M. Yves Henocque, Conseiller principal Stratégies maritimes et gestion intégrée mer et littoral, Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER)

L'Océanie, ce continent immense « fait de mer plutôt que de terre » 12 ( * ) , ce sont vingt-cinq millions de km 2 , soit pratiquement un cinquième de la surface du globe, des dizaines de milliers d'îles qui parsèment les mers du Sud comme autant de joyaux. Impossible d'évoquer cet univers sans rendre compte de la sphère culturelle la plus inimaginable qu'ait créée l'imagination humaine. Par-delà des distances équivalentes au double de la largeur du Canada, des liens culturels se sont tissés entre ces populations insulaires.

Le Français Dumont d'Urville, navigateur et explorateur du XIX e siècle, suite à une expédition dans le Pacifique, avait été notamment frappé par le fait que le peuple de Polynésie, à la différence des autres atolls, se caractérisait par une culture homogène, des langues étroitement liées et une conception commune de l'histoire.

Les quelques lignes qui suivent s'appuient sur des emprunts faits à l'excellent ouvrage de Bernard Rigo 13 ( * ) , qui nous permet de comprendre la spécificité du rapport au monde et au pouvoir des Polynésiens compte tenu de leur histoire passée.

Quand la relation détermine l'être :

Dans les langues océaniennes, les auxiliaires être et avoir sont absents alors que depuis Aristote le verbe substantif est posé comme un a priori universel, son absence n'étant pas pensable. L'une des conséquences est qu'en Polynésie, « l'être » en position absolue n'existe pas ; la syntaxe détermine les entités les unes par rapport aux autres, le lexique fait l'économie d'un lexème qui signifierait l'être. « On n'est pas, on est quelque chose en fonction d'un ensemble de choses ; c'est le système relationnel qui définit l'entité » nous dit B. Rigo.

Le rapport à la nature :

Avant la période de contact avec l'Occident, le sujet polynésien ne vivait pas dans la nature, il vivait en relation avec des entités plus ou moins chargées en sacralité dans le cadre de son réseau. Absente du lexique, la nature est aussi absente de la représentation sociale, la nature n'est pas enchantée car il n'y a pas de nature. La nature n'est pas une extériorité, elle est présente partout, elle est le fondement de la vision holistique propre de l'identité polynésienne. Tous les mouvements culturels d'affirmation identitaire, tous les partis politiques en quête d'indépendance, tous les artistes polynésiens font une place de choix à l'écologie. C'est dans ce souci écologique, dans ce respect de la nature sacrée que s'affiche la conscience polynésienne sûre de son identité. À la différence de l'Occident, la nature n'est pas ce qui sépare, au contraire elle est ce qui relie. En constituant le lien entre les hommes et les dieux, elle assure la place de chacun dans un réseau et assure la continuité avec les ancêtres.

La toile de fond du colonialisme :

En Polynésie Française, la protection des milieux naturels et plus particulièrement des récifs coralliens face aux menaces anthropiques ne peut s'abstraire de la mémoire du passé colonial au risque d'être elle-même soupçonnée de vouloir prolonger les politiques du passé. L'autonomie politique marque certes un départ des pratiques du passé, mais ne les efface pas si facilement.

Certes, aujourd'hui, la soumission des populations n'est plus de mise, néanmoins leurs « capabilités » (de faire et d'être, de choisir parmi de multiples possibilités celles qui sont les plus aptes à leur développement humain) ont été entachées et réduites. Prendre conscience des conséquences durables des pratiques du passé est une bonne manière de se prémunir contre l'affirmation de la conservation comme valeur universelle, qui reviendrait à priver à nouveau les habitants concernés de leurs biens. Une patrimonialisation non appropriée par les acteurs locaux conduirait de fait à l'exclusion de tous ceux pour qui le lagon n'est pas seulement une scène spectaculaire à sanctuariser au profit de quelques scientifiques ou pour répondre à l'imaginaire touristique occidental. Les travaux des États généraux de 2009 ont encore rappelé l'ambition de construire le futur du pays selon son identité et non de détruire cette identité pour répondre aux impératifs de la croissance économique.

État des lieux économique et social :

Face à la crise économique qui touche la Polynésie française depuis plus de cinq ans, tout le monde s'accorde pour dire que la conjoncture mondiale seule ne saurait être l'unique responsable des maux polynésiens. Dans un de ses récents rapports 14 ( * ) , l'Agence Française de Développement (AFD) parle de la nécessité de réforme structurelle « incluant la réduction de l'interventionnisme public (170 milliards Fcfp/an) et la diminution progressive des barrières aux échanges imposant une refonte des fiscalités locales », non sans rappeler les propos du Conseil économique, social et culturel (CESC) qui en reconnaît les vertus, mais rappelle également que « les droits d'entrée constituent une ressource qui alimente le budget du pays et permettent de protéger certaines activités locales encore fragiles ou génératrices d'emploi » 15 ( * ) .

La gouvernance revisitée :

Ici comme ailleurs, toute imposition qui au nom de l'objectivité et de la rationalité fonctionnelle prétendrait réguler les rapports de l'homme à l'environnement sans s'appuyer sur les soubassements culturels et cognitifs risque d'avoir des effets contre performants. C'est autour des notions de circulation, de réseau, d'emboîtement, de maillage, d'accumulation d'énergie que la notion de gouvernance devrait se déployer. Paradoxalement le terrain s'y prête d'autant plus que la cosmogonie polynésienne est par certain point homologue à l'approche socio-écosystémique de l'environnement. Cette conception, contrairement à l'idée ontologique de la nature et de son équilibre est fondée sur une vision dynamique et processuelle des relations entre l'homme et le milieu dont il fait partie. Elle est profondément interactive et évolutive et doit être prise en compte dans toute tentative de « reterritorialisation » 16 ( * ) ou de patrimonialisation.

Loin d'une nature figée, le mouvement incarne l'essence même de l'environnement qui est un processus permanent de changement et d'évolution adaptative, conséquence des interactions entre les activités humaines et la dynamique propre aux milieux vivants. C'est donc sur le mouvement, la circulation, et la mise en oeuvre de dispositifs de mise en réseaux favorisant la synergie sociale et inter-insulaire que devrait se déployer la gouvernance et la gestion intégrée des îles. L'exercice du pouvoir devrait viser moins au contrôle et à la surveillance des activités et des populations qu'au renforcement de leur capacité et de leur propre pouvoir pour prendre des initiatives collectives et solidaires pour mieux gérer les biens et les lieux hérités des ancêtres.

Pour une connaissance « située » :

La connaissance et l'expertise scientifiques sont les figures dominantes de l'émergence de la globalisation 17 ( * ) via la construction et la dissémination de modèles conceptuels d'un système global. Ces modèles ont construit une ontologie des problèmes globaux environnementaux et sociaux parfaitement résumés dans le choix des thématiques d'intérêt transversal (TIT) de l'Initiative française pour les récifs coralliens (IFRECOR).

Là où la nature et la société étaient perçues dans le passé dans un cadre local ou national, les experts les traitent de plus en plus (la conférence de Rio 1992 représentant un tournant dans ce sens) à travers des thématiques globales (biodiversité, climat, bio-invasions, pollutions, etc.) développant des simulations à l'échelle planétaire et s'intéressant particulièrement aux processus systémiques globaux.

Le pouvoir de ces autorités scientifiques se traduit par le développement de banques de données, la création de réseaux d'observatoires fournissant des modèles sophistiqués et systémiques de processus globaux ignorant les savoirs locaux. Ce globalisme constitue le cadre explicite de construction de la nature et de la société dans des termes globaux. Il proclame par ailleurs la neutralité de la communauté épistémique et son objectivité.

Dans ce contexte de globalisation, la gouvernance est un processus dynamique entre le local et le global. Ce processus suppose notamment une transformation du rapport à la connaissance, à savoir non plus la croyance en l'universalité et l'objectivité de la science mais l'idée que toute connaissance est située et donc relative au contexte où elle intervient. Tout dispositif de gouvernance, en termes de structure et de lieu de rencontre, doit pouvoir faciliter un tel processus de mise en situation commune.


* 12 J.M.G. Le Clézio. 2006. Raga - Approche du continent invisible. Ed du Seuil, 136 pp.

* 13 B. Rigo. Altérité Polynésienne, CNRS, 2004

* 14 AFD. 2012. Interventionnisme public et handicaps de compétitivité : analyse du cas polynésien. Document de travail, 121, Mars 2012.

* 15 CESC. 2008. Avis sur la rénovation de la relations d'association entre les PTOM et l'UE. N° 49/2008.

* 16 C. Gaspar. T. Bambridge. 2008. Territorialités et aires marines protégées à Moorea (Polynésie française). Le Journal de la Société des Océanistes, 126-127.

* 17 B. Kalaora, Global Expert : The Religion of Words Geographica Helvetica, Jg. 54 1999 / Heft.2

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