CHAPITRE 1ER : LA DEGRADATION DES RELATIONS AVEC LA RUSSIE

I. DE LA RÉAFFIRMATION DE LA PUISSANCE RUSSE À UNE NOUVELLE GUERRE FROIDE ?

A. UNE VOLONTÉ DE RETOUR SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE

1. Les débuts de la réaffirmation de la puissance

Nommé Premier ministre par Boris Elstine en août 1999, avant d'être élu Président de la Fédération de Russie en mars 2000, Vladimir Poutine arrive au pouvoir à un moment où l'économie russe, après avoir subi pendant une décennie une politique de libéralisation brutale, semblait avoir touché le fond. En effet, les « thérapies de choc », préconisées par les experts occidentaux et menées par les réformateurs de l'équipe d'Eltsine, avaient été à l'origine d'un choc de revenu sans précédent : le PIB avait diminué de moitié entre 1990 et 1998 , la population subissant un appauvrissement extrême, dans un contexte marqué par les privatisations et l'accaparement des richesses et des grandes entreprises par de nouveaux oligarques. En août 1998, au plus fort de la crise économique mondiale, la Russie avait fait défaut sur sa dette. Une grande partie du secteur productif était détruit et des millions de personnes se trouvaient sans travail et sans revenus.

La société russe sort traumatisée de cette période de réformes, qui est aussi assombrie par de nombreux troubles : crise politique entre le président Eltsine et le congrès des députés du peuple en 1993, instabilité du gouvernement, scandales impliquant les proches du Président, assassinats et règlements de compte entre oligarques, première guerre de Tchétchénie (1994-1996) se soldant par une défaite de l'armée russe.... L'autonomisation croissante de certains territoires fait en outre peser un risque de désintégration sur la Fédération de Russie.

La politique étrangère est reléguée au dernier rang des préoccupations, cette période se caractérisant par un relatif effacement de la Russie sur la scène internationale . Ainsi, la Russie désapprouve la manière dont est géré l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, de même que l'intervention de l'OTAN au Kosovo en 1999, mais sa voix est alors inaudible.

C'est dans ce contexte d'une extrême paupérisation et d'un déclassement de la Russie que Vladimir Poutine, ancien agent du KGB et conseiller du maire de Saint-Pétersbourg, devenu chef du FSB 1 ( * ) , accède au pouvoir, d'abord comme premier ministre, puis comme président de la Fédération de Russie. Sa rigueur et son profil technocratique, qui contrastent avec le climat délétère et le chaos ambiants, l'aident à s'imposer au sein du clan Eltsine 2 ( * ) .

Il importe de souligner cette rencontre d'un homme, pétri d'une certaine conception de l'Etat et de l'histoire de son pays , avec son peuple dans un contexte particulièrement difficile. Le leader qu'est Vladimir Poutine n'aurait pu s'affirmer et rester si longtemps au pouvoir s'il n'avait su comprendre et utiliser les aspirations, les craintes, les préjugés et les sentiments d'un grand nombre de Russes.

Dans un premier temps, priorité est donnée au redressement interne du pays.

Vladimir Poutine entreprend d'abord de réformer l'Etat et de restaurer l'autorité de celui-ci par un certain nombre de mesures : adoption d'une réforme fiscale destinée à assurer une meilleure collecte des impôts, instauration d'un corpus juridique moderne (adoption de plusieurs codes, simplification des procédures...), nomination de « superpréfets » (les « polpreds ») à la tête de sept nouveaux districts couvrant le territoire, chargés de contenir les velléités autonomistes des régions et de leurs gouverneurs et de veiller au respect du droit fédéral, recentralisation des compétences et des ressources.

Cette restauration de la « verticale du pouvoir » se traduit aussi par une mise au pas des contre-pouvoirs institutionnels et de l'opposition, une prise de contrôle des principaux médias, notamment les grandes chaînes de télévision et par le renforcement de l'influence, dans les cercles du pouvoir, des structures de force (armée, police, services de renseignement) dont Vladimir Poutine est issu.

Sur le plan économique, la Russie fait le choix d'un capitalisme d'Etat qui s'appuie principalement sur les entreprises du secteur énergétique . Dans le contexte de la montée des prix mondiaux des hydrocarbures, Vladimir Poutine, dont la thèse de doctorat obtenue à la fin des années 1990 portait sur les avantages d'une gestion publique des ressources naturelles dans la transition d'une économie planifiée à une économie de marché, entend faire de la Russie une superpuissance énergétique . Le modèle mis en place repose sur un contrôle de la production par les entreprises publiques (Rosneft pour le pétrole et Gazprom pour le gaz) ou par des entreprises privées dirigées par des personnes proches du pouvoir, qui grâce à la conjoncture favorable, sont en mesure de reverser une part importante de leurs confortables revenus au budget fédéral.

La reprise économique permet une amélioration significative du niveau de vie de la population. Les salaires du secteur public et les prestations sociales sont de nouveau versés. L'économie russe s'insère dans les échanges internationaux, notamment avec l'Europe.

Parallèlement, sous couvert d'opération anti-terroriste, Vladimir Poutine relance la guerre en Tchétchénie , dont il sort victorieux avec la double image, aux yeux de son opinion publique, d'un chef militaire et d'un homme d'Etat ayant mis fin au désordre régnant dans le pays.

Ce redressement économique et politique du pays est au fondement de la popularité de Vladimir Poutine , dont une grosse partie de la base électorale est composée de classes moyennes relevant du secteur public.

2. Retour dans le paysage stratégique

Une fois acquis le redressement interne du pays, l'ambition de Vladimir Poutine a été de redonner à la Russie toute sa place sur l'échiquier international.

Certes, en la matière, un changement de ton du pouvoir russe était déjà perceptible sous la présidence de B. Eltsine à compter de la nomination d'Evgueni Primakov comme ministre des affaires étrangères en janvier 1996. Considérant que le relatif suivisme de son prédécesseur Andreï Kozyrev à l'égard de la politique occidentale n'avait pas permis à la Russie de retrouver son rang dans la communauté internationale, E. Primakov initie une réorientation de la politique étrangère russe, axée sur la prise en compte de la dimension eurasiatique de la Russie, la promotion d'un monde multipolaire et le resserrement des liens avec les pays dits de « l'étranger proche », issus de l'éclatement de l'URSS. Vladimir Poutine a su, quelques années plus tard, « faire fructifier cet héritage primakovien 3 ( * ) ».

Si l'action de celui-ci reste dans un premier temps empreinte d'un certain pragmatisme et d'une volonté de coopérer avec les pays occidentaux, comme en témoignent le soutien apporté aux Etats-Unis lors des attentats terroristes du 11 septembre 2001 et l'accord donné au stationnement des forces occidentales dans plusieurs pays d'Asie centrale dans le cadre de l'intervention en Afghanistan, le ton change progressivement, à mesure que les griefs s'accumulent (expédition américano-britannique en Irak en 2003, retrait des Etats-Unis du traité des missiles antibalistiques en 2002, élargissement de l'OTAN en Europe, enlisement des Etats-Unis en Afghanistan...).

Le discours fondateur qu'il prononce le 10 février 2007 lors de la 43 ème Conférence sur la sécurité de Munich lui donne l'occasion d'exposer sa doctrine en matière de politique étrangère , qui révèle un sensible changement de posture stratégique.

Vladimir Poutine y dénonce un monde unipolaire - dominé par les Etats-Unis - issu de la fin de la guerre froide et les conséquences négatives de cette domination pour la stabilité de l'ordre mondial ; il critique en particulier l'interventionnisme unilatéral et le recours à la force sans l'autorisation des Nations unies, qui fragilisent le droit international et génèrent le désordre. Il prédit également le renforcement du multilatéralisme, fondé sur la montée en puissance du groupe des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). Il affirme, pour finir, qu'il faudra désormais compter avec la Russie.

« La Russie a une histoire millénaire, et pratiquement elle a toujours eu le privilège de pratiquer une politique extérieure indépendante. Nous n'avons pas l'intention aujourd'hui non plus de faillir à cette tradition. En même temps, nous voyons que le monde a changé et nous évaluons avec réalisme nos propres possibilités et notre propre potentiel ».

Vladimir Poutine, 10 février 2007, Conférence de Munich sur la sécurité

La Russie a la nostalgie de la puissance perdue, de l'époque soviétique où elle cogérait le monde, dans un dialogue d'égal à égal avec les Etats-Unis . Elle n'aura dès lors de cesse de chercher à reconquérir ce rang.

Le premier acte fort qui intervient peu après le discours de Munich sera la guerre menée par la Russie en Géorgie en août 2008, par laquelle elle entend marquer un coup d'arrêt aux velléités de celle-ci de se rapprocher de l'OTAN .

Depuis, elle saisit toutes les occasions pour affirmer sa puissance au plan international et revenir dans le jeu diplomatique.

3. Une politique étrangère volontariste
a) Le resserrement des liens avec les pays de « l'étranger proche »

Par les accords de Minsk du 8 décembre 1991, la Russie avait mis en place avec les autres Etats issus de la dissolution de l'URSS une communauté des Etats indépendants (CEI) qui, dans l'esprit de Boris Eltsine, devait permettre une intégration économique et militaire des anciennes républiques soviétiques. Comprenant encore aujourd'hui onze d'entre elles, la CEI est restée un cadre lâche et peu contraignant, sur lequel sont venus se greffer des traités régionaux à géométrie variable (traité de sécurité collective, dit traité de Tachkent en 1992, communauté des Etats intégrés, à vocation économique, en 1996).

Considérant l'espace régional post-soviétique comme sa zone d'intérêts privilégiés , la Russie a cherché à compter des années 2000 à y renforcer son influence, particulièrement à partir du moment où certains Etats de cette zone ont semblé vouloir se rapprocher de l'Otan ou de l'Union européenne.

Source : Carte et légende conçues par L. Chamontin, P. Verluise, C. Bezamat-Mantes. Réalisation C. Bezamat-Mantes

Cela s'est notamment traduit par l'exercice de pressions d'ordre économique sur ses partenaires (blocus des vins géorgiens et moldaves, embargo sur les produits laitiers biélorusses, guerres du gaz récurrentes avec l'Ukraine...).

Parallèlement la diplomatie russe s'est attachée à lancer ou relancer, non sans un certain désordre, plusieurs initiatives régionales tendant à la mise en place de multiples organisations : Communauté économique eurasiatique en 2000, Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC) en 2002, Organisation de coopération de Shanghai (OCS) avec les pays d'Asie centrale et la Chine en 2001.

Les organisations régionales mises en place par la Russie

La communauté des États indépendants (CEI) a été créée par les accords de Minsk du 8 décembre 1991. Actuellement composée de onze des anciennes républiques soviétiques (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Moldavie, Ouzbékistan, Russie, Tadjikistan, Turkménistan et Ukraine), la CEI vise à créer un espace d'intégration économique et militaire, oeuvrant à la coordination des politiques étrangères ou encore à la coopération en matière de défense et de sécurité des frontières.

La communauté économique eurasiatique (EurAsEc) rassemble la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Instaurée par le traité d'Astana d'octobre 2000, l'EurAsEc cherche à favoriser les échanges en développant notamment un marché énergétique commun et en harmonisant des législations nationales.

L'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) a été créée en 2002 et remplace le Traité de sécurité collective de 1992. Cette organisation défensive, qui compte les mêmes membres que l'EuRasEc, avec l'Arménie en plus, est souvent perçue comme le complément militaire de la communauté économique eurasiatique. Elle oeuvre en effet à la sécurité des Etats membres en se concentrant sur la coopération militaire, la stabilité régionale ou encore la lutte contre le terrorisme.

L'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a été lancée en 1996 sous le nom de Groupe de Shanghai avant d'être renommée en 2001. Ses membres (Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Tadjikistan) coopèrent sur trois grands objectifs sécuritaires : le terrorisme, l'extrémisme et le séparatisme. Au-delà de la stabilisation en Asie centrale, l'OCS permet d'inclure dans un même outil multilatéral la Russie et la Chine et ainsi de faire converger leurs intérêts.

L'Union douanière , qui réunit la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, est l'aboutissement d'un processus lancé en 2009 et entrée en vigueur en juillet 2010. Ce partenariat est un projet ambitieux qui compte déjà quelques résultats à son actif comme par exemple la mise en place d'une taxe douanière commune ou encore l'abolition des contrôles douaniers aux frontières. A terme, l'Union douanière devrait pouvoir s'ouvrir à d'autres Etats membres de l'EurAsEc.

Le Forum de coopération économique de l'Asie-Pacifique (Apec) , créé en 1989, a été rejoint par la Russie en 1998. Cette organisation, qui cherche à stimuler les relations économiques et à renforcer les liens dans la région, compte aujourd'hui 21 Etats membres. La Russie en a d'ailleurs la présidence pour la première fois en 2012.

Source : Les Notices de la Documentation française - Le positionnement international de la Russie

Avec ces différentes structures de coopération, la Russie entend d'abord contrôler son environnement sécuritaire régional , même s'il ne faut pas occulter les liens économiques anciens qui perdurent entre les Etats de l'espace post-soviétique.

A la fin des années 2000, une nouvelle impulsion est donnée à cette politique visant à promouvoir l'intégration régionale de l'espace post-soviétique , que la Russie considère comme sa « zone d'intérêts privilégiés ». Elle est énoncée comme une priorité dans les documents de politique étrangère de la Russie : « Stratégie de sécurité nationale à l'horizon 2020 » (2009), doctrine militaire de 2010 et « concept de politique étrangère » de 2013.

Dans son discours d'investiture du 7 mai 2012, Vladimir Poutine affirme ainsi « L'avenir historique de l'Etat [...] dépend de notre capacité à devenir les leaders et le centre d'attraction de toute l'Eurasie ».

Le projet phare est la constitution en plusieurs étapes d'une Union économique eurasiatique (UEE) avec ses deux principaux partenaires de la Russie que sont la Biélorussie et le Kazakhstan (auxquels Moscou espérait initialement ajouter l'Ukraine). Pour la Russie, cette Union doit permettre de renforcer les échanges et investissements entre ses membres et de réduire leur dépendance à l'égard de l'extérieur. Elle est aussi en réalité une réponse au Partenariat oriental lancé par l'Union européenne en 2009 en direction de l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie, la Biélorussie et l'Azerbaïdjan. La crise qui se déroule en Ukraine à compter de l'hiver 2014 précipite sa mise en place.

L'Union économique eurasiatique (UEE)

L'Union économique eurasiatique (ou eurasienne) a été créée par un accord signé le 29 mai 2014 à Astana entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan , rejoints à l'automne 2014 par l'Arménie. Elle est entrée en vigueur le 1 er janvier 2015 et a été rejointe le 6 août 2015 par le Kirghizistan.

Elle est l'aboutissement d'un processus d'intégration en plusieurs étapes. Celui-ci a pris appui sur une zone de libre-échange existant depuis 2001 entre la Russie et plusieurs de ses partenaires (la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, rejoints en octobre 2011 par l'Ukraine).

Les premières étapes ont été la constitution d'une union douanière (lancée le 1 er janvier 2010 et effective depuis le 1 er juillet 2011) entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie, puis d'un espace économique commun (au sein duquel circulent librement non seulement les marchandises, mais aussi les personnes, les capitaux et les services), en vigueur dès le 1er janvier 2012.

L'UEE prévoit, quant à elle, la mise en place d'un marché unique à l'horizon 2025, grâce à l'instauration de politiques communes dans de nombreux domaines (énergie, industrie, agriculture, transports). Un marché commun des médicaments et des équipements médicaux doit en principe être mis en place d'ici le 1 er janvier 2016 et des règles uniques en matière de subventions industrielles devraient être adoptées pour le 1 er janvier 2017.

Inspirée de l'Union européenne, l'Union eurasiatique comprend un organe à vocation supranationale, la Commission économique eurasiatique, dont les décisions s'appliquent en principe directement dans les Etats membres.

La signature de l'accord d'Astana a été très médiatisée par Moscou et appuyée par une communication mettant l'accent sur ses atouts (une zone économique de 170 millions de consommateurs, un PIB de 2 500 milliards de dollars, un territoire immense, un quart des ressources minérales mondiales...).

b) Le développement de partenariats avec les puissances émergentes


• Un autre axe de la nouvelle diplomatie russe, annoncé dans le discours de Munich, est la recherche de nouveaux partenariats en Asie et avec les puissances émergentes .

La Russie s'est ainsi mise à développer des relations bilatérales tous azimuts avec de nombreux pays d'Asie, au premier rang desquels la Chine ( cf infra ).

Dans le but de développer sa façade asiatique, notamment son Extrême-Orient, et toujours dans un souci de rééquilibrage de ses relations, elle s'est investie dans le forum de coopération économique de l'Asie-Pacifique (APEC ), dont elle a assuré la présidence pour la première fois en 2012 . Elle tend aussi à nouer des relations bilatérales plus étroites avec le Japon, en dépit du contentieux existant entre les deux pays au sujet des îles Kouriles (le Japon semblant à cet égard disposé à avancer dans la voie d'une résolution), la Corée du Sud et le Vietnam.

Enfin, elle entend jouer un rôle moteur dans le mouvement des BRICS .

Créé en 2006, le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde et Chine, rejoints en 2011 par l'Afrique du Sud) plaide, dans la tradition héritée des pays « non alignés », pour une réforme de la gouvernance mondiale, notamment celle des institutions financières issues des accords de Bretton Woods. Basés sur un mode de fonctionnement souple, les BRICS se réunissent une fois par an depuis 2008 au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement - c'est la Russie qui est à l'origine de ce schéma de réunions au sommet - et développent depuis lors leur coordination politique.

La Russie cherche à exercer une influence déterminante dans ce groupe et entend s'en servir pour tenir tête à l'Occident. Emmenés par elle, les BRICS ont ainsi adopté un discours condamnant l'intervention occidentale en Libye et s'opposant à tout recours à la force en Syrie.

La Russie soutient par ailleurs activement la mise en place de la banque de développement et de la réserve de change commune des BRICS , créées officiellement par un accord du 15 juillet 2014, et qui se veulent des institutions financières alternatives au FMI et à Banque mondiale. Dotée de 50 milliards de dollars, apportés à parts égales par les cinq membres, la banque des BRICS est destinée à financer les grands projets d'infrastructures de ces pays et à terme ceux des autres émergents.

Dans le cadre de cette diplomatie multipolaire, la Russie mobilise bien entendu ses avantages concurrentiels, en premier lieu ses ressources énergétiques, mais aussi son industrie d'armement, comme l'illustrent ses projets d'implantation au Brésil en vue d'y produire des équipements aéronautiques et des matériels de défense.

c) La politique russe au Moyen-Orient

Pour la Russie, le Moyen-Orient est une zone stratégique qui conditionne la stabilité de son front sud.

La Russie a une conscience particulière des problèmes que le développement du radicalisme sunnite dans les pays voisins pourrait générer sur son propre territoire et cherche à en contenir les effets.

Rappelons qu'elle abrite une importante population musulmane dans la région de la Volga et dans la région du Caucase du nord, sans compter les immigrés originaires d'Asie centrale.

Il faut souligner, à cet égard, l'originalité de l'approche russe de l'islam , la Russie assumant et prêtant attention à la part musulmane de son identité.

Ainsi, elle a été en 2003 le premier pays non musulman admis à l'Organisation de la Conférence islamique ; en 2005, elle condamnait la publication par le Danemark des caricatures de Mahomet. Aujourd'hui, cette approche particulière amène Moscou à encourager, non sans une certaine ambiguïté, l'ambition et la popularité du jeune leader tchétchène Ramzan Kadyrov, qui revendique un leadership sur l'islam de Russie.

Au Moyen-Orient, elle mène depuis plusieurs années une diplomatie habile , lui permettant de s'entendre à la fois avec l'Iran, l'Arabie saoudite et Israël. Elle s'est aussi rapprochée de l'Egypte, allié traditionnel, avec laquelle elle a passé des contrats d'armements, et l'Irak, où elle est présente par l'intermédiaire de ses compagnies pétrolières.

Les conséquences de l'intervention occidentale en Libye en 2011 (à laquelle le président russe Medvedev consent initialement, en n'opposant pas son veto au Conseil de sécurité de l'ONU, malgré les réticences de son premier ministre Vladimir Poutine), ont renforcé l'aversion de la Russie pour les interventions militaires internationales qui sont à l'origine de désordres. D'autant plus que dans cette affaire, elle considère que les pays occidentaux lui ont forcé la main en allant au-delà du mandat accordé, qui visait à protéger les populations civiles et non à changer le régime en place en Libye.

Cela conduit la Russie à s'opposer très fermement dès 2011 à toute ingérence extérieure dans la crise syrienne (triple véto au Conseil de sécurité, poursuite des livraisons d'armes). Méfiant vis-à-vis des « printemps arabes », en lesquels il voit des mouvements fomentés par les démocraties occidentales, et craignant leurs conséquences, Vladimir Poutine refuse de considérer que la sortie de crise en Syrie réside dans le changement de régime.

Il obtient alors un succès diplomatique en proposant en septembre 2013, alors que le scénario d'une intervention franco-américano-britannique fait long feu, le démantèlement sous contrôle international de l'arsenal chimique du régime de Bachar el-Assad. Avec cet épisode, la Russie redevient incontestablement un acteur politique majeur au Moyen-Orient, doté d'une forte capacité de résolution des problèmes.

Cette capacité s'est également illustrée, quelques semaines plus tard, par le rôle pivot joué par la Russie dans la négociation sur le dossier du nucléaire iranien qui a permis la signature de l'accord intérimaire du 24 novembre 2013. Celui-ci a constitué une première étape vers l'accord limitant les capacités nucléaires de l'Iran qui sera signé le 14 juillet 2015.

Ce poids de la Russie au Moyen-Orient se mesure également à l'aune de son intervention militaire en Syrie à compter de septembre 2015.

4. La restauration des capacités militaires

Cette trajectoire de réaffirmation de la puissance russe s'accompagne d'un réinvestissement du champ militaire et de la politique de défense, après une sévère dégradation des capacités militaires de la Russie dans les années 1990.

A la suite de la guerre en Géorgie en 2008, qui avait fait apparaître les lacunes opérationnelles et les retards capacitaires de ses forces armées, la Russie a engagé une réforme en profondeur de son outil militaire , visant à la doter de forces professionnalisées, mobiles et équipées.

Il s'agissait, en effet, de redimensionner une organisation héritée de l'époque soviétiqu e, destinée à mener des guerres conventionnelles, et à favoriser l'émergence de forces de combat plus flexibles.

Depuis son lancement, cette politique s'est traduite par :

- une hausse du budget de la défense qui a plus que doublé passant officiellement de 27,5 milliards d'euros à 62 milliards d'euros entre 2009 et 2015 et qui représente désormais 4,3 % du PIB , faisant de la Russie, en termes absolus, le 3 ème budget de défense au monde, derrière les États-Unis et la Chine ;

- un programme fédéral d'armement consacré à la modernisation et au rééquipement des forces d'un montant de 470 milliards d'euros sur la période 2011-2020 ;

- un travail d'interarmisation et d'intégration des forces ;

- une augmentation significative du niveau d'entraînement et d'activité des forces qui se traduit notamment par la multiplication des « contrôles opérationnels inopinés » engageant des moyens à grande échelle en hommes et en matériels, dans toutes les régions militaires de Russie et dans tous les composantes, conventionnelles et nucléaires.

Cette politique s'accompagne d'une stratégie de communication axée sur le  « retour de la puissance russe », qui tend à mettre en scène le président russe comme chef de guerre d'une puissance nucléaire.

La dissuasion nucléaire reste, en effet, la pierre angulaire de la politique de défense russe. Elle repose sur la classique triade stratégique : missiles intercontinentaux, bombardiers stratégiques et sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE). L'arsenal nucléaire, vieillissant, fait l'objet d'une modernisation entamée au début des années 2000 , qui devrait s'achever vers 2025. À ce jour la Russie dispose au titre des armements stratégiques de 1 643 têtes nucléaires déployées, de 10 SNLE, de 310 missiles intercontinentaux (ICBM) et de 73 bombardiers stratégiques, soit le deuxième arsenal nucléaire mondial.

Selon la doctrine militaire russe , dont une nouvelle version a été publiée en décembre 2014, la Russie se réserve le droit d'utiliser l'arme nucléaire en réponse « à l'emploi contre elle ou ses alliés de l'arme nucléaire ou de toute autre arme de destruction massive », mais également en cas d'agression par l'emploi d'armes conventionnelles si « l'existence même de l'État est menacée ».

À l'horizon 2020, l'outil de défense russe devrait disposer de forces conventionnelles dont les points forts seront notamment ses troupes parachutistes (VDV), ses forces aériennes (VVS), les capacités de déni d'accès (systèmes de défense anti-aériennes en particulier), ainsi que de meilleures capacités logistiques et de gestion de crise.

En revanche, les ressources humaines constituent un point faible du fait des problèmes démographiques et sanitaires et des difficultés à recruter des soldats professionnels sous contrat, le personnel militaire étant encore majoritairement composé de conscrits . De fait, les armées russes comptent 750 000 hommes, dont seulement 300 000 professionnels (les Kontraktniki) . L'objectif d'une armée d'un million d'hommes (dont 425 000 militaires sous contrat) en 2017 paraît impossible à atteindre. Selon les responsables du ministère russe de la défense, seuls 76 % des citoyens russes qui se présentent aux commissions d'appel sont reconnus aptes au service et plus de 30 % d'entre eux ne peuvent rejoindre les forces les plus exigeantes en termes de condition physique. Le mode d'encadrement reste assez lourd et pâtit de l'absence d'un échelon de sous-officiers qualifiés.

Des faiblesses en matière d'équipements (lacunes capacitaires et problèmes de disponibilité opérationnelle) devraient également subsister.

Au final, le dispositif militaire russe est efficace pour les forces spéciales, le cyber ou les menaces hybrides , ainsi que pour la manoeuvre nucléaire , les forces conventionnelles classiques n'étant pas encore au niveau souhaité.

Au cours de prochaines années, la Russie pourra compter sur des capacités d'intervention accrues lui offrant une réell e aptitude à projeter une force conventionnelle significative dans son espace régional.

Il faut souligner, à cet égard, l'importante présence militaire que la Russie conserve dans l'espace post-soviétique : en Biélorussie, en Arménie, au Tadjikistan, au Kirghizstan, dans les territoires séparatistes d'Ossétie du Sud, d'Abkhazie, de Transnistrie (et désormais en Ukraine) ainsi qu'à Kaliningrad et bien sûr en Crimée.

Compte tenu de la faiblesse militaire des pays de l'espace post-soviétique, ces capacités lui offrent en effet de puissants moyens de coercition vis-à-vis de voisins récalcitrants . Elles peuvent ainsi lui permettre de « mener à bien des objectifs politiques limités de contrôle de l'espace post-soviétique » 4 ( * ) , en d'autres termes, imposer à ses voisins une «souveraineté limitée », au sens où l'entendait Léonid Brejnev.

En revanche, la Russie ne disposerait pas aujourd'hui d'une capacité de mobilisation lui permettant de se déployer longtemps sur un vaste territoire 5 ( * ) . Il ne s'agit donc pas d'une menace comparable à celle de la Guerre froide.

En complément de la politique de renforcement de l'outil militaire, il faut noter une visibilité accrue des forces armées russes dans l'espace mondial depuis plusieurs années : patrouilles de bombardiers stratégiques dans l'espace aérien, présence de la flotte russe dans les zones stratégiques de l'océan mondial que sont l'océan Indien, l'Extrême-Orient et la Méditerranée, exercices conjoints avec les forces armées d'autres pays, en particulier la Chine.


* 1 Qui a succédé au KGB.

* 2 Poutine, Frédéric Pons, Calmann-Lévy, 2014.

* 3 Thomas Gomart, « Les conséquences du schisme russo-occidental », La Revue des deux Mondes, février 2015.

* 4 Audition de M. Camille Grand, Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, par la commission de la défense de l'Assemblée nationale - 8 juillet 2015.

* 5 « Ukraine : a test for russian military reforms », M. Pavel Baev, chercheur associé à l'IFRI, mai 2015.

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