PREMIERE PARTIE :

UN CHAMP SCIENTIFIQUE AUX CONTOURS ENCORE FLOUS

« Il est difficile de trouver une définition fonctionnelle de la biologie de synthèse. Elle dépend des résultats souhaités, soit de ses applications (ou objectifs), soit, de façon plus générale, du concept large de la recherche fondamentale et - pour cette raison - de sa nature expérimentale. Il n'est pas possible de trouver une définition univoque. Car cette définition pourrait changer au cours du temps, à mesure que cette discipline prendra de plus en plus conscience d'elle-même et qu'elle se sera plus largement répandue. » 5 ( * )

En écho à ces observations du rapport de 2009 du Groupe européen d'éthique, qui ne cite pas moins de sept définitions différentes, la Commission présidentielle américaine de bioéthique indique que vouloir définir la BS relève du défi. Un chercheur du MIT a expliqué que, si vous enfermez six biologistes dans une pièce, ils vous donneront sept définitions de la BS : cette plaisanterie, couramment citée, reflète la complexité du positionnement de la BS.

Car les débats sur la BS portent non seulement sur sa définition mais aussi sur son statut scientifique.

Les discussions dépassent les frontières de la science et revêtent également des enjeux de nature politique, sociétale, éthique voire religieuse.

Pour ces raisons, la question sur les tenants et les aboutissants de la BS mérite d'être posée avec des approches croisées et interdisciplinaires.

I.- UN DOMAINE ÉMERGENT

Selon une terminologie communément admise, la BS est un domaine émergent, c'est-à-dire une nouvelle discipline oscillant entre recherche fondamentale et applications, entre biologie moléculaire, biologie systémique et modélisation.

Certains scientifiques la rattachent à l'évolution de disciplines existantes, d'autres, en revanche, l'érigent en discipline à part entière, en se basant notamment sur la rupture qu'elle génère par rapport à l'existant.

A.- LES DÉBATS SUR LA DÉFINITION DE LA BIOLOGIE DE SYNTHÈSE

1.- La biologie de synthèse comme prolongement des disciplines existantes

La position de la Commission présidentielle américaine de bioéthique illustre bien la difficulté de fournir une définition précise et consensuelle de la BS. En effet, d'un côté, elle déclare que : « La BS est le nom donné à ce champ émergent de la recherche, qui combine des éléments de la biologie, de l'ingénierie, de la génétique, de la chimie et de l'informatique. » 6 ( * )

De l'autre, elle fait remarquer que : « La BS est profondément enracinée dans la biologie moléculaire, discipline qui a émergé il y a plusieurs décennies avec la découverte de la structure et de la composition de l'ADN. » 7 ( * )

La même idée est exprimée dans le rapport de la Stratégie nationale de la recherche et de l'innovation (SNRI) 8 ( * ) , qui évoque la « fertilisation croisée » au cours de ces dernières années entre les sciences biologiques et la physique, la chimie, les mathématiques, l'informatique et les sciences de l'ingénieur.

Quant à la deuxième observation de la Commission présidentielle américaine de bioéthique, elle rappelle, comme l'ont indiqué plusieurs de mes interlocuteurs français et étrangers, que ce sont bien les progrès de la biologie moléculaire qui ont ouvert la voie à la BS 9 ( * ) . Celle-ci aurait tiré profit, ainsi qu'on le verra ultérieurement, d'avancées telles que le séquençage du génome, l'ADN recombinant ou la Polymerase Chain Reaction (PCR) qui est une technique d'amplification de l'ADN.

La BS peut être également rattachée aux biotechnologies, comme le souligne le chercheur américain David Berry, qui estime que « le terme de BS devrait, à vrai dire, être celui de biotechnologie synthétique » 10 ( * ) . Selon lui, la BS emploie les outils de la biologie moderne tels que le séquençage et la synthèse de l'ADN, en vue de concevoir des instruments biologiques destinés à accomplir certaines fonctions.

Un autre chercheur américain, Andrew Ellington, professeur de biologie cellulaire et moléculaire à l'Université d'Austin (Texas), estime que la BS vise davantage une « redéfinition des biotechnologies » 11 ( * ) . La BS inclut et modernise la notion ancienne selon laquelle on peut transformer les systèmes vivants.

De même, l'un des éléments-clés de la BS identifiés par le Groupe européen d'éthique 12 ( * ) réside dans « la transformation des éléments biologiques existants » . C'est bien l'un des objectifs de l'ingénierie métabolique, grâce à laquelle, comme on le verra, sont fabriqués les biocarburants.

Pour Sven Panke - professeur à l'Université des sciences et techniques (ETH) de Zürich, l'un des centres de recherche les plus prestigieux dans le domaine - la BS doit opérer comme une « vraie » 13 ( * ) discipline d'ingénierie.

Pierre Tambourin, directeur général du Genopole d'Evry voit, quant à lui, une rupture dans l'évolution future des biotechnologies, qu'il illustre notamment par le fait que « là où le généticien isole, caractérise, transfère un gène d'un organisme à l'autre, d'une cellule à l'autre, le biologiste de synthèse va concevoir un gène nouveau, à partir de morceaux d'autres gènes ou le synthétiser de toutes pièces. Il s'agit, en quelque sorte, de considérer le vivant comme un immense meccano, à partir duquel sont imaginés et construits de nouvelles entités (bactéries), des micromachines (autoreproductibles ou pas), des systèmes qui n'existent pas dans la nature. » 14 ( * )

Pour le comité consultatif national d'éthique, la BS ne dépend pas nécessairement de la mise en jeu des nanosciences et des nanotechnologies. Ainsi, la synthèse de novo du virus de la poliomyélite et celle du virus de la grippe espagnole par l'équipe du professeur Eckard Wimmer de l'Université Stony Brook de New York n'ont fait appel ni aux nanosciences, ni aux nanotechnologies 15 ( * ) .

Selon le rapport de la Stratégie nationale de recherche et d'innovation 16 ( * ) , la convergence s'appuie au moins sur le trio NBI (Nano-Bio-Info). La SNRI y voit même une tendance de fond depuis 2005. La BS peut, par exemple, permettre de réaliser un nano-capteur dans lequel la mesure serait effectuée par des macromolécules biologiques, hybridées avec des éléments nanoélectroniques pour le calcul et l'affichage numérique.

L'ONG canadienne ETC, dont j'ai rencontré les responsables à Ottawa, s'est penchée de façon approfondie sur la BS. Pour eux, la BS serait l'exemple, par excellence, de technologies convergentes, relevant à la fois de la nanotechnologie, de la biotechnologie et des technologies de l'information. ETC considère que la capacité à concevoir des organismes synthétiques à partir de l'ADN préfabriqué comporte potentiellement le pouvoir de révolutionner la biologie et d'amplifier la puissance des technologies convergentes à l'échelle nanométrique. « La biologie synthétique est une technologie nanométrique et doit être considérée dans le contexte plus large des technologies convergentes. » 17 ( * )

Selon l'OCDE, qui admet également l'idée de cette convergence, il conviendrait de distinguer les nano-biotechnologies des bio-nanotechnologies. Les nano-biotechnologies se définiraient comme les technologies nanométriques dont l'usage donne lieu à des applications biologiques et biochimiques. Les exemples qui illustrent cette définition sont les « labopuces 18 ( * ) », la nanomédecine 19 ( * ) , la nanogalénique 20 ( * ) et les implants. Quant aux bio-nanotechnologies, qui font aussi référence à la BS, elles viseraient à exploiter les voies métaboliques des organismes vivants.

L'encadré ci-après permet de voir quelles sont les spécificités respectives des nano-biotechnologies et des bio-nanotechnologies, et leurs interactions.

Source : document communiqué par Jean-Marie François, directeur de la recherche à l'Institut de technologie avancée des sciences du vivant de Toulouse


* 5 European Group on Ethics in Science and New Technologies, « Ethics of synthetic biology », Opinion n°25, 2009, cf. tome II, Annexes. Le Groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE) est une instance neutre, indépendante, pluraliste et pluridisciplinaire, composée de quinze experts nommés par la Commission européenne. Le GEE a pour mission d'examiner les questions éthiques liées aux sciences et aux nouvelles technologies et de soumettre des avis à la Commission européenne dans le cadre de l'élaboration de législations ou de mise en place de politiques communautaires.

* 6 Rapport de la Commission présidentielle américaine de bioéthique, p. 36.

* 7 Op.cit. , p.37.

* 8 « Rapport sur la stratégie nationale de recherche et de l'innovation - Biologie de synthèse : développements, potentialités et défis », mars 2011.

* 9 Rappelons cependant que le terme de biologie synthétique a été proposé dès 1912, soit 26 ans avant celui de biologie moléculaire (1938).

* 10 David Berry, « What's in a Name ? », Nature Biotechnology, décembre 2009.

* 11 Andrew Ellington, « What's in a Name ? », Nature Biotechnology, décembre 2009.

* 12 The European group on ethics in science and new technologies to the European commission, « Ethics of synthetic biology» , Bruxelles, 17 novembre 2009.

* 13 Sven Panke, « Synthetic Biology-Engineering in Biotechnology", rapport au nom de la Commission Bioscience de l'Académie suisse des Sciences de l'ingénieur, 2008.

* 14 Pierre Tambourin, « Biotechnologies », Encyclopedia Universalis, 2009.

* 15 Avis du Comité consultatif national d'Ethique, Avis n°96,  « Questions éthiques posées par les nanosciences, les nanotechnologies et la santé » pp.3-4, 2002.

* 16 « Rapport sur la stratégie nationale de recherche et d'innovation - Biologie de synthèse : développements, potentialités et défis », mars 2011.

* 17 ETC, Extreme Genetic Engineering, 2007.

* 18 Labopuce : miniaturisation, et intégration sur une puce, de systèmes analytiques complexes permettant des analyses rapides tout en consommant de faibles volumes d'échantillon.

* 19 La nanomédecine est l'application médicale des nanotechnologies.

* 20 Nanogalénique : utilisation des nanotechnologies par la pharmacie galénique, qui est l'art et la science de préparer, conserver et présenter les médicaments.

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