II. UNE EUROPE QUI N'EST CEPENDANT PAS ASSURÉE DE SON AVENIR

Malgré ce bilan éloquent, l'Europe n'est pas assurée de son avenir. Elle subit une crise de confiance sérieuse au sein de chacun de ses peuples qui la ressentent plus comme une contrainte que comme un espoir. Elle pâtit aussi de l'attitude des États membres qui, trop souvent, se détournent du projet commun et n'osent plus l'affirmer comme un fondement de leur politique. La gouvernance européenne apparaît de plus en plus inadaptée. Le budget européen est bien trop limité pour servir une véritable ambition. Enfin, l'Union européenne peine à exister comme puissance sur la scène internationale.

A. UNE CRISE DE CONFIANCE DES CITOYENS

L'Europe doit se construire pour ses citoyens. Son action doit être identifiée et perçue comme positive. Or faute d'une vision, le projet européen se dilue de plus en plus dans une dérive bureaucratique qui ne peut que nourrir tous les populismes.

1. Une Europe bureaucratique

La construction européenne est un grand projet politique. Ce projet a été porté par d'éminents hommes politiques qui avaient une vision de l'avenir. Sans une telle vision, Robert Schuman et Jean Monnet n'auraient pas proposé une méthode fondée sur les solidarités de fait au service d'une intégration politique. Le général de Gaulle et le chancelier Adenauer n'auraient pas pu jeter les bases du couple franco-allemand. MM. Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt n'auraient pas pu lancer le système monétaire européen. MM. François Mitterrand et Helmut Kohl - avec le soutien éclairé de M. Jacques Delors - n'auraient pas pu concevoir l'Union européenne et l'euro. Aujourd'hui, les citoyens, notamment les jeunes, ont le sentiment que plus personne ne porte le projet européen. Ce silence, ce manque de vision à long terme et cette absence de courage créent un sentiment d'insécurité. Ils posent la question du sens.

Malheureusement, quand la vision s'efface et que le projet s'affadit, la porte est grande ouverte à une Europe bureaucratique qui s'éloigne des attentes des citoyens et qui ouvre toute grande la porte aux nationalismes, aux populismes et aux séparatismes. En son temps, Jean Monnet avait mis en garde contre un tel risque.

C'est en quelque sorte « l'Europe qui tue l'Europe », qui se trompe d'objectifs faute d'être claire sur son projet. L'Union européenne apparaît aujourd'hui trop souvent comme une « machine » à produire des normes, mal comprise par nos concitoyens. Le Sénat a dû faire usage des nouvelles prérogatives que lui confère l'article 88-4 de la Constitution, depuis la révision constitutionnelle de 2008, d'adopter des résolutions européennes sur « tout document émanant d'une institution européenne » pour s'opposer avec succès à des projets bureaucratiques qui auraient eu un fort impact sur nos territoires et nos filières économiques. Tel fut le cas, par exemple, pour un document de travail concernant les profils nutritionnels (résolution européenne du 26 mai 2009) et pour un projet de règlement tendant à permettre l'élaboration de vin rosé par coupage de vin rouge et de vin blanc (résolution européenne du 25 mai 2009) !

Plus récemment, en mai 2013, on a appris que la Commission européenne poursuivait l'objectif d'interdire l'utilisation de bouteilles d'huile d'olive réutilisables dans les restaurants ! Comme si l'Europe ne devait pas avoir d'autres ambitions que de susciter une incompréhension croissante des peuples. Finalement, un compromis a pu être trouvé en novembre 2013, moyennant l'abandon de cette proposition surprenante.

L'harmonisation des pommeaux de douche procède des mêmes stupidités !

La « machine » bruxelloise cherche aussi à harmoniser à marche forcée des domaines dans lesquels des questions de concurrence, pour des raisons territoriales, se posent peu, voire pas du tout. Le cas des centres équestres, dont le relèvement du taux de TVA a suscité une préoccupation légitime, en fournit une récente illustration. Ce n'est pas cette Europe tatillonne et bureaucratique que les citoyens attendent. Dans le même temps, en effet, des sujets essentiels comme l'énergie et la défense ne sont pas bien traités par l'Union européenne.

La rigidité du droit européen nourrit aussi le sentiment des citoyens de ne pas avoir de prise sur son contenu. La règle de l'unanimité maintenue dans certains domaines, le monopole de l'initiative entre les mains de la Commission européenne, concourent à donner l`image d'un droit qui résiste aux évolutions technologiques et sociétales. Les débats autour du taux de TVA applicable au livre numérique en donnent une bonne illustration.

Cette dérive bureaucratique se double d'erreurs de communication manifestes qui altèrent l'image de l'Union européenne aux yeux des populations.

Votre rapporteur s'en est fait l'écho lors de questions d'actualité au Gouvernement 4 ( * ) . C'est au milieu de l'hiver, au moment où chacun est très légitimement plus sensible à la détresse des personnes sans domicile fixe, que l'Europe annonce la baisse de ses crédits d'aide alimentaire. Alors que beaucoup de parents ne connaissent l'Europe qu'à travers le programme Erasmus, qui permet à leurs enfants de poursuivre des études à l'étranger, ce sont ses crédits que l'on annonce en diminution. C'est au lendemain du scandale de la viande de cheval que l'Europe autorise à nouveau les farines animales.

Durant toute la crise financière, à la base de toutes les politiques, le maître-mot a été la confiance : confiance entre les États, par une surveillance mutuelle renforcée ; confiance entre les banques, en raison de leurs emprunts toxiques ; confiance entre les banques et leurs déposants... Et voilà que l'affaire des banques chypriotes vient ébranler cette confiance dans l'Europe entière !

Au moment où la plupart des chefs d'État doivent juguler d'énormes dettes au niveau national, et alors que la relance indispensable aurait pu se faire au niveau de l'Europe, qui, elle, n'est pas endettée, les chefs d'État, faute de ressources propres au budget européen, choisissent de réduire ce dernier à 1 % à peine du revenu brut européen pour les sept prochaines années.

Alors que la mondialisation est de plus en plus mal comprise et que le besoin de protection se fait plus fort, l'Union européenne lance de grandes négociations avec les États-Unis en vue d'établir une vaste zone de libre-échange entre les deux continents.

Les institutions européennes sont-elles conscientes, avec de telles initiatives, de faire le jeu du populisme, du nationalisme et du séparatisme ?

2. Une montée des populismes

La montée des populismes peut être observée dans un grand nombre d'États membres. Lors des dernières élections législatives, les partis populistes ont obtenu des scores supérieurs à 25 % dans trois pays : Grèce (38,3 %), Autriche (28,2 %) et Finlande (27,1 %). Ils ont enregistré des scores compris entre 12 et 20 % des voix dans douze autres États membres 5 ( * ) .

Les partis populistes, de droite comme de gauche, ont en commun la critique des élites, une remise en cause de la représentation, la valorisation de la dimension nationale ou régionale, une opposition totale à l'immigration, un rejet de l'Islam et le refus d'une société multiethnique.

Leur point commun est aussi un rejet souvent virulent de l'Union européenne qui s'est en particulier exprimé lors des campagnes référendaires dans différents États membres : Danemark dès 1992 (rejet du traité de Maastricht) et 2000 (rejet de l'euro), Suède (rejet de l'euro en 2003), France et Pays-Bas en 2005 (rejet du traité de Constitution pour l'Europe) 6 ( * ) .

La défiance à l'égard des autorités, que l'on voit s'exprimer un peu partout, ne peut faire que le lit des populismes. Au printemps 2007, selon les enquêtes Eurobaromètre, 52 % des Européens avaient une image positive de l'Union européenne. À l'automne 2012, moins d'un tiers avait cette bonne image. Dans le même temps, la proportion de ceux ayant une image négative a doublé, passant de 15 à 29 %. La confiance dans l'Union européenne a chuté de 57 % au printemps 2007 à 33 % à l'automne 2012. En 2007, 69 % des Européens étaient optimistes sur l'avenir de l'Union européenne ; ils n'étaient plus que 50 % en 2012. Cette tendance est plus accentuée dans les pays du sud de l'Europe, particulièrement touchés par la crise.

Des tendances séparatistes se manifestent dans certains États membres. Elles montrent que le mouvement de défiance peut aussi toucher les États-nations et menacer des constructions étatiques qui paraissaient pourtant solides.

La crise a aussi généré une tentation du repli sur soi sur laquelle les populismes peuvent capitaliser. Depuis 2008 et la crise financière, la perception que les Européens ont de la mondialisation s'est dégradée. De même, le soutien à l'élargissement a régressé, 52 % des Européens s'y déclarant opposés en 2012.

Ce mouvement de repli s'accompagne d'une demande plus forte de protection que les populismes cherchent à exploiter en dénonçant une Europe qui, au contraire, exposerait ses citoyens à différentes menaces.

Ces tendances sont malheureusement observables dans notre pays, pourtant fondateur de la construction européenne. Selon une enquête Eurobaromètre de novembre 2013, les Français perçoivent désormais la mondialisation davantage comme une menace (52 %) que comme une chance (36 %). Face à la crise, ils attendent désormais des solutions prioritairement nationales (52 %) plutôt qu'européennes, alors que la proportion était inverse en 2012 (respectivement 38 % et 52 %). Pour autant, ils demeurent majoritairement convaincus (73 %) que la construction européenne garantit la paix sur le continent et qu'elle nous rend plus forts face au reste du monde (63 %) Mais les avis sont plus partagés sur le fait qu'elle contribue à la prospérité de la France (50 % contre 47 %). Plus profondément, une majorité de Français souhaite que l'Union européenne soit prioritairement, en 2020, un marché économique (63 %) plutôt qu'un projet politique (27 %).

Si la dégradation du processus de construction et de désaffection des peuples continue à l'égard de l'Europe, celle-ci ne sera plus qu'un « syndicat de nations » avant de ne devenir qu'un vieux rêve.

Cette montée des populismes doit provoquer un réflexe salutaire de relance chez les Européens convaincus. Répondre à ces craintes en redonnant au projet européen tout son souffle et en démontrant la valeur ajoutée de l'Union européenne est la meilleure réponse au danger que représentent les populismes.


* 4 Séance du 28 mars 2013.

* 5 Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union en 2013, éd. Lignes de repères 2013.

* 6 M. Dominique Reynié : Populismes : la pente fatale, Plon, 2011.

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