B. MAIS UN MODÈLE PROMPT À STIGMATISER

Qu'est-ce qui fait alors que la défiance et la stigmatisation semblent être devenues la norme aujourd'hui ? Si la crise a un indéniable effet sur la dégradation du climat social, elle n'explique pas tout.

1. Un modèle figé dans des représentations dépassées
a) Sur la famille

La politique familiale française, conçue après la Libération, a eu pour objectif premier de soutenir la natalité. Les mesures redistributives concernaient donc l'ensemble des familles et ne ciblaient pas les enfants pauvres et leurs familles. En réalité, les mesures redistributives en faveur des familles pauvres se sont donc longtemps confondues avec les transferts au bénéfice des familles nombreuses.

Certes, on peut créditer cette politique du taux de natalité particulièrement élevé observé en France, mais on déplorera aussi qu'elle soit demeurée fondée sur un modèle dépassé, celui de la famille nombreuse, comptant deux parents et dont l'un reste au foyer. De fait, elle est très éloignée des réalités et ne peut plus convenir au modèle contemporain.

En l'espace d'une quinzaine d'années, l'environnement familial des enfants s'est en effet profondément modifié. Les évolutions socio-démographiques observées depuis les années soixante-dix ont fait sentir tous leurs effets dans les années quatre-vingt puis quatre-vingt-dix : déclin de la famille nombreuse, diminution du nombre d'enfants et montée de la monoparentalité.

Le système social s'est construit sur la solidarité familiale. Dès lors que celle-ci se dissout, il ne permet plus d'atténuer les effets de la pauvreté.

b) Sur le monde du travail

Julien Damon 72 ( * ) développe l'analyse suivante : « L'État-providence français est un système de protection sociale qui protège d'abord ceux qui le sont déjà et qui a bien du mal à prendre en charge ceux qui ne le sont pas (les jeunes qui ne trouvent pas à s'insérer sur le marché du travail) ou ceux qui ne le sont plus (les chômeurs). Très efficace pour les "insiders" 73 ( * ) , le modèle social français est moins performant pour les "outsiders" 74 ( * ) . En gros, sont bien protégés des aléas d'une économie internationalisée ceux qui sont bien insérés, et depuis longtemps ; sont exposés aux chocs de la mondialisation (concurrence des coûts et des espaces) ceux qui ne sont pas encore ou pas totalement intégrés sur le marché du travail. »

Le sociologue Nicolas Duvoux 75 ( * ) résume la situation en soulignant que « le système continue de protéger les emplois stables des personnels masculins » .

Sans compter que le culte de la performance est lui aussi devenu une norme indépassable. Pour Alain Ehrenberg, sociologue 76 ( * ) , « le culte de la performance a opéré le passage de cette liberté privée à une norme pour la vie publique en faisant la synthèse de la compétition et de la consommation, en mariant un modèle ultra-concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle. » La société moderne s'est elle-même piégée dans la spirale du culte de la performance, lequel, couplé à la concurrence forcenée et à la maximisation des forces, a un corollaire : le mépris des plus faibles, de ceux que l'on considère comme des « perdants ».

Il n'est pas si loin le temps où un ministre de la République dénonçait les supposées « dérives de l'assistanat » , « cancer » , selon lui, « de la société française » . La stigmatisation, c'est la culpabilisation, alors que les hasards de la vie, pas toujours les hasards d'ailleurs, ont pu provoquer la pauvreté. Pauvre n'est pas un choix de vie. À la précarité matérielle s'ajoute donc une stigmatisation organisée ou simplement tolérée par la société.

2. La peur du déclassement
a) De l'oeuf au sablier

Pendant longtemps, la société a pris la forme d'un oeuf 77 ( * ) : en haut, une catégorie limitée de gens fortunés, en bas, une catégorie également limitée de gens très pauvres ; au milieu, des classes moyennes constituant la majorité de la population. Si, depuis les années soixante-dix, le nombre de Français se déclarant appartenir aux classes moyennes n'avait cessé d'augmenter, force est de constater aujourd'hui un mouvement de reflux. Ainsi, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès 78 ( * ) , depuis 2010, environ 6 % des Français ont eu le sentiment de basculer des classes moyennes vers les couches « modestes » ou « défavorisées ». Ce phénomène est aussi connu sous le nom de « démoyennisation ».

La société tend donc à prendre la forme d'un sablier : en haut, des gens fortunés plus nombreux ; en bas, davantage de personnes pauvres, rejointes dans leur condition par des catégories sociales qui pensaient jusqu'à présent être préservées de la pauvreté.

Cette tendance s'inscrit dans une spirale récessive : la majorité des Français sont convaincus de vivre moins bien que la génération de leurs parents, qu'eux-mêmes vivront moins bien dans dix ans qu'aujourd'hui et que la génération de leurs enfants vivra moins bien que la leur.

b) Les pauvres se font la guerre entre eux

Le sociologue Olivier Schwartz 79 ( * ) , cité par Nicolas Duvoux, souligne l'émergence d'un phénomène de « tripartition de la conscience sociale » dans les catégories modestes, situées à la frontière des classes populaires et des classes moyennes salariées. Dans le cadre d'une enquête menée auprès des conducteurs de bus de la RATP, il remarque qu'un certain nombre d'entre eux privilégient, en lieu et place de la représentation binaire de la société entre les « ouvriers » et les « patrons », une conscience sociale triangulaire, avec « le sentiment d'être non pas seulement soumis à une pression venant du haut, mais aussi à une pression venant du bas, venant de plus bas qu'eux » . « Cette pression venant du bas » , précise Olivier Schwartz, « c'est par exemple l'idée qu'il y a trop de chômeurs qui non seulement n'ont pas d'emploi mais qui n'en cherchent pas, qui vivent du revenu minimum ou des aides sociales, qui se dispensent par conséquent de chercher du travail, et qui peuvent s'en dispenser parce que d'autres paient des impôts pour eux » .

Les classes moyennes fragilisées, par crainte du déclassement, cherchent alors à marquer leur distance avec les exclus, accusés de se complaire dans l'« assistance ». De là découle le développement de la dénonciation d'un supposé assistanat, dénonciation qui, selon Nicolas Duvoux, est une caractéristique assez forte de la représentation sociale et idéologique.

Il est d'ailleurs surprenant de découvrir l'estimation du montant minimum dont les Français estiment avoir besoin chaque mois pour vivre : 1 490 euros. Tel est le résultat d'une enquête réalisée en février 2014 par l'institut BVA à la demande de la Drees. Si le sentiment général est qu'il faut atteindre un tel niveau de revenu pour vivre décemment, comment justifier la stigmatisation de personnes qui survivent sous le seuil de pauvreté ?

D'ailleurs, pourquoi le système n'éclate-t-il pas ? L'explication revient au sociologue Camille Peugny 80 ( * ) : « Si une relative paix sociale semble encore exister, c'est parce que les "perdants" de la mondialisation se font la guerre entre eux. »

3. L'école et la reproduction des inégalités
a) Le poids des déterminismes sociaux

Les inégalités ne sont pas que financières. La France apparaît comme l'un des pays où l'origine familiale et sociale des élèves pèse le plus lourdement sur leur réussite scolaire. Résultat : d'un côté, sept enfants d'ouvriers sur dix sont ouvriers ; de l'autre, sept enfants de cadres sur dix sont cadres. Loin de corriger les déterminismes sociaux, l'école ne fait, dans l'ensemble, que les aggraver. Ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Charbonnel, « c'est à l'école que l'enfant fait l'expérience de la pauvreté » .

Camille Peugny montre bien que la massification scolaire apparue dans les années soixante 81 ( * ) ne s'est pas accompagnée d'une démocratisation de l'école. « Au cours du dernier quart de siècle » , explique-t-il, « l'intensité de la reproduction sociale a très peu diminué » 82 ( * ) , sous l'effet conjoint d'un mouvement de « reproduction par le bas » et d'un mouvement de « reproduction par le haut ».

En France, tout est figé très tôt et le système éducatif n'est à aucun moment capable de réduire les inégalités. Comparé aux autres pays de l'OCDE, la France y consacre à peu près la même part de budget, mais dépense 15 % de plus pour un élève de secondaire et 17 % de moins pour un élève de primaire 83 ( * ) . Ce qui fait dire à Jérôme Vignon, président de l'ONPES : « Le constat est partagé que, malgré des dépenses d'éducation de grande ampleur par enfant et par jeune, les résultats de notre pays du point de vue de la sortie de l'appareil scolaire en termes de diplôme ou de qualification ne sont pas bons et ne s'améliorent pas depuis une vingtaine d'années. »

On le sait, l'école maternelle et élémentaire constitue une étape déterminante pour assurer à chaque enfant les mêmes chances de réussite. Un premier pas a d'ailleurs été fait en ce sens au travers de la loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République.

b) L'enquête Pisa et la place de la France

Depuis 2000 et tous les trois ans, l'OCDE mène une enquête Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), auprès de jeunes de quinze ans dans les trente-quatre pays membres de l'OCDE et dans de nombreux pays partenaires.

Pisa évalue l'acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Les tests portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique et se présentent sous la forme d'un questionnaire de fond. Lors de chaque évaluation, un sujet est privilégié par rapport aux autres. Le classement pour 2012 a été rendu public en décembre 2013.

Plutôt que la maîtrise d'un programme scolaire précis, Pisa teste l'aptitude des élèves à appliquer les connaissances acquises à l'école aux situations de la vie réelle. Les facteurs conditionnant leurs performances ainsi que leur potentiel pour l'apprentissage tout au long de la vie font également l'objet d'une analyse au moyen de questions portant sur l'approche de l'apprentissage et le milieu social des élèves. Grâce à un questionnaire complété par les proviseurs, Pisa prend également en compte les particularités d'organisation des écoles.

Dans chacun des pays participants, entre 4 500 et 10 000 élèves remplissent le questionnaire de fond pour chaque évaluation. Les étudiants sont sélectionnés à partir d'un échantillon aléatoire d'établissements scolaires - publics ou privés - ainsi que sur un critère d'âge - entre quinze ans et trois mois à seize ans et deux mois au début de l'évaluation -, et non en fonction de leur classe.

Par ailleurs, les élèves sélectionnés dans chaque pays doivent passer des tests écrits avec des questions ouvertes ou à choix multiples. À chaque évaluation, un temps d'épreuve plus long est prévu pour le sujet principal par rapport aux autres sujets. L'élaboration et la mise en oeuvre du test sont réalisées par un consortium international qui travaille en étroite collaboration avec les directeurs nationaux de projet. Le consortium communique ses résultats au secrétariat de l'OCDE, qui gère le projet, ainsi qu'au Comité directeur du Pisa, qui élabore ses orientations politiques.

Au total, environ 510 000 élèves, représentatifs des quelque 28 millions d'élèves âgés de quinze ans scolarisés dans les soixante-cinq pays et économies participant, ont passé les épreuves Pisa en 2012.

Selon le classement 2012, comme le montre le tableau présenté ci-dessous, la France recule et tombe dans la moyenne des pays de l'OCDE alors qu'elle figurait auparavant dans le groupe de pays affichant des supérieurs à la moyenne.

Elle n'arrive notamment qu'en vingt-cinquième position en « culture mathématiques », vingt et unième position en « compréhension de l'écrit » et vingt-sixième position en « culture scientifique ».

Culture mathématique

Compréhension de l'écrit

Culture scientifique

Score moyen

Pourcentage d'élèves peu performants

Pourcentage d'élèves très performants

Variation annualisée

Score moyen

Variation annualisée

Score moyen

Variation annualisée

France

495

22,4

12,9

-1,5

505

0,0

499

0,6

Moyenne OCDE

494

23,1

12,6

-0,3

496

0,3

501

0,5

Source : OCDE, base de données Pisa 2012

Sur la base de ces résultats, l'OCDE dresse le constat suivant : « Le système d'éducation français est plus inégalitaire en 2012 qu'il ne l'était neuf ans auparavant et les inégalités sociales se sont surtout aggravées entre 2003 et 2006 (43 points en 2003, contre 55 en 2006 et 57 points en 2012). En France, lorsque l'on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement aujourd'hui moins de chances de réussir qu'en 2003. »

Le combat contre la stigmatisation passe également par la dénonciation des idées reçues.


* 72 Le modèle social est-il soluble dans la mondialisation ? - Les Cahiers français, n° 367, 2012.

* 73 Salariés avec un contrat stable.

* 74 Travailleurs précaires ou chômeurs.

* 75 Audition du 6 juin 2013.

* 76 Le culte de la performance - Alain Ehrenberg - Calmann-Lévy - 1991.

* 77 Alerte - Pour un pacte contre la pauvreté et l'exclusion - mars 1995.

* 78 Le grand malaise. Enquête sur les classes moyennes - Jérôme Fourquet, Alain Mergier, Camille Peugny - Fondation Jean-Jaurès - mai 2013.

* 79 Vivons-nous encore dans une société de classes ? - Note publiée sur laviedesidees.fr, le 22 septembre 2009.

* 80 Audition du 16 octobre 2013.

* 81 Conséquence de la réforme Berthoin, qui, en 1959, repoussa à seize ans l'âge de la scolarisation obligatoire et ouvrit aux enfants des classes populaires les portes du premier cycle du secondaire.

* 82 Le destin au berceau : Inégalités et reproduction sociale - Camille Peugny - 2013.

* 83 Regards sur l'éducation 2012 - OCDE.

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