11. Antoine Darodes, directeur de la régulation des marchés haut/très haut débit et des relations avec les collectivités territoriales à l'ARCEP103 ( * ) et Jérôme Coutant, membre du collège

19 juillet 2012


A quelle échéance peut-on pronostiquer la généralisation d'un haut débit « efficace » à l'ensemble du territoire ?


Le faible développement du télétravail en France est-il culturel ou peut-il être rapproché de débits parfois insuffisants dans les territoires ruraux ?


La crise actuelle remet-elle en cause l'objectif volontariste d'une couverture intégrale en 2025 ? Quoi qu'il en soit, à l'horizon de 2030-2040, l'accès de l'ensemble du territoire au très haut débit (quelles que soient les techniques employées) vous paraît-il inéluctable ?

Jérôme Coutant - D'abord, je veux rappeler que l'ARCEP se préoccupe autant des territoires ruraux que des zones urbaines, non pas parce que le Parlement nous l'a demandé, mais parce que l'ARCEP a la conviction que les territoires ruraux français ont un potentiel considérable, unique en Europe, qui ne demande qu'à être révélé par le numérique. Au cours de la décennie 2010/2020, tout ce qui sera connecté pourra révéler son potentiel, se transformer, tirer parti des ressources numériques mondiales et des 3 milliards d'individus ou entreprises également connectées. C'est vrai pour les individus, pour les TPE, pour les agriculteurs, les éleveurs et les forestiers, ou pour les professionnels du tourisme. Dans ce monde multiconnecté qui émerge, les réseaux de nouvelle génération vont déverrouiller l'accès et permettre de créer de la valeur de façon totalement dissociée de l'implantation géographique. Tous les pays à faible densité, en Afrique, en Europe de l'Est ou en Amérique du Sud l'ont compris et il ne faut pas que nous perdions de temps en France car la course à la connexion est mondiale.

Dans ce débat, il faut aussi rappeler que la notion d'accès Internet efficace est une cible mouvante parce que les technologies, les usages et les besoins en bande passante, évoluent. Ce qu'il faut souligner, c'est que l'Etat a changé de posture sur l'aménagement numérique : il a compris qu'on ne peut pas s'en remettre uniquement au marché pour assurer à tous les Français un accès Internet fixe et mobile efficace ; il a compris qu'il doit fixer un cap, organiser les rôles dans un marché libéralisé et accompagner les acteurs pour faciliter leur investissement et leur engagement. Le cap politique précédent du très haut débit pour tous avait été fixé à 2025, il vient d'être ramené à 2022, soit un horizon de 10 ans. Ce cap comporte aussi une échéance à plus court terme pour qu'il y ait du haut débit performant partout, en particulier dans les territoires les plus ruraux. Car c'est bien dans l'espace rural que la topographie du réseau téléphonique n'a pas permis d'installer l'ADSL et le dégroupage 104 ( * ) et que de nombreux départements ont choisi de ne pas intervenir, souvent sur les conseils de France Télécom.

Depuis fin 2010, le cadre réglementaire de tout ceci, c'est-à-dire du déploiement de la fibre à l'abonné (FttH 105 ( * ) ) et de la montée en débit 106 ( * ) sur le réseau cuivre, a été finalisé par l'ARCEP. En ce qui concerne le FttH, les opérateurs privés ont accéléré leurs déploiements dans les zones urbaines très denses, en mutualisant la boucle locale et leurs investissements, comme le Parlement l'a souhaité et comme l'ARCEP l'a organisé.

Ailleurs, particulièrement dans les territoires ruraux, les déploiements FttH à l'initiative des collectivités sont encore modestes et bien souvent les projets locaux de montée en débit ne sont pas coordonnés au niveau départemental ou régional. Cela tient au fait que les collectivités sont confrontés à plusieurs facteurs d'incertitude : manque de visibilité sur les financements de l'Etat et de l'Europe sur les 10 ans à venir, incertitude sur le périmètre réel de déploiement des opérateurs et sur leur volonté de co-investir rapidement sur les RIP, et enfin complexité juridique, technique et opérationnelle de ces réseaux. Il y a donc toujours un risque de fracture numérique important pour les territoires ruraux par manque de cadrage national.

Antoine Darodes - ce manque de visibilité des collectivités induit un paradoxe sur lequel il faut insister : même dans les réseaux d'initiative publique (RIP) en cours, les collectivités territoriales ont tendance à privilégier les déploiements dans les centres bourgs dans un souci d'équilibre économique de leur projet, faute de visibilité sur les financements de l'Etat dans la durée. Cela peut se comprendre dans les circonstances actuelles, mais cela revient à améliorer les lignes bénéficiant d'un débit déjà convenable en délaissant celles où le débit est faible, ce qui est vraiment paradoxal venant des collectivités. Pour éviter cette fracture, il est impératif que le cadrage national encourage la construction prioritaire, ou au moins concomitante, des prises les plus chères parallèlement à l'installation des prises urbaines.

De plus, l'approche réaliste et prudente des collectivités ne garantit pas l'équilibre à long terme des projets d'initiative publique, qui sont pourtant indispensables. En effet, les collectivités n'ont aucune visibilité de la part des opérateurs sur leurs projets d'évolution technologique sur les zones d'intervention publique, comme le VDSL 107 ( * ) , projets qui pourrait venir concurrencer frontalement les prises fibre installées dans le cadre des RIP et déstabiliser l'ensemble du projet public.

Autant cette transparence des opérateurs privés va devenir indispensable pour que les collectivités puissent avancer, autant les collectivités territoriales ont intérêt à bien réfléchir avant de déployer un RIP sur un périmètre d'intervention privée avérée, car les opérateurs ne voudront pas co-investir sur un réseau qui doublonne le leur.

Jérôme Coutant - Pour toutes ces raisons, un cadrage national plus fort est indispensable, pour mieux accompagner l'action publique et privée visant à lutter contre la fracture numérique, car celle-ci frappera surtout les territoires ruraux. Mais l'action publique opérationnelle doit rester décentralisée, car ce sont les collectivités locales qui connaissent le mieux leur territoire et leurs priorités et elles sont parfaitement légitimes à agir dans ce domaine.

En particulier, les SDTAN 108 ( * ) pourraient jouer un rôle plus important, avec un suivi dans le temps des déploiements des opérateurs dans les zones d'investissement privé, avec la prise en compte des projets de déploiement dans d'autres technologies, comme le VDSL ou la 4G. L'autre objectif des SDTAN, qu'il faut renforcer, est de bien coordonner les différents projets publics sur un même territoire, notamment les projets de montée en débit à l'initiative des communes ou des EPCI. La notion de chef de file pourrait être renforcée par la loi.

Antoine Darodes - Dans ce contexte, s'il n'y a pas une priorisation forte des territoires ruraux, ils seront servis les derniers. La principale variable d'ajustement est le financement public de long terme, en particulier de l'Etat, car ce sont des projets d'infrastructures à rentabilité longue. Cet apport de financement pourrait se faire non seulement sous forme de subventions d'investissements, en conformité avec les règles européennes en matière d'aide d'Etat, mais aussi sous forme de prêts à long terme, pour lesquels de nombreux fonds d'infrastructures ont manifesté de l'intérêt.

Une autre question très importante qui se pose est celle de la formation. Chaque projet mobilisant de très nombreux emplois qualifiés, d'ailleurs non délocalisables, un risque de pénurie de main-d'oeuvre pourrait se manifester d'ici quelques mois, surtout si le rythme de déploiement venait à s'accélérer comme le souhaitent l'ARCEP et le Gouvernement.

[ Gérard Bailly - Une desserte par voie aérienne est-elle envisageable ?]

Jérôme Coutant - Pour l'hertzien, les licences WiMAX attribuées en 2005 au niveau régional avaient en effet pour objectif la couverture hertzienne des zones blanches du haut débit. Depuis le retrait du projet national de TDF, les déploiements sont essentiellement le fait des collectivités dans le cadre de leur réseau d'initiative publique. L'ARCEP veille ainsi à ce que les collectivités qui utilisent des fréquences WiMAX aient accès à des ressources supplémentaires de la part d'opérateurs qui ne tiennent pas leurs engagements de déploiement.

Quant à la 4G, elle comporte des promesses très encourageantes notamment parce que l'accès Internet en situation de mobilité correspond à un réel besoin. Afin d'éviter une fracture numérique sur la 4G, l'ARCEP, avec le soutien du Parlement, a fixé aux opérateurs un calendrier de déploiement plus rapide sur les zones les moins denses du territoire, précisément là où la 3G n'était pas encore déployée en 2009, que sur les zones les plus denses. C'est un changement très structurant de méthode qui montre bien le niveau de priorité que le régulateur accorde à la couverture des territoires ruraux. Cette couverture très haut débit mobile des communes rurales s'accompagnera nécessairement d'un maillage en fibre optique pour collecter les points hauts, ce qui occasionnera un dialogue étroit avec les collectivités. C'est d'ailleurs un sujet sur lequel l'ARCEP recommande que la concertation et la transparence s'effectue dans le cadre des schémas directeurs numériques.

[ Gérard Bailly - Concernant la téléphonie mobile, il existe encore quelques zones blanches....]

Jérôme Coutant - ... ainsi que de nombreuses zones grises, celles où seul un opérateur, parfois deux, couvre la zone. L'ARCEP est bien consciente du problème, qui tient à la réticence des opérateurs à mutualiser leurs points hauts, dans une logique de concurrence par l'investissement. Seul le Parlement avait le pouvoir de mettre fin à cette course à la redondance des infrastructures dans les territoires ruraux. C'est ce qui a été fait pour le plan zones blanches de 2003, mais les opérateurs ont refusé, pour la 3G, d'étendre le principe de la mutualisation aux zones grises, qui concernent de l'ordre de 5000 communes.

L'attribution des fréquences 4G a donc été l'opportunité pour l'ARCEP de s'attaquer sérieusement à ce problème des zones grises, en fixant des objectifs de couverture très élevés - 99,6 % de la population nationale, 95% minimum de la population de chaque département - et en créant une obligation à faire droit à toute demande « raisonnable » de mutualisation. Les discussions semblent bien avancer car les opérateurs ont compris qu'ils y avaient intérêt, particulièrement depuis l'arrivée de Free mobile. Les opérateurs historiques cherchent en effet à conserver une avance en déployant rapidement la 4G. Ces opérateurs ont d'ailleurs fait de nombreuses annonces en ce sens.


Quelles avancées accompagneront le haut débit généralisé, puis le très haut débit dans les territoires ruraux ? Avec quelles conséquences probables pour l'installation des particuliers (télétravail, télésanté, télé-éducation sociabilités électroniques...), des entreprises et des administrations ?

Jérôme Coutant - Cette question est fondamentale et je l'ai abordée d'emblée. Le très haut débit fixe et mobile dans les territoires ruraux va ouvrir de nouvelles opportunités d'innovation dans les services numériques résidentiels ou professionnels. L'ubiquité et la symétrie de l'accès va transformer la santé, l'éducation, le travail, les loisirs, la création artistique, etc. Il n'y a aucune limite.

Bien entendu la possibilité de travailler une partie de la semaine à distance va devenir un argument de marketing territorial, et en même temps un révélateur de potentiel pour les territoires ruraux. Il faut faire confiance à la capacité d'innovation du secteur numérique, mais cela ne veut pas dire que les collectivités ne doivent pas s'y intéresser. Elles peuvent faciliter l'émergence de nouveaux services. Devenir un territoire numérique, c'est aussi se poser la question des services au public. Certains départements ou régions ont entamé des réflexions de type schéma directeur sur le développement des services numériques. C'est aussi une façon de sensibiliser les élus et de former des équipes dans ce domaine.


* 103 Autorité de régulation des communications électroniques et des postes.

* 104 Dégroupage : mise à disposition par France Télécom de la boucle locale cuivre à un autre opérateur, lui permettant d'installer des technologies ADSL plus performantes et de proposer des services innovants (triple-play par exemple)

* 105 FttH : fiber to the home, c'est-à-dire réseaux de fibre jusqu'à l'utilisateur

* 106 Montée en débit : opérations techniques permettant d'augmenter le débit des utilisateurs (par exemple création d'un répartiteur plus près des usagers, ce qui réduit la longueur des lignes cuivre et augmente les performances ADSL)

* 107 Very High Bitrate Digital Subscriber Line.

* 108 Schéma directeur territorial d'aménagement numérique.

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