LA GESTION POST-ACCIDENTELLE DES CRISES NUCLÉAIRES
JEUDI 5 MAI 2011

Audition publique, ouverte à la presse

M. le président Claude Birraux. Soyez tous salués. C'est avec plaisir que j'ouvre ces deux journées de travail consacrées à une réflexion sur la préparation de la gestion post-accidentelle des crises nucléaires

L'événement est organisé de longue date puisque les premières demandes de l'ASN, pour réserver cette salle Victor Hugo, à l'Assemblée nationale, remontent à septembre 2010. Initialement, il s'agissait d'une manifestation purement technique, tournée principalement vers les différentes parties prenantes à l'effort de préparation de la gestion post-accidentelle. L'Office parlementaire a apporté son concours aux formalités de présentation du dossier devant les questeurs, mais tout a été géré comme une opération extérieure - y compris le paiement d'une location dont s'est acquitté M. le président de l'ASN. Mais les questions touchant à la sûreté nucléaire ont repris avec une intensité nouvelle à l'occasion des évènements de Fukushima et les présidents de nos deux assemblées, Bernard Accoyer et Gérard Larcher, ont souhaité que l'Office parlementaire pilote une mission parlementaire spécifique sur la sûreté nucléaire.

Dès lors que nous étions engagés dans une série d'auditions publiques, il nous a semblé important que la réunion initialement prévue réserve une place à la mission parlementaire en profitant de la présence d'un grand nombre de spécialistes. L'ASN nous a bien volontiers cédé cette matinée, qui fonctionnera comme une audition de mission parlementaire. Je remercie particulièrement le président André-Claude Lacoste, pour son esprit de coopération, et je lui donne la parole.

M. André-Claude Lacoste, président de l'Autorité de sûreté nucléaire. Je souhaite la bienvenue à l'ensemble des participants à cette manifestation. M. Claude Birraux a dit l'essentiel de l'articulation entre le projet initial de l'ASN et la réalisation effective de ce jour. L'ASN avait organisé un premier séminaire international sur le post-accidentel en décembre 2007. Nous avions dès ce moment-là annoncé la tenue d'un deuxième séminaire, que nous prévoyions effectivement d'organiser en ce début mai 2011. L'Office parlementaire s'étant vu confier conjointement par le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat une mission sur l'ensemble des sujets touchant à la sûreté nucléaire, qui comprennent à l'évidence le post-accidentel, il a paru extrêmement opportun de concéder à l'Office parlementaire une matinée pour qu'il organise une audition.

M. le président Claude Birraux. Je rappelle que les travaux de notre mission s'organisent sous forme d'auditions ouvertes à la presse, dont la première série, qui concerne la sécurité nucléaire, se terminera fin juin par la publication d'un rapport d'étape. Le second volet de nos travaux commencera en octobre et portera sur la place de la filière dans le système énergétique français.

L'Office parlementaire fonctionne, pour cette mission, en configuration élargie puisque huit députés et huit sénateurs, qui ont été désignés par les commissions permanentes compétentes de nos deux assemblées, sont associés à nos travaux.

Aujourd'hui, notre propos est de faire le point sur la préparation de la gestion des crises dans leur phase post-accidentelle, c'est-à-dire en supposant qu'un accident est survenu. Cette audition s'inscrit dans un cadre pratique, inédit pour nous puisque notre public sera composé de l'ensemble des participants au CODIRPA (Comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle), dont je salue la présence. Nous manifestons de la sorte notre réactivité et notre adaptabilité, que nous avons déjà démontrées avec l'audition publique qui s'est tenue le 16 mars dernier pour faire le point sur Fukushima.

Je rappelle néanmoins qu'il s'agit ce matin d'une audition parlementaire, et non pas d'un colloque. Par conséquent, les députés et les sénateurs membres de la Mission auront une priorité d'utilisation du temps de parole. Les membres du Comité d'experts officiellement désignés le 14 avril dernier pourront également se manifester auprès de moi pour poser des questions. Les autres participants pourront, de la même façon, poser des questions, mais dans un second temps, par écrit et par mon intermédiaire.

Les interventions ont été regroupées en deux sessions, qui seront animées chacune par un rapporteur de la Mission parlementaire : l'une concerne l'état de la préparation de la gestion post-accidentelle en France et sera animée par Christian Bataille, député, membre de l'OPECST et rapporteur ; l'autre porte sur l'implication des parties prenantes, françaises ou étrangères, et sera animée par Bruno Sido, sénateur, premier vice-président de l'OPECST et rapporteur. Chaque session sera suivie d'une phase ouverte aux questions, pour laquelle je reprendrai la présidence.

André-Claude Lacoste reprendra la parole dans quelques instants afin d'une part de faire le point sur la situation à Fukushima, car notre mission parlementaire a convenu, le 14 avril dernier, qu'une actualisation de l'information sur cette situation serait indispensable à l'ouverture de chacune de nos réunions ; d'autre part de nous expliquer quels sont les enjeux de la préparation de la gestion post-accidentelle, dont on sent bien qu'elle répond à une préoccupation de haut niveau d'exigence en matière de sûreté. Il s'agit d'anticiper une situation d'accident qu'on s'emploie, par ailleurs, de toutes ses forces, à éviter. Mais ce travail d'anticipation renvoie en même temps à des schémas d'organisation assez globaux. Un des apports de cette matinée sera probablement de rattacher les illustrations et les exemples concrets à des anticipations a priori un peu abstraites pour les non initiés.

Première session

L'ÉTAT DE PRÉPARATION DE LA GESTION
POST-ACCIDENTELLE EN FRANCE

Présidence de M. Christian Bataille, Député, membre de l'OPECST, rapporteur de la mission parlementaire

M. Christian Bataille. Cette audition est la première étape d'un travail dense, que notre mission parlementaire va fournir au cours des mois de mai et juin, dans la perspective du rapport d'étape. Dès juillet, nous nous remettrons au travail en prévision du rapport complet que nous espérons pouvoir boucler d'ici à la fin de l'année. Mon rôle de rapporteur, comme celui de Bruno Sido, n'est pas tellement de tenir des propos démonstratifs, mais d'écouter les uns et les autres et de remettre nos conclusions à la fin de notre travail.

Cette première session vise à faire le point sur l'état de préparation de la France à la gestion d'une situation post-accidentelle puisque ce problème s'est reposé, du fait de l'actualité, avec une acuité particulière. Certes, la meilleure des préparations consiste à éviter en amont la survenue d'une situation accidentelle. Mais il est de la responsabilité même des pilotes de l'exploitation nucléaire, c'est-à-dire des exploitants eux-mêmes et des instances de contrôle, d'imaginer le pire, donc de se projeter dans un futur hypothétique, où un accident serait survenu, pour prévoir dans ce cas les meilleures réactions possibles. L'exercice de planification de la gestion post-accidentelle est la marque d'un très haut niveau d'exigence dans l'élaboration des procédures de protection des populations.

Nous allons entendre et interroger successivement les instances de contrôle, puis les exploitants d'installations nucléaires. Aux instances de contrôle, la question principale qui est adressée est la suivante : comment vous y prenez-vous pour préparer ces scénarios du pire ? Quelle est la part purement hypothétique et celle du retour d'expérience ? Comment les situations survenues dans d'autres domaines d'activités dangereuses - notamment l'industrie chimique - peuvent-elles nourrir les réflexions sur les situations envisagées dans le domaine nucléaire ?

Je vais donc redonner la parole à M. André-Claude Lacoste à qui je demanderai de nous dire où en est ce travail de préparation de la gestion post-accidentelle en France. L'organisation même de cette réunion montre que nous progressons. Mais reste-t-il encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à cette première finalisation ?

La démarche de planification préparatoire et les problématiques associées

M. André-Claude Lacoste. Je commencerai par faire le point sur la situation à Fukushima, qui appelle trois observations préliminaires.

La première, fondamentale à mes yeux, est que le Japon a vécu et vit encore une crise globale, dont Fukushima n'est qu'un élément. Il faut garder en tête le fait que le tsunami et le tremblement de terre ont durement frappé le pays, qu'il y a au moins 25 000 morts et disparus et que des zones entières sont ravagées ; la situation humanitaire est donc difficile. À tout cela, qui est directement lié au tsunami et au tremblement de terre, est venue s'ajouter une crise nucléaire. Mais n'oublions pas ce qui n'est pas directement lié à la crise nucléaire.

Ma deuxième observation est que nous ne disposons, sur la crise nucléaire du Japon, que d'informations partielles. Ce n'est pas là une mise en cause de la conception japonaise de la transparence, mais le constat qu'au moins pendant la première partie de la crise, les responsables avaient d'autres soucis que de fournir des informations à l'étranger, et que beaucoup d'instruments de mesure et de contrôle ont disparu et ne sont plus disponibles sur le site, lequel se trouve par ailleurs difficile d'accès.

Ma troisième observation porte sur l'estimation du temps qu'il faudra pour avoir un retour d'expérience complet de la crise. Nous en avons malheureusement déjà une idée : environ dix ans. Ce fut le cas pour Three Mile Island en 1979 et pour Tchernobyl en 1986. Je rappelle que, pour Three Mile Island, on a dû attendre six ans avant de pouvoir évaluer un peu précisément le pourcentage du coeur qui avait fondu. N'en déduisons surtout pas qu'il n'y a rien à faire dans l'immédiat. Tout au contraire, nous aurons à lancer les premiers retours d'expérience dès que possible. Mais sachons que cela va prendre dix ans.

Je vous rappelle brièvement ce qui s'est passé : un tremblement de terre et un tsunami ont affecté la côte Pacifique du Japon. La quinzaine de réacteurs en fonctionnement se sont tous arrêtés automatiquement, à la suite du tremblement de terre - y compris ceux de Fukushima. Très vite, l'attention s'est concentrée sur le site de Fukushima, tout au moins sur Fukushima 1, où se trouvaient six réacteurs : quatre en fonctionnement, deux à l'arrêt. Sur ces réacteurs, on a observé une perte de la source froide - les prises d'eau en mer avaient été détruites - et une perte d'alimentation électrique - les lignes électriques d'alimentation avaient elles aussi été détruites ; par ailleurs, les diesels n'avaient pas démarré, probablement parce qu'ils avaient été submergés par le tsunami.

Des difficultés sont rapidement apparues sur le combustible, à la fois dans les coeurs des réacteurs et dans les piscines. Alternativement, l'attention s'est portée sur tel coeur de réacteur ou sur telle piscine. Mais globalement, c'est l'ensemble de ces coeurs et de ces piscines qui a posé problème : il y a eu échauffement, endommagement de la gaine du combustible, endommagement du combustible, peut-être ou sans doute endommagement des cuves, peut-être ou sans doute endommagement de l'enceinte des réacteurs. Cela s'est traduit par deux phénomènes : d'abord, montée de la pression dans l'enceinte du réacteur, ouverture de certains évents et diffusion de bouffées de radioactivité ; ensuite, explosions d'hydrogène, qui ont fait voler en éclat les superstructures de certains des réacteurs.

La priorité absolue, dans un cas de ce genre, est d'essayer de refroidir l'ensemble des systèmes. Les responsables japonais : Tepco l'exploitant, les autorités et le gouvernement ont décidé, au bout d'un certain temps, d'utiliser de l'eau de mer à cette fin. On l'a fait avec des moyens de fortune, depuis des grues ou des hélicoptères. Cela ne pouvait pas durer longtemps, ne serait-ce que parce que l'eau de mer est corrosive et risquait de colmater les canalisations qui fonctionnaient encore. Les responsables japonais ont bien réussi à mettre en place un système de refroidissement avec de l'eau douce, qui est captée dans un lac aux environs, mais cette eau douce est utilisée en circuit ouvert : elle est injectée, mais une grande partie ruisselle et devient un effluent de l'installation, parfois lourdement chargé en radioactivité.

Les Japonais effectuent donc un refroidissement en eau douce, avec des moyens de fortune, dans des conditions d'intervention très difficiles, globalement à cause des émissions radioactives, en particulier parce qu'une partie de l'eau qui s'échappe, très fortement contaminée, se retrouve dans les salles des machines. Une des priorités de l'exploitant est d'évacuer cette eau, évaluée aux alentours de 90 000 mètres cubes, d'essayer de la transférer, soit dans des barges, soit dans des bateaux citernes, soit dans des réservoirs amenés à cette fin.

L'objectif est d'arriver à un refroidissement en cycle fermé, dans lequel l'eau circule sans fuir, et de rétablir une source froide. Tepco indique qu'il lui faudra des mois pour y parvenir. La situation est infiniment plus sûre qu'elle ne l'était au plus chaud de la crise, mais elle n'est pas encore redevenue stable et normale.

Les conséquences radiologiques sont très intenses sur le site et très importantes autour des installations. Les autorités japonaises avaient décidé d'évacuer les populations vivant dans un rayon de 20 km, soit environ 80 000 personnes, et de confiner les populations vivant dans une zone comprise entre 20 et 30 km de distance - un confinement de longue durée, qui n'est pas conforme à la vision que nous avons en France. Mais il est vite apparu que les conditions de vie de ces habitants n'étaient pas tenables, ne serait-ce que parce qu'ils ne trouvaient pas de quoi satisfaire aux besoins de la vie courante.

Au-delà, le panache a dépassé le rayon des 30 km. On observe des « taches de léopard », des zones où la radioactivité est nettement plus forte qu'ailleurs. Cela dépend du relief et du sens du vent au moment de la sortie des bouffées radioactives. Une telle situation est évidemment complexe à gérer. En France, nous ne disposons actuellement que de données partielles sur le phénomène. Une des données principales que nous utilisons est la carte qui a été établie d'après une reconnaissance faite sur cette zone par un hélicoptère affrété par le département de l'énergie américain. Il est donc difficile de faire des pronostics et de connaître la quantité d'iode ou de césium 137 dans cette zone. Mais nous sommes conscients que la gestion de la zone contaminée prendra des années ou des décennies.

En résumé, le retour d'expérience complet durera dix ans ; le retour à un refroidissement normal des installations sur le site est espéré dans plusieurs mois ; enfin la gestion des zones contaminées s'étalera sur des années ou des décennies. C'est une vision que nous partageons avec l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Pendant la période de crise la plus aiguë, l'IRSN et l'ASN se sont attachés à analyser la situation et à informer le public. D'emblée, nous avons été amenés à dire qu'en France, un accident de ce genre aurait été classé au niveau 6 de l'échelle INES - entre celui de Three Mile Island et celui de Tchernobyl. Si nous avons pris cette précaution, c'est parce que l'échelle INES est une échelle de communication, largement liée aux conditions sociales du pays, et qu'elle doit donc être gérée par ses autorités. De fait, la gestion du classement a été assurée différemment par nos collègues japonais.

Enfin, même si le retour d'expérience doit durer dix ans, il faut le démarrer dès que possible, à partir de ce dont on est sûr. Dans cet esprit, deux initiatives ont été prises aux plans français et européen. En premier lieu, le Premier ministre nous a demandé, fin mars, de mener une batterie d'audits sur les installations nucléaires françaises ; nous avons réfléchi au contenu de ces audits et nous tiendrons prochainement une conférence de presse sur ce sujet. Parallèlement, au niveau européen, il a été décidé de lancer des stress tests , c'est-à-dire des tests de résistance, qui feront l'objet d'une mise au point. Nous ferons en sorte que ces deux lignes de demandes soient aussi proches que possible.

Vous l'avez constaté, je me suis attaché à ne pas tomber dans l'évènementiel. Néanmoins, toute bonne nouvelle mérite d'être accueillie : nous avons appris ce matin que Tepco avait réussi à entrer dans le réacteur numéro 1.

J'en viens à votre deuxième question : où en est-on concernant le post-accidentel en France ?

Nous menons dans notre pays toute une gamme d'exercices réunissant de nombreux intervenants, en particulier douze exercices nationaux par an. Jusqu'à présent, on se bornait à gérer la phase la plus aiguë, soit la phase accidentelle, et on s'arrêtait quand l'installation était supposée revenue à un état sûr. Or, c'était frustrant et ne correspondait pas à la réalité des choses : il fallait commencer à réfléchir à la gestion post-accidentelle, en complément de la gestion de la phase d'urgence. De fait, personne ne peut garantir qu'il n'y aura jamais d'accident nucléaire en France. A nous tous, exploitants, autorités de contrôle et Gouvernement, de faire en sorte de réduire cette probabilité. Mais à nous tous de faire ce qu'il faut pour réduire et gérer les conséquences d'un tel accident. C'est ce qui a conduit le Premier ministre, en avril 2005, à charger l'ASN de réfléchir à un dispositif répondant aux situations post-accidentelles : d'où la mise en place du CODIRPA, la tenue du premier colloque de 2007 et l'organisation d'un deuxième colloque.

La caractéristique du programme CODIRPA est qu'elle associe des partenaires étrangers, des partenaires nationaux, des associations, des acteurs territoriaux : plus de 200 participants, dont au moins 25 % sont issus des cadres administratifs.

Nous examinons les conséquences d'un certain nombre d'accidents nucléaires. Les travaux du CODIRPA portent sur des sujets multiples, complexes et interdépendants, dont voici quelques uns : la levée de la mise à l'abri ; les denrées alimentaires ; l'eau ; les déchets ; la mesure de la radioactivité ; le suivi sanitaire ; l'indemnisation ; l'information, etc.

Il nous a semblé fondamental d'associer nos collègues étrangers et de faire preuve de transparence : tous les comptes rendus et les rapports des groupes de travail figurent sur notre site.

Nous avons également décidé d'associer toutes les parties prenantes, malgré la difficulté de l'exercice. C'est ainsi que nous avons engagé ce que nous appelons la « coconstruction » d'un guide national sur la sortie de la phase d'urgence, lequel est en cours d'expérimentation sur trois sites : Tricastin, Fessenheim, Civaux et quatre communes : Montbéliard, Fessenheim, Civaux et Orsan. Ce guide, qui devrait être publié en 2011, donnera également des lignes directrices pour les phases suivantes : après la phase d'urgence, la phase de transition, la phase de long terme, donc une vision globale de l'ensemble du processus à suivre après un accident.

L'année 2011 servira également à définir les suites à donner à ce séminaire. C'était du moins notre programme, avant l'accident de Fukushima. Nous serons amenés à l'adapter en fonction de ce que ce dernier nous aura appris.

M. Christian Bataille. Merci. Je vais donner maintenant la parole à M. Guillaume Dederen, de la Direction de la sécurité civile (DSC).

Monsieur Dederen, le risque d'accident nucléaire fait-il l'objet d'un traitement spécifique dans le cadre des procédures de sécurité civile mises en place par le ministère de l'intérieur ? Les travaux du CODIRPA sont-ils d'ores et déjà pris en compte par les services en charge de la sécurité des populations ?

M. Guillaume Dederen, chef du bureau des risques à la Direction de la sécurité civile. Je suis sous-préfet, chef du bureau des risques majeurs (BRM) à la Direction de la sécurité civile, au sein du ministère de l'intérieur. A l'intérieur de cette direction de la sécurité civile, existe une sous-direction de la gestion des risques et à l'intérieur de cette sous-direction, plusieurs bureaux, dont le mien, anciennement appelé « bureau des risques naturels et technologiques ». Je tiens par ailleurs à excuser M. le préfet Alain Perret, directeur de la sécurité civile, qui m'a demandé de le représenter.

Le BRM accueille une mission d'appui aux risques nucléaires, qui comprend trois personnes : M. Marc Leurette, ingénieur EDF, ancien patron de grandes centrales nucléaires ; Mme Catherine Guénon, mon adjointe ; enfin, le lieutenant-colonel Bertrand Domeneghetti, officier de sapeurs pompiers professionnels. M. Leurette et Mme Guénon participent l'un et l'autre aux travaux du CODIRPA et Mme Guénon interviendra demain matin sur l'intégration des recommandations du guide de sortie de la phase d'urgence dans le dispositif de gestion des crises au niveau local.

En premier lieu, je souhaite vous entretenir de ce qu'a fait la Direction de la sécurité civile à l'occasion de la crise du Japon.

La mission d'appui aux risques nucléaires (MARN), au nom du préfet Perret, a rédigé deux fois par jour, le matin et l'après-midi, des points de situation que l'on a voulu les plus concrets et les plus exploitables, notamment à la demande expresse du ministre de l'intérieur puis du Président de la République.

La crise a fait l'objet d'un suivi permanent, non seulement par les deux experts de la mission d'appui, mais également par Mme Catherine Guénon - je l'ai moi-même suivie le vendredi de sa survenue dans le cadre plus large du séisme et du tsunami.

La Direction de la sécurité civile a enfin envoyé des personnels sur place, en particulier des formations militaires de la sécurité civile. Bien entendu, elle a instauré une procédure de contrôle et de décontamination au retour de ces personnels.

En deuxième lieu, j'évoquerai l'implication de la MARN dans le nucléaire, en France, non seulement en cas de crise, mais aussi en phase post-accidentelle.

D'abord, la mission d'appui - donc le bureau des risques majeurs - a participé aux réunions de préparation de la circulaire interministérielle qui définit, avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l'ASN, le ministère de la défense, l'IRSN, les exercices d'urgence nucléaire et radiologique. La DSC insiste particulièrement sur l'impérieuse nécessité de faire des exercices, évidemment à partir de modélisations. Il faut bien reconnaître, malheureusement, que l'accident nucléaire de Fukushima va nous aider à avancer sur le sujet.

Comme l'a mentionné le président Lacoste, douze exercices d'urgence nucléaire sont prévus chaque année. La mission d'appui contribue à la planification, à la préparation, à l'observation et au retour d'expérience de tels exercices. Elle apporte de l'aide aux préfectures en matière de connaissances théoriques et pratiques, ainsi qu'en matière d'observation des exercices et de restitution, particulièrement à chaud. Je précise qu'en cas de crise, dans les faits, en France, les directeurs des opérations de secours du dispositif ORSEC sont les préfets de département. Voilà pourquoi nous mettons particulièrement l'accent sur la formation des préfets, du corps préfectoral et, plus largement, des services interministériels de protection civile des préfectures et des services déconcentrés de l'Etat.

Nous mettons en avant la nécessité d'élaborer des scénarios réalistes ; de travailler la communication entre le Centre opérationnel de défense (COD), c'est-à-dire la cellule de crise présidée par le préfet ou, au nom du préfet par le directeur de cabinet, et le Poste de commandement opérationnel (PCO) qui est généralement dirigé par un sous-préfet d'arrondissement ; enfin, de mieux exploiter les « balises fixes », dont Mme Guénon pourra vous reparler demain.

Nous insistons également sur la distribution préventive d'iode autour des centrales nucléaires de production d'électricité (CNPE). Une circulaire est en préparation. La DSC a participé activement à la campagne préventive de distribution d'iode stable autour des CNPE, avec l'ASN, la Direction générale de la santé et EDF. Nous avons d'ailleurs tout lieu d'être satisfaits : le nombre de boîtes distribuées, soit un peu plus de 500 000, est supérieur à celui de la précédente campagne, soit 409 000 ; enfin, le taux de couverture est d'environ 93 %, ce qui signifie que le nombre de comprimés retiré par foyer est à peu près stable.

La position de la DSC à propos de la refonte de la circulaire iode est très claire. Elle considère que la distribution d'iode intervenant dans le cadre de la crise, donc de l'urgence, sous la direction du préfet, doit être intégrée au dispositif ORSEC, gérée selon des critères et par les services ressortissant à la sécurité civile et à la sécurité publique, et passer à l'échelon local - dont le maire est un acteur incontournable - par le plan communal de sauvegarde.

Je terminerai par la phase post-accidentelle d'une crise nucléaire, donc par le CODIRPA, auquel participent Mme Guénon et M. Leurette. Pour le Comité, la sécurité passe par la vision la plus pragmatique possible de la gestion de la crise, mais aussi de la post-crise.

Nous considérons, pour parler comme Edgar Morin, que nous avons affaire à une boucle récursive et qu'il n'est pas possible de gérer la crise sans penser à la post-crise. Il faut s'efforcer de préparer une situation gérable après la crise. Cette préparation au post-accidentel doit donc s'intégrer à la phase d'urgence, qui est le coeur du dispositif ORSEC.

Le post-accidentel, pour la DSC, ne se planifie pas : il se prépare. Très concrètement, la planification est la mise en place de moyens permanents ou mobilisables à discrétion ; c'est ainsi que l'on pense souvent à préempter les terrains autour des installations nucléaires de base pour stocker du matériel, à réserver et à entretenir des espaces ou des salles. Le problème est que toutes ces solutions reviennent cher et ne présentent aucune garantie de pérennité. En revanche, on pourrait décider que les lieux d'accueil mis en place dans un cadre de mise à l'abri en cas d'accident nucléaire pourraient servir en cas de crise naturelle ou technologique. Ce serait plus intéressant.

De la même façon, il vaut mieux avoir sous la main un paquet de fiches d'information pédagogique à destination de la population ou des médecins, plutôt que d'organiser des distributions préventives de fiches d'information ou des formations individuelles. En effet, le turn over de la population comme des médecins peut être important et en cas d'accident, certaines distributions et certaines formations auront été faites en vain. Par ailleurs, les pertes de documents ou les oublis auront tôt fait de réduire à néant les efforts de planification.

En conclusion, la DSC considère que la planification du post-accidentel, telle qu'on l'entend actuellement, risque d'être hors de prix et vouée à l'échec si elle n'est pas rationnelle et si on ne réfléchit pas à des solutions très concrètes, en se mettant à la place des gens et en se demandant ce qu'il faut faire, au moment de l'accident.

La préparation consiste à donner les moyens de savoir comment agir sur des sujets essentiels. Par exemple, la DSC milite pour un seuil de libération des déchets qui, sur le terrain, peut considérablement aider à la gestion post-accidentelle de ce que l'on appelle les produits « gris ». Ainsi, au moment de la crise japonaise, il a bien fallu que la DSC, qui avait envoyé des hommes et du matériel, établisse une distinction entre les déchets propres et les déchets sales, pour savoir quel matériel pouvait être rapatrié et celui qu'il fallait laisser sur place. C'est un exemple parmi d'autres. Nous sommes conscients que sur la question du seuil de libération des déchets, cette opinion n'est pas forcément partagée. En tout cas c'est la nôtre, et elle a le mérite de la clarté.

M. Christian Bataille. Merci.

M. Jacques Repussard est le directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, dont l'expertise est essentielle pour établir une gradation dans les réponses organisationnelles aux situations de crise, en fonction du degré de danger que courent les populations. Mais cela dépend de la préservation de la capacité de mesure des conditions d'environnement en situation de crise. Sur quels dispositifs peut-on compter dans ce cas ?

M. Jacques Repussard, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Je vous donnerai d'abord, sur l'état de préparation de notre pays, l'appréciation que porte l'IRSN, expert public et l'un des acteurs de la gestion des incidents que nous avons pu connaître en France. Ces incidents, heureusement sans grande gravité, mobilisent les mêmes acteurs que ceux qui auraient à intervenir si un accident de plus grande ampleur se produisait.

Comme on l'a vu au Japon, l'ambiance autour d'un accident nucléaire de grande ampleur dans notre pays serait une très grande complexité. Alors que les informations arrivent au compte-gouttes, il faut prendre des décisions majeures en situation incertaine. Contrairement à beaucoup d'autres crises, par exemple quand un barrage se rompt, un accident nucléaire dure longtemps. Par ailleurs, les décisions que l'on prend rétroagissent sur la gravité de l'accident : si elles interviennent trop tard ou ne sont pas les bonnes, les conséquences seront pires. Une telle situation n'a pas vraiment d'équivalent. Elle est inconnue de la plupart des décideurs - décideurs politiques, administratifs, industriels, acteurs économiques, élus, associations, etc. - qui n'y sont pas si bien préparés que cela. Enfin, le climat de grande anxiété sociétale qui accompagnerait cette crise ferait peser un risque sur la rationalité de ce qui se déciderait comme de ce qui se dirait dans les médias.

Face à cette situation si complexe, trois éléments sont essentiels : premièrement, une culture de la gestion des risques partagée non seulement au niveau local, par les préfectures, les pompiers, mais aussi au plan national, en raison du très grand nombre d'acteurs impliqués. Deuxièmement, une organisation fiable et réaliste car la gestion de la crise doit être en partie planifiée, y compris dans sa phase post-accidentelle, pour que l'on dispose d'éléments de repère. Sans cette organisation, qui permet de maîtriser les accidents, un pays nucléaire court à la catastrophe. Troisièmement, des connaissances et des outils scientifiques et techniques sophistiqués, en raison de la complexité d'un accident nucléaire. L'IRSN progresse dans ses connaissances grâce à la détermination dont ont fait preuve en la matière depuis très longtemps la Direction générale de sécurité nucléaire et de radioprotection (DGSNR), puis l'ASN. C'est essentiel dans un pays qui prétend être un grand pays nucléaire, même si un accident reste très improbable. Il convient de saluer les efforts qui ont été faits depuis plus de dix ans et continuer dans cette voie.

J'en viens au rôle de l'IRSN, qui est de développer les connaissances et les méthodes d'évaluation des accidents nucléaires et de leurs conséquences environnementales et sanitaires. Il faut réunir et écrire la doctrine et planifier, sur la base d'une réalité scientifique et technique. Mais pour ce faire, il faut avoir les moyens de comprendre quelle est la quantité de produits radioactifs rejetés et quelle est leur nature.

Après l'accident de Three Mile Island, personne n'avait d'idée de ce qui sortirait de la centrale, dans quelle quantité, ni quand. Aujourd'hui, l'IRSN, dont même les Américains reconnaissent la position de leader, a regroupé les spécialistes mondiaux des accidents graves dans les réacteurs nucléaires au sein d'un réseau d'excellence international, SARnet. Nous avons été les premiers et les seuls à publier sur notre site internet, le 21 mars, alors que les rejets les plus importants avaient eu lieu entre le 13 et le 18/19 mars, une opinion scientifique sur le terme-source des rejets des trois réacteurs accidentés de Fukushima, dans lesquels il y avait des coeurs : nous l'estimions à environ 10 % du terme-source de Tchernobyl. C'était courageux, parce qu'il s'agissait surtout d'avis d'experts. Je suis heureux de constater que le gouvernement japonais est arrivé à un ordre de grandeur équivalent, en faisant un rétro calcul à partir des dépôts constatés sur le terrain par les Américains. Nous ne disposions pas, à l'époque, de données de terrain ; ces résultats cohérents sont pour moi une validation de notre maîtrise scientifique au meilleur niveau.

Il faut également pouvoir prédire ce que deviendront les rejets radioactifs hors du confinement. C'est essentiel pour prendre les bonnes décisions de protection des populations et de l'environnement. Nous y travaillons donc. Là encore, l'IRSN est le leader scientifique international.

Je salue par ailleurs la qualité de notre coopération stratégique avec Météo-France, acteur indispensable pour la compréhension des transferts atmosphériques. Ainsi, au moment de l'accident de Fukushima, avons-nous pu modéliser le transport des polluants à moyenne distance dans la zone Japon, ainsi que dans l'hémisphère nord. Ce dernier exercice n'avait d'ailleurs pas de vocation sanitaire, mais il a prouvé qu'il n'était pas question de passer sous silence le nuage de Fukushima - il fallait racheter la mauvaise gestion administrative d'il y a vingt-cinq ans...

Nous continuons à progresser sur la connaissance de la dispersion des rejets radioactifs, et à travailler, notamment, sur le très court terme, la courte distance et les zones urbaines, où les modèles ne sont pas très performants. Nous avons encore beaucoup à faire, mais les outils existent.

Il faut enfin évaluer les doses. Le but est, à terme, de connaître la nature des doses pouvant affecter la population. C'est un sujet extrêmement sensible, d'autant qu'il n'est pas enseigné dans les écoles et que tout le monde s'y perd, entre les becquerels, les millisieverts (mSv) ou les sieverts. Cette évaluation des doses est aussi un savoir-faire de l'IRSN, à la fois en termes de calculs prédictifs - qui permettront de prendre des décisions de mise à l'abri des populations, de prise d'iode, d'évacuation, etc. - et de gestion au long cours - par exemple, si l'alimentation s'avérait contaminée sur la durée. Les outils existent. Ils sont de très bonne qualité, parmi les meilleurs au monde, et nous nous en servons.

Il demeure qu'à la suite des accidents précédents certaines idées fausses circulent, qu'il conviendrait de démentir. Par exemple, les rapports internationaux sur Tchernobyl indiquent que les doses moyennes reçues par les enfants qui ont été exposés juste après l'accident étaient de l'ordre de quelques centaines de mSv au niveau de la thyroïde. On sait qu'il y a 7 000 à 8 000 cancers de la thyroïde parmi ces enfants. Mais ce qu'on ne dit pas et qu'on ne voit dans pratiquement aucun rapport, c'est que les enfants qui ont des cancers de la thyroïde n'ont pas reçu des doses de quelques centaines de mSv, mais de quelques milliers ! Pendant ce temps, certains discutent sans fin pour savoir si telle dose dépasse ou non 1 mSv !

Même parmi les décideurs, les ordres de grandeur ne sont pas compris. C'est une des raisons pour lesquelles l'IRSN est - tout à fait officiellement - favorable à des seuils de libération. Leur absence rend non seulement les choses compliquées, mais induit une compréhension fausse de la relation entre la radioactivité et la vie humaine. C'est tout à fait néfaste. Nous espérons être entendus, ou tout au moins que notre point de vue figurera dans le rapport de l'Office.

J'en viens aux pistes d'amélioration que nous pourrions envisager, sachant que l'IRSN, dans son quotidien, participe aux exercices, qu'il est un pilier du CODIRPA, qu'il contribue aux travaux de préparation, d'écriture de la doctrine et aux discussions avec les parties prenantes et qu'il apporte un appui technique aux pouvoirs publics, lorsque des incidents se produisent. Cet appui fait aussi partie de l'entraînement des équipes et des experts : même si ces incidents sont sans gravité, comme ceux que l'on a connus à Saint-Maur-des-Fossés, ils mobilisent, en échelle réduite, toutes les composantes d'une gestion accidentelle et post-accidentelle. Il est donc très intéressant d'observer ce qui se passe et d'optimiser la façon dont on gère ce type de situations, dans un pays possédant une industrie nucléaire d'ampleur considérable.

Première piste : il faut accepter de se préparer à des situations complètement inimaginables. Car la menace existe.

Nos opérateurs nucléaires sont parmi les plus compétents au monde. A partir des programmes d'analyse de tous les incidents qui se produisent chez EDF, nous avons pu constater que le comportement des équipes travaillant dans les salles de contrôle était très satisfaisant, qu'il s'agisse de leur rapidité à corriger un dysfonctionnement ou de leur aptitude à prendre la bonne décision. Il est donc peu vraisemblable que nous soyons confrontés à un accident standard, et très vraisemblable que le soyons à un accident absolument extraordinaire, lié par exemple à des effets domino avec d'autres installations industrielles proches, à des aléas, à des actes de malveillance, à des catastrophes climatiques, etc.

Nous devons donc nous préparer à de telles éventualités et monter des scénarios réalistes dans un contexte que nous avons du mal à imaginer. Les Japonais n'avaient pas non plus imaginé qu'un tsunami de 15 mètres pouvait se produire ! Je souhaite donc qu'on encourage l'IRSN à proposer des scénarios intéressants.

Deuxième piste : il conviendrait de faire évoluer le positionnement institutionnel de l'IRSN - qui découle des circulaires du Premier ministre - et le mettre en adéquation avec la réalité. En pratique, les experts de l'IRSN sont appelés pour conseiller l'ASN ou le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et les installations intéressant la défense (DSND), mais aussi le préfet et les ministères. Tous ces acteurs administratifs ont leur rôle à jouer dans ces situations complexes, et l'expertise, le savoir-faire scientifique et technique de l'IRSN leur sont indispensables. Il conviendrait de mieux le reconnaître, sans nuire bien entendu à la capacité d'action des autorités de sûreté nucléaire compétentes.

Troisième piste : notre capacité d'action sur le terrain mériterait d'être améliorée, même si des progrès ont déjà été réalisés, notamment grâce aux crédits exceptionnels que le Parlement a bien voulu voter à cette fin. Un exemple : en cas d'accident, nous avons la responsabilité de coordonner, auprès du préfet, les mesures environnementales. Nous avons conçu des moyens aérotransportables, mais nous ne parvenons pas à obtenir de la Direction de l'aviation civile le certificat d'aérotransportabilité. Si nous avions besoin demain de ces matériels, nous ne pourrions pas les emporter sur le terrain, ce serait dommage...

Quatrième piste : il est clair que la gestion sociétale d'une crise nucléaire impliquerait, non seulement l'administration et les industriels du nucléaire mais aussi tout le monde. Cela nécessite non pas de développer la communication, mais d'organiser des interfaces avec l'ensemble des parties prenantes : secteur associatif, entreprises, syndicats, élus locaux, etc. Cela prend du temps et coûte cher. On l'a vu au moment de la crise japonaise, lorsque nous avons dû mobiliser des ressources extrêmement importantes avec les équipages d'Air France ou avec les journalistes qui craignaient la contamination. Ne pas le faire ou le faire de façon brouillonne contribue à la dégradation de la situation et compromet la bonne gestion de la suite des événements. Il y a là des progrès à faire - notamment au niveau organisationnel - qui doivent être discutés avec les autres parties prenantes essentielles que sont les autorités publiques. Il faut donc développer et entretenir cette notion de culture partagée, qui est au coeur de ce que fait le CODIRPA : les outils scientifiques et techniques doivent pouvoir servir à tous ceux qui en ont besoin.

Enfin, il faut pouvoir intervenir sur le terrain dans de bonnes conditions après l'émission des rejets radioactifs. Le travail est difficile - au Japon, les données de terrain, les relevés dosimétriques, les relevés de dépôts sur le terrain ont mis du temps - mais il est absolument essentiel si l'on veut ramener la confiance de la population. Voilà pourquoi il doit aussi être préparé en amont.

L'organisation des exploitants face à l'éventualité d'une crise nucléaire

M. Christian Bataille. Merci. Je vais donner la parole aux exploitants nucléaires français, pour qu'ils nous indiquent comment ils se préparent eux-mêmes à l'occurrence d'un accident et jusqu'où vont, dans la phase post-accidentelle, leurs anticipations de réorganisation de leurs structures de fonctionnement. Je souhaiterais savoir plus particulièrement comment ils se positionnent par rapport aux travaux du CODIRPA : s'ils s'en inspirent ou s'ils les nourrissent d'une manière ou d'une autre, ou si leurs efforts, dans le domaine de la gestion post-accidentelle, relèvent uniquement de leurs responsabilités ultimes d'exploitant, dans une démarche qui leur est propre.

M. Dominique Minière, directeur du parc nucléaire à EDF. La gestion d'un accident ne peut être réellement évaluée ou appréciée que si on la place dans le champ plus large de la sûreté nucléaire, c'est-à-dire de l'ensemble des dispositions techniques et des mesures d'organisation relatives à la conception, à la construction, au fonctionnement, à l'arrêt, au démantèlement des installations nucléaires, prises en vue de prévenir les accidents ou d'en limiter leurs effets. En pratique, il s'agit de protéger l'homme et son environnement contre la dispersion des produits radioactifs.

Je tiens à rappeler que la première responsabilité en matière nucléaire est celle de l'exploitant. Pour lui, assurer au quotidien la sûreté nucléaire de meilleur niveau, c'est garantir l'acceptabilité du nucléaire. Concrètement, nous devons éviter que ne survienne en France une contamination du territoire qui contraindrait la vie quotidienne des populations pour de longues décennies, comme c'est le cas à Tchernobyl, et comme ce sera sans doute le cas à Fukushima.

Je m'attacherai tout d'abord à vous montrer, à la lumière des exemples de Three Mile Island, Tchernobyl ou Fukushima, ce que nous faisons pour empêcher tout accident sévère, l'essentiel étant d'éviter toute fusion de coeur. À Three Mile Island, cette fusion était très partielle ; à Tchernobyl, elle était quasiment complète ; à Fukushima, la situation était intermédiaire.

Nous observons des principes de sûreté à la conception et à l'exploitation - surveillance des installations, procédures pour faire face à des incidents ou des accidents, etc. Je m'arrêterai aujourd'hui sur un principe de sûreté qui est pour nous fondamental : celui de l'amélioration continue.

Une sûreté normale doit progresser en permanence, tant à la conception qu'en exploitation. Pour cela, nous avons nous-mêmes, dès le début du parc et avant même que ce soit institutionnalisé par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (loi TSN ) de 2006, mis en place des réexamens périodiques de sûreté. Il ne faut pas oublier en effet que des centrales telles que les nôtres sont construites pour plusieurs dizaines d'années et qu'en plusieurs d'années, le monde change. D'abord, certains évènements, incidents ou accidents se produisent. Il est alors de notre devoir de prendre en compte le retour d'expérience de ces évènements et de ces accidents. Ensuite, les connaissances évoluent : les ordinateurs actuels ne sont pas ceux des années quatre-vingt, époque où l'on a construit nos réacteurs. Il est normal d'utiliser les progrès des moyens et des connaissances pour améliorer la sûreté des centrales. Enfin, et c'est fondamental, les risques externes ne sont pas stables entre le moment où on a construit nos centrales et quelques années après, qu'il s'agisse de l'environnement industriel autour de nos centrales ou de l'environnement naturel qui se modifie - pensez aux tempêtes de ces dernières, qu'on n'avait jamais connues. Il est donc de notre responsabilité de prendre en compte ces évolutions pour améliorer continuellement notre sûreté.

Concrètement, comment s'y prend-on ?

Nous faisons des réexamens de sûreté tous les dix ans, voire un peu plus souvent en cas d'évènements graves dans le monde. Ces réexamens nous ont conduit à faire un certain nombre de modifications depuis que le parc nucléaire existe. De ce point de vue, notre modèle « concepteur exploitant » renforce la défense en profondeur. Un exploitant qui peut compter sur plus de 3 000 ingénieurs, qui ont fait la conception et sont capables de renforcer au quotidien cette conception, se trouve dans une situation bien meilleure que d'autres exploitants qui sont parfois complètement dans les mains des vendeurs de centrales nucléaires.

Le risque de fusion de coeur se mesure. Depuis la construction des centrales nucléaires françaises, pour tous les évènements d'origine interne - c'est-à-dire propres à la centrale - nous avons divisé ce risque par 10, ce qui est considérable.

Nous avons pris en compte le retour d'expérience des accidents, en traitant les causes de défaillance. Par exemple, l'accident de Three Mile Island aux Etats-Unis, qui est pour nous une référence, a montré qu'une des soupapes du circuit primaire du réacteur était restée bloquée ouverte, ce qui avait conduit les opérateurs à un mauvais diagnostic. Depuis, nous avons changé le type de soupape de circuit primaire sur l'ensemble des centrales françaises.

Nous avons également traité les effets des défaillances, qui tournent autour de deux éléments : l'eau de refroidissement et l'électricité. Il faut en permanence garder de l'eau pour refroidir, et de l'électricité pour alimenter certains circuits. Toujours à la suite de l'accident de Three Mile Island, nous avons ajouté un générateur électrique autonome, qui se trouve alimenté par la vapeur de la centrale. En effet, même en cas d'accident, il reste de la vapeur dans la centrale. Celle-ci permet de faire tourner un turbo-générateur, qui produira suffisamment d'électricité pour alimenter les circuits électriques nécessaires pour maîtriser l'accident.

Cet accident nous a enfin amenés à donner aux opérateurs le moyen de traiter des défaillances multiples de réacteurs, quelle qu'en soit la cause.

D'une part, nous avons complètement modifié la physionomie des salles de commandes, pour les rendre bien plus ergonomiques que ce qui avait été prévu à l'origine. En effet, il est important que les opérateurs réagissent au plus vite. Pour cela, une salle de commandes ergonomique constitue un élément clé.

D'autre part, nous avons modifié notre approche des conduites accidentelles, ce que n'ont pas fait la plupart des autres pays. A l'origine, nous avions adopté une approche dites « par évènement », qui suppose que l'on connaît l'évènement de départ, et qu'on le gère. Or dans la pratique, cela ne se passe pas tout à fait ainsi. En salle des commandes, quand un évènement surgit, un certain nombre d'alarmes, d'indicateurs de pression et de température apparaissent, et il vaut mieux agir à partir de ces indicateurs qu'à partir de l'évènement, dans la mesure où l'on n'est pas forcément en mesure d'en connaître la cause dans l'instant. C'est ce que l'on appelle l'approche « par état ». Cette approche, développée par EDF, en liaison avec l'IRSN et l'ASN, constitue une vraie force française. Elle a été adoptée récemment par nos collègues chinois.

Nous avons également pris en compte le risque de fusion du coeur en améliorant nos moyens d'exploitation, sur deux points, toujours les mêmes : l'eau et l'électricité.

Pour pallier le manque d'eau, nous avons pris des mesures simples : des pompes mobiles de secours, des pompes thermiques fonctionnant au fioul peuvent être rapidement transportées sur un site pour pomper de l'eau dans un endroit, la déverser dans un autre et continuer d'assurer le refroidissement du réacteur ; des manchettes, c'est-à-dire des tuyauteries, permettent de faire les raccordements nécessaires. Pour pallier l'excès d'eau, des moyens mobiles contre les inondations ont été mis en place.

Pour pallier le manque d'électricité, nous disposons de groupes électrogènes de secours, mobiles, qui viennent en complément des groupes fixes, ainsi que d'éclisses, c'est-à-dire de rallonges, pour raccorder les moyens mobiles aux pompes et aux tableaux électriques qui en ont besoin. Nous disposons enfin de généphones et d'éclairages de secours. Les généphones sont des téléphones qui fonctionnent manuellement et permettent de communiquer en interne. Ils sont complétés, pour communiquer avec l'extérieur, par des téléphones satellitaires, également présents sur nos sites.

Ainsi, nous prenons en compte les retours d'expérience des incidents et des accidents dans le monde, tout comme le progrès des connaissances. Nous tirons profit des méthodes les plus modernes de modélisation informatique des séismes et des conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur les installations. Par exemple, au moment de la troisième visite décennale du réacteur numéro 1 de Fessenheim, nous avons fait des modifications liées à une nouvelle modélisation des effets de séisme, notamment de torsion sous les bâtiments, pour renforcer la capacité de résistance de cette centrale aux séismes.

Enfin, nous procédons à un certain nombre d'améliorations continues pour nous prémunir de l'évolution des agressions externes de l'environnement naturel. Par exemple, après ce qui s'est passé à Blayais avec la tempête Martine, nous avons très fortement renforcé, sur Blayais et sur l'ensemble des réacteurs français, les moyens de prévention contre les inondations. De la même façon, après la canicule de 2003, nous nous sommes demandé si des températures encore plus élevées auraient pu affecter la sûreté nucléaire. Comme c'est le cas, nous avons défini et nous sommes en train de renforcer la résistance de nos centrales aux grandes chaleurs - d'autant que ces dernières risquent d'être de plus en plus fréquentes, si l'on en croit les experts en matière de changement climatique.

Mais nous ne nous arrêtons pas là. Non seulement nous améliorons la prévention pour éviter le risque de fusion de coeur, mais nous avons mis en place des mesures de conception pour limiter, dès les premières heures, l'impact d'un accident de fusion de coeur. Car même si cet accident est très improbable, nous avons fait le choix de supposer qu'il pourrait tout de même se produire.

Au bout de quelques heures, les interactions entre la vapeur et les gaines d'assemblage combustible conduisent à produire de l'hydrogène - on l'a observé à Fukushima, comme à Three Mile Island et à Tchernobyl. Nous avons donc rajouté, dans l'ensemble de nos centrales nucléaires, des recombineurs d'hydrogène passifs dans l'enceinte des réacteurs - une centaine de recombineurs passifs dans un bâtiment réacteur d'une tranche 1 300 mégawatts, pour vous donner un ordre de grandeur. Ces recombineurs passifs sont destinés à éviter les explosions d'hydrogène dans le bâtiment réacteur, car celles-ci pourraient endommager l'enceinte de confinement.

Dans les quelques dizaines d'heures qui suivent un accident de ce type, si l'eau et l'électricité ne reviennent pas, on court un risque de montée en pression de l'enceinte, puis de détérioration de cette enceinte. Pour l'éviter, nous avons mis au point un dispositif de décompression, le « filtre U5 » ou « filtre à sable ».

Ainsi, en cas de montée de la pression, on ouvre l'enceinte pour qu'elle ne soit pas endommagée, mais on l'ouvre à travers le « filtre U5 » ou « filtre à sable ». Ce dispositif permet de récupérer une large partie des iodes, mais surtout 99,9 % des césiums, dont vous avez entendu parler au moment des accidents de Tchernobyl et de Fukushima, parce qu'ils sont les principaux responsables de la contamination à long terme des territoires. C'est un point fondamental. Nous sommes en train de réfléchir au moyen de récupérer la quasi totalité des iodes. Cette réflexion est déjà bien avancée, mais nous comptons l'accélérer pour aboutir dans les années qui viennent.

Je terminerai par l'organisation de crise qui exige, en interaction avec les pouvoirs publics, de recourir à des moyens prédéfinis et réservés, périodiquement testés, pour anticiper l'évolution de la situation. Les équipes qui mènent l'action sont séparées des équipes d'expertise, chargées du diagnostic et du pronostic : il est nécessaire de prévoir l'évolution de la situation pour les dix heures à venir en vue d'éviter toute aggravation. Nous avons également des équipes d'astreinte immédiate - soixante-dix par site et cinquante au plan national -, spécifiquement formées et entraînées et dont la relève est assurée structurellement - 1 500 personnes mobilisables au total. Nous possédons évidemment des locaux et des moyens de télécommunication dédiés.

Nous intégrons également de manière permanente le retour d'expérience des exercices et des situations réelles. Nous procédons à plus de 300 exercices par an sur l'ensemble du parc, dont plus d'une dizaine au plan national.

Nous disposons de moyens de crise locaux et nationaux régulièrement testés comprenant, là encore, des équipes-action et des équipes-réflexion.

Il conviendra d'intégrer le retour d'expérience de Fukushima. Non seulement nous revisiterons la conception de nos installations, sous l'égide de l'Autorité de sûreté nucléaire, mais nous inscrirons également dans le temps la leçon de ces événements dès que nous en aurons pris connaissance dans les détails. De plus, nous renforcerons notre organisation de crise, tant sur site qu'au plan national, pour faire face à la perte éventuelle de l'alimentation électrique sur l'ensemble d'un site, laquelle provoque un accident majeur en entraînant la dégradation du combustible dans le réacteur. Nous créerons une force opérationnelle nationale d'intervention rapide avec, à l'échelle d'un site, des matériels complémentaires d'apport en eau et en électricité et des moyens humains adaptés, entraînés et mobilisables dans les 24 à 48 heures. Fukushima a démontré combien il était important de retrouver la production d'électricité sur un site dans les 24 heures.

Nous avons travaillé dans le cadre du CODIRPA à la stratégie d'exploitation des autres sites en cas d'accident sur un site donné : l'effet-pallier de notre parc nucléaire nous permettrait notamment de récupérer des équipes de soutien sur d'autres sites. Nous avons également travaillé aux suivis sanitaire et psychologique du personnel présent sur un site accidenté ou à la mise en place de robots ou de moyens héliportés pour établir une cartographie dont il n'est plus besoin de démontrer l'importance. Nous travaillons avec nos opérateurs, dont Matra, pour disposer demain de ces moyens héliportés.

M. Jean-Luc Andrieux, Directeur Sûreté, sécurité, santé et environnement chez Areva. J'insisterai plus particulièrement sur le rôle d'exploitant des installations nucléaires à la charge d'Areva, pour l'essentiel en amont et en aval du cycle. Ces installations se situent dans la vallée du Rhône et à La Hague.

La gestion des installations nucléaires doit répondre à une approche globale. La prévention, qui est intégrée à la conception même des installations, reste un souci constant durant tout le temps de leur l'exploitation : c'est à cette seule condition qu'on peut les gérer correctement et maîtriser les risques. L'existence et la mise en place de lignes de défense sont donc, de la conception à l'exploitation, les fondamentaux de la sûreté.

Le spectre de nos installations, donc des risques auxquels nous sommes confrontés, est très large. En aval, les risques sont liés au retraitement des combustibles issus des centrales nucléaires. En amont, nos installations associent le nucléaire et la chimie : la cinétique des risques, avec effets potentiels sur l'extérieur, y est beaucoup plus rapide que dans le cas des réacteurs nucléaires.

Il nous faut non seulement surveiller quotidiennement notre travail en y intégrant les retours d'expérience pour éviter des accidents graves, mais, s'ils se produisent, être capables de réagir pour en limiter les conséquences. A cette fin, il faut avoir prévu l'organisation de cellules de crise adaptées et entraînées.

L'organisation de crise repose, en premier lieu, sur l'exploitant local du site : c'est lui en effet qui connaît le mieux son installation. Chaque exploitant local dispose d'un plan d'urgence interne qui, non seulement, vise à prévenir les risques pris en compte lors de la conception mais intègre également des situations hors dimensionnement. Le retour sur expérience de Fukushima nous incitera à aller encore plus loin en ce sens. L'exploitant local doit également régler ses relations avec les services de l'État, c'est-à-dire le préfet : en situation de crise, l'action doit être menée d'un commun accord.

L'organisation locale est évidemment soutenue par une organisation nationale. Areva gère deux grandes plateformes dans le pays : Tricastin et La Hague, dont les moyens d'intervention (pompiers, secours aux populations, assistance médicale) sont analogues à ceux d'une ville de 30 000 habitants. Ils peuvent être complétés par ceux de l'État. Les sites du CEA disposent également de moyens importants.

En interne, nos équipes d'ingénierie nous ont permis de concevoir, de développer et d'améliorer nos installations. Elles constituent une force à dimension internationale, comme l'a montré la crise de Fukushima : Areva a pu capter, en provenance de nos équipes allemandes et américaines, un grand nombre d'informations qui ont enrichi notre compréhension de la situation et nous ont permis de gagner du temps.

Areva est également un spécialiste de l'assainissement, pour son propre compte comme pour celui d'EDF. Nous disposons d'équipes mobilisables notamment dans la mise en oeuvre des moyens du GIE Intra (intervention robotique sur accident).

Nous transportons, par ailleurs, pour un grand nombre d'exploitants, des matières nucléaires à travers tout le pays, ce qui est très contraignant en termes de risques. C'est pourquoi nous avons prévu, en matière de transports, la même organisation de type PUI qu'en matière d'installations : nous pouvons ainsi gérer, partout dans le pays, une crise éventuelle en liaison avec les autorités préfectorales. Cette organisation nous permet également d'agir sur le plan logistique. Nous avons pu mettre à la disposition de nos homologues japonais des moyens importants en affrétant des avions dans des délais record.

Je suis responsable de la gestion centrale de crise : une fois le PUI déclenché au plan local, nous l'appuyons en aidant à la prise de décision et en veillant à la fois aux relations avec les pouvoirs publics et à la mise en oeuvre des moyens techniques. Nous veillons en permanence à ce qu'Areva soit correctement gréé sur les différents établissements en matière d'organisation comme de moyens. Nous validons nominativement les listes d'astreinte et assurons l'animation des exercices réalisés sur l'ensemble de nos établissements.

Nous effectuons entre douze et quinze exercices de niveau national par an, deux à quatre étant organisés avec l'ASN et l'administration. Si nous incluons l'entraînement des forces d'intervention, nous arrivons à plus d'un exercice par semaine.

Areva a également expérimenté en 2010 un exercice sur trente-six heures, pour améliorer la tenue dans la durée : nous nous sommes soumis à une forte pression tout en imaginant l'implication du politique dans la crise, ce qui est trop rarement le cas.

Nous participons évidemment au CODIRPA. Du reste, cet après-midi, un responsable de notre activité « assainissement » fera un exposé sur nos capacités en la matière.

M. Hervé Bernard, administrateur général adjoint du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Je tiens tout d'abord à rappeler que la sûreté des installations nucléaires repose sur deux piliers. Le premier est le plan technique, qui prend en considération toutes les situations anormales, incidentelles ou accidentelles. Le second est la chaîne décisionnelle et opérationnelle qui doit être, a fortiori en cas de crise, robuste et réactive : elle va de l'exploitant sur site, qui est au plus près du problème, jusqu'aux responsables gouvernementaux, en passant par le directeur du centre, le préfet du département et le préfet de région.

Le principe de défense en profondeur est appliqué dans toutes les installations nucléaires françaises. Il est particulièrement contraignant car il vise non seulement à assurer la prévention des défaillances des installations et à surveiller leur fonctionnement mais également à limiter les conséquences de l'accident le plus improbable, au cas où il se produirait. Ce principe structure notre mode de fonctionnement quotidien, y compris dans la culture de sûreté de nos opérateurs, au plus près de la matière nucléaire ou des installations.

Le CEA a également la possibilité de gréer un centre national de crise - le centre de coordination en cas de crise (CCC) -, situé à Saclay. Ce centre, qui entretient un contact visuel permanent avec le poste de commandement local du site en difficulté, permet de confronter l'action menée sur le terrain avec l'expertise qui doit être effectuée avec le recul nécessaire. Action et expertise constituent en effet les deux phases essentielles du diagnostic et du pronostic.

Le CEA, l'ASN et le préfet de région participent à la prise de décision, s'agissant notamment de la mise à l'abri des personnes, de leur évacuation éventuelle ou des mesures compensatoires à prendre en termes d'alimentation. Nous entretenons également une liaison permanente avec les équipes de l'IRSN : comme nous ne disposons pas des mêmes logiciels de calculs d'évolution, nous confrontons nos arguments techniques pour trouver la meilleure solution à la crise.

Nous avons volontairement réduit notre chaîne de responsabilité interne pour gérer nos soixante-dix-neuf installations nucléaires de base et installations nucléaires de base secrètes (qui comprennent des installations individuelles) : la chaîne, courte, comprend, outre les soixante-dix-neuf chefs d'installations, les directeurs des neuf centres entre lesquels les installations sont réparties et le responsable au plan national, l'administrateur général du CEA. Avant même Fukushima, nous avions déjà mis en place des fiches d'information immédiate d'une seule page, qui permettent de faire remonter l'information de manière sécurisée. Cette organisation est applicable non seulement au secteur nucléaire mais également à la chimie - en tant qu'organisme de recherche, le CEA doit faire face à des incidents dans ce domaine.

Notre organisation de crise est régulièrement testée au cours de nombreux exercices internes et externes. Nous en avons réalisé dix-neuf en 2010 et quinze en 2009. Ils impliquent très souvent les responsables locaux des départements, voire des régions.

Cette organisation est également confrontée à des crises réelles - cinq au cours de l'année 2010 -, dont celle du tritium de Saint-Maur-des-Fossés, évoquée par M. Jacques Repussard : notre centre de crise a été gréé durant plus d'un mois de 7 heures 30 à 22 heures 30.

Nous avons dû également faire face à un accident dont l'occurrence était jugée très improbable : la perte totale, le 30 août 2006, de l'alimentation électrique sur le site de Cadarache. Les vingt et un groupes électrogènes fixes accolés à chacune des installations nucléaires se sont automatiquement mis en fonctionnement. Trois de ces groupes, qui n'étaient pas liés à une installation nucléaire, ont rencontré des difficultés et nous aurions pu, si nécessaire, recourir aux neuf groupes électrogènes mobiles que nous avions en réserve. Trois heures plus tard, nous avons pu rétablir une des deux lignes électriques de 63 000 volts défaillantes.

Il est important de mutualiser les moyens lourds et de les prépositionner si nécessaire. Le GIE Intra regroupe EDF, le CEA et Areva, ce qui est essentiel pour gérer le mieux possible les crises à venir.

Il ne s'agit pas tant de prévoir l'imprévisible que de s'entraîner à lui faire face. Fukushima nous incite à persévérer dans ce sens. Comme l'a rappelé le chef du bureau des risques de la Direction de la sécurité civile, procéder à des exercices répond à une impérieuse nécessité, pour pouvoir profiter d'un retour d'expérience important.

Notre devise, en cas de crise, est : « prévoir en stratège mais agir en primitif », c'est-à-dire avoir des réflexes immédiats et efficaces.

Nous participons évidemment aux groupes de réflexion du CODIRPA.

M. le président Claude Birraux. M. Christian Bataille et moi-même tenons à féliciter EDF de chercher à améliorer en permanence la sûreté sans plus évoquer le coût de celle-ci, ce qui nous avait conduits, au mois de janvier dernier, à faire quelques rappels à la loi.

Je vais vous poser quelques questions.

Combien d'exercices impliquent la population ou un échantillon test de celle-ci ?

Les centres de crise du CEA et de l'IRSN sont-ils en relation entre eux et avec l'ASN ?

Durant la catastrophe de Fukushima, la Direction de la sécurité civile a régulièrement publié des communiqués, tout comme l'IRSN, qui a gréé un centre de crise, et l'ASN, qui est elle-même en liaison l'IRSN. Des liens sur internet renvoient-ils aux différents sites de ces établissements ou ces derniers se livrent-ils à la guerre des communiqués ?

M. Dominique Minière. Sur la douzaine d'exercices nationaux conduits l'année dernière par l'Autorité de sûreté nucléaire et l'ensemble des autorités, trois ou quatre ont impliqué la population.

M. Jean-Luc Andrieux. Il en est de même d'Areva : deux à quatre exercices ont impliqué la population.

M. André-Claude Lacoste. Les exercices impliquant des fractions limitées de la population sont d'autant plus difficiles à organiser qu'ils supposent le sentiment partagé d'une ardente obligation. La catastrophe de Fukushima devrait y contribuer.

M. Jacques Repussard. Les centres de crise obéissent à des fonctions différentes. Chaque exploitant, dont le CEA, a besoin de son dispositif de crise, avec ses exercices internes, ses procédures et ses outils propres. Quant à l'IRSN, son centre de crise lui permet de se mobiliser rapidement pour appuyer les pouvoirs publics. Toutefois, les centres de crise de l'IRSN, de l'ASN et de l'exploitant interagissent, notamment au moyen d'audioconférences, et nous comparons avec EDF nos résultats de modélisation et les avis de nos experts respectifs.

M. Guillaume Dederen. Sur les douze exercices prévus par la circulaire de 2010, dix ont pu être réalisés et la population a participé à huit d'entre eux. La direction de la sécurité civile milite en permanence pour que la population et les élus locaux soient étroitement associés parce que c'est au cours de tels exercices que la pédagogie porte les meilleurs fruits. De plus, on apprend beaucoup de ses échecs. Il est normal que différents communiqués soient publiés, d'autant que l'ASN est une autorité indépendante. Toutefois, le préfet étant, au plan local, le directeur des opérateurs de secours, il a une fonction de coordination des messages transmis.

M. le président Claude Birraux. Je vais vous lire les questions de la salle.

Des exercices de crise ont-ils également lieu dans d'autres pays, comme les États-Unis et le Japon ? Partagez-vous les retours d'expérience au plan international ?

EDF a mis en place une distribution préventive de comprimés d'iode aux populations dans les périmètres des plans particuliers d'interventions (PPI) des centrales nucléaires : qu'en est-il des sites d'Areva et du CEA ?

Quelle est l'utilité des analyses coûts-bénéfices en matière d'amélioration de la sûreté, compte tenu de la très faible probabilité des événements ?

Quelles sont les améliorations envisagées dans la prise en charge du suivi sanitaire des intérimaires du nucléaire en situation normale et en situation de crise ?

Outre la gestion de l'objet technique défaillant, il ne faut pas oublier les questions relatives à l'accompagnement des populations riveraines, en matière de protection, d'évacuation et d'indemnisation à court, moyen et long termes. Qu'en est-il des moyens provisionnés par l'exploitant et l'État ?

EDF, le CEA et Areva ont-ils procédé dans chacun de leur site à une réflexion relative à la liste nominative de salariés « envoyés au front » en cas de crise majeure et risquant d'être soumis, en cas de fusion du réacteur, à des doses excessives de radioactivité ? Si oui, sur quels critères ? Sinon, sera-t-elle improvisée le moment venu ?

Jusqu'où une centrale peut-elle être « rafistolée » sur le plan technique ? Après Fukushima, la France cherchera-t-elle à établir de nouveau scénarios de catastrophes ?

Devant l'irrationalité de foules incultes en matière nucléaire, que prévoit l'élite savante et bien-pensante pour juguler la panique autour d'une INB (installation nucléaire de base) accidentée ?

Que signifient « assainissement », « seuil de libération des déchets radioactifs » et « seuil d'évaluation des doses » ?

Pourquoi le Réseau national de mesure de la radioactivité n'a-t-il pas été alimenté par les mesures effectuées par l'IRSN et les exploitants après l'accident de Fukushima ?

M. Dominique Minière. L'analyse des coûts-bénéfices permet de prioriser les modifications à effectuer en vue d'obtenir le meilleur gain en termes de sûreté et de réduire les risques de fusion nucléaire. Dans d'autres pays, ces analyses sont effectuées pour rendre indisponibles des matériels de sauvegarde pour faire de la maintenance : ce n'est pas notre approche. Nous ne faisons pas de maintenance tranche en marche, s'agissant notamment de diesels ou d'équipements de secours qui ne sont pas inscrits dans les spécifications d'exploitation.

Je tiens à préciser que le pourcentage d'intérimaires travaillant en zone contrôlée dans les installations d'EDF s'élève à 5 % et non à 50 % comme on l'entend parfois. Ils bénéficient du même suivi radiologique et médical que nos agents. Nous avons du reste signé avec les organisations professionnelles, dont une représentant les sociétés d'intérim, une charte les concernant.

La liste nominative des intervenants en situation de crise ne sera pas improvisée, puisque l'exposition d'urgence fait l'objet depuis 2005 d'un arrêté. Celui-ci prévoit, dans les situations accidentelles, l'exposition à des doses pouvant aller de vingt à 100 millisieverts. Le cadre réglementaire est précis : les volontaires devront s'être déclarés et auront dû subir un suivi médical particulier avant l'accident. L'enregistrement des doses est également prévu. Il n'y aura donc, je le répète, aucune improvisation en la matière.

M. Jean-Luc Andrieux. Il n'y a pas de risque lié à l'iode autour des installations d'Areva : à La Hague, si de l'iode était émis, il ne serait pas de même nature que celui qui peut s'échapper d'une centrale nucléaire ; quant au Tricastin, l'iode émis proviendrait de la centrale et non des installations d'Areva : les conséquences d'un accident sur le site d'Areva seraient d'ordre chimique, avec l'émission éventuelle de fluorure d'hydrogène, qui est un gaz très corrosif et exige une protection des voies respiratoires (masques et tenues appropriées).

Nous avons des listes nominatives de salariés susceptibles d'être engagés dans des opérations particulières. Quant à ceux que nous avons envoyés au Japon, ils ne sont pas encore allés à Fukushima mais à Tokyo. Lorsqu'ils devront se rapprocher des installations accidentées, nous avons confirmé, en relation avec la direction générale du travail, que les règles qui leur seront appliquées sont celles qui les régissent en France, ce qui impliquera de notre part un suivi constant.

Enfin, l'assainissement recouvre tous les gestes de décontamination, voire de déconstruction, qu'on peut être conduit à pratiquer dans des milieux par définition hostiles, que ce soit dans le cadre de la maintenance ou dans celui de la gestion de crise. L'assainissement suppose des conditions d'intervention spécifiques - tenues, surtenues et assistance respiratoire - permettant de protéger complètement les intervenants. Il constitue une spécialité à part entière.

M. Hervé Bernard. Des personnels étrangers participent aux exercices de crise français conduits pas le CEA, ce qui permet de partager les retours d'expérience. J'ai moi-même participé à un exercice de crise dans une centrale américaine. L'Union européenne a monté un programme de centre commun de recherches européen - une clearing house européenne - en vue de partager les retours d'expérience.

L'iode n'a besoin d'être distribué qu'en cas de contact des combustibles irradiés avec l'extérieur. Tous les sites du CEA, même expérimentaux, n'ont pas de réacteurs nucléaires. Seuls les sites de Cadarache, Saclay et Marcoule sont concernés. Pour donner un ordre de grandeur, la puissance du réacteur Osiris est de soixante-dix mégawatts thermiques, alors que celle des réacteurs EDF atteint 4 000 mégawatts thermiques, soit 1 300 mégawatts électriques.

S'agissant du Réseau national de mesures de la radioactivité de l'environnement (RNM), il a été alimenté par les données des exploitants nucléaires et de l'IRSN.

La liste nominative des salariés intervenant en cas de crise est établie sur la base du volontariat et leur action est encadrée - cela a été dit et je n'y reviens pas.

M. le président Claude Birraux. Je vous livre une autre salve de questions.

Il y a vingt ans, en cas d'incident ou d'accident nucléaire, des intermédiaires médicaux ou paramédicaux étaient prévus pour informer la population. Or ils semblent avoir disparu des organigrammes. En cas de nécessité, qui aujourd'hui répondra aux inquiétudes de la population ?

On évoque souvent, en cas d'accident majeur, l'iode et le césium : peut-on aborder la question des radioéléments à vie longue, générateurs de radioactivité alpha, dont la toxicité chimique est importante ?

Qu'en est-il du droit de retrait des personnels devant intervenir en cas d'accident ?

Quel est le nombre des redondances prévues sur les installations de sécurité ?

M. André-Claude Lacoste. Le partage international du retour d'expérience des exercices de crise n'est pas toujours aisé, parce que la crise nucléaire n'est qu'une composante de l'ensemble des crises pouvant affecter un pays. C'est ainsi que les États-Unis ne pratiquent pas la mise à l'abri mais recourent systématiquement à l'évacuation, en cas de crise nucléaire comme de cyclones ou d'inondations.

Les pays européens s'efforcent d'être aussi homogènes que possible : la France a abaissé le seuil à partir duquel la prise de comprimés d'iode est recommandée de façon à rejoindre la moyenne de ses partenaires.

Par ailleurs, des stress tests , pratiqués en Europe, visent à pousser aussi loin que possible les sollicitations auxquelles les installations sont susceptibles de répondre. Il importe de les harmoniser entre les différents pays.

Il importe également que nous préparions, en temps de paix - c'est l'objet du CODIRPA -, l'encadrement réglementaire de l'action à mener dans des situations d'urgence ou extrêmes. La radioprotection des intervenants est déjà encadrée, de même que la gestion des déchets. Nous devons nous occuper désormais de la gestion du post-accidentel.

On ne peut pas gérer, ni même se préparer à la gestion de crises comme celle de Fukushima, si les différents acteurs ne sont pas disposés à assumer leurs responsabilités. On ne devrait pas laisser construire des installations nucléaires dans des pays dont les exploitants, loin d'être disposés à le faire, en portant le projet continu, se réfugient derrière des références étrangères ou les gouvernements. On est en droit de s'interroger de ce qu'un responsable de haut niveau de General Electric ait affirmé n'être que le fournisseur des matériels de la centrale de Fukushima pour se dégager de toute responsabilité en matière d'exploitation et justifier le fait que l'entreprise ne soit pas intervenue une seconde dans la gestion de la crise. Il convient de déterminer si le pays candidat à l'énergie nucléaire offre un cadre suffisant sûr, qu'il s'agisse des fournisseurs, des exploitants ou de l'organisation de crise.

M. Jacques Repussard. L'IRSN est un des grands acteurs de la clearing house européenne : nous y examinons en commun les incidents qui se produisent dans des réacteurs nucléaires pour en tirer des enseignements. Ce système d'échanges est particulièrement riche pour les pays qui ont peu d'installations : ils peuvent ainsi bénéficier des retours d'expérience de pays plus expérimentés. Cette mutualisation, qui est très utile, fait progresser une culture commune.

La plateforme scientifique Nerys est dédiée à la mutualisation des questions qui se posent en mode post-accidentel ainsi qu'à celle des outils de gestion de crise.

De plus, il existe entre la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni un réseau des laboratoires destinés à se prêter main-forte en cas de dépassement de leurs capacités respectives. L'IRSN participe à ce réseau aux côtés de ses homologues allemand et britannique. C'est ainsi que, l'empoisonnement au polonium d'Alexandre Litvinenko ayant provoqué un début de panique à Londres, un vendredi après-midi les Britanniques nous ont demandé si nous pourrions, le lundi matin suivant, procéder à des centaines d'analyses d'urine en cas d'aggravation de la crise. Nous avons passé le week-end à coordonner la métrologie afin d'être prêts.

L'Europe est un petit continent. Après Fukushima, les investissements communs, le rapprochement des doctrines et la mutualisation des moyens paraissent d'autant plus souhaitables.

S'agissant de l'information des populations, je tiens à rappeler qu'internet n'existait pas il y a vingt ans : il a joué un rôle majeur au Japon. En France, au plus haut de la crise japonaise, le nombre des connexions jour au site de l'IRSN a atteint 1,5 million, contre quelques dizaines de milliers habituellement, ce qui nous a contraints à résoudre quelques problèmes informatiques. Internet est un outil très puissant. Les médias ont également un rôle important à jouer, mais il convient surtout de coordonner la parole publique : les messages des différentes autorités publiques (notamment le préfet et l'ASN), des autorités médicales et des différents experts doivent se recouper pour que le public garde confiance : il est en effet spontanément méfiant devant la parole institutionnelle (celle d'un président de l'autorité nucléaire ou d'un directeur général de l'IRSN). Seul le croisement des sources et la répétition, par elle-même pédagogique, des explications fournies permettent de construire un capital de confiance collectif, qui ne saurait plus être l'apanage d'aucune personne ni d'aucune institution. Internet a permis, lors de la crise de Fukushima, à un grand nombre d'experts, notamment à des retraités du CEA, de communiquer et d'atteindre différents cercles, alors qu'après Tchernobyl, en absence d'internet, les médecins généralistes ont véhiculé l'affirmation selon laquelle les problèmes de thyroïde étaient liés à la catastrophe nucléaire, ce qui est scientifiquement faux.

En ce qui concerne les éléments radiotoxiques à vie longue, tels que le plutonium, la physique des accidents permet de comprendre qu'il s'agit-là de composants lourds qui ne sortent pas facilement. À Fukushima, le plutonium et l'américium sont restés dans les combustibles - l'accident de Tchernobyl sort de l'ordinaire. Les produits de fission volatiles, qui sont les premiers biodisponibles, ne sont pas les plus radiotoxiques, exception faite de l'iode.

M. Guillaume Dederen. S'agissant du seuil de libération des déchets radioactifs, la sécurité civile, qui a emporté des matériels à Fukushima, a été obligée de les laisser sur place. Elle doit, avant de pouvoir les remporter, mesurer leur radioactivité pour savoir s'ils atteignent le seuil de libération, lequel permet d'obtenir un nihil obstat garantissant que des déchets a priori « sales » sont en réalité « propres ».

En tant que représentant présumé des élites bien-pensantes, je pense qu'il faut cesser de supposer systématiquement que l'ensemble de la population sera, en cas d'accident nucléaire, dans un état de panique confinant à l'hystérie. La réponse à la question, qui est d'ordre pédagogique, tient dans une information régulière, voire dans la formation du public. La planification de la gestion de crise est déjà bien rôdée : elle doit d'autant plus tenir compte du rôle essentiel que joueront les media , notamment Radio France et les chaînes de télévision, que la doctrine de protection prévoit, à côté de la mise à l'abri, l'écoute de la radio.

Je tiens également à rappeler les responsabilités des institutions nationales, des exploitants et des collectivités territoriales, notamment des maires. N'oublions pas non plus que la loi de modernisation de la sécurité civile, votée par le Parlement en 2004, prévoit que chaque citoyen est acteur de sa propre sécurité. De même qu'on n'habite pas impunément au bord d'une rivière susceptible de provoquer des inondations catastrophiques, de même on ne vit pas sans prendre les garanties nécessaires dans le périmètre d'une centrale nucléaire. Il est nécessaire de connaître les bons réflexes et de tenir compte des informations qui sont régulièrement données. L'iode fait partie des garanties à prendre en cas de nécessité.

M. Dominique Minière. S'agissant de la redondance électrique, en cause dans la catastrophe de Fukushima, les centrales nucléaires d'EDF possèdent deux lignes électriques externes, pour chaque réacteur, deux diesels de secours et un groupe d'ultime secours (une turbine à combustion) sur chaque site. De plus, hors dimensionnement, nos consignes prévoient de dévier de l'électricité d'une tranche vers une autre en utilisant un des diesels. Nous disposons également de turboalternateurs, permettant de produire à partir de la vapeur de la centrale suffisamment d'électricité pour éviter la fusion du coeur.

M. le président Claude Birraux. Je remercie les orateurs qui se sont exprimés.

Deuxième session

L'IMPLICATION DES PARTIES PRENANTES FRANÇAISES ET ÉTRANGÈRES

Présidence de M. Bruno Sido, Sénateur, premier vice-président de l'OPECST, rapporteur de la mission parlementaire

M. Bruno Sido, premier vice-président de l'OPECST. La seconde session de cette audition vise à faire le point sur l'implication des différentes parties prenantes dans la gestion d'une situation post-accidentelle, laquelle concerne deux groupes d'acteurs assez différents.

La première partie de la session donnera la parole aux associations. Il ne s'agit pas de prendre position sur l'énergie nucléaire ou sur la sûreté des centrales en général, mais de connaître la façon dont chaque association juge l'avancée des travaux de préparation à la gestion post-accidentelle. L'idée est de faire ressortir combien la participation des associations au processus d'élaboration du CODIRPA en améliore le contenu et la performance.

La seconde partie de la session visera à montrer comment l'effort français de préparation à la gestion post-accidentelle se situe dans le contexte international.

Elle le fera tout d'abord en indiquant l'éventuelle part de coopération internationale qu'implique ce genre de travaux de préparation. On sait que cette coopération est hautement souhaitable, dans la mesure où les difficultés induites par un accident nucléaire ne connaissent pas les frontières. Chacun a encore en mémoire les conséquences de l'accident de Tchernobyl sur toute l'Europe.

Elle le fera ensuite en donnant des indications sur l'état d'avancement des travaux équivalents au CODIRPA dans les autres pays dotés d'installations nucléaires. Il s'agit de savoir non seulement si la France est en avance, en retard ou dans le peloton mais également s'il existe des modèles étrangers déjà bien élaborés dont la France peut s'inspirer, ou si notre pays ouvre la voie, comme il l'a déjà plus ou moins fait, par exemple avec les deux lois Bataille et Birraux de 1991 et de 2006 visant à créer un cadre structuré et transparent de gestion des déchets nucléaires.

Je donnerai la parole aux acteurs locaux en leur demandant comment ils voient leur implication dans les travaux du CODIRPA. Nous sommes également intéressés par leur jugement sur le degré d'avancement de ces travaux. Il serait utile d'avoir des exemples concrets des points sur lesquels ils attirent l'attention des membres du groupe de travail. Je ne doute pas que les associations remplissent une fonction de vigilance vis-à-vis de problèmes pratiques, dont la résolution sera de l'intérêt de toute la collectivité.

L'implication des associations en France

M. Jean-Claude Delalonde, président de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI). Les CLI existent depuis trente ans, puisqu'elles ont été créées par une circulaire du Premier ministre Pierre Mauroy en date du 18 décembre 1981. Quant à l'Association nationale, que j'ai l'honneur de présider, elle a onze ans d'existence. Durant six années, elle a milité auprès des parlementaires pour obtenir un statut juridique, reconnaissance officielle que le législateur lui a accordée en 2006 dans la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire - le décret d'application date de 2008.

Pour remplir nos missions d'information et de suivi des installations nucléaires, nous avons désormais non seulement des droits mais aussi, et surtout, des obligations. En France, c'est connu, nous sommes meilleurs que les autres ! C'est donc sans moyens que les CLI travaillent. L'Autorité de sûreté nucléaire et l'IRSN nous fournissent assurément une aide précieuse, mais nous serions plus efficaces si l'État nous accordait les moyens prévus dans la loi. Or, depuis cinq ans qu'elle a été adoptée, nous n'avons toujours rien reçu. J'espère que M. Bertrand Pancher, qui vient de remettre au Président de la République un rapport, sera entendu : il préconise qu'1% de la taxe sur les INB, versée par les exploitants, et qui rapporte à l'État quelque 500 millions d'euros par an, soit fléché en direction des cinquante CLI, ce qui leur permettrait d'améliorer leur fonctionnement.

En attendant, nous faisons respecter nos droits et remplissons au mieux nos obligations. D'ailleurs, le chef du bureau des risques de la Direction de la sécurité civile m'a rassuré, puisque, en cas d'incident ou d'accident impensables en France, les populations dans les périmètres concernés ont acquis depuis longtemps une vraie culture du risque et sauront se confiner dans les maisons. J'ignore si Alexis Calafat, maire de Golfech, est du même avis, deux jours seulement après le déclenchement intempestif de l'alarme de la centrale nucléaire située sur le territoire de la commune. Ce déclenchement a suscité au sein de la population un véritable vent de panique. Or, ce n'est pas à la sécurité civile que les habitants ont téléphoné ! Bien qu'ils aient la culture du risque, ils se sont tournés vers les élus locaux pour obtenir des réponses que ces derniers étaient bien en peine de leur donner.

La catastrophe de Fukushima nous inspire plusieurs réflexions.

Cet accident résulte de la conjonction d'événements qui, pour être peu probables, restent possibles. Fukushima est tout d'abord un rappel brutal de la vulnérabilité associée aux activités nucléaires, quel que soit leur niveau de sécurité. Nous pouvons réduire les risques, mais la vulnérabilité créée par la présence d'une installation nucléaire est une donnée constante, ce qui nous fait mesurer l'exigence de vigilance - vous l'avez évoquée dans votre propos introductif - qui, d'une façon ou d'une autre, s'impose à tous ceux qui contribuent au suivi de ces installations et à la préparation des réactions en cas d'accident.

C'est particulièrement vrai pour les personnes qui participent au fonctionnement des quelque cinquante commissions locales d'information, qui regroupent près de 3 000 personnes dont 1 500 élus territoriaux : tous sont attachés à leur territoire, à ses modes de vie et à ses activités. Or celles-ci seraient totalement bouleversées par un accident nucléaire, Fukushima nous le prouve.

La vulnérabilité de nos territoires et du territoire français en général n'est pas liée au voisinage d'une seule installation mais à l'ensemble des installations nucléaires présentes en France et en Europe. Il découle de ce constat que la prise en compte d'un scénario accidentel de forte gravité en France doit faire partie de notre cadre de préparation post-accidentel, comme l'ont d'ailleurs souligné depuis très longtemps les représentants des CLI.

En matière de transparence, il est encore trop tôt pour savoir exactement dans quelles conditions ont été prises en compte, dans le contexte japonais, les informations disponibles pour évaluer et gérer les risques, avant, pendant et après l'accident.

Il est d'ores et déjà clair, cependant, que la transparence démocratique est un enjeu essentiel. Les questions de sécurité ne concernent pas seulement les opérateurs, les experts et les autorités - jusqu'à la loi de 2006, les trois piliers du nucléaire -, mais également l'ensemble de la société civile, représentée par les CLI qui, depuis la loi de 2006, constituent le quatrième pilier, d'autant que la gestion d'une catastrophe et de ses conséquences touchera un nombre considérable de personnes dans leur vie quotidienne et, souvent, à très long terme et de façon irréversible, au moins à l'échelle d'une vie humaine.

N'oublions pas que la soudaine contamination radioactive d'un large territoire provoque une situation à long terme. Savez-vous que vingt-cinq après Tchernobyl, des sangliers en provenance d'Ukraine contaminent la faune allemande ? Cela nous fait mesurer, dans le contexte du CODIRPA, combien la question de la préparation des acteurs des territoires est l'un des principaux enjeux de la gestion post-accidentelle. Si l'éducation est importante, l'art de la répétition est capital.

La préparation à la situation post-accidentelle ne saurait se faire sans une participation active de tous les acteurs : or nous devons aujourd'hui faire le constat de notre impréparation sur nos différents territoires. Les CLI, qui sont présentes sur une partie du territoire national au moins, devront apporter leur contribution à ce chantier qui est, pour l'essentiel, encore devant nous, même si le CODIRPA travaille activement sous l'impulsion du Président de l'ASN depuis dix ans. Les événements, et ce séminaire, prévus avant Fukushima, nous permettront d'aller plus loin.

Cette situation confirme les CLI et l'ANCCLI dans leur volonté de contribuer à la mise en oeuvre concrète de la Convention d'Aarhus, sur l'accès à l'information des citoyens et sur la participation du public au processus décisionnel et d'accès la justice en matière d'environnement, votée au plan européen en 2001, ratifiée par seize pays et applicable en France, sinon appliquée, depuis 2002. Beaucoup s'interrogent pour savoir si cette convention s'applique en matière nucléaire s'agissant de l'environnement. Or Fukushima, après Tchernobyl, doit permettre à ceux qui s'interrogent de se sentir concernés par cette convention même s'ils sont responsables du nucléaire, car elle fera désormais partie de leur quotidien. Favoriser la montée en puissance et en compétence de la société civile au voisinage de chaque installation nucléaire en Europe est un élément essentiel de notre sécurité. L'ANCCLI s'y est engagée depuis plusieurs années avec l'IRSN, que je remercie.

Avec le soutien de l'ASN, nous souhaitons organiser à Luxembourg une table ronde européenne à l'automne 2011 sur l'évaluation des conditions de mise en oeuvre de la convention d'Aarhus en situation accidentelle et post-accidentelle, dans le cadre de la démarche que nous avons initiée, depuis trois ans, à savoir bien avant l'accident de Fukushima, aux côtés de la Commission européenne et de l'ASN et avec le soutien du Haut comité à la transparence. Se pose la question des réactions que l'Europe devrait avoir face à des fournisseurs ou des pays qui n'ont pas la même culture que nous : la France a élaboré un guide des bonnes pratiques, que nous devrions mettre en application au niveau européen.

La catastrophe de Fukushima conditionne nos choix énergétiques à venir et les conditions d'exercice des activités nucléaires. Cet événement a provoqué des débats dans le monde entier, particulièrement dans les pays qui produisent de l'énergie nucléaire ou dans ceux qui s'apprêtaient à la développer. C'est particulièrement vrai en Europe. Certains de nos voisins ont d'ores et déjà reconsidéré leur position. En France, les mêmes débats ont lieu. J'ai participé à l'accueil du Président de la République mardi dernier à Gravelines : il est clair que les positions prises aussi bien au plan régional qu'au plan national l'ont été dans la perspective de la prochaine élection présidentielle.

Les CLI et l'ANCCLI ont pour mission le suivi des installations nucléaires et les éventuelles conséquences de leur exploitation. Il ne nous appartient pas de prendre position en matière de choix énergétiques. Au sein des CLI les opinions sont partagées. En revanche, tous se retrouvent autour de la même table pour assurer leur mission, qui consiste notamment à observer les évolutions des activités nucléaires à moyen et long termes.

Nul n'ignore que, quels que soient les scénarios de production énergétique envisagés, compte tenu du niveau actuel de son développement en France, l'énergie nucléaire fera partie de notre paysage national pour plusieurs décennies encore en matière de production, et à très long terme s'agissant de la gestion des déchets radioactifs et de la contamination radioactive de l'environnement. Nos sociétés devront donc veiller encore longtemps à assurer la sécurité nucléaire et la protection de l'homme et de l'environnement du risque radioactif. Dans ce contexte particulièrement grave, notre devoir est de nous donner les moyens d'assurer effectivement notre mission.

Nous veillerons à avoir, à côté de l'aide importante que nous obtenons de l'ASN et de l'IRSN, les moyens d'accomplir notre mission. Les États généraux que les CLI et l'ANCCLI tiendront à l'automne 2011 leur permettront d'évaluer les moyens nécessaires à l'accomplissement de leur mission dans le champ du suivi des installations nucléaires, de la gestion accidentelle et post-accidentelle et de celle des déchets radioactifs. Messieurs les parlementaires, nous avons besoin de votre aide pour obtenir davantage de moyens car l'impossible est toujours possible !

M. Pierre Barbey, de l'Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest (ACRO). M. Repussard a fustigé les médecins qui ont établi un rapport entre les rejets d'iode liés à la catastrophe de Tchernobyl et les cancers de la thyroïde. Ses propos me heurtent et j'aimerais qu'il les clarifie.

Je représente une association agréée de protection de l'environnement, l'ACRO, Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest. Nous intervenons en France et à l'étranger : ainsi, nous sommes intervenus sur les territoires contaminés de Tchernobyl, dans un cadre humanitaire en liaison avec les populations. Notre particularité est d'avoir développé, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, un laboratoire indépendant d'analyse de la radioactivité dans l'Ouest. Nous produisons, à l'aide d'outils, notre propre information. Nous nous inscrivons dans une démarche associative, indépendante et citoyenne. C'est ainsi que nous avons créé, en 2004, un observatoire citoyen de la radioactivité dans l'environnement : ce réseau de préleveurs volontaires donne à ceux qui s'intéressent à ces questions les moyens d'être à la fois auteurs et acteurs de leur propre surveillance. Enfin, nous participons à certains groupes d'expertise pluralistes, en particulier aux travaux du CODIRPA.

Fort heureusement, la France n'a pas connu d'accident majeur depuis vingt-cinq ans. Néanmoins, il est utile de tirer les conclusions des retours d'expérience. Je ne prendrai qu'un exemple franco-français, avant d'aborder la question japonaise.

En 2001, autour du site de La Hague, un rejet incidentel de ruthénium s'est produit dans l'atmosphère. L'exploitant a donné sa version des faits, et l'ASN a classé l'événement au niveau zéro. Or la surveillance exercée par notre laboratoire a permis d'établir un terme source mille fois supérieur à celui déclaré par l'exploitant. L'ASN a alors décidé de créer un groupe pluraliste, auquel nous avons participé, qui a confirmé nos mesures et décrit le mécanisme selon lequel l'analyse de l'exploitant n'avait pas permis d'apprécier de façon juste le rejet de ruthénium. Sans le travail de l'ACRO, cet incident serait passé inaperçu et n'aurait pas été reclassé.

À la suite de la catastrophe de Fukushima, qui est un événement majeur, nous avons été extrêmement sollicités par les médias et par des citoyens très inquiets. Nous avons déclenché un plan de surveillance à l'échelle du territoire, et nos réseaux de préleveurs ont procédé, à intervalle d'une semaine, à des campagnes d'analyses séquentielles du couvert végétal. Avant l'arrivée des masses d'air, les résultats de nos mesures étaient négatifs. Puis, notre première campagne a établi la présence de l'iode 131 ; la deuxième, de l'iode à des niveaux plus élevés, ainsi que du césium 137 ; et la troisième, du césium 134. Ces niveaux étaient modestes - mais n'oublions pas que la France est située à 15 000 kilomètres de Fukushima -, et il n'y a pas eu de grandes divergences entre les différents acteurs institutionnels ou non institutionnels sur la contamination du territoire français.

Nous nous sommes surtout préoccupés des populations et des travailleurs japonais concernés. Après avoir lancé une campagne de collecte de fonds pour aider les associations japonaises à s'équiper et à développer dans leur pays un laboratoire identique au nôtre, nous avons développé des campagnes d'analyses avec ces collaborateurs japonais.

Nos prélèvements effectués dans la zone des 40 à 50 kilomètres autour de Fukushima ont révélé des spectres de radionucléides considérables et inconnus jusqu'alors : des millions de becquerels par mètre carré. Nous avons rendu publics ces chiffres. Nous avons immédiatement informé l'ambassade du Japon et les associations japonaises et, le jour même, le gouvernement japonais a décidé de proposer l'évacuation de villages, comme celui d'Itate, où la contamination était la plus forte.

En accord avec France 2 pour l'émission Complément d'enquête , nous avons fait des analyses sur une zone située à 85 kilomètres de la catastrophe. Nos résultats ont montré que tous les légumes analysés étaient, selon les valeurs instituées par le gouvernement japonais, impropres à la consommation.

Quels sont les premiers enseignements de Fukushima ?

Notre rôle n'est pas de dire aux citoyens ce qu'ils doivent penser : ils doivent se forger eux-mêmes une opinion et pouvoir être acteurs des décisions dans un processus démocratique. Notre rôle est de participer à un débat sous la forme d'un questionnement.

En phase d'urgence, quelle est la priorité majeure ? La sauvegarde de réacteurs endommagés ou la protection sanitaire des populations, des travailleurs et de l'environnement ?

Comment construire des scénarios d'accidents - je pense aux exercices de crise évoqués tout à l'heure ? Actuellement, ils sont toujours construits à partir d'événements à cinétiques rapides. Or la crise de Fukushima est loin d'être terminée, tandis que l'exploitant a annoncé pouvoir peut-être maîtriser le refroidissement au bout de trois mois et faire baisser significativement la radioactivité au bout de neuf mois. Ces scénarios sont totalement différents de ceux que nous avions anticipés.

Quelle est la réalité de l'application des dispositions de crise dans une telle temporalité ? Il y a eu une « mise à l'abri » entre 20 et 30 kilomètres de l'accident de Fukushima. Or ce genre de dispositif de confinement ne peut se concevoir qu'un ou deux jours, mais pas durant plusieurs semaines.

Jusqu'à quelle élasticité des limites réglementaires une situation d'urgence radiologique peut-elle conduire ? Après Fukushima, la limite de 100 millisieverts a été poussée à 250 mSv pour les travailleurs volontaires. Or pour l'ouverture des crèches et des écoles, la limite a été fixée à 20 mSv. Pour nous, ce mode de gestion japonais est profondément choquant et doit être discuté. Ainsi, la poussière prélevée dans les crèches et les écoles par les représentants des parents d'élèves a révélé des niveaux de contamination très élevés. C'est pourquoi nous nous sommes associés à des campagnes de pétitions.

Dans cette phase d'urgence et post-accidentelle, je m'appuierai sur la revue Nature, qui, dans son numéro du 21 avril reprenant un travail des universitaires de Columbia, déclare : « Aujourd'hui, 152 installations nucléaires dans le monde sont installées à moins de 75 kilomètres d'au moins 1 million d'habitants. »

Par conséquent, quelle est la crédibilité de la mise en oeuvre des plans de protection des populations lorsque l'on a de grandes quantités de populations à gérer ? Quel est le potentiel des structures d'accueil dans un processus d'évacuation ?

Ne risque-t-on pas, à travers des niveaux admissibles de doses, d'avoir une approche de la protection sanitaire en fonction de la taille des populations concernées ? J'entends des niveaux qui peuvent être protecteurs si la taille des populations est très faible, mais qui seront laxistes si la taille des populations est importante.

Selon le quotidien japonais Asahi Shimbun daté du 4 mai, le gouvernement japonais estime à 33 milliards d'euros le montant total des indemnisations liées à l'accident de la centrale de Fukushima. Quelle est alors la responsabilité des exploitants en matière d'indemnisation ? Cette question est fondamentale. TEPCO a déjà clairement fait savoir que c'est à l'État de payer...

En France, la responsabilité d'un exploitant se limite à 95 millions d'euros ! Or les estimations pour Tchernobyl s'élèvent à quelques centaines de milliards d'euros - et elles seront certainement équivalentes pour Fukushima.

À l'évidence, les coûts humains, sociétaux, économiques et environnementaux ne sont couverts que de façon dérisoire. Les études de sûreté traitent les événements potentiels de façon séquentielle. Or il est nécessaire de concevoir des scénarios cumulatifs, ou à « effet domino », et d'en évaluer les conséquences de façon déterministe, autrement dit en considérant que les mesures de protection des accidents sont successivement mises en défaut. Il faut imaginer l'imaginable. Un événement majeur initiateur, une catastrophe naturelle, pourrait affecter tout un territoire si une usine Seveso venait alors à rejeter des gaz toxiques qui empêcheraient tout accès au site pendant un certain temps. Il faut donc penser aux effets domino, et pas seulement au défaut de refroidissement d'un réacteur, et imaginer des scénarios très complexes. Tous ces aspects ne sont pas pris en compte parce que nous sommes dans une approche probabiliste.

La question n'est pas seulement technique, elle est aussi sociétale et éthique. Là encore, je resterai dans un questionnement.

Peut-on en rester à une approche stochastique, raisonner sur la seule notion de risque ? N'y a-t-il pas un niveau de danger potentiel où la société peut considérer que, même si le risque est très faible, la pratique ne peut être développée ?

Quid de l'application du principe de justification, élaboré par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) au début des années soixante-dix, introduit dans le droit français depuis 2001 et intégré au code de la santé publique depuis avril 2002 ? Selon nous, ce principe n'est pas appliqué.

Le lancement d'un programme nucléaire relève d'une décision nationale, mais les conséquences peuvent être internationales. Un accident nucléaire n'a pas de frontière : quels sont alors les choix pour les pays riverains ?

Enfin, au nom de l'éthique, ne doit-on pas intégrer le caractère transgénérationnel des décisions que nous prenons aujourd'hui - pour le confort de la génération actuelle ?

En tout état de cause, la décision de poursuivre un programme nucléaire ne peut, selon nous, relever que d'un processus entièrement démocratique et transparent, au terme d'un authentique débat national qui devra au préalable éclairer les citoyens sur tous les tenants et les aboutissants.

M. Bruno Sido. Je constate que le représentant de la CRIIRAD est absent.

Je donne maintenant la parole aux organisations internationales, que je tiens à remercier car elles ont fait l'effort d'envoyer des représentants et ont accepté de se prêter à notre audition parlementaire.

Je souhaiterais que chacun des intervenants nous parle de la coopération internationale en matière de préparation à la gestion post-accidentelle et nous informe du degré d'avancement des principaux pays dans ce domaine.

À cet égard, où en était le Japon au moment du tsunami de mars ? Quelles ont été, dans la gestion de la situation à Fukushima et ses environs, la part de réaction anticipée à travers une préparation antérieure et la part de décisions non planifiées ?

Monsieur Augustin Janssens, vous qui représentez la Commission européenne, pouvez-vous nous indiquer si l'effort français de préparation à la gestion post-accidentelle a son équivalent dans d'autres pays d'Europe ?

L'effort de préparation au niveau international

M. Augustin Janssens, de la Commission européenne. Je représente la Commission européenne, mais seulement sous l'angle de la protection radiologique des populations dont j'ai la responsabilité. Mon intervention ne consistera donc pas en des prises de position officielles de la Commission.

Fukushima est un accident majeur qui a été classé au niveau 7 de l'échelle INES. On peut cependant se demander si le niveau 6 n'aurait pas été plus approprié, comme l'avait préconisé l'ASN dès le début de l'accident. Les rejets représentent en effet 10 % de ceux de Tchernobyl et la direction des vents a poussé les émissions radioactives vers l'océan, ce qui a limité les conséquences radiologiques pour le Japon.

Bien que majeur, l'accident de Fukushima n'est qu'un élément d'une catastrophe naturelle de très grande ampleur. Il présente des particularités dont il faudra tirer les leçons. Nous ne nous attendions pas, en effet, à une telle situation, avec de nouveaux éléments inquiétants ou rassurants tous les jours, voire plusieurs fois par jour. En outre, même s'ils représentent aujourd'hui moins de 1 % de ceux de la première semaine, les rejets se poursuivent. Cet élément très important doit être pris compte dans la gestion de l'accident. Surtout, la situation des réacteurs est encore instable, ce qui est un facteur important en matière d'évacuation de population.

Les mesures de confinement et d'évacuation reposent sur des critères de court terme, alors que la situation actuelle contraint le Japon à maintenir cette évacuation. Celle-ci perdurera tant que les réacteurs ne seront pas stabilisés. Autrement dit, une grande partie de la population ne pourra pas réintégrer ses habitations avant une longue période.

Je pense que la dose n'est pas un élément prépondérant dans les décisions. D'ailleurs, l'interprétation de la dose est un facteur qui prête à confusion dans la mesure où existent des limites de doses en situation normale, définies par des normes de base européennes, et des limites en situation d'urgence bien supérieures pour les travailleurs et la population.

Au niveau européen, les normes de base de protection radiologique définissent les niveaux. Une nouvelle norme de base, fruit de cinq années de travail de notre groupe d'experts, sera proposée cet été par la Commission et définira plus clairement les situations normales, les situations d'urgence et les situations existantes telles que définies par la CIPR, en particulier dans sa publication 111 sur la gestion post-accidentelle.

Sous la pression politique et celle des médias, l'Union européenne a été contrainte, après l'accident, de prendre des mesures relatives à l'importation de biens en provenance du Japon, en particulier de denrées alimentaires, et à l'entrée des bateaux en Europe.

S'agissant des denrées alimentaires, le règlement Euratom n° 3954 prévoit des valeurs prédéfinies et des contrôles en cas accident majeur sur le territoire européen. Le volume d'importation en Europe de produits japonais étant habituellement très faible, il n'y avait, à première vue, aucune raison de mettre en oeuvre ce règlement, mais la pression était telle que nous avons dû instaurer des contrôles. Ils ont d'abord été menés par référence à nos valeurs préétablies. Mais le Japon ayant des valeurs plus basses, nous avons ensuite été amenés à introduire, à titre provisoire, les valeurs japonaises avec l'engagement de ce pays de ne pas exporter ses denrées alimentaires, et nous avons effectué les vérifications en Europe sur la même base.

S'agissant de l'entrée des bateaux en Europe, nous ne disposions d'aucun texte. Une information non obligatoire a alors appelé les États membres à vérifier l'absence de toute contamination dans les cargos et les conteneurs. Mais les critères ont été improvisés après une consultation rapide des États membres et devront donc être confirmés par nos experts scientifiques au mois de juin.

Je pense qu'il serait très intéressant d'étendre l'initiative CODIRPA à d'autres pays européens, où elle n'a pas d'équivalent. La plupart d'entre eux demandent, pour le contrôle des bateaux par exemple, à gérer ce genre de crise comme une situation normale et d'appliquer le règlement relatif aux transports, comme pour le transport de substances radioactives ! C'est la preuve qu'une réflexion plus approfondie sur la gestion post-accidentelle et une harmonisation européennes s'imposent.

M. Bruno Sido. Monsieur Ted Lazzo, vous qui répresentez l'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire, pouvez-vous nous dire si l'état de préparation du Japon dans la gestion de la phase post-accidentelle d'un accident nucléaire est à l'image de la remarquable capacité de ce pays à anticiper les séismes ?

M. Ted Lazzo, de l'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire. L'Agence pour l'énergie nucléaire de l'OCDE (AEN) est une organisation intergouvernementale composée de 29 pays d'Europe, d'Amérique du Nord, dont les États-Unis, et d'Asie-Pacifique, dont le Japon et la Corée du Sud. Dans les cas d'urgence, notre statut ne nous impose pas d'agir dans le cadre de normes ou d'échanger, comme le fait l'AIEA, des informations. Cependant, depuis 1979, nos pays membres ont largement abordé les questions relatives à la préparation et à la conduite à tenir en cas d'urgence. Il est donc de notre mission d'aider les pays membres à échanger leurs expériences et leurs informations.

Depuis 1993, nous avons mené quatre exercices internationaux d'urgence, intitulés INEX, auxquels ont participé une trentaine de pays. Ces exercices permettent d'appréhender les aspects internationaux d'une crise comme celle de Fukushima en matière de communication et de traitement de l'information. Récemment, notre groupe d'experts sur les cas d'urgence s'est réuni pour discuter des modalités permettant aux pays membres de mieux partager leur expérience.

Même si certaines choses sont bien faites, je centrerai mon intervention sur trois points que nos pays membres doivent améliorer.

La préparation, d'abord.

Il faut revoir les actions en matière de préparation et de protection au regard des rejets longs, car nous savons désormais que les rejets peuvent être beaucoup plus longs que ce que nous croyions. Par conséquent, nos pays doivent rediscuter de l'évacuation, de l'éloignement, de la mise à l'abri et de la protection des travailleurs, afin d'améliorer leur capacité à mieux protéger les populations, les travailleurs et l'environnement.

En outre, il faut revoir en profondeur la préparation dans un contexte d'urgences multiples -récemment, une série de tornades a dévasté les États-Unis et provoqué l'arrêt de réacteurs nucléaires - afin que les États membres puissent mettre en commun leurs informations et augmenter leur capacité de réaction.

La disponibilité de l'information, ensuite.

Après l'accident de Fukushima, tous les pays ont demandé à disposer d'une information immédiate en provenance du Japon. En effet, nombre d'entre eux n'avaient pour seule source d'informations que les médias, notamment CNN, la BBC ou des stations japonaises, et ne disposaient donc que d'informations plus ou moins fiables.

Un accident nucléaire dans un pays touche le monde entier. Nous devons donc être prêts à affronter, chez nous, un accident survenu ailleurs. Cela signifie que nous devons être prêts à fournir un grand nombre d'informations à l'international, traduites en anglais. Sur ce dernier point, je salue l'effort des Japonais. Nous avons noté un grand nombre de relations bilatérales et d'échanges d'informations entre le Japon et les autres pays au sujet de l'accident, du terme source, des résultats de la surveillance et des contrôles. Ainsi, tous les États représentés à l'AEN ont réalisé leurs propres calculs pour protéger leurs populations respectives présentes au Japon et prévoir le passage du nuage sur leur territoire. C'est la preuve que les États membres peuvent et doivent être prêts à produire ce genre d'informations et à les communiquer de façon claire et transparente aussi tôt que possible.

En outre, il est très important que les États soient prêts à discuter avec les parties prenantes des décisions majeures, comme celle de rouvrir ou non les écoles. Les niveaux de référence utilisés dans ces contextes peuvent en effet être discutés.

La coordination des décisions, enfin.

Tous les pays de l'AEN ont formulé des recommandations et pris des décisions pour leurs citoyens présents au Japon. L'AIEA nous ayant chargés de la collecte de ces décisions et recommandations, nous avons constaté que toutes étaient cohérentes. Ainsi, les Japonais ont proposé l'évacuation entre 20 et 30 kilomètres de l'accident. Toutefois, les Américains ont proposé un rayon de 80 kilomètres, et plusieurs pays les ont suivis. C'est la preuve que les discussions entre États sur ce type de décisions, avant qu'elles ne soient rendues publiques, sont très utiles. Certes, les pays protègent d'abord leurs propres intérêts, mais ils peuvent coordonner, à défaut de les harmoniser, ce type d'informations afin d'être capables de prévoir des mécanismes visant à les échanger en temps réel.

Autre exemple : tous les pays ont réagi à peu près de la même manière, en prenant des décisions s'appliquant aux cargaisons et aux voyageurs en provenance du Japon et en recommandant à leurs populations respectives d'éviter de se rendre au Japon si cela n'est pas nécessaire. Il aurait cependant été utile pour les gouvernements de savoir ce qu'avaient décidé les autres pays avant de prendre eux-mêmes leurs décisions.

Pour terminer, je tiens à souligner que les trois points que je viens d'évoquer sont traités par le CODIRPA. Ils sont très importants et doivent être débattus afin de prévoir des mécanismes et des approches crédibles.

M. Bruno Sido. Maintenant, M. Finn Ugletveit, de l'Autorité de radioprotection norvégienne, va s'exprimer au nom de l'Association des responsables des autorités européennes compétentes en radioprotection (HERCA). Je précise que M. Finn Ugletveit remplace M. Ole Harbitz.

M. Finn Ugletveit, de l'Association des responsables des autorités européennes compétentes en radioprotection (HERCA). Mon directeur général, M. Ole Harbitz, ne peut être présent aujourd'hui et m'a demandé de le remplacer. Je vous indique également que je travaille au sein de l'Autorité norvégienne de radioprotection.

L'Association des responsables des autorités européennes compétentes en radioprotection, HERCA , a été mise en place en 2007 à la suite d'une proposition de l'ASN. L'objectif premier de cette association est de s'assurer de l'efficacité du réseau et de l'existence d'échanges d'informations entre les autorités compétentes afin que puissent se dégager des consensus sur des questions importantes et d'un intérêt commun.

Ce réseau a créé cinq groupes de travail, dont un sur les situations d'urgence et les réactions à adopter en la matière.

Je voudrais insister, dans mon intervention, sur le mécanisme de prise de décision en Europe.

Nous reconnaissons que chaque pays est responsable de ses propres décisions. Néanmoins, nous pensons que si les pays européens prennent des décisions différentes, cela peut avoir une influence négative sur la crédibilité de celles-ci. C'est pourquoi un groupe de travail a été créé afin d'étudier cette question et d'aboutir à une harmonisation des réactions européennes en cas de situation radiologique d'urgence.

Ce groupe de travail a fait une proposition, mais sous la forme d'une approche théorique. C'est pourquoi nous mettons actuellement sur pied un nouveau groupe qui travaille à l'élaboration d'une méthode pratique susceptible de permettre aux autorités de prendre des décisions cohérentes entre elles au sein de l'Europe.

Lorsque l'accident de Fukushima est survenu, le mandat de ce nouveau groupe de travail était en cours de rédaction. La situation était extrêmement complexe pour les États européens, puisqu'en réalité cinq ou six accidents parallèles se déroulaient.

Nous reconnaissons également que les États ont la responsabilité de leurs citoyens à l'étranger. De fait, tous les États d'Europe ont pris des décisions au sujet de leurs citoyens présents au Japon.

Nous reconnaissons aussi que les pays ont produit des évaluations et des conclusions différentes. Et c'est bien pour cette raison qu'ils n'ont, parfois, pas pris les mêmes décisions.

En outre, les autorités compétentes en matière de radioprotection ont joué des rôles différents dans le processus de prise de décision. Dans certains pays, ce processus est très intégré ; dans d'autres, ce genre d'organisme n'a qu'un rôle de conseiller. Nous devrons en tenir compte dans nos conclusions.

Par conséquent, nous avons légèrement amendé le mandat du groupe de travail pour le concentrer sur le processus de prise de décision en matière d'accident nucléaire. En effet, certaines des dispositions prises en Europe après l'accident se sont révélées absurdes.

Le groupe de travail sera bientôt totalement opérationnel et pourra remplir son mandat. Il jouera un rôle important en vue de l'élaboration d'un processus de prise de décision plus cohérent à l'échelle européenne en matière d'urgences radiologiques. Cela nécessitera bien sûr un travail de coordination et de collaboration avec les autres organisations internationales.

M. le président Claude Birraux. Je vais maintenant lire quelques questions émanant de la salle.

« Il a été dit à trois reprises que la catastrophe de Fukushima est due à un séisme suivi d'un tsunami. Mais pourquoi ne pas mentionner la décision humaine de construire un objet technique aussi dangereux dans un territoire dont les fragilités sont connues ? C'est pourtant le seul paramètre sur lequel nous avons prise. »

Personnellement, j'ignore sur quoi nous avons prise dans de telles catastrophes...

Maintenant, une question qui s'adresse plus particulièrement à M. Barbey, le représentant de l'ACRO : « À quel titre peut-il parler des cancers radio-induits de la thyroïde ? Que connaît-il de la physiologie de la thyroïde, de la physiopathologie et des différents types de cancers de la thyroïde ? N'admet-il pas que seuls les spécialistes sont habilités à s'exprimer et à engager personnellement leur responsabilité sur les propos tenus ? »

Je rappelle que M. Barbey a demandé à M. Repussard de clarifier sa déclaration sur les médecins généralistes qui se trompent sur l'iode.

M. Pierre Barbey. J'ai demandé à M. Repussard de préciser son propos, mais je ne me suis pas permis de parler des cancers de la thyroïde.

Je ne suis pas seulement un représentant associatif. En tant qu'universitaire, maître de conférence en biochimie et en biologie cellulaire, je donne des cours à l'université, en particulier sur la thyroïde ! Par conséquent, ce discours selon lequel seuls des spécialistes nommés « médecins » peuvent s'exprimer sur certains sujets m'horripile !

M. le président Claude Birraux. Lorsque je suis malade, je préfère aller voir mon médecin !

M. Pierre Barbey. La médecine est une chose. Les mécanismes biologiques et physiologiques en sont une autre.

M. le président Claude Birraux. Voici d'autres questions dont je donne lecture.

« L'approche probabiliste dans le domaine de la filière nucléaire a été rejetée et est préconisée une démarche déterministe. Au nom de quoi réserver cette démarche du tout ou rien au nucléaire, élargie à tous les autres domaines industriels ou sociaux ? Une telle approche ne nous condamnerait-elle pas à l'immobilisme, voire à s'interdire toute action ? Poussée à ses limites ultimes, une telle démarche philosophique conduirait à renoncer à toute innovation. »

« En cas d'accident nucléaire grave, il est prévu de mettre à l'abri les enfants dans les écoles et les crèches, les parents dans les bureaux. Mais si l'évacuation doit se faire ensuite, selon quelle priorité doit-elle être organisée : les enfants et les femmes d'abord, puis les adultes valides ? Peut-on construire démocratiquement ces priorités ? ». Cette question entrait plutôt dans le cadre de la table ronde précédente...

Une question porte sur le coût élevé des précautions

Enfin, une autre question pour savoir qui décide, et quand, de l'implantation de multiples entreprises de type Seveso ou nucléaires.

M. André-Claude Lacoste. Plusieurs questions ont porté sur les limites des approches déterministe et probabiliste.

En France, notre position doctrinale s'appuie depuis fort longtemps sur une démarche déterministe, éclairée par des compléments fondés sur des probabilités.

Selon moi, Fukushima va nous conduire à dépasser l'affirmation selon laquelle on ne prend pas en compte un scénario totalement improbable, et à adopter une approche tout à fait nouvelle et extrêmement complexe. Celle-ci consistera à dire : peu importe par quel moyen on aboutit à tel état, voyons comment l'installation résiste et ce qui se passe.

Une question a porté sur le choix de construire des centrales nucléaires au Japon dans des zones soumises aux séismes et aux tsunamis. N'y a-t-il pas des choses, dont les conséquences même improbables sont tellement insupportables, que l'on refuse a priori de les envisager ? C'est une vraie question sur laquelle chacun a le droit de se déterminer, soit en scientifique, soit en citoyen.

M. Jacques Repussard. L'interpellation de M. Barbey est tout à fait légitime. Je ne suis ni médecin, ni spécialiste de la thyroïde.

Cela dit, il a été démontré de manière déterministe que des expositions assez fortes à de l'iode radioactif génèrent des cancers de la thyroïde. Cela s'est révélé exact en Biélorussie, en Russie et en Ukraine.

À la suite de l'accident de Tchernobyl, des dépôts radioactifs ont été détectés dans les Vosges, le Jura, une partie des Alpes et en Corse : ils atteignaient plusieurs dizaines de milliers de becquerels par mètre carré.

Pour autant, on ne peut déduire de la quantité de dépôt au sol la dose de radioactivité reçue par les habitants de lieux. Cette erreur de raisonnement, fréquente, a créé nombre de polémiques.

Aurait-il fallu, au nom du principe de précaution, prendre des mesures de limitation ? Je n'entre pas dans ce débat.

En France, il existe plusieurs types de cancers de la thyroïde, mais aucun d'entre eux n'a une signature radiologique automatique. Les cancers radio-induits ont la même forme que des cancers spontanés, pour des raisons que l'on ne comprend pas.

On peut calculer le nombre de cancers de deux façons.

D'abord, à partir d'une estimation des doses de radioactivité reçues par la population, en appliquant les règles de la CIPR et les données théoriques sur la radioprotection - la relation linéaire sans seuil, qui est la doctrine de la radioprotection. On arrive ainsi à la conclusion - et c'est tout le travail qui a été validé par le Conseil scientifique de l'IRSN - que les doses de radioactivité que reçoit la population en France sont davantage gouvernées par l'alimentation que par l'exposition directe aux dépôts. En France, où les gens se nourrissent généralement de produits achetés au supermarché, la dose se situe en moyenne à des niveaux très bas. Par ailleurs, les personnes qui vivaient sur des territoires plus contaminés que d'autres n'avaient pas forcément reçu des doses significativement plus élevées.

En partant de ces doses, reconstituées de manière théorique, et en appliquant la relation linéaire sans seuil, on a calculé que le nombre de cancers de la thyroïde liés à Tchernobyl est compris entre 50 et 70 sur une période de vingt-cinq ans. On a même des prévisions jusqu'en 2025. Il se trouve que ce nombre de cancers est le même que celui de la variation naturelle. Cette conclusion a été validée scientifiquement. On ne peut donc pas, d'un point de vue épidémiologique, parler d'un effet attendu.

Ensuite, on peut calculer le nombre de cancers en constatant les cas. À cet égard, le rapport de l'Institut de veille sanitaire, dont les conclusions ont été établies à partir des registres relatifs aux cancers des enfants, conforte les prévisions calculées par l'IRSN. Ce rapport mentionne une tendance à l'accroissement de l'incidence du cancer de la thyroïde dans la population française - incidence antérieure à Tchernobyl et dont on ne comprend pas la cause -, mais il indique aussi que la densification des équipements permettant de détecter les cancers doit être pris en compte. Toutefois, je ne m'avancerai pas sur ce dernier point qui ne relève pas de mon domaine de compétences. Or les médecins généralistes n'ont pas eu accès à toutes ces données.

Nous ne prétendons pas qu'il n'y a pas eu de cancers radio-induits. Nous disons seulement qu'une épidémie de cancers de la thyroïde liée aux dépôts de Tchernobyl n'est pas avérée.

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