D. FAUT-IL RENFORCER LES FORCES SPÉCIALES ?

1. Non pour pallier la diminution des forces conventionnelles

77. En première analyse, la concomitance opérée par le Livre blanc entre la réduction du format des forces conventionnelles et l'augmentation du format des forces spéciales pourrait faire craindre une mesure de nature politique. On observera au demeurant qu'au Royaume-Uni, la diminution du format des forces conventionnelles est allée de pair avec une diminution du format des forces spéciales dont les effectifs devraient passer de 3 500 à 1 750.

78. Si telles étaient les raisons du renforcement, celui-ci serait mal fondé, car les forces spéciales ne sont pas substituables aux forces conventionnelles et il faut absolument éradiquer l'idée que les forces spéciales pourraient faire, avec moins d'hommes et plus d'équipement, ce que font les forces conventionnelles .

79. Les forces spéciales ne peuvent pas intervenir pour stopper ou mener une offensive importante face à des troupes conventionnelles organisées et lourdement armées.

80. Les forces spéciales ne peuvent pas non plus tenir et contrôler une zone conquise par elles, et doivent être relayées par les forces conventionnelles.

81. Forces spéciales et forces conventionnelles étant deux outils militaires différents, le renforcement des unes ne peut pallier l'affaiblissement des autres. L'image du « couteau suisse » souvent utilisée est de ce point de vue éminemment trompeuse. Si on veut filer la métaphore, alors il est préférable de comparer forces spéciales et forces conventionnelles à des outils différents, ce qui permet de comprendre en quoi le fait d'avoir une clef anglaise ne dispense ni de marteau, ni de tournevis.

82. Forces conventionnelles et forces spéciales sont certes différentes, mais complémentaires. Les premières constituent le « vivier » dont sont issues les secondes. Même si les hommes du rang peuvent, pour la composante terrestre, dans une large mesure, être recrutés initialement, les officiers des forces spéciales sont nécessairement issus des mêmes écoles que les autres officiers et sortent des forces conventionnelles au sein desquelles ils ont acquis le socle de qualifications professionnelles indispensables à leur emploi au sein des FS. Il en va de même des sous-officiers. Dans ces conditions, non seulement il ne peut y avoir substitution, mais au contraire, le fait de réduire le vivier des forces conventionnelles rend plus difficile l'augmentation du format des forces spéciales.

2. Non pour créer une quatrième armée

83. Nombreux sont ceux qui invoquent les risques de constitution d'une « quatrième armée » pour justifier le statu quo et limiter le renforcement des forces spéciales. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Une « quatrième armée » supposerait que le commandement des forces spéciales ait des responsabilités organiques sur les unités qu'il commande (ressources humaines, équipement, formation, entraînement) et que celles-ci cesseraient alors de dépendre de leur armée d'origine. Une quatrième armée, cela serait au moins 30 à 40 000 hommes, soit l'équivalent des effectifs de la marine. Sauf qu'il n'en a jamais été question. Rappelons également que les modes d'action et les équipements des forces spéciales françaises ne les destinent en aucun cas à remplir des missions classiques : elles n'ont ni blindés, ni artillerie, pas d'avions de combats, pas de capacités d'occupation prolongée dans l'espace et le temps.

84. Nous sommes très loin de tout cela. L'idée a peut-être été évoquée lors des travaux préparatoires du Livre blanc, en écho tardif à la doctrine Rumsfeld afin d'explorer l'univers des hypothèses possibles concernant le format des forces. Mais le Livre blanc a tranché et l'épouvantail de la « quatrième armée » ne saurait servir à éloigner la réforme en cours, ni à l'amoindrir.

3. Oui pour pallier le suremploi et l'usure des hommes

85. Le fait est que l'on constate une forte augmentation de la durée de l'engagement des forces spéciales françaises. Avant 2001 elles étaient engagées dans des actions de va-et-vient. Depuis, les campagnes durent parfois des années, le temps s'est allongé. A tel point que des observateurs avisés tels qu'Olivier Hubac ont parlé d'un « changement de paradigme » pour décrire cette situation. Depuis 2006 le nombre des engagements s'est également accru. Si bien que les unités sont en « auto-relève » sur une quinzaine de théâtres et les périodes de « surchauffe » sont fréquentes. Sur des effectifs de 3 000 personnes, plus de 600 personnels sont en permanence employés dans des opérations, ce qui représente un taux d'emploi de l'ordre de 22% des effectifs, voire 40% pour certaines unités.

86. La première raison d'augmenter le volume des forces spéciales tient donc tout simplement à leur suremploi et à l'usure des personnels. Et cela est déjà en soi une motivation valable.

87. Quelles sont les raisons de ce suremploi ? Les a-t-on utilisées dans des opérations de niveau tactique que des forces d'élite auraient pu remplir aussi bien ? Sans doute. Mais la vraie raison est ailleurs. Le suremploi des forces spéciales tient essentiellement au fait qu' elles sont parfaitement adaptées aux formes d'engagement modernes.

4. Oui pour permettre une réponse adaptée aux menaces

88. Sans exclure l'hypothèse de conflits étatiques dits « symétriques », l a probabilité d'occurrence la plus forte pour les années à venir d'atteinte à nos intérêts de sécurité réside dans des adversaires non étatiques engagés avec nous dans des combats asymétriques (AQMI, pirates), des adversaires étatiques refusant une confrontation conventionnelle (Libye, République de Côte d'Ivoire) ou des réseaux aux motivations idéologiques floues, mais aux finances abondantes et de ce fait puissamment militarisés .

89. Ces menaces se caractérisent par leur mobilité , leur fugacité , le faible nombre des effectifs et la dilution des moyens. Elles s'insèrent dans des réseaux mêlant tous les trafics (essence, armes, cigarette, drogue etc.) dans les zones de transit entre plusieurs frontières Elles exploitent la surprise , et tirent profit d'espaces aux logiques géographiques hors normes tels que le Sahel, le cyberspace ou les espaces maritimes.

90. Dans ce contexte, et comme l'ont affirmé la plupart des chefs militaires auditionnés par vos rapporteurs, l'outil forces spéciales offre une réponse pertinente, en permettant :

- d'agir sur les centres de gravité de l'ennemi (un camp d'entraînement, un plot logistique, les chefs) et non pas sur ses forces vives qui sont rarement regroupées ;

- d'agir par surprise , afin de contourner les mesures de discrétion, de protection et de sécurité mises en places ;

- d'agir avec une forte réactivité , sans laisser le temps au renseignement de se faner et d'effacer ainsi l'avantage que l'ennemi tire de sa mobilité ;

- d'opposer des réseaux (agences de renseignement nationales - alliés) à d'autres réseaux , dans le même continuum (territoire national - territoire extérieur ; défense - sécurité) que ceux de nos ennemis ;

- d'éviter des déploiements au sol volumineux et donc peu réversibles ;

- d'évaluer en permanence l'effet de ses actions et d'en tirer les conséquences .

91. De la sorte, l'outil forces spéciales permet de raccourcir le cycle observation - mise au point d'une action pertinente - décision - exécution, cycle plus communément désigné par les militaires comme boucle de Warden ou boucle OODA.

92. Ce faisant, l'outil forces spéciales permet d'imprimer son propre tempo à la guerre en privant l'adversaire de sanctuaire et en l'empêchant de se préparer. Il renverse le rapport de forces que l'action terroriste avait modifié.

93. Plus que d'un outil, il faut en réalité parler d'un système de forces spéciales. Ce système suppose les capacités génériques suivantes :

- du renseignement technique (IMINT, ELINT, SIGINT) d'origine spatiale et aérienne et la capacité de l'analyser ;

- du renseignement humain (HUMINT) fiable et de qualité ;

- la capacité à se connecter à des bases de données (géographiques, biométriques etc.) et la qualité de ces bases ;

- une grande fluidité du renseignement entre agences nationales , et l'interconnexion à des agences alliées ;

- la capacité de fusionner ce renseignement , dans un temps très court, et au niveau qui convient aux fins d'action ;

- un état-major opérationnel de qualité , inséré dans un processus décisionnel réactif, lui permettant d'exploiter toutes les opportunités qui s'offrent à lui ;

- une mobilité opérative et tactique importante (aéroterrestre, terrestre et maritime le cas échéant) ;

- des opérateurs bien formés, bien équipés et bien entraînés, formant un ensemble homogène - les hommes et les femmes des forces spéciales (voir annexe) ;

- et/ou tout autre effecteur adéquat (avions de chasse, hélicoptères d'attaque, drones armé, cyber ...).

94. La constitution de régiments de forces spéciales s'inscrit dans la durée. Elle suppose des filières de sélection optimisées, le partage de savoir-faire spécifiques, des entraînements permanents en temps de paix, et la confrontation qui permet la comparaison avec les forces équivalentes des pays alliés. La mise à poste de satellites, le déploiement de drones, la disponibilité opérationnelle et la capacité à entretenir des moyens d'aéromobilité s'insèrent dans des programmes d'armement longs et coûteux et supposent un soutien sans faille. Enfin l'interconnexion des agences de renseignement, nationales et alliées, qui est compliquée à mettre en place et suppose une confiance mutuelle forte.

95. C'est pour cette raison que certains chefs militaires affirment que les forces spéciales sont « normatives » du rang militaire d'un pays .

96. Le schéma ci-dessus qui décrit un système de forces spéciales permet de comprendre pourquoi si de nombreux pays ont des « commandos » de bon niveau, très peu ont des forces authentiquement « spéciales ». Il permet également de comprendre que, comme dans tous les systèmes de ce type, la valeur de l'ensemble est celle du chaînon le plus faible.

97. Pour que le système de forces spéciales soit efficace, il est nécessaire que tous les éléments soient parfaitement intégrés, entraînés et éprouvés et disposent des équipements adéquats. C'est à ces conditions que des signaux extrêmement ténus, tel un appel téléphonique dans le désert, pourront permettre de déclencher une frappe aérienne ou l'intervention d'une unité tactique quelques dizaines de minutes après son interception. Le renseignement est éphémère. Il faut l'exploiter immédiatement afin d'imprimer son tempo à l'adversaire.

98. Depuis la fin de l'année 2012, l'intervention des forces alliées en Afghanistan a vu une réorganisation profonde du dispositif et des modes d'emploi des forces spéciales qui s'est traduite par une augmentation significative des effets militaires sur le terrain (voir annexes - extrait de l'audition du général Olivier de Bavinchove).

99. Par ailleurs, le plan Interministériel SAHEL de 2009 a produit avec la Task Force SABRE un outil particulièrement efficace de contre-terrorisme qui illustre et préfigure les conditions dans lesquelles les forces spéciales seront engagées dans les années à venir (voir annexe).

100. On peut tirer à ce stade trois conclusions de ce qui précède :

Premièrement, le renforcement est justifié . Il ne servira pas à compenser la diminution du format des forces conventionnelles et encore moins à constituer une hypothétique « quatrième armée », hypothèse écartée par le Livre blanc et dont l'invocation ne doit pas servir d'alibi au statu quo . Ce renforcement doit servir à alléger la pression qui pèse aujourd'hui sur nos forces spéciales et à adapter nos armées aux formes d'engagement auxquelles elles continueront vraisemblablement d'être confrontées dans les dix années à venir. La militarisation de la menace en dehors du territoire national ne semble faire aucun doute.

Deuxièmement, un accroissement quantitatif des effectifs des forces spéciales est nécessaire, mais ses effets seraient limités s'il ne s'accompagnait à due proportion d'un renforcement des équipements. Il serait intéressant de ce point de vue de comparer les résultats obtenus par la TF SABRE avant le déploiement des deux drones Reaper français dans le Sahel en janvier 2014 et après. Augmenter les effectifs nécessitera donc plus d'aéromobilité, un C2 mieux équipé et davantage de moyens terrestres, aériens et spatiaux. Sommes-nous en mesure de consentir cet effort budgétaire ?

Troisièmement, le renforcement quantitatif doit être accompagné d'une réflexion sur l'articulation entre les forces spéciales, les forces conventionnelles et les forces clandestines. Il faut en effet veiller à allouer nos maigres ressources là où elles sont le plus nécessaires, et uniquement là où elles sont nécessaires. Naturellement, des plages de recouvrement, des « coutures », peuvent exister entre les différents types d'actions, mais nos finances publiques ne nous autorisent plus de dispendieux doublons.

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