E. UN REGAIN D'INTÉRÊT NAISSANT POUR L'AFRIQUE

Terrain d'affrontement indirect entre les deux blocs après les décolonisations, lieu d'expériences traumatisantes comme à Mogadiscio en octobre 1993, l'Afrique subsaharienne n'a jamais été placée en tête de liste des priorités stratégiques américaines 127 ( * ) . Si l'accouchement tardif d'une nouvelle stratégie pour l'Afrique en fin de premier mandat du Président Obama le confirme, on observe depuis un an et demi un regain d'intérêt des États-Unis sur les principaux foyers de crise africains. Cependant, la réticence du Président Obama à s'investir sur des dossiers insolubles, porteurs de risques et sans potentiel économique immédiat, conduit l'administration à poser deux limites, desquelles pourrait émerger un nouveau modèle d'engagement américain en Afrique : la sécurité de l'Afrique incombe d'abord aux Africains, tandis que les États-Unis privilégient une empreinte sécuritaire minimaliste (actions d'appui ou indirectes).

1. L'Afrique ne compte pas parmi les priorités

La montée en puissance d'autres pays en Afrique (Chine au premier chef) constitue aussi un bon indicateur de la faible attention américaine portée au continent. Ce désintérêt se traduit sur le plan stratégique, le continent africain étant relégué en 4 e position (entre l'Europe et l'Amérique latine) de la nouvelle stratégie américaine de défense , présentée le 5 janvier 2012.

Dans le « New Strategic Guidance for the Department of Defense » de janvier 2012, il est indiqué que : « Construire des partenariats dans les autres parties du monde est aussi important pour partager les coûts et les responsabilités du leadership global, y compris en Afrique et en Amérique latine. Lorsque cela s'avèrera possible, nous développerons les approches innovantes, bon marché et avec une faible empreinte pour atteindre nos objectifs de sécurité, à partir d'exercices communs, de présence en rotation et de conseils . »

Le dispositif américain de défense en Afrique (cf. infra p. 111) relativise, du reste, le poids du continent dans le dispositif global actuel (65 000 hommes en Europe) ou futur (60 % de la flotte dans le Pacifique d'ici 2020).

Il en résulte deux lignes rouges pour l'administration, inextricablement liées :

- la sécurité de l'Afrique est d'abord une affaire africaine, avec un impératif de responsabilisation des Africains ;

- les États-Unis ne souhaitent pas d'empreinte au sol en Afrique, ou minimale (doctrine dite du « light footprint on the ground ») privilégiant les actions d'appui ou indirectes.

Ce cadre explique la réticence pour les interventions directes en Afrique, en général, et sous mandat des Nations unies en particulier (bien que les existantes - MINUSS 128 ( * ) , MONUSCO 129 ( * ) - aient été récemment renforcées), accentuée par les réserves du Congrès pour raison budgétaire 130 ( * ) .

Une deuxième conséquence est l'implication de la société civile américaine qui tente de mobiliser le black caucus ou les élus du Congrès 131 ( * ) .

2. Mais suscite un regain d'intérêt récent

La tournée africaine du Président Obama en juin et juillet 2013 avait une visée essentiellement économique et l'a mené au Sénégal, en Afrique du Sud et en Tanzanie.

Mais c'est surtout le volet sécuritaire qui occupe désormais l'attention, en raison des multiples crises qui s'y développent : Mali, République centrafricaine (RCA), Soudans, Grands Lacs, Corne de l'Afrique, Nigéria. Cette instabilité croissante rend une implication américaine indispensable, bien que subie.

Ce regain d'intérêt est perceptible au sein de l'administration (nomination d'envoyés spéciaux 132 ( * ) ; communiqués au plus haut niveau sur les différentes crises ; déplacement récent de Mme Samantha Power en RCA, au Mali, au Burundi et première tournée africaine de M. John Kerry début mai 133 ( * ) , mais aussi dans les médias américains ou parmi les élus 134 ( * ) .

Ce cadre ainsi posé permet de saisir le positionnement des États-Unis à l'égard des opérations en cours en Afrique et de la coopération franco-américaine, lequel pourrait constituer les prémices d'une nouvelle forme d'engagement des États-Unis en Afrique. Ce modèle s'inscrit dans la logique de partage du fardeau sécuritaire et d'un appel à une plus grande responsabilité des alliés. Alors que l'appui à l'opération Serval a initialement fait l'objet de nombreuses tergiversations, l'administration a depuis largement salué le leadership de la France dans les opérations en cours (ainsi que l'envoi de missions européennes au titre de la politique de sécurité et de défense commune - PSDC - au Mali et en RCA), bien que la chaîne décisionnelle américaine demeure lente. Surtout, la coopération au niveau opérationnel est étroite et Washington apporte un appui essentiel à nos troupes (transport aérien stratégique et tactique, ravitaillement en vol ou renseignement - ISR 135 ( * ) et forces spéciales) mais aussi aux pays africains contributeurs de troupes (principalement dans les domaines du transport, de l'équipement, de la formation ou de la planification). Au total, les États-Unis sont l'un des contributeurs les plus importants des opérations en cours.

3. La nouvelle stratégie américaine en Afrique s'articule autour de quatre axes

La nouvelle stratégie américaine en Afrique, officialisée en juin 2012, s'articule autour de quatre axes :

En écho à l'adresse du Président Obama en 2009 à Accra, il s'agit de renforcer les institutions démocratiques ; d'encourager la croissance, le commerce et l'investissement ; de maintenir la paix et la sécurité ; et promouvoir les opportunités et le développement.

Les États-Unis souhaitent recentrer leurs actions sur d'autres aspects que le volet sécuritaire, notamment par l'instauration d'un partenariat autour de la gouvernance et du développement. L'administration cherche à mettre en avant les « bons élèves » 136 ( * ) et leurs acquis démocratiques et formule des critiques à l'endroit de pays aussi proches que le Rwanda (soutien à la rébellion M23 en République démocratique du Congo - RDC), l'Ouganda ou le Nigéria (lois sur la pénalisation des homosexuels) ou adoptent des sanctions lorsque le processus démocratique est en péril (Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Soudan). Toutefois, cette stratégie devrait être réactualisée au vu des évènements récents qui ont eu cours en Afrique (par exemple : réflexion sur l'instauration d'un dialogue stratégique au Sahel alliant questions de sécurité et de développement) ou de la dernière tournée présidentielle qui a d'abord mis en avant l'Afrique émergente avant l'Afrique exemplaire. Pour autant, l'administration insiste toujours sur l'importance de la tenue d'élections libres et de la réconciliation nationale comme facteurs de reconstruction des pays en crise mais aussi au regard des conditions limitatives de l'aide américaine (reprise graduelle de l'aide au Mali).

Les intérêts américains demeurent centrés sur les partenariats économiques. Les intérêts américains sont du reste importants dans le domaine énergétique (Nigéria, Angola respectivement 5 e et 6 e exportateurs de pétrole des États-Unis avant 2013), même si la nouvelle donne énergétique aux États-Unis change l'équation. La présence américaine dans les industries extractives en Afrique place la sécurisation des partenariats économiques au coeur des intérêts américains dans la région. Les États-Unis ont d'ailleurs déposé en décembre leur candidature pour rejoindre l' Initiative pour la transparence des industries extractives ( ITIE ). Plus généralement, la montée en puissance du continent, de plus en plus convoité, explique l'intérêt américain d'y poursuivre les investissements 137 ( * ) (cf. programme d'attractivité des jeunes entrepreneurs africains).

En réalité, les intérêts américains s'accroissent sur les enjeux sécuritaires. Outre la gestion des conflits, la lutte contre les menaces transnationales (terrorisme, drogues 138 ( * ) en Afrique de l'Ouest, piraterie dans les Golfes d'Aden et de Guinée, prolifération nucléaire à partir des stocks d'uranium africain en RDC) constitue un impératif. La menace terroriste 139 ( * ) , dont l'Afrique est devenue un terreau fécond (Sahel, Afrique du Nord, Nigéria, Somalie-Kenya) en raison de la pauvreté et de la corruption, a été notoirement réévaluée dans la stratégie américaine.

4. Le dispositif américain en Afrique s'appuie sur quatre leviers principaux, en cours de redéfinition
a) Sur le plan économique

La politique commerciale des États-Unis depuis 2000 s'articule autour de l' African Growth and Opportunity Act (AGOA ). Alors que ces préférences commerciales 140 ( * ) arrivent à échéance en septembre 2015, une réflexion est en cours au sein de l'administration, qui ne s'est pas encore prononcée officiellement sur leur maintien au regard des critiques du Congrès. Ce dispositif a certes permis d'accroître de 10 % les importations américaines en provenance des pays éligibles mais 79 % des échanges sont effectués avec quelques pays (Afrique du Sud, Nigéria, Angola). Si les exportations non pétrolières vers les États-Unis ont quadruplé depuis une décennie, la diversification reste faible (86 % d'exportations d'énergie). L'intégration économique régionale des pays bénéficiaires est en outre toujours à la peine. L'initiative « Trade Africa » 141 ( * ) , lancée en juillet pour accroître les échanges et inciter à l'intégration de la Communauté de l'Afrique de l'Est, s'inscrit dans cette réflexion.

b) L'aide au développement

L'aide américaine totale en Afrique s'élève en 2013 à 39,4 milliards de dollars (contre 9 en 2012, la hausse résultant de l'aide débloquée au Mali ou à la RCA). Substantielle en volume (30 % des 26 milliards de dollars de l'aide publique au développement américaine), l'aide au développement se décline quant à elle au travers de l'USAID ou du fond de développement MCA 142 ( * ) et cible :

- la lutte contre le SIDA, le paludisme, la tuberculose, la polio (poursuite de l'initiative PEPFAR 143 ( * ) dotée de 52 milliards de dollars depuis 2003, prorogée pour 5 ans par le Sénat) et le soutien à la santé publique ( Global Health Initiative 144 ( * ) , 7,85 millions de dollars en 2013) ;

- le développement économique ( Millenium Challenge Corporation 145 ( * ) ; Partnership for growth 146 ( * ) dont bénéficient la Tanzanie et le Ghana) et des infrastructures (plan d'aide à l'électrification de l'Afrique Power Africa 147 ( * ) , lancé en juillet, doté de 15 milliards de dollars, et adopté par la Chambre de représentants le 8 mai) ;

- la sécurité alimentaire ( Feed the future 148 ( * ) d'un montant de 1 milliard de dollars en 2013) ;

- la lutte contre le changement climatique en Afrique, marque de fabrique de l'administration Obama avec la Global climate change initiative 149 ( * ) (469,5 millions de dollars en 2013).

c) Sur le plan diplomatique

En conformité avec la volonté d'une présence active mais discrète (« leading from the side »), les États-Unis accordent une place importante à quelques États pivots. Si les relations avec l'Afrique du Sud se sont améliorées sous l'ère Obama (visites en juillet et en décembre 2013), il subsiste une méfiance réciproque, symbolisée par des divergences sur la scène internationale (Zimbabwe, Libye, Syrie, place des BRICS). Avec les pays stratégiques pour l'approvisionnement énergétique (Nigéria), la lutte contre le terrorisme (Éthiopie 150 ( * ) , Kenya 151 ( * ) ), ou la résolution de conflits (Rwanda, Ouganda, Burundi), les États-Unis restent prudents en raison de la montée en puissance de Boko Haram au Nigéria, de la situation des droits de l'Homme en Éthiopie, du bras de fer entre les dirigeants kenyans et la Cour pénale internationale (CPI) ou de l'attitude ambivalente du Rwanda à l'égard du conflit en RDC il y a peu (appui au M23, envoi d'enfants soldats en RDC) et des dissidents en exil. En outre, ils soutiennent l'intégration régionale et les organisations africaines (déplacement de J. Kerry pour les 50 ans de l'Union africaine, soutien au projet de Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC).

d) En matière de défense

La réévaluation stratégique de l'Afrique dans la lutte contre le terrorisme a été entérinée en 2007 par la création d'un commandement militaire régional pour l'Afrique, (AFRICOM) 152 ( * ) .

Source : Froggybottomblog.com

La politique de défense américaine vise à long terme la stabilité du continent. À court terme, elle est centrée sur la lutte contre les groupes terroristes islamistes et les trafics divers qui les alimentent et contribuent à l'instabilité régionale. Comme le précisait la stratégie nationale de 2002, face à la menace terroriste, « le risque vient davantage des États faibles et faillis que des États forts », propos repris à l'identique par les documents stratégiques de l'administration Obama.

Pour Mme Maya Kandel , « le dilemme américain en Afrique pourrait s'exprimer ainsi : comment concilier la défense des intérêts stratégiques américains avec la volonté de mettre l'accent sur la promotion des libertés et du développement au sens large - éléments-clés à la fois dans la stratégie pour l'Afrique subsaharienne et dans la stratégie contre-terroriste. ». 153 ( * )

La stratégie américaine privilégie en conséquence, dans les textes, une approche intégrée, dans laquelle l'assistance militaire est accompagnée d'un soutien aux institutions démocratiques, à la société civile, au développement et à la croissance économique.

L'objectif est :

- de renforcer les capacités institutionnelles pour que les États puissent agir avec une certaine autonomie (cela va au-delà de la seule lutte anti-terroriste),

- de synchroniser l'action d'USAID et du Département d'État pour une approche plus cohérente,

- d'engager davantage les alliés à mieux coordonner et planifier les efforts (se répartir le travail plutôt que dupliquer les efforts).

Elle s'appuie sur une stratégie de coopération et de partenariats avec la plupart des pays africains mise en oeuvre par des programmes régionaux et des accords bilatéraux. L'objectif principal est d'aider les armées locales à développer leurs capacités 154 ( * ) .

Le Pentagone privilégie une « approche intégrée », au détriment parfois du département d'État, visant principalement à lutter contre le terrorisme au Sahel ou dans la Corne de l'Afrique 155 ( * ) .

(1) Les moyens déployés par le Pentagone

Outre le vaste réseau des 34 attachés de défense, les effectifs américains déployés en Afrique représentent environ 5 000 hommes, avec des variations en fonction des opérations en cours. L'essentiel de ces moyens est déployé à Djibouti sur la base du Camp Lemonnier (2 500 hommes) 156 ( * ) , également la principale base de drones américains dans le monde 157 ( * ) . Mais le continent africain est également parsemé de « mini-bases » 158 ( * ) dans un grand nombre d'États, en particulier dans l'arc qui va du Golfe de Guinée à la Corne de l'Afrique.

« La mission principale du Pentagone en Afrique est la lutte contre les groupes terroristes islamistes de la Corne de l'Afrique (Somalie) et de la péninsule arabique (Yémen), à travers deux types d'actions : formation et entraînement des forces africaines locales dans le cadre du programme Partnership for Regional East African Counter Terrorism, et actions directes des forces américaines par l'emploi des drones armés et des forces spéciales. C'est le rôle de la « Combined Joint Special Operations Task Force Horn of Africa » basée à Djibouti (...).

Le Sahel est également un enjeu prioritaire depuis 2002, date de lancement de la Pan-Sahel Initiative par le département d'État, dont l'objectif est le renforcement de la sécurité aux frontières et les capacités contre-terroristes de quatre pays d'Afrique de l'Ouest : Mali, Tchad, Niger et Mauritanie. Le programme devient le Trans-Sahara Counter-Terrorism Partnership 159 ( * ) en 2005 et son volet militaire, sous la bannière de l'Operation Enduring Freedom ( OEF Trans-Sahara), vise à combattre et défaire les organisations terroristes opérant au Maghreb et au Sahel. » 160 ( * ) .

Des exercices conjoints ( Flintlock au Mali avant 2012) ou des actions de coopération visant au développement des capacités des forces africaines (programmes FMF, 18,8 millions de dollars) et à leur formation (programmes IMET 15,5 millions de dollars en 2012, ACOTA pour la formation des forces en OMP, 52 millions de dollars par an) parachèvent le dispositif. Le programme américain IMET (International Military Education and Training ) de formation dans les académies militaires américaines est également étendu à un nombre croissant de pays de la zone, et son budget pour l'Afrique sub-saharienne augmente en conséquence (20,6 millions de dollars en 2008, plus de 33 en 2012) (4) .

Cette implication américaine dans la zone sahélienne est en train de s'intensifier, notamment dans le cadre du soutien apporté à la France au Mali, justification de l'installation de la nouvelle base de drones au Niger.

Le soutien américain à l'opération Serval : un sujet débattu

Le vice-président américain Joe Biden est venu à Paris le 3 février 2013, dans le cadre de sa tournée européenne, pour féliciter le Président Hollande de son « action décisive » au Mali et réaffirmer l'appui logistique de Washington à l'opération Serval menée par les forces françaises depuis le 11 janvier 2013 (dans les trois premières semaines, 180 tonnes de carburant, 700 tonnes d'équipement et 600 hommes ont été convoyés par les États-Unis ; l'aide américaine sur le renseignement est apparemment très bonne depuis le début). Cet appui a été constant tout au long de la montée en puissance de l'opération Serval et la coordination a été renforcée dans la cadre de l'opération Tf Sabre comme ont pu le noter nos collègues Reiner, Gautier et Larcher dans leur rapport sur les forces spéciales 161 ( * ) .

Ce soutien n'était pas évident au moment du lancement de l'opération Serval et la décision a été débattue au sein des institutions américaines. En effet, le Mali participait au « Trans-Sahara Counter-Terrorism Partnership » et bénéficiait du programme IMET . Washington était l'un des plus importants donateurs d'aide bilatérale au Mali, notamment militaire, assistance qui a été interrompue depuis le coup d'État de mai 2012 en vertu d'une loi du Congrès (247 millions de dollars d'assistance bilatérale américaine au Mali suspendus, 119 millions d'aide humanitaire versés). Officiellement, toute assistance militaire américaine au Mali avait cessé depuis mai 2012 162 ( * ) .

Au début de l'opération Serval, le soutien américain, qualifié de « minimal » des deux côtés, a surpris. Au-delà de l'argument légal mis en avant par le département d'État (en raison du gouvernement non légitime à Bamako car issu d'un coup d'État), la réticence à engager l'Amérique dans un nouveau conflit, qui plus est dans un nouveau pays musulman, alors que le retrait d'Afghanistan était à peine engagé et que le Président a déclaré avec force lors de son discours d'inauguration en janvier dernier « qu'une décennie de guerre allait prendre fin » explique sans doute cette prudence. « Nécessité aussi d'établir des priorités, alors que la situation en Syrie et les risques d'instabilité régionale qu'elle engendre concernent au premier chef l'un des plus proches alliés américains, Israël - sans même parler de l'Iran. Côté intérieur, le souvenir de la tempête déclenchée au Congrès républicain lors de l'opération libyenne a sans doute pesé également, de même que le contexte tendu autour de la baisse programmée du budget du Pentagone. »

Pour Mme Maya Kandel 163 ( * ) , « le relatif silence vis-à-vis de la France est sans doute aussi un silence très attentif ». En effet, la crise actuelle au Mali et l'intervention française signalent aussi l'échec de la stratégie d'empreinte légère privilégiée par Washington en Afrique que les Américains souhaitaient ériger en modèle. Les Américains étant avant tout des pragmatiques, ils cherchent aussi à juger l'efficacité de la « French way of war ». Le renforcement de leur soutien et la coordination des efforts dans la lutte contre le terrorisme dans l'ensemble de la région du Sahel est probablement un signe de la crédibilité de cette approche.

Enfin plus ponctuellement, les Américains sont amenés à déployer des forces spéciales, comme c'est le cas à l'heure actuelle avec les militaires américains déployés en Ouganda comme conseillers dans la traque de M. Joseph Kony et d'autres dirigeants de l'« Armée de Résistance du Seigneur ». D'autres sont également présents sur des postes avancés en RDC ou en RCA. Ou encore au Tchad dans la recherche des jeunes filles enlevées au Nigéria par le groupe Boko Aram . Il s'agit alors d'aider, de conseiller, d'assister les forces locales, en aucun cas de participer à des combats. D'autant que la liste des mouvements rebelles africains placés sur la liste des organisations terroristes du département d'État n'a cessé de croître.

(2) La mise en oeuvre compliquée de l'approche globale

Cette vision était portée par la première équipe placée à la tête d'AFRICOM mais l'intervention en Libye a forcé la transformation d'AFRICOM en commandement militaire opérationnel 164 ( * ) et la difficulté à trouver des candidats pour pourvoir les postes civils a accentué très vite son caractère militaire 165 ( * ) .

« Le continent africain est devenu le terrain privilégié d'un élément-clé de la réorientation stratégique engagée par le Pentagone sous la présidence Obama, qui s'appuie sur les alliances et les partenariats. La directive stratégique de 2012 (confirmée par la QDR 2014) parle de « small low-cost innovative approaches » (le « light footprint », ou empreinte légère ) au niveau politico-stratégique » 166 ( * ) . Cette évolution est renforcée par l'évaluation à la hausse de la menace en Afrique accentuée par les événements de 2012 en Libye (attaque du consulat américain de Benghazi en septembre par des groupes terroristes qui a entraîné l'assassinat de l'ambassadeur américain), puis en 2013 au Mali et en Algérie (attentat d'In Amenas). On observe à Washington, tout particulièrement au Congrès, un regain très marqué d'attention pour l'Afrique du Nord et la Libye et AFRICOM devrait disposer de ressources croissantes, notamment en forces spéciales. L'arrestation d'un des auteurs présumés de l'assassinat de l'ambassadeur américain en juin 2014 en témoigne.

En conséquence, un commandement pour les interventions d'urgence ( Commander's In-Extremis Force CIF) a été créé en octobre 2012 167 ( * ) ) pour AFRICOM. Il disposera de trois brigades établies dans trois lieux stratégiques pour une intervention d'urgence : Djibouti, Moron en Espagne, et un troisième en Afrique de l'Ouest encore indéterminé (ou non communiqué). Actuellement, de nombreux accords SOFA ( Status of Force Agreement) sont en cours de négociation en Afrique pour garantir la protection juridique des soldats américains.

Pour Mme Maya Kandel 168 ( * ) , « Passer du « smart power » au « light footprint » et au contre-terrorisme n'est pas anodin. Avec le « light footprint », l'accent est mis sur la formation des armées partenaires (« building partner capacity ») pour combattre une menace terroriste commune.

S'agissant de la lutte directe contre les groupes djihadistes, on peut distinguer trois modèles pour les États-Unis sur le continent africain :

- en autonome (forces spéciales américaines en Somalie) ;

- en assistance directe (traque de la LRA avec les forces spéciales ougandaises) ;

- ou en partenariat (guerre contre AQMI avec les Français).

L'accent sur les partenariats sécuritaires et la lutte contre-terroriste renforce la tendance à la militarisation de l'aide, aux détriments d'autres objectifs en matière de gouvernance, respect des droits de l'homme et des libertés, etc 169 ( * ) . La moitié des programmes d'assistance dans le domaine de la sécurité sont maintenant gérés par le Pentagone, y compris (tendance récente) les programmes d'entraînement et équipement (« train and equip »). L'aide militaire sous l'autorité du Pentagone a plus que doublé depuis 2005 et concerne de plus en plus l'Afrique. ».

On constate depuis quelques années la montée des pays africains dans les dix premières places du classement des pays bénéficiaires de l'aide américaine, notamment le Nigéria qui passe devant l'Irak pour 2014, ainsi que le Kenya et la Tanzanie.

Plus encore si l'on considère uniquement la seule assistance militaire avec le Soudan, l'Éthiopie, l'Afrique du Sud parmi les grands bénéficiaires, mais aussi la Somalie, la Mauritanie et le Tchad même si les chiffres absolus sont moins élevés (mais il faut rapporter à la taille des pays). De même, pour les programmes d'entraînement/formation, il faut garder en tête la taille des pays et de leurs forces armées : il faut alors ajouter parmi les bénéficiaires importants le Burundi, l'Ouganda, le Ghana et la Sierra Leone.

Cette évolution n'est pas sans risques. « Les États-Unis sont en train de nouer des partenariats de plus en plus sécuritaires avec la plupart des pays d'Afrique, avec le risque de se trouver entraînés du soutien sécuritaire au soutien politique, et loin des objectifs affichés en termes de défense des libertés politiques et religieuses et de promotion des institutions démocratiques. Cette évolution rappelle l'histoire de l'implication américaine en Amérique latine dans les années 1960 et 1970, où Washington a privilégié le même type d'approche dans la lutte contre le communisme à l'époque (avec la CIA) (...).

La question déterminante pour Washington semble désormais être : comment protéger les intérêts stratégiques américains sur le continent africain sans imposer une présence militaire préjudiciable sur le long terme ? »

5. Ce regain d'intérêt ne devrait pas influer sur les modes d'intervention

Outre sa dimension symbolique, l'organisation du premier sommet États-Unis/Afrique les 5-6 août 2014 à Washington pourrait ouvrir une perspective intéressante en termes de relance des relations sur les différents volets (pas seulement sécuritaire).

Face aux débouchés africains, l'implantation croissante d'autres pays (Chine, Inde, Corée du Sud, Brésil, Russie, Japon) et la prise concomitante de parts de marché pourraient enfin jouer en faveur d'un repositionnement économique américain en Afrique. Déjà, la dernière tournée africaine du Président avait cette visée (« other countries are getting in the game », selon B. Rhodes, ancien conseiller à la sécurité nationale).

Si la présence chinoise en Afrique constitue une concurrence sur le plan économique, celle-ci n'est pas perçue à ce stade comme un enjeu de sécurité. Elle pourrait le devenir lorsqu'elle déploiera des militaires sur le sol africain, hors OMP.

Toutefois, bien qu'elle reste mobilisée face aux risques terroristes ou génocidaires (RCA, Soudan du Sud, Sahel, Nigéria), il est peu probable que l'administration place l'Afrique en haut de son agenda au regard des autres priorités extérieures, sous réserve d'une menace directe des intérêts américains.

Les États-Unis devraient poursuivre en Afrique leur accent mis sur la coopération avec la France. La visite d'État du Président de la République le 11 février 2014 a été l'occasion pour les États-Unis de louer le leadership de la France sur les deux opérations africaines en cours et de reconnaître l'importance de l'étroite coopération franco-américaine dans le domaine de la sécurité et de la défense. Washington pourrait vouloir appliquer les précédents malien et centrafricain à d'autres domaines ou sur d'autres théâtres, en cohérence avec la nouvelle Quadriennal Defense Review 170 ( * ) , qui porte une attention nouvelle sur le continent africain.

Il ne faudrait pas toutefois qu'un partage du fardeau implique uniquement la France. Par ailleurs, en dépit de l'étroitesse de la coopération et du crédit américain reconnu à la France sur les questions africaines, les États-Unis ont des vues et des intérêts différents qu'il ne s'agit pas d'occulter : question des OMP ; glissement progressif de la mobilisation américaine vers le Soudan du Sud, éclipsant la question centrafricaine ; allié britannique, toujours considéré comme un partenaire historique et important des États-Unis. Aujourd'hui, les États-Unis souhaitent étendre leur champ d'action. En RCA, ils cherchent à renforcer la lutte contre l'impunité (qui explique la prise de sanctions le 13 mai contre 5 dirigeants centrafricains) et l'appui à la chaîne pénale. Au Mali, ils s'impliquent davantage dans le processus de réconciliation, en tant que membre du core group qui accompagne la MINUSMA dans cet effort. Ces évolutions requièrent la poursuite d'une étroite coopération avec la France. Cette nécessité explique d'ailleurs la participation américaine au sommet de l'Élysée organisé le 17 mai sur le Nigéria et la menace Boko Haram .


* 127 En 1995, un document stratégique officiel du Pentagone déclare que les intérêts stratégiques américains en Afrique sont inexistants.

* 128 MINUSS : Mission des Nations unies au Soudan du Sud.

* 129 MONUSCO : mission de l'Organisation des Nations unies pour la stabilisation de la République démocratique du Congo.

* 130 Toute nouvelle OMP risque de mener les États-Unis à des arriérés de paiement à l'égard du système des Nations unies.

* 131 Enough project, Invisible Children, Save Darfur Coalition, Eastern Congo Initiative créée par l'acteur Ben Affleck. Mention sur la régulation des minerais de la République du Congo (RDC) dans la loi Dodd-Frank en 2009, vote du Lord Resistance Army (LRA) Disarmament and Northern Uganda Recovery Act en 2010 et envoi de conseillers auprès des forces africaines pour traquer le chef de la LRA, auditions du Congrès sur la République Centrafricaine (RCA) et le Soudan du Sud. La forte mobilisation sur les médias et réseaux sociaux (campagne #bringbackourgirls ) a aussi joué en faveur d'une implication accrue de l'administration pour aider les autorités nigérianes dans leur combat contre Boko Haram.

* 132 Russell Feingold, pour la région des Grands Lacs, ou Donald Booth pour les Soudans, qui effectuent de nombreuses navettes dans la région.

* 133 Lors de sa tournée, il s'est rendu en Éthiopie, au Soudan du Sud, en RDC et en Angola.

* 134 Plus ou moins critiques, leurs messages ont une même finalité : accroître la pression sur le Président Obama afin que les États-Unis prennent toute leur part dans la résolution de ces crises, y compris d'ailleurs dans les limites fixées par l'administration. En référence au Soudan du Sud, le président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre, Ed Royce, résume bien l'importance de l'enjeu : « La réputation américaine en Afrique est en jeu (...). En cas d'échec, notre capacité à influer sur les événements du continent (...) diminuera aussi certainement » . Au Nigéria, si l'administration a décidé l'envoi d'une équipe de conseillers et le déploiement de drones et d'avions de surveillance pour tenter de localiser les 200 lycéennes. Elle négocie un accord de partage de renseignement avec le Nigéria, certaines voix (Sénateur McCain) ont même plaidé pour l'envoi direct de troupes d'élites américaines.

* 135 « Intelligence, surveillance, reconnaissance ».

* 136 Déplacement présidentiel au Ghana puis déplacements de Mme Clinton au Sénégal, au Togo, au Bénin, au Nigeria, au Cap Vert.

* 137 Premier investisseur étranger entre 2002 et 2011 avec un stock d'IDE de 37 milliards de dollars mais 1 % des IDE américains dans le monde.

* 138 La West Africa Cooperative Security Initiative , dotée de 60 millions de dollars vise à lutter contre le crime organisé et le trafic de drogues en Afrique de l'Ouest.

* 139 Avec les deux attentats simultanés contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, suivis des frappes décidées par le président Clinton contre le Soudan, sanctuaire provisoire d'Oussama Ben Laden et d'Al-Qaïda, puis les attentats du 11 septembre 2001, l'Afrique devient l'un des fronts de la « guerre globale contre la terreur » dans la stratégie nationale de sécurité publiée par l'administration Bush, elle passe même en « priorité haute » en 2006.

* 140 Dix pays de l'Afrique sub-saharienne n'y participent pas.

* 141 http://www.usaid.gov/tradeafrica

* 142 MCA : Millenium Challenge Account, fonds destinés à accélérer la croissance afin de réduire la pauvreté (lié au Millenium Challenge Corporation).

* 143 http://www.pepfar.gov/

* 144 http://www.globalhealth.gov/global-programs-and-initiatives/global-health-initiative/

* 145 Agence fédérale de lutte contre la dans le monde)

http://www.mcc.gov/pages/about

* 146 http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2011/11/177887.htm

* 147 http://www.usaid.gov/powerafrica

* 148 http://www.feedthefuture.gov/

* 149 http://www.usaid.gov/climate/us-global-climate-change-initiative

* 150 Reconnaissance en octobre 2011 de l'utilisation d'une base à Arba Minch en Éthiopie pour le lancement de drones en Somalie.

* 151 Attaque au centre commercial Westgate à Nairobi en septembre 2013.

* 152 Jusque-là, le commandement européen EUCOM était en charge des engagements militaires américains en Afrique. Le commandement d'AFRICOM reste cependant localisé à Stuttgart, comme EUCOM, et comporte 2 000 personnes, dont 40 % de civils.

* 153 http://froggybottomblog.com/2014/04/14/du-smart-power-au-light-footprint-le-dilemme-americain-en-afrique/

* 154 Lors de la création d'AFRICOM, beaucoup craignaient une militarisation de la politique africaine des États-Unis. Cette crainte, largement relayée à l'époque, explique la volonté affichée en 2007 de faire d'AFRICOM un commandement d'un nouveau type, symbole et laboratoire du « smart power » qui devait être plus globalement une description du nouveau leadership américain sous Obama. L'idée était de favoriser une « approche globale » intégrant contraintes militaires et économiques et inspiration par l'exemple (formation des militaires locaux via le programme IMET, entraînement avec les forces spéciales américaines). http://froggybottomblog.com/2013/12/09/africom-laboratoire-du-smart-power-americain/

* 155 Partnership for Regional East African Counter Terrorism ; renforcement des capacités de l'AMISOM, soutien du gouvernement de transition et actions de lutte contre la piraterie ( Combined Task Force 151 , l' Operation Ocean Shield de l'OTAN ou par des patrouilles nationales).

* 156 Un accord sur la prolongation « à long terme » de la présence américaine à Djibouti a été annoncé par le président Obama qui a qualifié la base militaire du camp Lemonnier d'« extraordinairement importante » lors de la visite du Président djiboutien Ismail Omar Guelleh à Washington le 5 mai dernier. Le montant de la location serait de 630 millions de dollars pour les dix prochaines années (Zachary A Goldfarb The Washington Post, 5 mai 2014).

* 157 Il en existe également en Éthiopie, aux Seychelles, au Niger - et sans doute ailleurs encore.

* 158 Baptisés « lily-pads » (nénuphars), ces nouveaux avant-postes de la présence américaine globale se résument le plus souvent à un hangar quelconque, une poignée de soldats et une flotte plus ou moins importante de petits avions de tourisme truffés d'électronique.

* 159 Le nombre de partenaires est étendu : aux quatre pays de Pan-Sahel s'ajoutent désormais l'Algérie, le Burkina Faso, le Maroc, le Nigeria, le Sénégal et la Tunisie, pour un budget annuel d'environ 100 millions de dollars.

* 160 Maya Kandel « La stratégie américaine en Afrique » http://froggybottomblog.com/2013/12/07/la-strategie-americaine-en-afrique/

* 161 « L'opération SERVAL et la TF SABRE ont bénéficié de la part des forces américaines d'un appui technique concernant le renseignement d'origine spatiale et aérienne sans précédent . Cet appui témoigne, dans les faits et par l'action, de la crédibilité acquise par les forces spéciales françaises auprès de leurs homologues américaines ». « Le renforcement des forces spéciales françaises, avenir de la guerre ou conséquence de la crise ? » Rapport d'information n° 525 (2013-2014) de MM. Daniel Reiner, Jacques Gautier et Gérard Larcher 13 mai 2014 http://www.senat.fr/rap/r13-525/r13-525_mono.html#toc253

* 162 Maya Kandel, chargée d'études à l'INSERM et chercheur associée à Paris III Sorbonne-Nouvelle III « Les États-Unis et la guerre au Mali » - Fondation Jean Jaurès : Orion - Observatoire de la défense n°22 - 7 février 2013.

http://www.jean-jaures.org/Publications/Notes/Les-Etats-Unis-l-Afrique-et-la-guerre-au-Mali

* 163 idem

* 164 Par opposition par exemple à SOUTHCOM, auquel on peut pourtant le comparer pour l'approche globale civilo-militaire.

* 165 Alors qu'il devait y avoir de nombreux civils, il a été difficile de trouver des candidats : sur 1 300 personnes au début d'AFRICOM, seuls 3 % n'appartenaient pas au Pentagone. Là encore, il a fallu avoir recours aux sociétés militaires privées, donc le plus souvent à d'anciens militaires. La difficulté est liée à des questions de gestion de carrière au département d'État, où, contrairement au Pentagone, l'affectation à AFRICOM n'était pas valorisée.

* 166 Maya Kandel, article précité http://froggybottomblog.com/2014/04/14/du-smart-power-au-light-footprint-le-dilemme-americain-en-afrique/

* 167 Suite à l'attentat contre le consulat américain de Benghazi en Libye.

* 168 Maya Kandel, article précité http://froggybottomblog.com/2014/04/14/du-smart-power-au-light-footprint-le-dilemme-americain-en-afrique/

* 169 Ainsi dans la requête budgétaire 2015 de l'administration Obama concernant l'aide au Rwanda et à l'Ouganda : face aux atteintes aux libertés et droits de l'homme dans ces deux pays, la Maison Blanche souhaite réduire son aide - mais il s'agit de l'aide au développement ; car dans le même temps les montants demandés pour l'assistance sécuritaire augmentent.

* 170 Celle-ci insiste sur le soutien militaire américain à un engagement de pays alliés sur un théâtre où les États-Unis ne souhaitent pas déployer de troupes.

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