupation qui peut être la vôtre. En fait, les stages tels qu'ils sont conçus sont initiés par chaque juridiction. Il en existe en région parisienne ; ils seront mis entre les mains d'associations ; ce dispositif n'a de sens que si ces stages correspondent à une obligation. J'ai dit qu'ils étaient payants. Encore faut-il une association suffisamment implantée pour que l'on puisse lui faire confiance pour conduire ce type de stages !

Je suis en place depuis une bonne année : c'est encore un sujet qui mérite d'être approfondi et soutenu. Je vous rejoins tout à fait. L'ensemble de la Cour de Paris veille à ce que ces stages soient mis en place, mais la prise en compte demeure inégale selon les endroits. Le tribunal de Paris a eu en 2010 1 150 stages de sensibilisation pour 3 300 affaires d'usage de stupéfiants. Je pense que ce sont des réponses effectives.

L'effectivité se mesure dans la mise à disposition du stage, par le fait que ce stage est dense et présente véritablement une plus-value mais aussi par le fait qu'il est payé par l'usager. Au-delà de l'amende, il faut amener l'usager de stupéfiants à avoir un contact qui lui permettra de s'en sortir. Il faut aussi que le suivi du stage soit contrôlé et que le parquet soit tenu informé. Ce sont là des conditions dont il faut s'assurer.

J'ai le sentiment que les procureurs de la République du parquet général de Paris y sont très attentifs, au milieu de toutes leurs autres charges. Il existe certainement des sites où les choses se passent moins bien. Si tel est le cas, il est évidemment de ma responsabilité d'attirer l'attention du procureur de la République sur le fait qu'il existe des insuffisances. Le procureur de la République peut charger un de ses substituts de s'investir dans la reconfiguration d'un stage. On est sur une matière humaine et évolutive. Des stages peuvent fonctionnent très bien durant trois, quatre, cinq ans puis, le contact disparaissant, le substitut change de poste ou le directeur de l'association s'en allant, les choses se mettent à battre de l'aile. C'est une responsabilité du procureur général de veiller à la cohérence des choses.

Quant aux drogues « dures » et « douces », je partage votre analyse. La drogue est en soi un phénomène addictif qui emporte des problématiques extrêmement néfastes pour la structuration de l'individu ou sa déstructuration, qu'il s'agisse de drogues dites « dures » ou « douces ».

C'est une terminologie que je ne souhaite pas employer. J'ai simplement voulu dire que le cannabis, l'herbe, la résine sont des drogues plus répandues et appellent un traitement particulier vis-à-vis de populations assez larges. Dieu merci, la cocaïne ou l'héroïne s'adressent à un public dont l'addiction a des conséquences déstructurantes beaucoup plus immédiates. Toutefois, on sait que le cannabis comporte des teneurs en principe utile fort variables. On observe d'ailleurs ces derniers temps un développement du cannabis « indoor », profondément déstructurant. Il s'agit donc plutôt d'une question d'approche sur le type de réponse que l'on apporte s'agissant des différents publics.

La contraventionnalisation soulève une interrogation. J'ai évoqué les réponses qui sont les nôtres. Ces réponses sont simplifiées. On confie à un délégué du procureur un certain nombre de missions. On procède par ordonnance pénale, acte très simple pour prescrire une amende. On a donc, dans le contexte délictuel, des réponses bien adaptées.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Y a-t-il une inscription au casier judiciaire ?

M. François Falletti . - S'agissant des ordonnances pénales, oui ; pour la composition, non, mais on garde une trace dans le fichier « NCP » -Nouvelle chaîne pénale- ouvert à toutes les juridictions d'Ile-de-France...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment le fichier des usagers de stupéfiants fonctionne-t-il ?

M. François Falletti . - C'est un fichier qui est tenu par les parquets mais qui n'a qu'une portée restreinte.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Est-il utilisé ?

M. François Falletti . - Les parquetiers doivent le consulter mais je ne suis pas certain qu'il soit alimenté de manière régulière.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Sur quelle partie du casier judiciaire l'inscription se fait-elle ?

M. François Falletti . - L'inscription se fait au numéro 1.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - A partir de l'ordonnance pénale ?

M. François Falletti . - Oui. Le casier judiciaire sera délivré à la seule autorité judiciaire en cas de sursis avec mise à l'épreuve.

Le numéro 2 part de la même fiche mais celle-ci va être délivrée de manière plus restreinte aux autorités publiques, notamment aux administrations, pour passer certains concours.

Le numéro 3 est uniquement remis à l'intéressé lui-même.

Le numéro 1 comporte toutes les mentions pour l'autorité judiciaire.

Pour en revenir à la contraventionnalisation, il existe évidemment un intérêt pour la police à conserver la dimension délictuelle. Il s'agit notamment de la possibilité de garde à vue - même si elle n'a vocation à exister que de manière relativement brève pour des usagers. Comme vous le savez, la nouvelle loi comporte une peine d'emprisonnement d'un an pour qu'il y ait garde à vue.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Ce qui est le cas de l'usage simple !

M. François Falletti . - En effet. Il existe également, dans le cadre délictuel, une possibilité de procéder à certaines investigations, comme des écoutes téléphoniques, qui ne seraient pas possibles dans un cadre contraventionnel.

Pourquoi cette lourde artillerie pour un usager qui n'a que quelques grammes de cannabis sur lui ? Les choses ne sont pas toujours simples et il peut exister des prolongements qui rendent utiles certaines investigations autour des usagers. Cette correctionnalisation de l'usage rend ces mesures possibles -même si je ne suis pas certain que ce soit absolument rédhibitoire.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Pensez-vous que toutes les interpellations soient suivies de sanctions, y compris en cas de découverte de cannabis à la sortie d'un lycée par exemple ?

M. François Falletti . - Oui, la réponse pénale s'applique également aux mineurs, de manière adaptée et totalement systématique.

On peut imaginer, pour de petites quantités, de prévoir une sorte de timbre-amende mais il y aurait un effet de seuil.

On complexifie un peu car le dealer se définit comme la personne qui détient de la drogue au-delà de sa consommation personnelle. L'usager pur est celui qui a une petite quantité. Peut-on arriver à déterminer un seuil ? Je ne le sais pas. Pour les usagers, nous privilégions une approche tournée vers les soins. Le stage payant est une réponse.

Les salles de shoot relèvent de la problématique des personnes qui pourraient satisfaire à leur addiction dans un contexte par définition circonscrit et délimité. Ma position personnelle est plutôt réservée à l'égard de cette démarche.

J'observe que, chaque fois que l'on a essayé de cadrer la consommation dans certains lieux, on a eu un phénomène de fixation des toxicomanes dans leur environnement. Je prends l'exemple - qui est certes différent - des coffee-shops aux Pays-Bas. On sait que c'est un lieu où l'on autorisait une petite consommation de drogues. En fait, avec un peu de débrouillardise, on pouvait trouver des quantités supérieures, voire des drogues de nature différente du cannabis ou de la cocaïne...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Je reviens sur votre distinction entre drogues « dures » et drogues « douces ». Un élu de votre ressort de cours d'appel a récemment produit un effet médiatique important en se prononçant sur les bienfaits de la dépénalisation du cannabis, qui permettrait de retrouver la tranquillité dans les îlots difficiles de région parisienne. Cela vous inspire-t-il ?

M. François Falletti . - Cela m'inspire un effet négatif au vu de mon expérience. J'ai le sentiment que la libéralisation ouvrirait la porte à beaucoup de problématiques différentes. Je crains fort que cela ne conduise à entamer une étape vers l'élargissement du champ de la libéralisation et brouille le message sur la drogue qui serait ainsi tolérée, voire licite dans certains cas. Comment l'expliquer alors que les études sur les effets du cannabis sur le cerveau sont préoccupantes ?

Personnellement, je ne souhaite pas que l'on prenne ce risque. J'insiste sur le fait que la distinction entre drogues « dures » et drogues « douces » est le résultat d'une répartition des champs. Le cannabis, l'herbe, la résine sont très largement répandus dans toute l'agglomération parisienne, la cocaïne et l'héroïne correspondant à un public différent. Je crains que la libéralisation du premier champ, très large, ne conduise à une aggravation du phénomène.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous disiez ne pas toujours avoir d'interlocuteur s'agissant des stages, suivant les parquets et les régions.

L'injonction thérapeutique permet-elle d'orienter les toxicomanes vers des structures spécifiques comme les communautés thérapeutiques ? Qui peut s'en charger ? Cela se passe-t-il dans le ressort de chaque parquet ? Comment cela se met-il en place ? Peut-être n'a-t-on pas les outils nécessaires...

Le procureur général de ma ville me disait qu'il faudrait contractualiser avec des communautés thérapeutiques et des établissements de soins. Est-ce à chaque parquet ou au ministère de la justice de prendre de telles décisions ?

M. François Falletti . - Nous rencontrons parfois des difficultés pour désigner un médecin coordonnateur. Les praticiens ne se bousculent pas dans ce domaine, pas plus que dans celui des délinquants sexuels. Ceci s'explique sans doute par la situation des frais de justice, qui fait que l'on paye ces intervenants avec beaucoup de retard !

Je crois que la démarche que vous évoquez est une bonne perspective. La carte judiciaire étant ce qu'elle est, on ne dispose pas nécessairement d'une structure dans chaque département qui permette de prévoir une communauté d'accueil et de soutien contre la toxicomanie. Un certain nombre de communautés sont listées et reçoivent une habilitation ; on peut également disposer d'une habilitation de la part de la PJJ. Ces communautés accueillent des toxicomanes venus de différents points du territoire ou de la région.

Je ne pense pas que cette approche incombe en première ligne au ministère de la justice. Il ne s'agit pas d'une approche nationale mais davantage d'une approche régionale. Chaque procureur peut rechercher une communauté dans son ressort mais il est intéressant de mutualiser les moyens, les profils de toxicomanes n'étant pas les mêmes. On ne peut attendre d'avoir une communauté adaptée à tous les types dans l'Essonne, le Val de Marne, etc. Il faut donc raisonner régionalement.

Il s'agit d'une responsabilité conjointe du préfet et de la DDASS, qui déterminent les structures en question. C'est un travail dans lequel doivent s'impliquer les procureurs de la République, au sein de leur département, vis-à-vis de leurs autorités préfectorales et sanitaires.

Comme je le disais, on ne peut se contenter d'une approche locale sous peine de connaître des manques. Il faudra bien, dans un certain nombre de situations, passer du Val de Marne à l'Essonne, de la Seine et Marne à la Seine Saint-Denis ou à Paris. Il y a là une responsabilité de mise en cohérence régionale qui remonte au parquet général.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci de votre exposé.

Notre mission touche à sa fin ; nous avons voulu conclure avec vous avant d'entendre les différents ministres. Soyez assuré que votre exposé nous sera très utile pour notre rapport.

MERCREDI 8 JUIN 2011

Présidence de M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. Bernard Leroy, avocat général près la Cour d'appel de Versailles

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur Bernard Leroy, vous nous avez fait part de votre disponibilité pour partager avec nous votre expérience dans le domaine de la lutte contre les toxicomanies - vous avez notamment travaillé pour l'Organisation des Nations Unies sur le sujet. Soyez le bienvenu.

Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience, en tant que juriste et tout au long de votre parcours international ? La réponse qu'apporte la France au phénomène des toxicomanies vous paraît-elle adaptée, sachant qu'un récent rapport élaboré par une commission internationale a conclu à la nécessité de procéder à certains infléchissements ?

M. Bernard Leroy, avocat général près la cour d'appel de Versailles . - Pendant trente-deux ans, je me suis consacré à la lutte contre les toxicomanies. J'ai d'abord été juge d'instruction spécialisé dans les affaires de drogue, à Évry, avant de m'intéresser aux usagers et aux grandes filières du trafic, et de réfléchir à la mise en place d'une alternance thérapeutique. Devenu expert pour la Commission européenne, j'ai mené en 1990 la première étude comparative de toutes les lois européennes en la matière.

J'ai été recruté par l'Organisation des Nations Unies pour mettre en place un service d'assistance juridique destiné à aider les États à transcrire dans leur législation la convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes du 19 décembre 1988 et à réfléchir sur la stratégie à adopter face à la drogue. En vingt ans, j'ai travaillé avec une centaine d'entre eux et j'ai eu l'honneur de rédiger des projets de législation ad hoc pour l'Afghanistan, la Russie et les quinze républiques nées de l'ex-Union soviétique. Je me suis également beaucoup intéressé à la question de la légalisation de l'usage de drogues.

Mon sentiment est que nous allons dans le mur, aussi bien au niveau international que français : la dynamique ontologique du phénomène est de plus en plus inquiétante et des carences sont à déplorer non seulement dans l'interprétation de ce dernier, mais aussi dans les stratégies propres à le contenir.

La dynamique s'emballe. Aujourd'hui, dans le monde, 200 millions de personnes se droguent : 50 millions prennent des amphétamines, 23 millions des drogues de synthèse, 20 millions de la cocaïne, et 140 à 190 millions du cannabis. En France, la consommation se concentre autour du cannabis et de l'héroïne, la cocaïne progressant malgré tout de façon spectaculaire. Ces données, très impressionnantes, sont appelées, selon moi, à augmenter.

La commission des stupéfiants de l'Organisation des Nations Unies a classé 249 substances dans des tableaux, suivant les mesures de contrôle auxquelles elles sont soumises. Pour autant, nous avons calculé qu'en changeant une seule molécule de chacune de ces substances, on obtiendrait 10 000 combinaisons possibles de nouvelles drogues de synthèse, qui sont les drogues de l'avenir. En effet, celles-ci peuvent être fabriquées et distribuées sur place et ne nécessitent que de petits investissements. Par ailleurs, les trafiquants disposent de trois ans avant qu'elles ne soient classées dans des tableaux de substances interdites, que ce soit au niveau national ou international.

Les statistiques concernant l'offre sont tout aussi impressionnantes. Ainsi, au niveau mondial, on dénombre 400 000 hectares de cannabis, pour 110 000 tonnes de produit ; 167 000 hectares de coca, pour 845 tonnes de cocaïne ; 235 000 hectares de pavot, pour 8 900 tonnes d'opium et 735 tonnes d'héroïne. Le chiffre d'affaires de la drogue tourne autour de 325 milliards de dollars, dont 74 milliards pour la cocaïne et 65 milliards pour l'opium et l'héroïne.

Nous allons dans le mur parce que des facteurs culturels et sociétaux favorisent la demande de drogue : culture du produit « réponse à tout » ; « chimisation » de l'existence ; perte des points de repère ; banalisation de la consommation comme réponse aux problèmes de la vie. D'autres facteurs favorisent l'offre de drogue : mondialisation, crise, ou encore professionnalisation du crime organisé.

L'action menée au niveau tant national qu'international n'est pas à la hauteur. Ceux qui se disent experts ont une façon d'approcher le phénomène qui s'apparente à celle du café du commerce. Des réflexions qui n'en sont pas sous-tendent une action qui n'est pas structurée. Enfin, les moyens consacrés à la lutte contre la drogue ne sont pas adaptés à ce qu'exige la situation.

Nous allons dans le mur parce que la dépénalisation existe déjà de facto et que le recours aux médicaments licites s'est formidablement développé dans notre pays. Des personnes de plus en plus nombreuses traitent les problèmes de la vie courante avec des médicaments prescrits de manière excessive par le médecin - par exemple huit médicaments différents, dont deux pour dormir, pour une seule patiente dépressive !

Enfin, les conventions internationales sont appliquées de façon erratique et la prohibition est contournée par des moyens licites.

Trois conventions internationales ont été conclues en 1961, 1971 et 1988. À l'heure actuelle, elles ont été ratifiées par cent quatre-vingt trois États, ce qui est un niveau de ratification sans égal. Elles précisent quelles sont les substances prises en compte et les classent en quatre catégories qui déterminent leur régime : les drogues dont on considère qu'elles n'ont pas d'intérêt médical et qu'elles doivent être prohibées ; les substances qui ont un très grand intérêt médical - morphine ou grands analgésiques -, mais qui sont très dangereuses et donc interdites en dehors de l'usage médical ; les tranquillisants, interdits pour un usage non médical, mais prescrits de façon plus souple ; enfin, les précurseurs chimiques, qui sont indispensables pour fabriquer les drogues, mais qui n'en sont pas. Sur ce dernier point, la France n'a pas encore mis sa législation en conformité avec la convention du 19 décembre 1988. Cela supposerait d'identifier toutes les entreprises qui utilisent, pour des raisons légitimes, des précurseurs chimiques et de détecter les dispositifs de diversion.

Le rôle moteur de la demande est très inquiétant. De retour en France après vingt ans, j'ai ainsi appris que l'on trouvait de la drogue dans nos villages les plus reculés. Les médias comme les intellectuels sont fascinés par la drogue et l'impression de toute puissance qu'elle procure. N'importe qui peut dire n'importe quelle stupidité sur la légalisation mais il est écouté alors qu'il n'apporte aucun argument valable. Les hommes politiques sont hésitants. Ils n'osent plus prendre fermement position contre la légalisation. Or, on peut fort bien se prononcer en faveur de la prohibition, avec des arguments solides, sans être un réactionnaire.

Les conséquences sont désastreuses. Toutes les semaines, je requiers à la Cour d'appel pour des affaires de drogue dans les cités des Mureaux, de Nanterre ou du Val d'Oise. Nous mettons à jour des systèmes pyramidaux mis en place par des individus qui terrorisent les jeunes qui travaillent pour eux. La drogue peut même menacer directement l'État de droit.

Au Cambodge, où j'ai eu l'honneur de travailler, un général, arrêté avec 100 kilogrammes d'héroïne, est reparti libre deux heures plus tard avec la marchandise, après que le canon d'un char d'assaut eut été pointé vers la porte du commissariat où il avait été emmené !

Au Maroc, où j'ai aussi travaillé, treize hauts magistrats ont été emprisonnés, car le crime organisé ayant acheté, avec l'argent du cannabis vendu en France, tout l'immobilier disponible dans la région, tenait les juges et les procureurs qui, pour se loger, étaient bien obligés de s'adresser à lui...

Au Mexique, la situation est devenue quasiment hors contrôle. On a par exemple trouvé 215 millions de dollars dans une maison, une somme que, vraisemblablement, les mafias s'apprêtaient à donner au gouvernement pour les prochaines campagnes électorales.

Dans ce contexte, il est urgent de procéder à une réflexion et de se demander d'où vient le phénomène. Jusqu'à présent, on s'est contenté de poncifs. C'est pour cela que l'action ne donne pas de bons résultats et que les tenants de la légalisation peuvent prospérer.

Pourquoi la drogue, qui existe depuis que l'homme existe, a-t-elle proliféré dans les années 1960 ?

Avec la Seconde guerre mondiale, nous avons assisté au développement du « chimique bénéfique » : le pétrole qui faisait avancer les chars pour la liberté ; l'atome qui mettait fin à la guerre ; le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) qui sauvait les récoltes ; les plastiques que l'on retrouvait dans de multiples produits ; les antibiotiques, etc. Dans les années 1950 cependant, les gens ont commencé à s'interroger : l'atome risquait de provoquer une guerre nucléaire ; le pétrole, le DDT et les plastiques polluaient ; les antibiotiques étaient à l'origine de résistances, etc. Dans les années 1960, avec la société de consommation, la publicité s'est développée qui laissait croire que tous les problèmes pouvaient être résolus - si un enfant vous empêche de dormir la nuit, utilisez les couches Pampers ; si votre linge est gris, achetez la lessive Persil ; si vous avez des problèmes de libido, transcendez-les en roulant en BMW : à chaque problème, un produit. Enfin, alors que jusque-là l'enfant devenait directement un adulte, avec le baby-boom sont apparus les adolescents qui, justement, ne savent pas qui ils sont - ni des enfants, pas encore des adultes. Aussi se mettent-ils à fonctionner sur le mode éthologique, comme les oiseaux, tant ils ont besoin des signes d'appartenance à un groupe auquel ils peuvent s'identifier : des cheveux verts, des jeans, éventuellement la drogue, et mille autres choses.

La résultante de tous ces éléments a été que les enfants d'après guerre, pour dire leur opposition à leurs parents, utilisèrent de manière métaphorique des substances que leurs parents considéraient comme du « mauvais chimique », par rapport au « bon chimique » qu'ils utilisaient eux-mêmes. À partir de là, toute une dialectique s'est créée autour de ce que Freud appellerait l'oralité. Nous pourrions parler d'un « syndrome du Titanic » : des facteurs puissants qui stimulent la demande et qui font un trou dans la coque. L'offre de drogue s'est alors mise à exploser. Les années 1960 ont été celles du cannabis, du diéthylamide de l'acide lysergique (LSD) et des hippies qui voulaient voir le monde autrement. Les années 1970 ont été celles de l'héroïne, des junkies et de la guerre du Vietnam. Les années 1980 ont été les « années fric », avec la cocaïne. À partir des années 1990, se sont développées les drogues de synthèse.

Penser la drogue comme quelque chose qui vous tombe sur la tête est une grave erreur : prendre de la drogue est une stratégie, un aménagement de son rapport à soi, aux autres et à la réalité. On a eu le tort de développer des théories déresponsabilisantes et de jouer sur la victimisation : le drogué est le seul qui puisse se sortir de la drogue. Cela ne nous dispense pas de l'y aider, et j'ai moi-même fondé un centre de soins, « Essonne Accueil », qui joue un grand rôle dans le département. Mais n'oubliez pas que si on considère le drogué comme une victime, il en jouera. Car dans son rapport aux autres, il est très souvent dans la toute-puissance.

Pour illustrer les méfaits de la drogue, les Britanniques avaient ainsi montré des drogués dans leur cercueil. L'effet de leur campagne a été désastreux. En effet, ils avaient en fait fourni un argument aux toxicomanes qui pouvaient ainsi dire à leurs parents : si vous ne vous intéressez pas à moi, voilà ce qui va m'arriver !

Il serait temps qu'au bout de cinquante ans, nous soyons capables d'analyser le phénomène pour ce qu'il est, et non pas pour ce que cela nous arrange de croire qu'il est. Car c'est cette erreur d'analyse qui explique, selon moi, que nous ayons eu jusqu'à présent du mal à réagir.

À cet égard, je suis consterné par tout ce que j'entends concernant la légalisation. Depuis cent ans, d'innombrables expériences ont été menées en la matière. Elles ont toutes échoué. Mais cela n'empêche pas certains de la défendre.

Que se passerait-il si on légalisait le cannabis ? Nous pouvons nous appuyer sur ce qui s'est passé au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

En 2004, quand M. Tony Blair a changé la classification du cannabis pour réduire la gravité de sa consommation, les trafiquants en ont immédiatement relevé la teneur en principe actif pour s'assurer un avantage commercial : aujourd'hui, si le gouvernement français légalisait le cannabis, il autoriserait une teneur en tétrahydrocannabinol (THC) de 5 % ; immédiatement, arriverait sur le marché une drogue dont cette teneur serait de 25 % ou 50 %. Le résultat a été le même aux Pays Bas avec le cannabis de type « nederwiet ou « skunk » - qui est un cannabis de synthèse. Et la France serait autosuffisante dans les cinq ans.

Le cannabis thérapeutique - le dronabinol - est bien autorisé par l'Organisation des Nations Unies depuis 1989, mais en prendre n'a rien de chic : les drogués préfèrent avoir leur pot de cannabis sur la fenêtre. Cela fait partie de la provocation et incite à la légalisation.

Si nous légalisons la distribution et l'usage du cannabis, nous perdrons le contrôle de la situation - sachant qu'alors nous nous orienterions vers la légalisation d'autres drogues. Pourtant, cela n'empêche pas une potentielle candidate à la présidentielle de dire qu'elle commencerait par là !

Lorsque j'assiste à des conférences sur le sujet, j'ai l'habitude de demander si les mineurs pourraient « bénéficier » de la légalisation. La main sur le coeur, on me répond que non. Mais la discussion est sans objet : la légalisation s'accompagnerait d'un trafic gigantesque en direction des mineurs, à partir de l'approvisionnement licite des majeurs. Les trafiquants de Nanterre, au lieu de se donner le mal de faire venir le cannabis du Maroc, le feraient venir de Saint-Denis. Les prix feraient la culbute. L'extrême droite, dans ces conditions, ne tardera pas à arriver au pouvoir avec des parents confrontés à cette situation.

Je voudrais que l'on réfléchisse au problème de la fin de l'interdit. L'interdit, ce n'est pas la loi. C'est bien plus fondamental. La nature nous a donné cinq sens pour communiquer avec l'extérieur. Le drogué s'en procure un sixième, qui relève de la toute puissance. Prendre de la drogue, c'est vouloir être Dieu.

Imaginez qu'un gouvernement décide de légaliser. Qu'on le veuille ou non, cela aura un caractère incitatif. L'enfant pourra créer un rapport de force avec ses parents. Qu'en sera-t-il de la prévention et de l'éducation ?

Il faudrait par ailleurs être conscient que les drogués ont souvent de sérieux problèmes que la drogue ne saurait résoudre. Légaliser celle-ci ne pourrait donc leur fournir les vraies réponses. Et dans cinq ou dix ans, la situation risquerait d'être comparable à celle de l'affaire du sang contaminé avec des parents et des responsables qui demanderaient pourquoi les jeunes meurent de surdose.

La légalisation signifierait en outre que la France renierait des conventions internationales, dont elle a pourtant été le promoteur. Alors que nous avons incité des pays - qui croient encore à certaines valeurs et qui estiment qu'interdire la drogue a du sens - à ratifier ces conventions, voilà que nous nous libérerions de cette contrainte ?

Quant à prétendre que la légalisation ruinerait la mafia, c'est une imposture absolue. Le traité de Westphalie est toujours d'actualité, en ce sens que les États font ce qu'ils veulent sur leur territoire. Pour ruiner la mafia, il faudrait donc que tous légalisent toutes les drogues le même jour. Sachant que pour des sujets plus anodins comme la standardisation des prises électriques au niveau mondial, cinquante conférences sont nécessaires pour établir trois protocoles et dégager dix-huit solutions, il est illusoire de penser que l'on ne puisse jamais universellement légaliser les drogues.

La légalisation transformera au contraire le monde en « peau de léopard ». Elle facilitera le travail des trafiquants qui ne feront plus venir la drogue d'Afghanistan, mais du Luxembourg, où ils l'achèteront à un prix ridicule pour la revendre au prix fort. La mafia deviendra ultra-puissante.

L'argument des prix est tout aussi stupide. Actuellement, la morphine médicale coûte 6 euros la plaquette. Les trafiquants la vendent 1 000 euros, mais ils peuvent baisser son prix à 5 euros sans aucun problème : ils n'ont pas de charges sociales, pas d'impôts et ils paient à peine leurs ouvriers. Si on élargit l'assiette des utilisateurs, il leur sera possible de faire des profits gigantesques tout en contractant les prix. Et la concurrence sera impitoyable au sein de la mafia qui inondera le marché de drogues de plus en plus violentes, puissantes et originales.

Enfin, dans notre société, le nombre de gens qui ont besoin d'une « béquille chimique » est incomparablement supérieur à celui de ceux qui prennent de la drogue. La loi permet, entre autres, de maintenir l'immense majorité des gens qui n'en prennent pas « en dehors » de la drogue. Si on la légalise, ceux qui n'y auraient jamais pensé préféreront, le jour où ils auront besoin d'un tranquillisant, s'adresser à un revendeur en bas de la rue plutôt que d'entrer dans un parcours de soins impliquant médecin, pharmacien et Sécurité sociale. Le réservoir potentiel d'usagers serait ainsi gigantesque.

La prohibition a eu de l'effet. Malgré les terribles problèmes que nous rencontrons, le phénomène a été contenu. Va-t-on choisir de perdre en rase campagne la bataille de la drogue, après avoir perdu celle du tabac et de l'alcool ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Compte tenu la consommation de masse, êtes-vous partisan d'une contraventionnalisation de l'usage ?

M. Bernard Leroy . - Je l'ai été longtemps, mais je ne sais plus trop quoi penser maintenant. Aujourd'hui, la peine requise pour usage de stupéfiants est d'un an de prison, mais elle n'est quasiment jamais appliquée. Donc, on ne met pas les drogués en prison. Envoyé par l'Organisation des Nations Unies en Italie en 1993, année où ce pays s'était prononcé par référendum pour la dépénalisation, j'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire combien de détenus étaient emprisonnés pour usage de drogue : 201 sur environ 50 000 détenus !

De nombreux États ont adopté des systèmes d'amendes. Cela pourrait se justifier en France, dans la mesure où la loi n'est pas appliquée, ce qui ne fait que la décrédibiliser, et où son application effective ne serait pas gérable.

L'intérêt de la contraventionnalisation est double : une sanction moins violente que la prison - plus adaptée à l'infraction -, et une faisabilité accrue pour traiter de la délinquance de masse. Néanmoins, le risque est que le changement soit perçu comme une reculade et comme un feu vert à l'usage de drogues, et l'amende assimilée à une formalité pour pouvoir se droguer. Les tribunaux, quant à eux, déjà écrasés de travail, ne pourraient pas gérer la situation.

Cela me conduit à vous parler des alternatives thérapeutiques. Le Subutex, malgré ses inconvénients - risques de chronicisation de sa consommation et d'alcoolisation - a permis d'enregistrer des progrès dans la prise en charge des héroïnomanes. J'ai moi-même envoyé des centaines de drogués se faire soigner, avec quelques résultats. Mais maintenant il n'y a plus ni injonction ni prise en charge thérapeutique. Cela dit, je ne considère pas que le recours à la drogue procède de la maladie. C'est bien plutôt un mode de fonctionnement - le professeur canadien Dollard Cormier a écrit un livre remarquable à ce sujet - qui a, j'en conviens, des conséquences sanitaires graves.

Mais revenons-en à la contraventionnalisation : le 2 de l'article 3 de la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes du 19 décembre 1988 oblige les États signataires à faire de l'usage de stupéfiants une infraction pénale. En faire une contravention passible d'une amende administrative irait à l'encontre de cette convention.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des salles de consommation supervisées comme il en existe en Suisse ?

M. Bernard Leroy . - Le dispositif permet au drogué d'être dans la toute puissance. Il lui permet de faire ce que vous ne voudriez pas qu'il fasse, et à le normaliser. Je reconnais qu'il peut parfois avoir du sens, notamment pour les héroïnomanes. Mais allez-vous superviser la consommation de cocaïne, de cannabis, ou d'ecstasy ? Il faut raison garder.

Les problématiques liées à la consommation d'héroïne - syndrome d'immunodéficience acquise, partages de seringues - ont par ailleurs perdu de leur acuité. En la matière, on peut dire que la situation est sous contrôle. De fait, depuis trente ans, le nombre d'affaires concernant des héroïnomanes a bien baissé. Il convient donc de faire preuve de souplesse et d'intervenir dans certains cas, sans se prêter à la manipulation.

Une vraie réflexion sur le sens du phénomène devrait être engagée dans notre pays. Mais attention de ne pas réitérer l'erreur commise en 1970, année où M. Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, avait fait adopter la loi du 31 décembre relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses.

À l'époque, il aurait fallu d'abord cerner le phénomène, puis se pencher sur les solutions à y apporter. Or les pouvoirs publics français se sont contentés de plaquer sur le phénomène des solutions déjà existantes : le recours au juge et au médecin, alors qu'ils auraient dû aussi impliquer la société civile.

Quand votre bébé pleure la nuit, vous vous sentez concernés et vous réglez le problème, car il n'y a pas de ministère des bébés qui pleurent dans le noir. Quand votre enfant se drogue, vous prenez l'annuaire téléphonique pour savoir qui est en charge du problème. Voilà ce qu'a généré l'approche qui a été développée dans tous les pays développés, à partir des années 1970.

Le travail est gigantesque, d'autant que les écologistes, qui ont pourtant un autre rapport au chimique, sont favorables à la légalisation. Toujours est-il que les Français sont capables de mener une réflexion véritable sur le phénomène, en mettant dans la balance tous ces paramètres. Responsabiliser la société civile, en lui fournissant d'autres éléments que ceux qui sont avancés dans le débat sur la légalisation, permettrait d'avancer.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos propos, que je partage en grande partie. Je pense moi aussi que nous allons dans le mur et qu'il faut adopter une approche du phénomène qui soit sociale, et non plus seulement médicale.

Comme vous l'avez dit, depuis dix ans, il n'y a plus d'affaires de drogues, en tout cas d'affaires impliquant les consommateurs. J'ai bien peur que la contraventionnalisation ne change rien, si les textes ne sont pas davantage appliqués. Mais pour que le système fonctionne mieux, que faudrait-il mettre en place ?

M. Bernard Leroy . - Avec le médecin et le juge, nous sommes allés au bout de la spécialisation. Il faut maintenant s'adresser à tous les corps intermédiaires. Je me souviens que dans les années 1980, à Évry, une association du contrôle judiciaire avait été chargée de suivre les drogués. Nous pourrions faire de même, en utilisant les mêmes méthodes que celles des juridictions interrégionales spécialisées, pour étudier tous les aspects de la vie des usagers. Mais cela ne relève pas de la responsabilité du procureur général. Ce dernier pourrait néanmoins contribuer à un dispositif impulsé à un niveau plus général. Je pense, par exemple, à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

J'ai créé des instances équivalentes à cette mission interministérielle dans de nombreux pays dans le monde, en essayant de faire en sorte qu'elles soient compétentes pour l'offre et la demande, pour la réflexion et pour l'international. Mais chez nous, on a voulu cantonner la mission interministérielle à certains domaines. Il faudrait se demander qui est en charge de quoi, et comment on pourrait cerner les différents aspects du problème.

Le recours à la drogue est une réalité protéiforme. Il faut être capable de s'y adapter. Vous connaissez tous des gamins qui ont fumé du haschich. Ils ne vous paraissent pas pour autant de grands malades et vous ne les voyez pas en prison. Envoyer dans un centre de soins celui qui a fumé un joint est inadapté. Mais qui charger de cette réalité protéiforme, pour que son action soit crédible et efficace ?

M. Patrice Calméjane, député . - Pensez-vous que les actions menées par l'Éducation nationale au collège ou au lycée sont suffisantes ? Connaissez-vous des pays où les actions de sensibilisation obtiennent de bons résultats ?

M. Bernard Leroy . - J'ai été impressionné par la façon avec laquelle les Slovaques ont procédé. Ils ont voulu que nous les aidions à rédiger une loi-cadre pour cerner le problème et définir une stratégie nationale, avant de décider du contenu du code pénal ou encore du code de la santé publique. Ils ont consacré un volet à la prise en charge du problème par l'Éducation nationale. Même la Russie mène une réflexion au niveau scolaire.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des tests de dépistage ?

M. Bernard Leroy . - Je m'en méfie beaucoup. Je fais partie de la section internationale de l'Association des juges jamaïcains des Drug courts. Je me rends tous les deux ans à leur congrès, aux États-Unis, et j'ai pu constater que les fabricants d'appareils destinés à analyser les urines, dont l'industrie est en plein développement, avaient tendance à pousser les juges à y recourir.

En France, l'Éducation nationale est obsédée par la mauvaise image qu'elle pourrait avoir si elle reconnaissait des problèmes de drogue au sein de ses établissements. Elle est donc dans le déni de la réalité.

J'ai été pendant dix ans responsable de la formation des magistrats sur la drogue et j'ai mené de nombreuses actions avec l'Éducation nationale, notamment avec toutes les écoles normales d'instituteurs de la région parisienne. Le travail était très intéressant, car les étudiants étaient motivés. À un moindre niveau, il faudrait que l'encadrement administratif abandonne cette peur de la stigmatisation et intègre la lutte contre les stupéfiants dans le projet éducatif des établissements Ce serait tout à fait concevable, en raison de la qualité des personnels. Mais nous en sommes encore loin.

Mme Fabienne Ladrette-Ménager, députée . - Je suis entièrement d'accord avec vous sur la nécessité d'une approche sociétale du phénomène. Mais je remarque que l'Éducation nationale n'est pas le seul secteur susceptible de susciter une prise de conscience par rapport à la drogue. Le cinéma pourrait y contribuer. Or, je suis allée voir LOL avec ma fille : dans ce film, les parents fument du cannabis avec leurs enfants ! Il faudrait bien plutôt que les cinéastes participent à la « ringardisation » du phénomène.

Je remarque que ce n'est pas le fait de nombreux politiques qui considèrent comme assez moderne la dépénalisation, ou tout au moins la contraventionnalisation de l'usage des drogues. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas laisser à l'Éducation nationale le soin de faire ce que les politiques ou les parents ne font pas.

Un pays a-t-il donné une image un peu « ringarde » du phénomène de la drogue ?

M. Bernard Leroy . - Les Américains s'y essaient. Ils utilisent malheureusement des méthodes behavioristes ou comportementales qui n'auraient pas de succès dans notre pays. En revanche, ils mènent des actions intéressantes auprès des jeunes enfants.

Les Asiatiques font de même. Mais il faut savoir qu'ils ne fonctionnent pas comme les Occidentaux. Chez eux, les enfants sont très encadrés.

Plus généralement, la prise de drogues a un rapport avec la culture locale. Il existe trois sortes de drogues : à effet sédatif, pour être « down »; à effet stimulant, pour être « high »; et à effet hallucinogène. Les Américains, qui sont d'abord dans la performance, préfèrent la cocaïne, qui est un stimulant ; quand ils lèvent le pied, ils sont dans la folie du LSD. Les Japonais, qui sont dans la performance, consomment des amphétamines ; mais ils n'utilisent pas d'héroïne, car cela les ferait mal voir et, pour eux, le regard de l'autre est très important. Les Français, qui sont dans la dépression, préfèrent les drogues à effet sédatif.

Je terminerai sur un phénomène inquiétant : les nouvelles stratégies des trafiquants.

L'héroïne est un gros problème, mais le nombre de ses consommateurs stagne : en France, il est de 160 000 depuis cinquante ans. De ce fait, les trafiquants ne peuvent espérer qu'une augmentation limitée de la masse de leurs clients héroïnomanes. Ils développent donc en Europe leur trafic de cocaïne, maintenant que le marché des États-Unis est arrivé à saturation. En même temps, ils conseillent aux cocaïnomanes de prendre un peu d'héroïne pour pallier le côté désagréable de « l'atterrissage » qui suit la prise de cocaïne.

Par ailleurs, l'héroïne se conserve cent ans sans altération. On peut donc prendre son temps pour l'envoyer à 1 000 kilomètres. Ce n'est pas le cas de la cocaïne, dont la date de péremption est très rapide. Donc, ils la distribuent localement.

Avant de quitter l'Organisation des Nations Unies, j'ai rencontré le ministre chargé du commerce extérieur du Maroc. Je lui ai demandé quelle quantité de permanganate de potassium, produit utilisé pour la production de cuir, était importée de Chine. En un an, elle était passée de 200 à 400 tonnes ! Car les trafiquants envoient maintenant de la « pasta » de cocaïne au Maroc et utilisent le permanganate de potassium pour effectuer le lissage et la transformer localement en cocaïne.

Au Kosovo, qui est en train de devenir le point central d'arrivée de la cocaïne en Europe, les trafiquants ont envisagé de faire pousser localement de la coca.

J'ai également découvert de nouvelles stratégies en Afghanistan, où je me suis rendu plusieurs fois. Pour approvisionner la Russie, les trafiquants passaient par le Tadjikistan. Mais ils se sont aperçus que la police tadjik, lorsqu'elle arrêtait l'un d'eux, l'éliminait pour revendre sa drogue. Voilà pourquoi ils passent maintenant par l'Ukraine et la Roumanie en adoptant une nouvelle méthode : ils achètent la route - par exemple, les policiers, les douaniers, les juges en place sur 500 kilomètres, et cela tous les six mois.

Ainsi le phénomène de la drogue présente-t-il toute une série d'aspects qui nécessiteraient, de la part de la France, des ajustements. Cela nous permettrait d'adopter des conduites mieux adaptées face aux trafiquants.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci, monsieur l'avocat général.

Audition de Mme Annie Podeur, directrice générale de l'offre de soins au ministère du travail, de l'emploi et de la santé, et Mme Christine Bronnec, chef du bureau des prises en charge post aiguës, des pathologies chroniques et de la santé mentale

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame Annie Podeur, je vous souhaite la bienvenue.

Nous avons pu constater, au fil de nos auditions, que l'offre de soins aux toxicomanes était très diverse et son organisation complexe. Les intervenants sont nombreux : médecine de ville, secteur médico-social et hôpital, réseaux ville-hôpital. Il n'en reste pas moins que certains départements ne possèdent pas encore de dispositif d'addictologie.

Votre direction générale est compétente sur les questions de médecine de ville, d'hôpital et de traitement des toxicomanes en milieu pénitentiaire.

Pourriez-vous nous exposer les orientations de la politique d'offre de soins dans les secteurs qui relèvent de votre compétence ? Des évolutions sont-elles envisagées en vue du prochain plan gouvernemental de lutte contre les addictions ?

Mme Annie Podeur, directrice générale de l'offre de soins au ministère du travail, de l'emploi et de la santé. - Quel est le rôle de la direction générale de l'offre de soins dans la mise en oeuvre des plans de prise en charge et de prévention des addictions ?

Il faut être conscient qu'en ce domaine, le chef de file est la direction générale de la santé. J'avais d'ailleurs suggéré une audition commune avec son directeur général, M. Jean-Yves Grall. La direction générale de la santé est en effet chargée de faire le lien, dans la mise en oeuvre du plan de santé publique, entre la direction générale de l'offre de soins qui s'occupe de l'organisation des soins - y compris, maintenant, dans le champ ambulatoire - et les structures médico-sociales.

Dans ces conditions, la vision de la direction générale de l'offre de soins est nécessairement un peu tronquée, d'autant que les premiers plans relatifs aux addictions concernaient plutôt le secteur médico-social. Ce n'est qu'à la faveur du dernier plan 2007-2011 que le secteur sanitaire est devenu un acteur à part entière du dispositif. Ma direction générale a ainsi été conduite à mettre en place une organisation hospitalière graduée - parce qu'on ne peut pas tout faire partout - en trois niveaux.

Il n'y a pas de structures d'addictologie dans tous les établissements. Le secteur hospitalier public - où se sont développées la plupart de ces structures - compte environ 1 000 établissements, dont 350 hôpitaux locaux. Chaque hôpital local possède en moyenne cinq à dix lits de médecine et, dans le meilleur des cas, une trentaine de lits de soins de suite et de réadaptation. Il ne serait pas sérieux de leur adjoindre des structures d'addictologie.

Le maillage territorial repose d'abord sur les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, qui constituent le premier élément - médico-social - du dispositif et sont essentiellement financés par la direction générale de la santé ; ensuite, sur des structures hospitalières qui assurent des soins requérant des compétences médicales et paramédicales spécialisées. Aujourd'hui, nous avons fait le pari d'assurer un niveau I dans toutes les structures d'urgence - plus de 600 sites à l'échelon national.

Plus précisément, selon la circulaire du 16 mai, puis celle du 26 septembre 2007, les établissements de niveau 1 d'offre de soins doivent avoir une consultation d'addictologie, une équipe de liaison et de soins en addictologie et des lits dédiés à l'addictologie, pour des sevrages simples. Ainsi, dans un centre hospitalier de proximité, qui n'est pas forcément un hôpital pivot, la prise en charge de niveau 1 est assurée. C'est déjà considérable, d'autant que le décret relatif aux structures d'urgence oblige chacune d'elles à avoir, à côté, une équipe d'addictologie. En effet, c'est souvent via les urgences qu'arrivent les patients en prise avec de fortes addictions.

Le niveau 2, qui est le niveau de recours, suppose les mêmes structures que le niveau 1, mais avec des lits d'hospitalisation en addictologie pour des soins complexes, un hôpital de jour et des lits de soins de suite et de réadaptation. L'objectif du plan était d'assurer un niveau de recours pour 500 000 habitants. Cela correspond à un département moyen. Voilà pourquoi, sur un petit département, il n'y a pas nécessairement de structure de recours.

Le niveau 3 est le niveau de référence, avec les centres hospitaliers universitaires. Il suppose toutes les structures des niveaux 1 et 2, et celles du niveau 3, qui est consacré à l'enseignement et à la recherche en addictologie. En ce domaine, nous avons des progrès à faire.

Quel bilan peut-on établir aujourd'hui ? Il ne peut s'agir que d'un bilan à mi-parcours, puisque les dernières données dont nous disposons concernent l'année 2009 et que le plan court jusqu'en 2011.

Il faut savoir que ce plan a été mis en oeuvre au moment de la transformation des agences régionales de l'hospitalisation en agences régionales de santé. Pour le premier niveau, l'identification et la contractualisation avec les établissements n'ont pas posé de difficultés. Mais pour les niveaux 2 et 3, les avenants aux contrats n'ont pas nécessairement été conclus, et le suivi n'a pas été de même qualité parce que les équipes des agences régionales de l'hospitalisation commençaient à s'étioler, tandis que celles des agences régionales de santé n'étaient pas encore en place. Je ne peux pas vous assurer qu'en 2011, les objectifs du plan auront été atteints.

Sur les 620 établissements qui déclaraient une activité d'addictologie, on dénombrait 271 équipes de liaison et de soins en addictologie, 441 consultations d'addictologie hospitalière et 261 établissements dotés de lits de sevrage simple ; 150 établissements de proximité étaient globalement bien dotés et correspondaient au niveau 1. Cela signifie que les autres avaient mis en place ou l'équipe de liaison, ou la consultation, ou les lits, mais pas l'ensemble des prestations requises, telles qu'elles ont été définies dans le plan. Nous sommes donc loin du compte.

S'agissant des niveaux de recours, on comptait 55 établissements dotés d'un hôpital de jour avec une activité d'addictologie, et 51 unités de soins complexes reconnues, plus une vingtaine d'établissements de recours non dorés de lits de soins de suite et de réadaptation et une soixantaine d'établissements en étant pourvus.

Près de 25 % des établissements disposant d'une unité pour sevrage complexe reconnue sont des établissements autorisés en psychiatrie, et plus de la moitié des hôpitaux de jour se trouvent dans des établissements autorisés en psychiatrie. Cela illustre la forte implication des établissements psychiatriques. Mais ce ne sont pas des sites de structure d'urgence, même s'ils font le lien avec les urgences.

À mi-étape, nous avions atteint la moitié de l'objectif d'un niveau 2 pour 500 000 habitants : on compte 50 ou 60 établissements au lieu des 110 prévus.

C'est sur les niveaux de référence régionaux, c'est-à-dire l'enseignement et la recherche, que notre retard est le plus important. En effet, un tiers des régions seraient couvertes. Mais il ne s'agit là que d'un bilan de mi-étape.

Sur ces sujets d'importance, il convient d'être modeste. Mais on ne peut pas dire que rien n'a été fait. Une structuration, qui n'est d'ailleurs pas si complexe que cela, s'est mise en place. Je précise que la graduation en trois niveaux correspond à celle de l'ensemble des activités hospitalières : la proximité, le recours et la référence.

J'en viens à nos relations avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui sont beaucoup moins fréquentes et beaucoup moins suivies que celles qu'elle entretient avec la direction générale de la santé. J'essaie néanmoins de travailler en complémentarité avec la mission et de l'appuyer dans la mise en oeuvre de certaines de ses orientations.

Premièrement, nous intervenons dans la formation des professionnels de santé, qui relève de la compétence de la direction générale de l'offre de soins. Par exemple, en 2008, dès la deuxième année du plan, nous avons retenu l'addictologie comme l'une des cinq orientations prioritaires dans les directives que nous adressons à l'ensemble des établissements pour la formation des professionnels de santé de la fonction publique hospitalière. Trois cent cinquante professionnels ont déjà été formés à l'addictologie entre 2008 et 2010. Ils sont employés par des établissements sanitaires, médico-sociaux ou sociaux - car la fonction publique hospitalière couvre toutes les structures.

Deuxièmement, la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires et la mise en place du développement professionnel continu nous ont amenés à penser différemment la formation des professionnels de santé. Nous avons décidé de décloisonner le champ ambulatoire et le champ hospitalier, ainsi que la formation médicale et la formation paramédicale. En addictologie, il serait en effet particulièrement intéressant de développer des actions communes. C'est une des ambitions que nous nourrissons, mais les décrets n'étant pas encore parus, nous devrons attendre.

Dans les plans de formation, nous nous attachons malgré tout à prendre en compte les comorbidités des personnes sujettes à des comportements addictifs. Les comorbidités psychiatriques sont fréquentes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, pour le niveau 2, les structures psychiatriques se sont fortement engagées. Mais nous nous intéressons aussi aux comorbidités liées à des maladies infectieuses - les hépatites, notamment - et à certains cancers - mais cela concerne plutôt le tabac.

Troisièmement, nous menons des actions de prévention et de prise en charge liées à la consommation de substances psychoactives pendant la grossesse. Ces actions-là sont conduites essentiellement par les équipes de liaison et de soins en addictologie, souvent à la demande des professionnels des maternités. Elles prolongent les actions préventives conduites par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

Vis-à-vis de la population détenue, qui fait l'objet d'attentions particulières, nous avons engagé des actions d'information sur les maladies infectieuses. Cette information fait partie de la consultation médicale d'accueil du détenu. Elle est d'ailleurs reprise dans un guide méthodologique qui concerne la prise en charge des soins des détenus au soin des établissements pénitentiaires.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pourriez-vous nous faire parvenir ce guide ?

Mme Annie Podeur . - Il est en cours d'élaboration. Il existait déjà un guide méthodologique, mais celui-ci était très incomplet. Je peux vous l'adresser, mais je ne suis pas sûre que cela vous aide et je ne m'engagerai pas sur les développements concernant la prise en charge des addictions.

Enfin, toujours à la demande de la mission interministérielle, nous allons mettre en place une expérimentation qui vise à améliorer l'accès au fibroscan des détenus dans cinq unités de consultation et de soins ambulatoires, situées dans les établissements pénitentiaires.

Je souhaite maintenant aborder la question des réseaux ville-hôpital, dont l'objectif est de faire le lien entre la ville et l'hôpital. Pendant longtemps, l'initiative s'est développée dans chaque région, sous l'égide des unions régionales des caisses d'assurance maladie, puis des agences régionales de l'hospitalisation. Maintenant, ces réseaux relèvent des agences régionales de santé et sont financés par le Fonds d'intervention pour la qualité et la coordination des soins de ville.

En ce domaine, les addictions ne sont pas un thème prioritaire. Sur 742 réseaux, 45 seulement ont pour thème les addictions. La répartition de ces derniers est très hétérogène sur le territoire : certaines régions n'en ont pas un seul - la Basse-Normandie, la Corse, la Guyane, le Languedoc-Roussillon, la Martinique, le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie - alors que les Pays-de-la-Loire en ont sept et la Franche-Comté six, sans aucun rapport avec l'importance du phénomène des addictions dans ces régions.

La qualité de 41 réseaux a été évaluée, et les résultats ont été corrects. Cela dit, je n'ai pas beaucoup d'informations, et j'aurais maintenant beaucoup de difficulté à en obtenir. Malgré tout, on peut s'interroger sur la raison du développement de ces réseaux.

Le recours aux réseaux a été le moyen de contourner l'insuffisance des fonds mis à la disposition de l'action de prévention et de l'action médico-sociale sur le budget de l'État. Les moyens de groupements régionaux de santé publique étant limités, on a ponctionné l'enveloppe dévolue aux réseaux parce qu'on savait qu'elle permettrait de financer, précisément, des structures en ambulatoire qui assureraient la liaison avec les dispositifs hospitaliers. Cela dit, il faut être honnête : ces initiatives étaient antérieures à l'implication du secteur sanitaire, et notamment à la structuration hospitalière, dans le domaine de l'addictologie. Aujourd'hui, il faut vraiment se demander quelle est la valeur ajoutée d'un réseau dédié à l'addictologie.

Je terminerai par trois points sur lesquels il conviendrait à mon sens d'insister, pour améliorer le dispositif existant.

D'abord, il faut renforcer l'articulation entre les structures hospitalières, le secteur médico social - les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie - et le champ ambulatoire. Aujourd'hui, le médecin généraliste est le point d'entrée dans le système, mais je ne suis pas sûre qu'il dispose de toutes les clés nécessaires, ne serait-ce que pour orienter le patient. Or c'est fondamental. Voilà pourquoi j'insiste sur le développement professionnel continu. Mais il faudra peut-être aussi, à l'échelon des territoires de santé, structurer des actions de formation simples, pour identifier le rôle des uns et des autres, les bonnes pratiques et les instruments qui permettent d'aller de la prévention primaire au dépistage précoce, à la prise en charge des soins et à l'accompagnement des patients - car on ne se débarrasse pas si facilement d'une pratique addictive.

Ensuite, il convient d'améliorer l'articulation avec les structures d'hébergement social, notamment pour les personnes en état de désocialisation. Car l'addiction est liée à la misère sociale.

Cela m'amène à vous parler de la prise en charge dans les prisons. Celle-ci est aujourd'hui correcte, grâce à notre structuration en unités de consultation et de soins ambulatoires et en services médico-psychologiques régionaux. Ce n'est pas en ce domaine que nous avons le plus d'efforts à faire.

Enfin, il faut développer la complémentarité de la prise en charge par les addictologues et par les psychiatres. Nous touchons là à des questions d'écoles. Reste que l'on dépense du temps et de l'énergie à se demander « qui fait quoi » aux dépens des patients qui ont besoin de cette prise en charge. Heureusement, comme je vous l'ai dit, des structures d'addictologie - notamment de niveau 2 - ont été créées dans un certain nombre d'établissements psychiatriques. Mais la discussion n'est pas close.

Tels sont, résumés, en termes aussi généraux que possibles, les enjeux majeurs de notre action en faveur de la prise en charge des toxicomanies.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je vous remercie pour cette évaluation des outils mis à la disposition de l'addictologie, mais, pour les toxicomanes usagers réguliers de drogues qui souhaiteraient engager une démarche d'abstinence, peu de communautés thérapeutiques pourraient les aider : les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie et les services hospitaliers sont en effet tournés vers l'offre de soins et, surtout, l'offre de traitements de substitution. Certes, des expériences portées par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie existent, mais elles sont peu nombreuses. Est-il envisagé de mettre en place des structures équivalentes à ces communautés dites thérapeutiques et qui répondent à un souci d'accompagnement, d'hébergement et de réinsertion sociale ?

Mme Annie Podeur . - Votre préoccupation de prise en charge globale du patient est légitime. Pour autant, je ne peux empiéter sur les domaines de compétences de mes collègues, dont le chef de file est le directeur général de la santé.

En tout état de cause, il n'a jamais été dit que les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie n'offriraient qu'une proposition de substitution : d'autres modes de prise en charge et d'accompagnement existent.

S'agissant des soins, les réponses peuvent être apportées soit par l'hôpital de jour - avec une prise en charge un peu plus au long cours plutôt qu'une cure de sevrage -, soit par les soins de suite et de réadaptation. Ce qui peut manquer, c'est peut-être le développement de l'éducation thérapeutique. Mais on bute là sur le rôle des professionnels de santé et des associations accompagnantes dont le rôle, en matière d'addictions, notamment l'alcoologie, n'est pas neutre. Vous ne pourrez jamais demander à des structures hospitalières d'aller au-delà du lien - sur lequel j'ai d'ailleurs insisté - entre les soins de premier recours, les structures hospitalières et le champ médico-social.

Vous parlez pour votre part de prise en charge au long cours. Ce que je peux proposer lors d'un épisode aigu, ce sont des soins de suite et de réadaptation sur une durée qui ne peut aller au-delà d'un ou deux mois. S'il y a besoin d'un accompagnement ultérieur, c'est à nouveau le centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie qui intervient, avec peut-être l'appui du secteur associatif - mais je dépasse là mon champ de compétences.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Dans votre excellent exposé du problème de la toxicomanie au sein du champ de compétences qui est le vôtre, le soin, vous avez évoqué le développement professionnel continu. S'il existe aujourd'hui une controverse sur les traitements de substitution, notamment la buprénorphine haut dosage, c'est peut-être parce que ce fameux Subutex a été mis en urgence sur le marché, en particulier pour faire face à l'épidémie de syndrome d'immunodéficience acquise, sans formation des médecins et des pharmaciens. Avez-vous autorité, si une substitution est trouvée par exemple à la cocaïne, pour demander qu'un tel médicament ne soit pas mis sur le marché sans formation des professionnels de santé ?

Mme Annie Podeur . - Je n'ai pas de pouvoir décisionnel en la matière. Je peux tirer la sonnette d'alarme - mais encore faut-il que je sois moi-même alertée. Cela pourrait cependant faire partie des orientations nationales prioritaires définies chaque année concernant le développement professionnel continu, sachant que ces orientations demandent toutefois deux ou trois ans pour être mises en oeuvre.

En tout cas, toute prise en charge pluriprofessionnelle de grands problèmes de santé publique implique une mise en oeuvre de formations également pluriprofessionnelles intéressant aussi bien les médecins hospitaliers et les médecins généralistes que les personnels paramédicaux et les pharmaciens. Une telle vision territorialisée vaut d'ailleurs pour la toxicomanie, voire pour les grands plans de santé publique - lutte contre la douleur, soins palliatifs - qui constituent des mutations culturelles conduisant à des changements de pratique des professionnels de santé. À cet égard, le vecteur du développement professionnel continu est très prometteur.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Il m'a semblé percevoir à la fin de votre exposé liminaire une petite difficulté à propos de la psychiatrie. À cet égard, est-il vraiment pertinent de faire suivre des personnes ayant un problème d'addiction dans des hôpitaux psychiatriques ?

Par ailleurs, si l'addictologie passionne certains psychiatres, la plupart estime que ce n'est pas vraiment de la psychiatrie, encore que chacun sente bien que l'on est là dans un problème de santé mentale. L'accueil n'est donc pas toujours à la hauteur des espérances ni des pouvoirs publics, ni de ceux qui adressent les patients. Comment résoudre cette difficulté ?

Enfin, ne devrait-on pas être plus actif concernant l'addiction médicamenteuse et la polyaddiction, d'autant que se développe une addiction aux produits dits de synthèse ?

Mme Annie Podeur . - Concernant le premier point, je ne faisais qu'un constat. Le plan prévoyait d'ailleurs la création de postes d'addictologues professeurs des universités - praticiens hospitaliers. L'avis du président de l'intersection d'addictologie au Conseil national des universités pourrait en tout cas être intéressant. Pour autant, en qualité de directrice générale de l'offre de soins et sans me défausser de mes responsabilités, je peux simplement témoigner qu'avec le plan, les psychiatres se sont sentis un peu « dépossédés » en voyant dans la création d'une nouvelle spécialité, l'addictologie, et dans l'arrivée de professeurs des universités-praticiens hospitaliers reconnus, un déni de leur vocation.

En tout cas, je serai plus nuancée que vous concernant les résultats atteints. Les unités d'addictologie sont une affaire de communauté humaine et d'engagement de professionnels de santé. La spécialité n'est sans doute pas le critère premier à retenir dans les résultats atteints, mais beaucoup plus l'accompagnement, les équipes, la bonne structuration du service ou encore la capacité à développer des interactions avec d'autres professionnels, soit dans le secteur médico-social, soit en ambulatoire avec les généralistes.

Pour ce qui est enfin des polyaddictions, notre démarche tient compte des substances licites. Selon les trois niveaux de prise en charge dont j'ai fait état, les manifestations de l'addiction peuvent d'ailleurs être extrêmement différentes. Nous avons même mis en place des structures pour les addictions aux jeux en ligne : quand on « décroche » d'une addiction, on court un fort risque de céder à une autre pratique addictive.

Je laisse en tout cas la controverse ouverte : il y a là un sujet de souffrance psychique et de mal-être que l'on peut ranger, à défaut effectivement de faire partie des catégories de la psychiatrie, sous le grand vocable de la santé mentale.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Pouvez-vous appeler l'attention sur la dangerosité d'un médicament ?

Mme Annie Podeur . - La direction générale de l'offre de soins est compétente en matière de formation des professionnels de santé. La dangerosité des substances actives ne relève pas de mes compétences, mais de celles de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et de sa direction de tutelle, la direction générale de la santé.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Madame, je vous remercie.

Audition de M. Pierre Fender, directeur du contrôle-contentieux et de la répression des fraudes à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, et Mme Véronica Levendof, responsable de la mission de veille législative

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous accueillons M. Pierre Fender, directeur du contrôle-contentieux et de la répression des fraudes à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés.

Nos auditions nous ont permis de constater que la question des toxicomanies était, pour partie, liée à celle des mésusages de médicaments ou de détournement de traitements, en particulier des produits de substitution aux opiacés. Pouvez-nous indiquer l'ampleur de ces phénomènes et les mesures que la caisse nationale a prises ou envisage de prendre pour les juguler ?

M. Pierre Fender, directeur du contrôle-contentieux et de la répression des fraudes à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés . - Afin de montrer en quoi l'assurance maladie est concernée en matière de traitements de substitution aux opiacés, je traiterai successivement du contexte, de l'analyse des bases de remboursement de l'assurance maladie et des programmes de contrôle.

En matière de substitution, deux principaux produits existent, la méthadone et la buprénorphine, avec pour chacune un encadrement législatif et réglementaire, particulièrement pour la méthadone avec une délivrance fractionnée de sept jours, une prescription limitée à quatorze jours et l'instauration d'un relais de la prescription en cabinet de ville. En revanche, si l'encadrement de la buprénorphine est bien supérieur à celui prévu pour un médicament ordinaire, il est bien moins contraignant que pour la méthadone avec une prescription limitée à vingt-huit jours et une délivrance sur sept jours.

Nos programmes de contrôle ont été lancés dans les années 2000, lorsque nous nous sommes aperçus d'une vraie dérive - un mésusage et des fraudes - qui impactait très fortement la prescription et la délivrance de ces produits. Si les montants remboursés en 2002 atteignaient près de 80 millions d'euros pour le Subutex et près de 6 millions d'euros pour la méthadone, nous savions qu'il y avait un détournement d'usage du premier - avec nomadisme et surconsommation - dû à sa facilité d'accès, et une prise en charge de qualité inégale des personnes traitées.

Le dispositif législatif s'est renforcé en 2007 dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale qui a introduit un article L. 162-4-2 dans le code de la sécurité sociale tendant, pour qu'il y ait prise en charge par l'assurance maladie, d'une part à obliger le prescripteur à indiquer sur chaque prescription le nom du pharmacien chez lequel l'assuré se fera délivrer le produit, d'autre part à élaborer un protocole de soins entre l'assurance maladie, le médecin traitant et l'assuré. Ce protocole concerne soit tous ceux qui consomment de la méthadone sous forme de gélules, soit, en cas de suspicion d'un usage détourné ou abusif, tous ceux qui consomment les autres produits de substitution. Une fois encore, deux réglementations s'appliquent : l'une très stricte pour la méthadone sous forme de gélules, l'autre moins sévère pour la buprénorphine. Le renforcement du dispositif législatif oblige également à prescrire ces médicaments à l'aide d'une ordonnance sécurisée.

J'en viens aux bases de remboursement de l'assurance maladie. S'agissant de la buprénorphine haut dosage, les montants remboursés ont diminué entre 2004 et 2009, passant de 81 à 72 millions d'euros environ, tandis que le nombre de boîtes passait de 8,5 à 9,7 millions. Cette baisse des remboursements s'explique par le développement des génériques du Subutex et par la baisse des tarifs de la buprénorphine haut dosage. Pour ce qui est de la méthadone, les montants remboursés ont fortement augmenté, de même que le nombre de boîtes, qui a plus que doublé entre les deux périodes du fait de la mise à disposition d'une nouvelle présentation galénique sous forme de gélules et de la possibilité d'un relais de la prescription en cabinet de ville.

Depuis l'apparition de la méthadone sous forme de gélules en 2008, le nombre de ses consommateurs a atteint au premier semestre 2010 un nombre supérieur à 11 000, soit un quart du total des bénéficiaires des remboursements de méthadone. Cette croissance existe également concernant la méthadone sous forme de sirop : le nombre des bénéficiaires des remboursements est en effet passé de 11 000 en 2004 à près de 30 000 au premier semestre 2010, avec une évolution semestrielle moyenne de + 7,3 %.

La consommation hebdomadaire de Subutex en comprimés de 8 milligrammes et de ses génériques s'est accrue entre 2006 et 2008, avec un creux fin 2007 lié principalement à une affaire pénale relative à une bande organisée de médecins, de pharmaciens et d'assurés d'Île-de-France. Entre janvier 2008 et février 2010, on note cependant une stagnation du nombre de comprimés autour de 460 000 - la petite croissance qui a suivi fera l'objet d'un plan de l'assurance maladie.

Pour ce qui est du nombre de consommateurs de buphrénorphine haut dosage, on en comptait 80 000 au premier semestre 2004 contre 103 000 aujourd'hui. L'évolution semestrielle, qui était de + 2,5 % entre 2004 et 2007, est passée depuis à + 0,9 %, résultat dû à l'ensemble des plans mis en place par l'assurance maladie, ainsi que la majorité des acteurs le reconnaît. Nous avons en effet insisté sur le ciblage d'assurés, particulièrement ceux ayant des posologies de buphrénorphine haut dosage supérieures à 32 milligrammes par jour dont le nombre est passé de près de 2 000 en 2004 à 1 530 au premier semestre 2010.

La répartition des bénéficiaires de buphrénorphine haut dosage à des dosages supérieurs à 32 milligrammes varie beaucoup selon les régions - nous avons mis la barre à cette hauteur parce que, si l'on ne peut normalement dépasser 16 milligrammes, nous avons pris en compte le fait que certains professionnels estiment que cette dose peut être dépassée, sachant qu'une dose de 32 milligrammes correspond en tout état de cause soit à du mésusage soit à de la fraude.

L'Île-de-France comprend le plus grand nombre de consommateurs de buphrénorphine haut dosage, bien qu'elle représente 23 % des Français, ce qui indique une surconsommation en mésusage. Cette région, qui pose un problème majeur, est suivie en deuxième position par la région Provence-Alpes-Côte d'Azur - dont le résultat est plus conforme à son poids démographique - puis par la région Rhône-Alpes. Les régions qui nous interpellent sont l'Alsace, l'Aquitaine, le Languedoc-Roussillon, la Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais, c'est-à-dire les régions frontalières - comme Provence-Alpes-Côte d'Azur et Rhône-Alpes qui cumulent ainsi deux handicaps.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Sans oublier Midi-Pyrénées, également région frontalière.

M. Pierre Fender . - Tout à fait. Cette région apparaît d'ailleurs, dans la répartition des bénéficiaires par région, avant la Haute-Normandie ou d'autres régions de même taille.

Quant à l'évolution du pourcentage de bénéficiaires au sein de l'ensemble des consommateurs de chaque région, on note, s'agissant des posologies quotidiennes moyennes supérieures ou égales à 32 milligrammes par jour, une diminution en Île-de-France, en Alsace et en Provence-Alpes-Côte d'Azur. Au-delà de ces régions qui ont réduit le nombre de consommateurs mésusant le produit, les autres régions se situent autour de 1 % de consommateurs en mésusage. C'est ainsi qu'en France entière, le pourcentage était de 1,5 % au premier semestre 2010 contre 2,3 % au deuxième semestre 2006.

Si l'on s'intéresse maintenant au taux de substitution du Subutex par des génériques, la comparaison entre toutes les molécules - y compris la buphrénorphine haut dosage - et la seule buphrénorphine haut dosage, fait apparaître une différence : alors que le taux de substitution pour toutes les molécules est de 82,5 %, il n'est que de 8,8 % pour la seule buphrénorphine haut dosage. Cette moindre substitution du Subutex s'explique par le fait que les fraudeurs revendent bien mieux ce produit que la buprénorphine haut dosage sous forme de générique qui n'a pas la même connotation. Cette « génériquation » est même différenciée selon le dosage du produit : alors que le taux de substitution n'est que de 16 % pour le Subutex en comprimés de 8 milligrammes, il atteint près de 50 % pour le Subutex en comprimés de 0,4 milligramme.

Au sein des programmes nationaux de contrôle de l'assurance maladie tendant à réprimer les fraudes, les fautes et les abus, deux programmes concernent plus spécifiquement les traitements de substitution aux opiacés : le contrôle-contentieux relatif aux professionnels de santé et celui portant sur les assurés. D'une manière générale, le programme national de contrôle tend à lutter contre les fraudes, à préserver des soins de qualité et à aider les professionnels dans leur démarche thérapeutique, sachant que nous collaborons depuis 2006 avec la justice, la gendarmerie et la police. Nous avons en particulier un lien très fort avec la brigade des stupéfiants parisienne : d'une part, c'est à elle, lorsque nous déposons plainte, que les procureurs ou les juges d'instruction confient l'investigation ; d'autre part, c'est elle qui nous alerte sur les changements de mode opératoire des fraudeurs. C'est ainsi qu'à partir du moment où l'on a travaillé sur les usagers consommant plus de 32 milligrammes de buphrénorphine haut dosage par jour, certains fraudeurs se sont mis à utiliser des droits à l'assurance maladie en achetant ou en volant des attestations - des professionnels les leur donnant parfois -, ce qui leur permettait de se faire délivrer sous un autre nom les produits. Ce ne sont donc plus eux qui apparaissent, mais des quidams dont les relevés d'assurance maladie ne mentionnent d'ailleurs pas « Subutex » mais « pharmacie ». C'est ce travail avec la brigade des stupéfiants qui nous permet d'ajouter de nouvelles méthodes à notre mode opératoire de repérage de fraudes.

Concernant le programme de contrôle des assurés sous traitements de substitution aux opiacées, les actions menées entre 2004 et 2010 ont eu pour résultat 400 procédures pénales engagées à l'encontre des assurés, 4 359 suspensions de prise en charge des traitements par l'assurance maladie et près de 10 000 protocoles de soins contractualisant la prise en charge entre le patient, le médecin traitant et l'assurance maladie. Ce dernier nombre est bien supérieur aux 1 530 consommateurs ayant des posologies de buphrénorphine haut dosage supérieures à 32 milligrammes par jour, car les protocoles sont signés dès qu'une alerte est déclenchée.

Quant au programme de contrôle des professionnels de santé, le premier plan de contrôle national 2005-2006 a conduit à trente-six procédures ordinales et à vingt lettres de mises en garde, tandis que le deuxième a abouti, entre 2006 et 2007, à deux procédures pénales, à neuf procédures ordinales et à neuf lettres de mise en garde, et que le troisième, dont le bilan est en cours, a eu pour résultat vingt-deux procédures pénales et une procédure ordinale. Le prochain plan sera lancé à l'automne 2011 afin de poursuivre la lutte contre le mésusage et la fraude en matière de traitements substitutifs aux opiacés.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le facteur déclenchant le contrôle est donc une posologie de buphrénorphine haut dosage supérieures à 32 milligrammes par jour ?

M. Pierre Fender . - Ce n'est pas le seul critère. Si le mode opératoire change, nos modes de détection changent également : aujourd'hui, on vérifie par exemple si, au sein des patientèles de pharmaciens ou de médecins, n'existent pas des patients venant de très loin pour obtenir du Subutex. Pour prendre un exemple récent, la patientèle d'un médecin du Val-de-Marne non seulement vivait éloignée de ce département, mais se faisait délivrer les médicaments prescrits dans le 19 e arrondissement de Paris. La posologie de 32 milligrammes nous sert d'indicateur : on continue de surveiller les bénéficiaires de posologies supérieures, mais d'autres modalités de repérage existent. Pour citer un autre exemple, en repérant quatre-vingt douze assurés sous Subutex pour un seul prescripteur, nous nous sommes aperçus que soixante et un d'entre eux étaient communs avec le prescripteur exerçant dans le même cabinet, et que trente-neuf l'étaient avec une pharmacie.

Il ne faut pas oublier non plus le travail effectué par les médecins conseils, qu'il s'agisse de rechercher si des chevauchements existent, si le patient ne se rend pas chez un autre médecin, ou si la prescription a bien donné lieu à facturation de la consultation, sachant que le professionnel peut ne pas être impliqué, car un réseau a pu lui subtiliser ses ordonnances et se faire ainsi délivrer des produits.

C'est parce que l'on croise énormément de nombreuses variables que l'on arrive à ce nombre de procédures pénales ou ordinales qui ont conduit l'Ordre des médecins à décider de plus d'une centaine de condamnations à des interdictions temporaires d'exercer.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les fraudes concernent manifestement le Subutex. En existe-t-il avec la méthadone ?

M. Pierre Fender . - Si, comme on l'a vu, la courbe de l'évolution semestrielle moyenne des bénéficiaires de remboursements de méthadone sous forme de sirop et gélules monte de façon très importante, le retour du terrain ne donne pas l'impression d'une dérive comme pour le Subutex. Mais nous allons vérifier.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - L'évolution des montants remboursés semble due essentiellement à l'augmentation du nombre de personnes sous méthadone, soit 150 000 me semble-t-il.

M. Pierre Fender . - C'est ce que nous vérifierons.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Concernant le risque sanitaire, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé - qui confirmait ainsi des données fournies par un toxicologue - nous a indiqué que la méthadone était impliquée dans 38 % des cas de surdose, contre 45 % pour l'héroïne, soit une différence peu importante entre les deux. Le résultat du financement de la méthadone par la puissance publique est donc mitigé puisque la toxicité de ce produit conduit à des surdoses - même si elles peuvent être dues à une polyconsommation. Avec près de cent morts chaque année, ne peut-on s'inquiéter de voir la méthadone être le Mediator de demain ?

M. Pierre Fender . - Autant je peux répondre s'agissant de la question du mésusage et de la fraude, autant je n'ai pas compétence pour évaluer les risques sanitaires. Mais, encore une fois, nos vérifications porteront cette année non seulement sur le Subutex, mais aussi sur la méthadone. Nos bases de données sont suffisamment puissantes pour savoir par qui ce produit est prescrit et quel patient le consomme et à quelle dose.

Reprenons le nombre de 10 millions de boîtes vendues de Subutex ou de ses génériques : pour 100 000 personnes, cela représente 100 boîtes pour chacune d'entre elles, soit, avec sept comprimés par boîte, la consommation moyenne d'une année. Pour la méthadone, le résultat est de 337 boîtes vendues par an et par personne. Sachant que pour la majorité, il s'agit d'unidoses, on devrait avoir comme résultat 365 boîtes.

Tel est le travail que nous allons effectuer : savoir, pour la méthadone en sirop unidose, si les données correspondent bien, et combien de boîtes sont délivrées par consommateur et par an. C'est ainsi que l'on pourra vérifier s'il y a fraude ou mésusage concernant la méthadone.

C'est grâce à ce travail effectué en amont que l'on pourra, en cas de clientèle ciblée importante dans un cabinet, s'interroger sur le médecin - sachant qu'un vol d'ordonnancier a pu avoir lieu - ou encore sur le pharmacien.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pour revenir au nombre de 150 000 personnes cité par Mme la rapporteure, peut-être convient-il de préciser qu'il s'agit du nombre d'usagers « problématiques » d'opiacés, sachant qu'entre la moitié et les deux tiers d'entre eux reçoivent une prescription de traitement de substitution aux opiacées, dont 40 000 sous méthadone.

M. Pierre Fender . - Pour être exact, le nombre de 40 000 qui ressort de nos statistiques correspond à des personnes non pas sous méthadone, mais bénéficiant de remboursements de méthadone, ce qui est différent.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Pouvez-vous évaluer cette différence ?

M. Pierre Fender . - Les statistiques de l'assurance maladie ne portent que sur les remboursements et les personnes qui les sollicitent.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Peut-on avoir une idée du prix brut des traitements de substitution aux opiacés ?

M. Pierre Fender . - S'agissant de la méthadone, les unidoses, quel que soit le dosage - 5 ou 10 milligrammes,... - coûtent entre 1,14 et 1,61 euro ; en gélules, (boîtes de sept comprimés), le prix varie en fonction du dosage : pour 1 milligramme, le prix public toutes taxes comprises d'une boîte est de 3,17 euros contre 8,03 euros à 40 milligrammes.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Soit pour une semaine, selon l'usage classique d'une boîte de sept comprimés.

M. Pierre Fender . - Sachant que si l'on prescrit 17 milligrammes, il faut ajouter les prix publics d'une boîte de comprimés de 10 milligrammes, soit 5,89 euros, de 5 milligrammes, soit 5,14 euros et de deux boîtes de comprimés de 1 milligramme, soit deux fois 3,17 euros.

Quant au Subutex, le prix public toutes taxes comprises des boîtes de comprimés de 8 milligrammes est de 20,01 euros contre 16,52 euros pour la buprénorphine générique.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Pour revenir à la question des surdoses, je précise que la méthadone est un produit agoniste, c'est-à-dire qu'elle occupe tous les récepteurs aux opiacés. C'est ce qui explique que, lorsqu'une personne prend une dose supplémentaire ou un autre produit alors que ses récepteurs sont saturés, la surdose survienne, ce qui n'arrive pas avec le Subutex qui est un agoniste partiel. C'est la raison pour laquelle la méthadone est prescrite dans les réseaux en faveur de personnes sur la voie de la resociabilisation, et dont on pense qu'elles ne prendront pas forcément autre chose.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - J'ai vu pourtant à la salle d'injection de Genève un jeune sous méthadone prendre de la cocaïne car il avait peur de le faire ailleurs à cause des risques encourus.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le risque est-il le même avec le comprimé le plus faiblement dosé - 1 milligramme ?

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il n'y a pas de marge de manoeuvre. Il aurait d'ailleurs été intéressant d'avoir l'évolution par dosage de la méthadone remboursée. En effet, quand on initie un traitement, on a un flacon à 60 milligrammes par jour, mais ensuite lorsque le dosage baisse, par exemple à 55 milligrammes, le patient doit repartir avec un flacon à 40 milligrammes, un flacon à 10 milligrammes et un flacon à 5 milligrammes, c'est-à-dire que les unités augmentent en même temps que le dosage baisse. La réussite du traitement - avec un dosage que l'on baisse - pourrait en effet expliquer l'augmentation détectée tant pour le sirop que pour les gélules.

M. Pierre Fender . - J'essaierai de vous fournir une évolution de la méthadone par dosage, sachant que la base de données ne permet un recul que sur deux ans. Il est vrai que la mise sur le marché des gélules est assez récente.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Pour ce qui est du traitement de substitution en générique, plus le dosage est élevé, plus la personne est « border line » et plus il est difficile de lui faire accepter le générique, au contraire des personnes dont le dosage est à 0,4 ou 0,8 milligramme, qui sont resociabilisées.

Il faut également savoir que le laboratoire Schering-Plough a été malin : lorsque le Subutex a été « génériqué », son goût a été amélioré afin de masquer son amertume. C'est ainsi que le Subutex a continué à être préféré aux génériques qui, eux étaient amers.

Je reviens par ailleurs sur l'expérience de Midi-Pyrénées où un système tripartite - sécurité sociale, médecins, pharmaciens - avait été mis en place en Haute-Garonne. Nous avons dû y mettre fin, en dépit de résultats extraordinairement bons, car il était à la limite de la légalité. Une adaptation réglementaire ne serait-elle pas possible ? En effet, lorsqu'un « méga-consommateur » - et uniquement dans ce cas - était repéré, une lettre était envoyée à tous les médecins et les pharmaciens du département indiquant que cet assuré ne les avait pas choisis comme médecin ou pharmacien référent pour une liste donnée de médicaments. Certes, on a pu voir là une violation du secret professionnel, puisque personne n'était censé savoir, alors que le patient en question venait juste pour un antibiotique ou un antidiarrhéique, qu'il prenait également du Subutex. Sauf que cela a permis un bon encadrement. En effet, avec le système actuel, le temps que la sécurité sociale réagisse, un « méga-consommateur » se sera rendu pendant des semaines et des mois chez plusieurs médecins. C'est ce qui arrive en Haute-Garonne depuis l'arrêt du système mis en place : la courbe des « méga-consommateurs » remonte.

M. Pierre Fender . - Le directeur général et moi-même n'avons jamais arrêté, par nous-mêmes, cette expérimentation menée à Toulouse. C'est à la suite du rapport de la Cour des comptes nous incitant à la généraliser dans la France entière que nous avons dû nous retourner vers ses promoteurs pour leur demander au contraire d'y mettre un terme, car elle se situait en dehors de la légalité.

Le problème de fond tenait au fait - ce qui pose tout de même problème par rapport au secret médical - que tous les professionnels étaient informés, tous sachant très bien, même s'il ne s'agissait que d'une liste, quels médicaments cela concernait véritablement et qui était le professionnel qui prescrivait ou qui délivrait.

Mme Catherine Lemorton, députée . - On ne donnait pas de nom. On disait simplement aux autres professionnels que ce n'étaient pas eux les référents.

M. Pierre Fender . - Mais tous savaient ce qui était prescrit. Imaginons le fils ou la fille d'un pharmacien qui, pour ne pas dépendre de la pharmacie familiale, entre dans le circuit : son père ou sa mère saura qu'il est dans un circuit de traitement de substitution aux opiacés.

Cette méthode informe chaque professionnel du cas d'un patient qui peut être un proche. Pour l'assurance maladie, un tel système ne peut être mis en place sur le plan national ou en dehors d'une expérimentation bien encadrée. Nous avons fermé les yeux, mais ce que vous avez expérimenté était totalement interdit.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Le problème, c'est que cela avait donné de bons résultats.

M. Pierre Fender . - Je suis garant de l'application des lois et règlements au nom de l'assurance maladie. La fin ne pouvait en l'occurrence justifier, sur le plan national, les moyens.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Pour lutter contre les mésusages, peut-on améliorer les ordonnances sécurisées ? L'Ordre des pharmaciens a fait allusion à des prescriptions électroniques. Est-ce envisageable ?

M. Pierre Fender . - À partir du moment où le système est très ouvert, puisqu'il offre la capacité à tout professionnel de prescrire et à tout pharmacien de délivrer, il n'y a pas de limite à l'imagination des fraudeurs. Certains ont ainsi mis en place une plateforme téléphonique, parallèlement à l'utilisation de fausses ordonnances comprenant de vrais noms de médecins mais un faux numéro de téléphone : le pharmacien qui avait un doute tombait ainsi, en composant ce numéro, sur un complice.

Autant le dispositif est très encadré pour la méthadone - ce qui n'a pas donné lieu à dérive, encore qu'à la suite de la remarque de Mme Catherine Lemorton, il nous faudra vérifier qu'il n'y a pas d'anomalie -, autant le dispositif général est ouvert : si toute amélioration du contrôle se traduit dans un premier temps par la réduction de la fraude, des contre-parades apparaissent très rapidement, d'autant que le produit n'étant pas classé dans la catégorie des stupéfiants, les condamnations à des peines de prison sont bien inférieures à celles encourues en cas de trafic de stupéfiants. Un trafiquant mis en prison pour deux ou trois semaines recommencera dès sa sortie après avoir inventé un nouveau processus - nous en parlons souvent avec la brigade des stupéfiants d'Île-de-France et son chef, M. Patrick Nguyen.

En outre, pour les pharmaciens, il est parfois très difficile de ne pas délivrer un produit même quand ils savent qu'il y a fraude. Ils ont en effet affaire à des gens très agressifs.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, elle-même pharmacienne dans le 18 e arrondissement de Paris, nous a dit combien, venant de Corbigny dans le Morvan, elle s'était retrouvée dans un monde nouveau.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Nous avons aussi le cas du médecin qui a prescrit sous la menace et qui nous appelle pour que l'on ne délivre pas son ordonnance !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - C'est une façon de se décharger du problème.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Pour en revenir à notre expérimentation, cela signifie-t-il que l'on ne pourra pas faire évoluer le système actuel ?

M. Pierre Fender . - Je ne suis pas juriste, mais en touchant au secret médical et à la couverture du secret de la pathologie de patients, cette expérimentation me semble contraire à notre droit.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il nous faut comprendre la déception de tout un réseau.

M. Pierre Fender . - Je la comprends parfaitement.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il n'y aurait donc pas d'adaptation réglementaire possible pour mieux encadrer ces patients ? Plus il y aura de méga consommateurs, c'est-à-dire des personnes qui ne font pas que se soigner, plus on risque de décrédibiliser le système.

M. Pierre Fender . - Votre mission pourrait être justement de faire la balance entre le bénéfice et le risque du dispositif encadrant le Subutex, afin de savoir s'il a eu un effet majeur en termes de santé publique et pourquoi. En tout cas, le fait qu'il soit d'accès facile implique, par définition, des dérives. C'est d'ailleurs pourquoi nous avons mis en oeuvre des programmes de contrôle. Mais quels que soient les verrous mis en place, des failles seront trouvées car cela rapporte trop. Une grande partie de ceux qui sont dans la logique de la toxicomanie est asociale et la légalité n'est pas son sujet.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En liaison avec le développement professionnel continu, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés ne pourrait-elle pas mettre en place un guide de la prescription et de la délivrance ?

M. Pierre Fender . - Un tel guide est même une recommandation de la direction générale de la santé, sachant cependant que la caisse ne pourra en être que le vecteur faute de pouvoir élaborer elle-même les référentiels. Il faut vous retourner vers la direction générale de la santé ou la Haute Autorité de santé - d'autres institutions que la nôtre en tout cas.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -N'êtes-vous pas sollicité en matière de bonnes pratiques ?

M. Pierre Fender . - Non.

Au-delà des dérives que Mme Catherine Lemorton et moi-même avons pu décrire, existent d'ailleurs de mauvaises prescriptions de la part de médecins qui ne maîtrisent pas très bien le dispositif faute d'être bien formé. C'est le défaut d'un système très ouvert : les patients n'ont pas toujours affaire au bon médecin, bien formé, qui maîtrise le système.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Il n'a souvent même pas de référent associatif.

M. Pierre Fender . - D'autant qu'il s'agit avec ces patients d'une prise en charge psychologique particulière.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Avez-vous des statistiques concernant la consommation et surtout le mésusage de produits comme le Rohypnol ou les benzodiazépines ?

M. Pierre Fender . - S'agissant des benzodiazépines, il faut s'entendre sur la signification du mésusage : les personnes âgées de plus de soixante-quinze ans sont exposées, lorsqu'elles leur sont prescrites, à un risque majeur de chutes et donc de handicap voire de décès. C'est donc plutôt un problème de santé publique qui fait d'ailleurs l'objet de campagnes de la part de l'assurance maladie.

Le sujet du bon usage du médicament en général que vous abordez est très vaste, voire trop pour que j'engage un travail sur ce point. Il est en tout cas très éloigné du sujet très précis de santé publique et de fraude que nous avons abordé aujourd'hui.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le directeur, je vous remercie.

MERCREDI 15 JUIN 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition de M. Jean-Yves Grall, directeur général de la santé du ministère du travail, de l'emploi et de la santé et de M. Philippe de Bruyn, chef du bureau des pratiques addictives

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Ce soir ont lieu les dernières auditions auxquelles nous devons procéder, après en avoir effectué quatre-vingts, représentant les institutions, le corps médical, les forces de l'ordre, les associations, les experts et les collectivités territoriales.

Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Yves Grall, nouveau directeur général de la santé du ministère du travail, de l'emploi et de la santé.

Monsieur le Directeur général, quelles sont les grandes orientations que vous souhaitez privilégier dans le cadre du prochain plan de lutte et de prise en charge des addictions ?

Vous avez la parole.

M. Jean-Yves Grall . - Merci. Je viens en effet d'être nommé voici un mois, après un parcours de médecin praticien, cardiologue puis dans différentes institutions, dont l'ARH et l'ARS de Lorraine.

Je vais essayer de tracer ici quelques perspectives.

Les éléments devant nous concernent l'élaboration d'un prochain plan qui, à notre sens, doit à la fois se fixer des objectifs ambitieux et réalistes pour pouvoir avancer ; il s'agit de répondre aux grands enjeux de la santé publique, de faire écho aux objectifs de l'OMS et d'offrir les mesures que l'on est en droit de souhaiter en matière de prévention et de prise en charge pour un pays comme la France.

On identifie quatre points particuliers parmi ces objectifs. La réduction de la consommation de tabac à moins de 20 % de la population âgée de plus de 14 ans est notamment un des objectifs de l'OMS, ainsi que la réduction de l'usage problématique d'alcool, la réduction des consommations de produits psychoactifs au cours de la grossesse, la diminution de l'incidence et de la prévalence des comorbidités, en particulier des hépatites et du VIH chez les usagers de drogues.

A ces grands thèmes doit s'ajouter le renforcement de la palette d'offres de prévention, de prise en charge et de soins concernant les addictions. Parmi celui-ci, on peut noter l'amélioration du taux de couverture d'offres spécifiques en addictologie, qu'elle soit médico-sociale ou hospitalière, un renforcement de l'articulation et de la qualité des prises en charge en addictologie ainsi que de l'adaptation de l'offre et des stratégies de réduction des risques aux évolutions de consommation des produits psychoactifs.

Enfin, la question de la prise en charge des addictions comportementales et des addictions sans substances doit aussi être prise en compte ; certaines existent mais d'autres pourraient être développées pour la prise en charge de ce type d'addiction comportementale, notamment le jeu excessif.

Voici donc en quelques grandes lignes les directions que pourrait prendre ce nouveau plan.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Les communautés thérapeutiques actuelles ont-elles fait l'objet d'une évaluation ? Si c'est le cas, quel en est le résultat ?

M. Jean-Yves Grall . - Il existe actuellement six communautés thérapeutiques ; une septième est en projet en Guyane. Elles font l'objet d'une évaluation sur laquelle travaille une équipe universitaire bordelaise. Nous en disposerons en octobre ; elle nous permettra de tracer des pistes de suivi et de renforcer ce dispositif, si elle s'avère positive.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Avez-vous étudié ce qui se passe et ce qui fonctionne dans les pays limitrophes d'Europe ?

Il existe en effet d'autres addictions que l'addiction aux opiacés, qui font en France l'objet de traitements de substitution -cocaïne, cannabis, jeu et alcool. Seuls le sevrage et la possibilité d'un changement comportemental, voire d'une réinsertion sociale et professionnelle, apparaissent être la clé pour sortir de la dépendance. Il est quelque peu difficile d'y parvenir avec seulement six communautés et une consommation qui ne fait que croître....

M. Jean-Yves Grall . - Cette approche globale de communautés thérapeutiques peut être prometteuse, pour peu que l'on dispose de l'évaluation. Une telle évaluation existe au Canada, qui dispose de structures de ce type. Je n'en connais pas exactement les résultats. Je passe la parole sur ce sujet à M. Philippe de Bruyn, chef du bureau des pratiques addictives à la DGS...

M. Philippe de Bruyn . - Nous suivons particulièrement l'exemple canadien. Pour ce qui concerne le reste de l'Union européenne, nous échangeons régulièrement avec nos homologues étrangers.

La logique poursuivie par la DGS en termes de prise en charge consiste en l'articulation d'un dispositif dans une logique de palette d'offres ; le plus important pour nous à ce stade - c'est aussi l'enjeu de cette évaluation - est de voir comment l'ouverture de nouvelles communautés thérapeutiques peut s'articuler avec les autres dispositifs existants. Je pense notamment aux centres résidentiels ou aux appartements thérapeutiques.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le territoire métropolitain - sans parler de l'outre-mer - présente des inégalités ; dans certains départements, il n'existe même pas de CSAPA ; quant aux CAARUD, l'offre est satisfaisante mais certains départements sont moins bien pourvus que d'autres.

Or, les CAARUD constituent le premier contact avec le monde du soin, même s'il n'y a pas une cohérence médicale très forte. Quels sont les projets de la DGS pour développer ces structures de contact ?

M. Jean-Yves Grall . - La mise en place de ces structures apparaît totalement hétérogène sur le territoire, avec une inégalité de répartition et de localisation dans certains départements : 500 CSAPA, 140 CAARUD et 250 consultations spécialisées pour les jeunes consommateurs sur l'ensemble du territoire.

Des évolutions ont vu le jour mais de façon inégale. Deux axes principaux sont devant nous pour irriguer l'ensemble du territoire de façon correcte et répondre aux besoins en général. Le plan addiction a déjà porté ses fruits et l'on doit, dans le cadre du plan général, soutenir ces initiatives. En outre, les ARS, grâce au projet régional de santé et à la déclinaison à travers les territoires sur la base d'un cadre national, permettent de créer des structures au plus près des sujets. L'idée est de disposer au moins d'un CSAPA identifié par territoire. Les deux axes sont importants.

J'insiste sur l'importance du décloisonnement de la prise en charge globale offerte par les ARS sur le terrain grâce à la mise en perspective de l'ambulatoire, du médico-social et de l'hospitalier, dans une cohérence susceptible d'apporter des réponses sur le sujet...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On a évoqué la difficulté qui existe d'avoir des lits en addictologie. Certes, ce n'est pas le plus important mais il n'en reste pas moins que nous en avons besoin d'un certain nombre afin de débuter des traitements, recevoir des malades en phase de décompensation ou de problèmes somatiques, avant de les réorienter.

L'addictologie ne peut être une simple spécialité ambulatoire. Vous savez par ailleurs que, lorsqu'il existe une spécialité uniquement ambulatoire, on se heurte à la réticence des hospitalo-universitaires à considérer la chose comme sérieuse !

M. Jean-Yves Grall . - Il faut avoir du sujet une approche réaliste et pragmatique ; utiliser toute la palette de dispositifs est importante. Le développement des lits d'addictologie peut constituer un point d'accroche supplémentaire.

Pour faire écho à ce que vous dites, il convient de faire en fonction des besoins mais aussi de trouver des professionnels convaincus qui veuillent s'en occuper. Il peut bien entendu exister des comportements qui fassent que ce soit plus difficile qu'ailleurs dans certains établissements...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment envisagez-vous d'articuler ces services d'addictologie avec la psychiatrie en général ? Quelle est la philosophie en la matière ?

M. Jean-Yves Grall . - On ne peut se départir de cette notion d'approche globale et de participation de la psychiatrie à la prise en charge des addictions. Il faut donc absolument que les psychiatres et la psychiatrie dans son ensemble interviennent dans ce champ.

Il existe une volonté de le mettre en place dans un dialogue de gestion permanent afin de peser sur les établissements pour qu'ils réalisent cette nécessaire connexion.

Il convient également de bien établir le lien entre l'addiction, les dispositions de santé mentale et la psychiatrie. Il faut donc une certaine cohérence d'action pour aboutir à ce que l'on souhaite.

Je ne veux pas non plus mésestimer les difficultés de démographie professionnelle qui font qu'on a plus ou moins de psychiatres dans certains endroits pour assurer ces soins. Même si ce n'est pas vraiment le sujet, je pense qu'il existe parfois, dans certaines zones, des difficultés pour recruter des praticiens. Cela ne rend pas l'exercice plus aisé. C'est pourquoi je pense que l'on peut, avec les ARS, construire ce lien indispensable.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La prise en charge médicalisée portugaise est citée en exemple. Inspire-t-elle la DGS ?

De manière plus générale, comment abordez-vous le problème de l'addiction à des produits licites et illicites ? La DGS apporte-t-elle une nuance ?

M. Jean-Yves Grall . - On le sait, toutes les addictions sont potentiellement nuisibles à la santé. On peut donc traiter les sujets de façon générale. Les poly-consommations constituent un certain enjeu.

Quant au Portugal, je vais laisser M. de Bruyn s'exprimer sur le sujet...

M. Philippe de Bruyn . - Nous sommes attentifs à la prise en charge portugaise mais aussi aux politiques de réduction des risques développées dans ce pays ainsi qu'ailleurs en Europe. Chaque pays a son propre dispositif de prise en charge mais tout dispositif n'est pas forcément duplicable.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Considérez-vous le cannabis comme addictogène ?

M. Jean-Yves Grall . - Oui.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Il existe actuellement des programmes d'échange de seringues qui ne sont pas mis en place dans le milieu carcéral. Etes-vous favorable à l'équité de traitement entre les personnes libres et les détenus ?

On peut nier qu'il existe des toxicomanes qui se piquent à l'intérieur des établissements pénitentiaires, mais ce ne doit pas être la réalité. Ne convient-il pas de mettre en place ce programme d'échange de seringues pour éviter d'éventuelles contaminations. - VIH et autres ? C'est une des recommandations faites par le Conseil national du Sida et M. Rozenbaum...

M. Jean-Yves Grall . - C'est une question qui ne concerne pas exclusivement le ministère de la santé. Deux éléments sont importants. La mesure de réduction des risques en prison et en milieu libre doit être identique. C'est actuellement ce qui se passe. Des mesures de réduction des risques ont déjà été prises dans tous les lieux, y compris en prison avec l'accès au préservatif et la prise en compte des risques infectieux. Un certain nombre de dispositions sont déjà en vigueur, en prison comme ailleurs, et ont apporté des résultats dans la population, notamment en matière de VIH.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Etes-vous plus réservé s'agissant des seringues ?

M. Jean-Yves Grall . - Je n'ai pas d'avis particulier sur ce point...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les représentants de l'AFSSAPS nous ont alertés sur le fait que 45 % des overdoses relèvent de l'héroïne et 38 % de la Méthadone. La politique de substitution peut donc avoir des conséquences assez néfastes... La Méthadone ne risque-t-elle pas d'entraîner un scandale du type de celui du Médiator ?

M. Jean-Yves Grall . - Tout d'abord, les précautions d'emploi, les lieux de dispensation et la mise à oeuvre en général de la Méthadone supposent des précautions particulières ainsi qu'un certain cadrage. La bonne utilisation doit donc être rappelée et renforcée...

En second lieu, il existe une alternative à la Méthadone, sous la forme du Subutex. Les overdoses liées à l'héroïne ayant beaucoup baissé, celles liées aux produits de substitution - peut-être mal utilisés ou mal suivis - ressortent peut-être davantage...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il serait d'autant plus intéressant d'apprécier les origines de chaque décès qu'un certain nombre ne sont pas comptabilisés dans les overdoses.

Par ailleurs, vous avez cité les objectifs du plan santé : 20 % de réduction de consommation de tabac et de consommation d'alcool. Vous ne nous avez pas donné de chiffres concernant la consommation de drogues. N'y a-t-il pas d'objectif en la matière ?

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le chiffre des overdoses mortelles dues au mésusage de la Méthadone thérapeutique nous a paru bien trop important par rapport au coût-bénéfice attendu.

On a mis en place un système plus contraignant et moins souple que pour le Subutex mais on n'a jamais entendu parler - ou très peu - de mésusage mortel dû au Subutex. Or, la Méthadone en comprimés coexiste maintenant avec la Méthadone en sirop et les centres de distribution sont par ailleurs plus ouverts qu'il y a quelques années. M. Fender, directeur du contentieux de la CNAM, nous a parlé lors de son audition d'une explosion du nombre de prescriptions par comprimés depuis leur autorisation, il y a trois ans. Pourrait-on disposer d'une enquête épidémiologique de votre part sur le mésusage et les dangers de la Méthadone, surtout sous forme de comprimés ? Si l'on s'est trompé, il faut immédiatement arrêter et revenir au sirop ! Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?

M. Jean-Yves Grall . - Ainsi que vous l'avez dit, il convient d'une part d'analyser les overdoses liées à un mésusage de Méthadone et de connaître le type de Méthadone prise par les victimes d'overdoses, dans un contexte général. L'appréciation du caractère dangereux du produit lui-même à travers une enquête épidémiologique ou les précautions à prendre est une piste intéressante, si tant est qu'elle soit facile à tracer.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Les utilisateurs de méthadone peuvent consommer d'autres produits que les opiacés.

A Genève, dans la salle d'injection que nous avons visitée, nous nous sommes trouvés face à un jeune Français qui venait s'injecter de la cocaïne alors qu'il était sous Méthadone à Annecy-les-Bains ou à Chambéry. Il savait pertinemment que c'était dangereux !

M. Jean-Yves Grall . - C'est pourquoi votre suggestion est intéressante...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Suggéreriez-vous un meilleur encadrement des prescripteurs ?

M. Jean-Yves Grall . - L'idée est surtout de faire la part de ce qui revient réellement à une overdose liée à la Méthadone, voire à son mésusage... Il conviendra de voir comment réagir en fonction des résultats...

Quant aux objectifs, ceux-ci sont génériques et feront l'objet de chiffres bien précis au moment de l'établissement du plan. Je n'ai pas d'éléments à vous donner actuellement sur des objectifs quantifiés. Nous avons repris l'objectif de l'OMS concernant le tabac...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Quelle est la réaction du directeur général de la santé face au débat récurrent qui enfle depuis quelques jours sur la dépénalisation de certaines drogues, alors que cela obligerait nécessairement à contrôler les produits et au moins à en fixer la traçabilité ? Peut-on imaginer une régie nationale des drogues ?

M. Jean-Yves Grall . - Pour le ministère de la santé et pour le directeur général - lui-même médecin - il est difficile de laisser des drogues qui nuisent à la santé facilement accessibles. C'est une question de signal.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je me pose la question du développement - particulièrement en France - d'addictions aux psychotropes, dont la consommation est extraordinairement importante. Sans doute les prescriptions sont-elles généreuses mais elles n'existent qu'en cas de forte demande de la population. On a l'impression qu'il y a beaucoup de gens très dépendants des médicaments...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - On a bien su réduire les antibiotiques !

M. Jean-Yves Grall . - Le sujet que vous mentionnez est de deux ordres et concerne l'emploi de ces produits et les produits eux-mêmes. C'est un problème dont l'origine, à mon sens, n'est pas univoque. Il est lié à des facteurs divers qui concourent à faire que notre pays en consomme énormément. C'est une question de juste utilisation des produits. Il faut sûrement travailler là-dessus, comme pour les antibiotiques. Rien n'empêche que l'on creuse cette piste, génératrice de mieux-être.

La MILDT a commandé une étude à l'INSERM sur le thème de la consommation et de l'addiction aux psychotropes induits par cette prescription importante.

Y a-t-il des causes univoques ? Je ne le crois pas. Beaucoup tiennent aux circonstances qui font que les gens éprouvent le besoin, dans un contexte difficile, de consommer.

La juste utilisation de quelque produit que ce soit est un thème important. Je crois ce terme assez adapté...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je souhaiterais que l'on fasse le rapprochement entre psychiatrie et drogues, mais il serait également intéressant de le faire entre drogues et des suicides. On compte en France 14 000 tentatives de suicide, dont 6 000 jeunes jusqu'à 24 ans. Je pense qu'il existe une tranche d'âge entre 17 et 30 ans où les suicides sont automatiquement liés à l'usage de produits toxiques. Il conviendrait d'en établir la relation.

Nous avons visité en Italie la communauté de San Patrignano, à côté de Rimini. 1 800 personnes y sont traitées. Un modèle assez exceptionnel y a été développé. Jérémy Attali, le fils de Jacques Attali, a réalisé un film pour France 5 qui va sortir. Il s'agit de d'une expérience qui dure depuis quarante-cinq ans et qui a permis de sauver 20 000 personnes, ce que nous ne savons pas faire en France. Il serait bon que vous vous y intéressiez.

Il existe également des exemples de communautés au Canada et en Suisse qui ont l'air de fonctionner. Ce n'est pas un sujet facile et les réponses doivent être multiples. Notre pays doit avoir les outils nécessaires pour essayer d'aider tous ces gens en grande difficulté, jeunes ou moins jeunes.

M. Jean-Yves Grall . - Je partage votre avis quant à l'approche multiforme de l'ensemble du sujet.

Une procédure d'appels à projets doit être lancée à l'automne ; peut-être suscitera-t-elle un certain nombre d'initiatives. Cette procédure s'appuie sur l'évaluation des six centres dont je parlais. Tout un faisceau d'éléments va concourir à une meilleure évaluation et à l'enrichissement des solutions.

Je ne pense pas qu'il faille s'interdire de mettre en oeuvre certaines actions si elles s'avèrent positives. C'est un sujet à considérer de façon globale...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Il nous reste à vous remercier.

Audition de Mme Jeannette Bougrab, secrétaire d'État chargée de la jeunesse et de la vie associative

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Madame la Ministre, merci d'avoir répondu à l'invitation de notre mission pour nous apporter votre éclairage.

Nous serons d'autant plus attentifs que votre audition clôture quatre-vingts auditions.

Nous aimerions connaître votre sentiment sur les priorités et les publics cibles de la politique de prévention des toxicomanies.

Vous avez la parole.

Mme Jeannette Bougrab, secrétaire d' État chargée de la jeunesse et de la vie associative . - Merci.

Messieurs les Présidents, Madame et Monsieur les rapporteurs, Mesdames et Messieurs les membres de la mission d'information sur les toxicomanies, je tiens tout d'abord à vous remercier de m'auditionner sur ce sujet difficile que vous abordez avec courage, sérénité et liberté. Je salue l'immense travail que vous avez accompli jusqu'ici, avec déjà quatre-vingts personnes auditionnées.

En tant que secrétaire d'État à la jeunesse et à la vie associative, je suis en effet particulièrement sensible à la question de la consommation des substances psychoactives, qu'elles soient licites ou illicites. Mon propos n'est pas de dire que ces substances sont exclusivement consommées par les jeunes ou que les jeunes en sont tous consommateurs - ce propos serait inexact et stigmatisant pour la jeunesse - mais je crois qu'il est de notre devoir d'être particulièrement à l'écoute sur ce thème.

En effet, on constate que plus le démarrage des consommations est précoce, plus les risques ultérieurs de dépendance sont importants. Or, on observe un rajeunissement alarmant de l'âge moyen d'initiation aux différentes substances psychoactives.

D'autre part, la jeunesse est une période d'expérimentations, de découvertes, de développement de sa sensibilité propre au monde ; elle est une période exaltante mais également transgressive, semée de pièges et d'embûches. C'est aussi une période de souffrance. Je rappelle que le suicide est en France la deuxième cause de mortalité des moins de 25 ans.

C'est pour cette raison que j'ai demandé au psychiatre Boris Cyrulnik de me remettre un rapport sur le suicide des jeunes. Dans le rapport d'étape, qu'il m'a d'ores et déjà remis et qui sera publié à la rentrée, il développe une corrélation entre carences affectives et suicides.

A mes yeux, la consommation de substances psychoactives licites ou illicites constitue un appel au secours, un signal de détresse, qu'il s'agisse de la consommation de drogues en tous genres, d'alcool en quantité excessive ou encore d'anxiolytiques ou d'antidépresseurs.

La France a été pendant longtemps le premier pays en Europe en matière de consommation d'antidépresseurs. Nous sommes aujourd'hui au troisième rang mais cela concerne encore 6 millions de personnes. 13 % des jeunes de moins de 16 ans auraient déjà eu recours à des tranquillisants ou à des somnifères.

Selon l'OFDT, 30,4% des jeunes disent avoir expérimenté un produit phytothérapique ou homéopathique, 18,4% des tranquillisants, 14,6% et 7,2% respectivement des somnifères et des antidépresseurs, 2 % des thymorégulateurs, 1,4% des neuroleptiques et 1 % de Ritaline - produit surtout administré aux jeunes garçons hyperactifs.

J'interprète ces chiffres comme des indicateurs du mal-être d'une partie de la jeunesse française. Selon l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire, la consommation d'alcool et de drogue est considérée comme un signe de détresse et un facteur de risque de basculement vers des comportements suicidaires.

Il convient donc d'agir, notamment par la prévention, pour protéger les jeunes de leurs propres excès. Il me semble essentiel d'associer les jeunes à cette action de prévention, de les y impliquer. C'est le choix constant du gouvernement. Je pense ainsi au concours « Talents versus Drogues » organisé par la MILDT et le ministère de la jeunesse en janvier 2011, qui proposait à des jeunes de créer une musique, un clip et une pochette de disque, rappelant qu'au-delà des dangers sanitaires, les drogues ont des répercussions multiples : problèmes scolaires, accidents de la route, accidents du travail, déstabilisation de quartiers voire de sociétés entières, répercussions négatives sur l'environnement, etc.

Cette campagne, via des canaux de diffusion très accessibles et très ciblés - sites gratuits en ligne de musique et de vidéos, radios jeunes - a permis à des jeunes de faire de la prévention auprès des jeunes.

Je crois que ce genre d'initiatives doit être soutenu et encouragé ; l'information par les pairs est pour moi le canal de communication le plus efficace. C'est pourquoi nous nous sommes associés à cette campagne de la MILDT.

J'ai été particulièrement sensible au travail porté par le ministère de la jeunesse, accompli par Sabrina Boudouni, jeune en service civique, auprès de la brigade de prévention de la délinquance juvénile du Gard.

Le service civique, créé par la loi du 10 mars 2010, suite à la proposition du sénateur Yvon Collin, offre à tout volontaire l'opportunité de servir les valeurs de la République et de s'engager en faveur d'un projet collectif, d'une mission d'intérêt général ayant un caractère philanthropique, éducatif, environnemental, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial ou culturel ou concourant à des missions de défense et de sécurité civile ou de prévention.

C'est à ce titre que Sabrina a participé à l'animation de modules de prévention auprès des jeunes, sous le tutorat d'un gendarme de l'unité ; elle rencontre des adolescents au comportement déviant et a participé activement à la préparation et à l'animation des journées de prévention.

Je tenais à lui rendre hommage car elle participe également aux auditions de jeunes enfants victimes de violences sexuelles.

Le groupement de gendarmerie du Gard a été la première unité de la gendarmerie à bénéficier d'un agrément pour l'accueil d'un volontaire du Service civique. Cette pratique a été identifiée comme exemplaire et sera désormais soutenue par une circulaire du ministre de l'intérieur Claude Guéant datée du 8 juin 2011, selon laquelle « les volontaires pourront s'inscrire dans l'action de prévention des brigades de délinquance juvénile de la gendarmerie qui mènent au quotidien des actions de sensibilisation à destination d'un public de jeunes mineurs ».

Là encore, ce dispositif permettra à des jeunes de s'adresser à d'autres jeunes, ce qui constitue le canal de prévention le plus efficace à mes yeux. C'est pourquoi je crois primordial que tous les jeunes qui sont amenés à être en contact avec d'autres jeunes soient formés sur le thème des addictions.

Chaque année, près de 50 000 jeunes obtiennent le BAFA (brevet d'aptitude à la formation d'animateur) dont le ministère de la jeunesse et de la vie associative a la charge. Chaque année, près de 4 millions d'enfants et de jeunes sont encadrés en centres de loisirs.

Le ministère va donc prendre un décret afin de fixer un module de formation et de sensibilisation à la prévention des conduites addictives pour que cette compétence soit inscrite dans les diplômes et les formations qualifiantes des animateurs.

En parallèle, des actions de prévention seront proposées en milieu de loisirs par les acteurs associatifs du champ de la jeunesse et de l'éducation populaire.

La jeunesse ne comprend pas toujours l'incohérence de certains discours publics évoquant l'addiction à l'alcool. L'alcool n'a pas si mauvaise presse, alors qu'il fait partie des produits psychoactifs ; nous sommes un peu trop indulgents, en France, à l'égard d'une consommation excessive.

Je voudrais attirer votre attention sur trois de mes inquiétudes principales à ce sujet...

Premièrement, l'alcool est associé à des moments festifs. Si, en volume, les jeunes boivent moins d'alcool que nous, l'ivresse augmente.

Les accidents de la route demeurent la première cause de mortalité pour les moins de 25 ans. Les accidents avec alcool représentent 35 % des tués. Des pans entiers de notre jeunesse sont fauchés par l'alcool.

Les grands événements festifs, en France, sont souvent le théâtre de drames terribles. Je rappelle qu'à Nantes, en 2010, lors d'un « apéro géant », un jeune homme ivre est décédé des suites d'une chute. 57 personnes ont été hospitalisées. Le dernier « apéro géant » de Nantes, en juin, s'est déroulé sans incident, malgré quelques hospitalisations.

Des groupes de travail consacrés à la surconsommation d'alcool chez les jeunes et à l'organisation d'événements festifs par les jeunes, mis en place par le ministère de la jeunesse et le ministère de la santé au printemps 2010, ont ainsi associé des professionnels de santé et de la prévention et des jeunes.

J'ai nommé dans chaque département un médiateur pour les rassemblements festifs organisés par les jeunes. Ces médiateurs départementaux sont coordonnés par un référent national au sein de mon ministère. Une « fiche réflexe » a également été diffusée nationalement pour accompagner la mise en place de rassemblements festifs. Il n'est pas toujours nécessaire, selon moi, de tout interdire et il vaut mieux accompagner pour éviter que des drames se déroulent dans une forme de clandestinité...

Ma deuxième inquiétude concerne la progression inquiétante du « binge drinking », consommation supérieure à cinq verres d'alcool pris à la suite en un temps limité, généralement inférieur à deux heures. Quelle que soit la quantité nécessaire, seule l'ivresse est recherchée par ces jeunes qui ne boivent en général pas quotidiennement et, en volume, moins que leurs aînés.

C'est pourquoi nous allons engager une véritable campagne de prévention à travers un concours avec des réseaux sociaux sur les dangers de l'alcool, en utilisant le canal de l'humour et de la dérision.

Je tiens également à saluer l'initiative de Valérie Pécresse qui, suite à la remise du rapport de Martine Daoust, rectrice de l'Académie de Poitiers, s'est prononcée pour des week-ends d'intégration sûrs et responsables. Elle a demandé la mise en chantier de trois mesures destinées à rendre plus efficace le dispositif juridique actuel.

J'aimerais enfin attirer votre attention sur un point mal connu mais qui constitue également une grande inquiétude pour moi. Il s'agit de l'alcool utilisé comme anxiolytique, l'alcool étant consommé comme une sorte d'automédication par des jeunes particulièrement vulnérables, chez lesquels on peut déceler des symptômes dépressifs, des troubles anxieux, des états pouvant conduire à des tentatives de suicides ou à des comportements violents.

On sous-évalue le suicide en France. Derrière ce mot se cachent les tentatives, les comportements suicidaires et les actes de violence à l'égard de soi-même. Selon moi, consommer des produits psychoactifs, c'est d'abord exercer une violence vis-à-vis de soi-même.

Pardonnez-moi d'avoir été un peu longue sur ce thème spécifique que constitue l'alcool mais, je le répète, il bénéficie d'une trop grande indulgence qui peut avoir des conséquences terribles pour les plus faibles et les plus vulnérables.

Protéger les jeunes de leurs propres excès, tel est l'enjeu de notre lutte contre les pratiques addictives. Pour pouvoir être cohérents, nous devons avoir le courage de prendre position sur un certain nombre de sujets qu'on n'ose pas toujours aborder.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de toutes ces précisions et également d'avoir réservé aux élus la primeur de certaines informations !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je voudrais revenir dans un premier temps sur le suicide des jeunes qui, en France, me semble trop important. Nous avons à ce sujet demandé au directeur général de la santé de conduire une enquête épidémiologique portant sur la corrélation entre suicides et drogues ou produits psychotropes.

Vous nous avez dit - et je m'en réjouis - qu'un module allait être instauré dans la formation des jeunes encadrants destinés à exercer dans les clubs sportifs ou les associations culturelles au sujet de l'usage des produits.

Un certain nombre de parents m'ont rapporté que les premières initiations à la consommation de cannabis, par exemple, étaient dispensées lors d'un stage sportif par les encadrants eux-mêmes ! C'est inadmissible ! Je me félicite donc de la mise en place d'un tel module !

Il serait également intéressant de faire passer le message chez les encadrants actuels, qui n'ont peut-être pas les mêmes réserves. Notre discours n'est pas clair -et ce depuis de longues années. Il faudrait prendre des dispositions en ce sens...

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons pu constater une certaine inertie de la part de l'éducation nationale, malgré les préoccupations que suscitent ces comportements chez beaucoup de personnalités. On confie à des intervenants extérieurs - police, gendarmerie - le soin de faire de l'éducation à la santé, en particulier en matière de conduites à risque.

Votre inquiétude pourrait peut-être être transmise à votre puissant voisin, dans la mesure où il me semble que l'éducation nationale est là pour enseigner. Cela semble faire partie des sujets qu'elle ne paraît pas aimer traiter. Qui va le faire ? On évoque la médecine scolaire, dont on connaît le peu de moyens ! Il est donc temps de pousser un cri d'alarme, le cloisonnement aboutissant au fait que les jeunes sont peu en contact avec les intervenants chargés de la prévention.

Mme la ministre . - Les encadrants sont les canaux par lesquels on peut faire passer certains messages. Au moindre signalement ou à la moindre dérive - et nous y veillons - les moniteurs ne peuvent plus exercer leur activité. L'exemplarité est le mot d'ordre de notre ministère.

99,9 % de ces jeunes paient pour recevoir une formation pour s'occuper des autres. Nous soutenons certaines associations pour délivrer le BAFA et vous-mêmes, en tant qu'élus locaux, financez ces jeunes à qui je tiens à rendre hommage. Ce sont des gens extrêmement responsables qui accueillent quatre millions de personnes au cours de l'année. C'est une opportunité à ne pas manquer pour faire passer des messages pédagogiques.

Nous allons ainsi les charger de travailler sur la prévention des IST et sur les méthodes de contraception. Il est pour nous essentiel de traiter du bien-être des jeunes à travers les activités de loisirs et d'animations. Les moniteurs constituent les ambassadeurs d'un certain nombre de messages qu'il n'est pas aisé de faire passer par d'autres structures.

J'ai également confié à Israël Nisand, chef du service gynéco-obstétrique du CHU de Strasbourg, une mission sur la contraception et l'avortement des jeunes filles car je crois à l'intervention du monde associatif ou des personnes compétentes dans les établissements scolaires - médecins, jeunes, gendarmes, parents... Une association exemplaire, l'Union de la prévention pour le suicide des jeunes, animée par une mère qui a perdu son fils, est sans doute la meilleure ambassadrice qui soit pour aborder ces sujets.

En tant que ministre des associations, j'ai tendance à pousser dans cette voie mais je ferai bien évidemment passer le message à mon puissant voisin de l'éducation nationale !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - J'ai été très attentif à l'annonce que vous avez faite de l'aménagement du BAFA. C'est une excellente idée de vouloir faire de la prévention dans un contexte non-contraint, par le biais de jeunes. Cela ne résoudra pas tout mais c'est une approche qu'il sera bon d'ajouter aux autres.

Mme Michèle Delaunay, députée . - Utilise-t-on assez le milieu sportif, vecteur d'une image de santé et de performances ? C'est un messager positif...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Le milieu sportif amateur !

Mme Michèle Delaunay, députée . - Bien entendu : clubs sportifs, fédérations... Je ne pense pas au milieu professionnel, sur lequel j'émets quelques doutes !

Ces personnes sont généralement très engagées. Ne peuvent-elles véhiculer ce genre message et servir d'exemples ?

Mme la ministre . - Les associations sportives amateurs constituent le plus grand nombre d'associations liées à la jeunesse. C'est souvent un vecteur de lien social : certains jeunes en rupture avec l'école peuvent se retrouver à un match de foot ou de rugby ; cela constitue des liens très forts et prévient les comportements à risques.

Une des pistes de réflexion dans ce domaine réside dans la vie de quartier et la culture des clubs. L'un des plus grands risques pour la jeunesse est l'isolement, le cloisonnement. Faire du sport, faire une partie d'échecs permet aux jeunes de créer du lien social et d'avoir un certain nombre de référents. Il vaut mieux chahuter sur un terrain de rugby plutôt que de rester seul, isolé chez soi. Cela fait partie des éléments essentiels pour briser le cercle vicieux de l'état dépressif. Ce sont des propositions sur lesquelles nous travaillons.

Vous m'avez posé la question de savoir à quel âge doit commencer la prévention. Les fragilités affectives d'un individu se révèlent très tôt. Les enfants qui dirigent leur violence contre eux-mêmes ont connu des violences dans leur milieu très proche ou ont été témoins ou victimes de violences.

On ne parle pas suffisamment des personnels de la petite enfance. Ce sont des acteurs essentiels pour construire les individus en cas de carence affective du milieu familial. On sait à quel point le rôle de socialisation des tout-petits est important. Les personnels de la petite enfance éprouvent souvent un attachement très fort à l'égard des enfants et ont des liens de confiance avec les familles. C'est souvent à travers le petit que l'on va découvrir un problème avec un plus grand.

Toutes ces politiques mettront quelques années à se mettre en place ; elles doivent constituer des approches qui se construisent très tôt. C'est l'ensemble des personnels du monde éducatif au sens large qui doit être concerné par ces formations et ces sensibilisations. Cela ne concerne pas uniquement l'éducation nationale mais également la petite enfance, les moniteurs, les éducateurs et l'enseignement supérieur.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment l'interdit qui pèse sur les drogues illicites peut-il être transgressé ? S'agit-il d'une recherche de transgression de la part des jeunes ? Cette banalisation ou cette tolérance ne posent-elles pas problème ?

Par ailleurs, un débat est engagé à l'occasion de cette mission sur l'éventuelle dépénalisation ou non du cannabis. Comment le considérez-vous dans votre ministère ?

La première consommation de drogues illicite, notamment de cannabis, constitue très souvent un dossier classé pratiquement sans suite ou qui donne lieu à un vague rappel à la loi plus ou moins appliqué. L'institution d'une amende contraventionnelle immédiate vous paraît-elle susceptible d'alerter les jeunes et les familles sur ce problème ?

Mme la ministre . - Mon rôle est de protéger la jeunesse. J'aurais pu vous parler d'un autre produit psychoactif licite, la cigarette. Les premières expérimentations ne concernent pas le cannabis mais la cigarette. Elles se font avant 14 ans pour l'alcool et le tabac. Or, on sait le nombre de décès par cancer provoqué par une consommation continue de tabac...

Pour ma part, je ne souhaite pas rendre licites des produits qui peuvent être dangereux pour la jeunesse mais plutôt tenir un discours cohérent. On ne peut être entendu des jeunes si on a un discours laxiste sur un certain nombre de produits psychoactifs licites, et un discours très ferme sur des produits psychoactifs illicites.

Mon collègue de l'agriculture sera peut-être mécontent mais je pense qu'une interdiction totale de l'alcool au volant ne serait pas une mauvaise chose ! Je ne ferai pas de différence entre les moins de 25 ans et les plus de 25 ans. L'alcool en voiture est dangereux. On a durci les dispositifs sur la question de l'alcool au volant en passant de 0,8 à 0,5 gramme : si demain on adoptait une tolérance plus basse, cela ne me gênerait pas !

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Je comprends mais, en matière de santé publique, ramener la consommation de l'alcool ou du cannabis au problème de la prévention routière est très réducteur. On sait comment cela se passe : les jeunes sont à trois ou quatre dans la voiture mais seul le conducteur est à jeun, les autres étant intoxiqués par la consommation des produits psychoactifs. Je refuse de considérer que c'est un problème de prévention routière. Certes, on arrive à comptabiliser les morts sur la route de manière plus précise que les décès pour usage de drogues quelles qu'elles soient, mais on sait que le tabac, l'alcool, le cannabis ne provoquent pas de décès immédiat. Il en va de même pour l'héroïne ou la cocaïne, sauf en cas d'overdose !

Mme la ministre . - Il s'agissait d'un exemple.

Le nombre des décès attribués au tabac s'élève à 60 000 personnes chaque année ; pour, l'alcool on déplore 30 000 décès. Il suffit qu'une personne ait bu pour faucher quatre personnes. Je suis publiciste de formation et non pénaliste et je peux comprendre que l'on puisse estimer que la consommation de ces produits ne fait du mal qu'à soi-même, qu'il n'y a pas de conséquences sur les autres, sur l'environnement extérieur ou sur ses proches. Quand on est jeune, on a un sentiment de puissance. Les jeunes et les enfants n'ont pas la même perception de la mort que les adultes. Cependant, ma position est très ferme : je ne suis pas favorable à la dépénalisation du cannabis ! Tout ce qui peut conduire à traiter une forme de mal-être sans en traiter la cause me gêne.

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Responsable du monde associatif et notamment sportif, seriez-vous prête à demander un dépistage de cannabis au cours des visites médicales ?

Mme la ministre . - Non. On ne peut le faire s'il s'agit d'un mineur sans l'autorisation préalable des parents. L'idée est de créer des liens de confiance avec la jeunesse. Si vous les suspectez systématiquement d'être des consommateurs de stupéfiants, le lien de confiance sera plus difficile à établir.

Cette mission fait suite au débat sur les salles d'injection contrôlée : la jeunesse consomme peu de drogues sous forme injectable. On compte 230 000 consommateurs de produits opiacés en France. La jeunesse est peu touchée. L'expérimentation et la transgression chez les jeunes concernent surtout l'alcool, le tabac et le cannabis mais peu les opiacés, malgré l'augmentation de la consommation que l'on constate et la baisse du prix du gramme de cocaïne. Le pourcentage est de moins de 3 %.

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je suis d'accord avec vous mais s'agissant du cannabis, ouvrir un journal régional le lundi matin est très préoccupant ! Il faut renforcer la prévention et éventuellement la répression et trouver de nouveaux moyens d'arrêter cette hécatombe.

Certes, on retrouve du cannabis mélangé à l'alcool mais j'ai l'impression qu'il y a toujours de l'alcool et non systématiquement du cannabis...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez raison...

Mme la ministre . - Le chef du service pédiatrique de Nantes a fait une tribune il y a trois ans dans Libération pour alerter l'opinion à propos de la question du « binge drinking » ; il rappelait qu'au CHU de Nantes, des jeunes de 11 à 12 ans arrivaient en plein coma éthylique !

C'est une minorité mais cela dénote quelque chose. Je sais que les débats se concentrent sur le cannabis. Je voudrais rappeler que pour avoir un discours cohérent, les adultes doivent être exemplaires. La jeunesse - que je trouve assez exceptionnelle, loin des clichés - ne fait pas de compromis et ne comprendra pas l'incohérence d'une telle position.

Pendant longtemps, on passait de l'enfance à l'âge adulte en prenant ce qu'on appelle dans mon Berry natal une « biture »...

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Le Berrichon que je suis vous a parfaitement comprise !

Mme la ministre . - Ce sont ces schémas que l'on aimerait déconstruire. Le plus dangereux, ce sont les mélanges d'alcool et de cannabis, qui sont dévastateurs. C'est pourquoi il faut avoir un discours ferme sur l'ensemble des produits psychoactifs.

M. Patrice Calméjane, député . - Vous êtes venue plusieurs fois en Seine-Saint-Denis, dont une fois à Stains, un 31 décembre, dans un quartier particulièrement frappé par les conséquences de l'usage de différentes drogues.

L'adolescence est la période du défi vis-à-vis des adultes. Il existe différentes façons pour l'exprimer : premiers rapports, alcool, drogues, jeux dangereux. On vit dans notre pays un paradoxe avec le tabac et l'alcool. Je rappelle qu'en principe, la vente d'alcool et de tabac est interdite aux mineurs.

Faut-il en arriver à verbaliser la détention du cannabis ou autres ? Il existe très peu de rappels à la loi : ne conviendrait-il pas d'envisager une véritable verbalisation et de respecter l'interdiction de la vente ?

Aux États-Unis, on demande leurs papiers aux plus jeunes pour qu'ils puissent rester dans un café ! Il en va de même dans un certain nombre de pays du Nord de l'Europe.

Certes, il existe une forte pression des viticulteurs mais ce n'est pas le sujet. Je n'ai jamais vu non plus une caissière de supermarché demander ses papiers à un jeune qui achète un jeu interdit aux moins de 18 ans ! On a le même problème avec les jeux vidéo extrêmement violents. On s'étonne du taux de suicide mais la répétition d'images violentes peut également les expliquer. Il existe un certain nombre d'interdits sur le sujet dans notre pays !

S'agissant du sport, vous avez dit votre désaccord avec les contrôles. Aux États-Unis, certains corps de métiers pratiquent le dépistage - police, sapeurs-pompiers... Ne faut-il pas, pour responsabiliser les jeunes, l'envisager lorsqu'on se présente à certains examens ?

Mme la ministre . - Quand on devient fonctionnaire, on donne son extrait de casier judiciaire. Cela me paraît suffisant mais l'interdit a un effet dissuasif.

Dans l'étude de l'OFDT de 1999, plus de 40 % des jeunes disent ne pas expérimenter de produits psychoactifs parce que c'est interdit. Personnellement, je ne l'ai pas fait - mais j'avais sans doute d'autres règles de transgression. On ne peut reprocher aux jeunes d'être irresponsables si nous ne posons pas nous-mêmes nos propres limites. On doit être exemplaire à l'égard de soi-même comme avec les autres.

Se vanter d'avoir consommé des produits psychoactifs n'est pas la chose la plus intelligente que font certains. Ne demandez pas ensuite à des jeunes de ne pas le faire ! Nous sommes tous acteurs de la prévention de produits psychoactifs ou du mal-être des jeunes, de la petite enfance à l'enseignement supérieur en passant par l'école.

On montre souvent les quartiers de Seine Saint-Denis sous un certain visage qui ne reflète pas ce département. A Stains, le 31 décembre, j'ai rencontré des jeunes en situation d'échec scolaire, sans emploi, qui allaient faire de la prévention en matière de consommation de produits stupéfiants. Ces jeunes de 18-19 ans, qui sont aujourd'hui en mission de service civique non rémunérée, se rendaient dans les établissements scolaires faire de la prévention et s'occuper d'enfants exclus de l'école pour éviter qu'ils ne se retrouvent sans aucun accompagnement.

Je veux rendre hommage à ces jeunes à qui on n'a donné aucune chance mais qui, grâce à un cadre stable, à Stains, dans un quartier difficile, font de la prévention. C'est sur ce modèle que j'aimerais que les adultes prennent exemple !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez évoqué le Berry. Je vous rassure : la grande majorité de la population berrichonne continue à se doper à la tendresse et à l'herbe des prés !

Mme la ministre . - Je suis favorable à la proposition de Jean-Robert Pitte, qui a contribué à classer la gastronomie française au patrimoine mondial de l'UNESCO et qui a suggéré une initiation à l'oenologie plutôt qu'à des alcools très forts venus de certaines contrées où il fait froid ! C'est par la pédagogie que l'on apprend les choses !

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page