AVANT-PROPOS

La prolifération et le fonctionnement des autorités administratives indépendantes sont devenus un réel problème institutionnel. Qualifiées par le doyen Patrice Gélard, alors membre de la commission des lois du Sénat, « d'objets juridiques non identifiés », ces entités par la volonté des gouvernements successifs ont pris une place considérable dans le fonctionnement des institutions de la République en marge d'un véritable contrôle démocratique.

À l'initiative du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) et sur son « droit de tirage », la conférence des présidents du Sénat a pris acte de la création d'une commission d'enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l'organisation, de l'activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes.

Cette commission d'enquête était d'autant plus nécessaire qu'il apparaît clairement que, détentrices pour certaines d'entre elles d'un pouvoir considérable dans des secteurs clefs de la vie de la Nation (Autorité de la concurrence, Conseil supérieur de l'audiovisuel, Autorité des marchés financiers, Défenseur des droits, Commission nationale de l'informatique et des libertés...), les autorités administratives indépendantes ne font pas l'objet d'un véritable contrôle par le Parlement.

Depuis 1978, date de création de la première de ces autorités, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), une quarantaine ont vu le jour dans tous les domaines, sans corpus juridique et déontologique commun, comme si un processus continu de délitement de l'État était engagé par lui-même. C'est l'État lui-même qui est dans la quasi-totalité des cas à l'origine de la multiplication de ces autorités, soit comme réponse médiatique à des scandales, soit pour se défausser du poids des responsabilités dans des décisions difficiles.

Cette prolifération contribue de plus en plus fortement à l'illisibilité et au dysfonctionnement du système institutionnel. Au moment où la simplification devrait être la véritable réforme, le pouvoir exécutif n'a de cesse de multiplier autorités administratives indépendantes, hauts conseils, agences... et de faire entériner cette dérive par un Parlement dont le consentement systématique est coupable.

Les autorités administratives indépendantes ne sauraient devenir un « État dans l'État » d'autant plus que la composition de leurs collèges pose très clairement un problème. S'il est incontestable que d'une manière générale les personnalités en charge de ces autorités ont une compétence, une expérience indiscutables, elles proviennent quasiment toutes du même moule, essentiellement des « grands corps de l'État ». Si cette interpénétration présente des avantages, les inconvénients sont aussi importants, y compris pour les « grands corps de l'État ».

Ce rapport a pour objectif de dresser un constat, d'alerter sur des dérives évidentes et de rappeler qu'en démocratie représentative une des deux missions fondamentales du Parlement est de contrôler.

I. UNE MOSAIQUE D'AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES

L'appellation d'autorité administrative indépendante est une création du Parlement, née voici près de quarante ans, au cours du débat législatif dans notre Haute Assemblée. Examinant le texte qui deviendrait la loi du 6 janvier 1978 1 ( * ) , le Sénat décidait, à l'initiative du rapporteur de la commission de lois, notre ancien collègue Jacques Thyraud, de qualifier la future Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) d'autorité administrative indépendante. Cette qualification, inédite en droit français, devait permettre de répondre à un équilibre original souhaité par le législateur : organe de l'État, la CNIL n'était placée ni sous l'autorité, ni sous la tutelle d'un ministère. Elle s'extirpait alors de la hiérarchie traditionnelle des autorités administratives centrales.

Sans postérité immédiate, cette appellation est convoquée quelques années plus tard lors de la création de la Commission pour la transparence et le pluralisme de la presse en 1984. Dans un premier temps, le législateur y recourut donc avec parcimonie, la rareté de son attribution contribuant à son utilité.

Parallèlement, cette notion a reçu une consécration inattendue de la part du juge constitutionnel. Tout d'abord, le Conseil constitutionnel reconnait que l'intervention d'une autorité administrative indépendante constitue une garantie pour l'exercice d'une liberté publique 2 ( * ) . Puis, il admet qu'une autorité administrative indépendante puisse exercer un pouvoir réglementaire subordonné et limité 3 ( * ) . Le Conseil constitutionnel favorise ainsi l'insertion de telles autorités dans l'ordre juridique français, contribuant à la controverse doctrinale sans mettre un terme aux nombreuses interrogations que leur existence commence à susciter.

À partir de la fin des années 1980 jusqu'à la fin de la décennie 1990, cette catégorie juridique, à l'origine sans contour précis, a gagné progressivement en substance au fur et à mesure que de nouveaux organismes l'intègrent. Plusieurs autorités administratives indépendantes sont ainsi créées, à l'instar du Conseil de la concurrence en 1986, de la Commission nationale de la communication et des libertés en 1988 ou de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) en 1991.

Le développement du contingent d'autorités administratives indépendantes emprunte plusieurs canaux :

- le législateur crée des organismes qu'il décide de qualifier ainsi lors de leur création ;

- le législateur accorde cette qualification à des organismes exerçant depuis plusieurs années leur missions, comme le Médiateur de la République créé en 1973 mais reconnu comme une « autorité indépendante » par la loi du 13 janvier 1989 4 ( * ) ;

- le juge administratif ou constitutionnel, se fondant sur un faisceau d'indices, décèle ou croit déceler, derrière les dispositions statutaires d'un organisme voulu par le législateur, l'intention de ce dernier de le classer parmi les autorités administratives indépendantes.

Parfois, le législateur, face à une catégorie juridique nouvelle dont il n'appréhende pas immédiatement les contours et les implications, avance par tâtonnements, marques de sa prudence. Il en est ainsi de l'autorité chargée de veiller à la libre concurrence : qualifiée d'autorité indépendante, la Commission de la concurrence est remplacée en 1986 5 ( * ) par le Conseil de la concurrence aux pouvoirs renforcés mais perdant, à cette occasion, sa qualification, qui ne sera rendue par la loi 6 ( * ) qu'à son successeur, l'Autorité de la concurrence mise en place en 2009.

S'ajoute aux sources législatives et jurisprudentielles, une autre voie de reconnaissance des autorités administratives indépendantes plus surprenante : l'opinion commune consacrée par la doctrine officielle. La notion d'autorité administrative indépendante exerce alors un pouvoir d'attraction. Nombre d'organismes, pour lesquels cette qualification n'avait pas été envisagée lors de leur création, sont postérieurement et d'autorité rangés dans cette catégorie, au motif de la volonté supposée du législateur. Tel M. Jourdain, le Parlement découvre qu'il a créé, sans le savoir, des autorités administratives indépendantes.

À cet égard, le rapport public du Conseil d'État de 2001 7 ( * ) marque un tournant. La Haute juridiction consacre ses considérations générales à une étude d'ensemble des autorités administratives indépendantes, une quinzaine d'années après les premières réflexions sur le sujet. Ce rapport constitue la première approche transversale des autorités administratives indépendantes au terme du mouvement de foisonnement observé à la fin du XX ème siècle. Tentant de distinguer les traits caractéristiques qui donnent leur cohérence aux autorités administratives indépendantes, le Conseil d'État en propose une liste, s'appuyant sur les qualifications législatives ou reposant sur la méthode du faisceau d'indices. Déjà, l'exercice s'avère délicat et, comme le rappelait le vice-président du Conseil d'État lors de son audition, n'est pas « sans hésitation » 8 ( * ) .

D'importance inégale, aux règles variables, ces autorités ne présentent une unité que dans la mesure où elles appartiennent à une même catégorie juridique qui elle-même n'a pas de définition légale.

Le constat dressé par le Conseil d'État n'arrête pas le mouvement antérieur. Au contraire, les années 2000 forment une décennie marquée non seulement par la création de nouvelles autorités administrative indépendantes - ab initio ou par une reconnaissance ultérieure de cette qualité - mais aussi par leur renforcement. Deux processus se combinent : le foisonnement des autorités administratives indépendantes se double de l'étoffement de leurs compétences.

Cette croissance irrépressible des autorités administratives indépendantes conduit à une première prise de conscience de la part du Parlement. À l'initiative de notre ancien collègue Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois du Sénat, l'Office parlementaire d'évaluation de la législation consacre un rapport confié à notre ancien collègue Patrice Gélard sur les autorités administratives indépendantes 9 ( * ) . Intitulé « Les autorités administratives indépendantes : évaluation d'un objet juridique non identifié » , ce rapport formulait trente recommandations.

Avant la fin de son mandat, Patrice Gélard prend soin d'actualiser son précédent rapport 10 ( * ) , dressant « un bilan en demi-teinte » de son application et renouvelant son inquiétude face au développement sans ligne directrice des autorités administratives indépendantes (AAI). Et notre ancien collègue de résumer ainsi la situation : « Qu'est-ce qu'une AAI, sinon un objet administratif non identifié, qui exerce des fonctions relevant de la compétence du Gouvernement, et qui est donc issu d'un abandon de ses attributions par ce dernier ? Il n'existe pas de définition ; le législateur est hésitant : il y a des « autorités administratives » qui ne sont pas « indépendantes » et des « autorités indépendantes » pas « administratives ». Pourquoi certaines AAI sont-elles dotées de la personnalité morale et pas d'autres ? Mystère. »

Un rythme soutenu de création
d'autorités administratives indépendantes en une décennie

En 2006, trente-neuf autorités administratives indépendantes étaient recensées. Le rythme de création est resté soutenu depuis cette date puisque le législateur a créé ou reconnu onze nouvelles autorités administratives indépendantes :

- l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) ;

- l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) ;

- l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) ;

- le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) ;

- la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ;

- le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) ;

- le Défenseur des droits ;

- la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) ;

- la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ;

- le Médiateur du livre ;

- la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement ont succédé respectivement à la Commission pour la transparence financière de la vie politique (CTFVP) et à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).

La Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) a également été scindée en deux pour créer une Commission nationale d'aménagement cinématographique aux côtés de la CNAC amputée de cette compétence.

Le rythme constaté en 2006 de plus d'une création par année en moyenne a donc perduré jusqu'à aujourd'hui.

Parallèlement, sur la même période (2006-2015), le Parlement a procédé ou autorisé en deux occasions des fusions d'autorités indépendantes préexistantes. D'une part, en 2011, la création du Défenseur des droits s'est traduite par la disparition de quatre autorités :

- le Médiateur de la République ;

- la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) ;

- le Défenseur des enfants ;

- la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS).

D'autre part, l'instauration d'une Autorité de contrôle prudentiel (ACP) en 2010 a permis la fusion des autorités d'agrément et de contrôle de la banque et de l'assurance, dont deux avaient la qualité d'autorité administrative indépendante.

On constate par conséquent un « effet cliquet » : une fois admise par la loi, la jurisprudence ou la doctrine, cette qualification d'autorité administrative indépendante n'est jamais remise en cause, quelle que soit l'évolution ultérieure.

Le paysage des autorités administratives indépendantes a achevé de se compliquer avec leur diversification. Le constituant a consacré la catégorie d'autorité administrative indépendante en créant, lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, le Défenseur des droits, « autorité constitutionnelle indépendante » 11 ( * ) . Plus récemment, pour tenir compte de l'autonomie de collectivités ultramarines, le législateur organique a autorisé la Polynésie française en 2011 12 ( * ) puis la Nouvelle-Calédonie en 2013 13 ( * ) à créer, dans leur domaine de compétences, des autorités administratives indépendantes. En effet, l'État ayant transféré une partie de ses compétences à ces collectivités ultramarines en application des articles 74 et 77 de la Constitution, les autorités nationales ne peuvent plus y intervenir au titre des compétences transférées.

Au sein des autorités administratives indépendantes, s'est également développée la sous-catégorie des autorités publiques indépendantes. Ces dernières disposent , à la différence des autorités administratives indépendantes stricto sensu , de la personnalité juridique. Comme personnes morales, elles peuvent ester en justice, percevoir directement des ressources fiscales mais également voir leur responsabilité civile engagée. Cependant, en 2006 comme en 2014, notre ancien collègue Patrice Gélard appelait à ne retenir la personnalité juridique pour une autorité administrative indépendante qu'après une sérieuse réflexion sur les inconvénients et avantages présentés, ce qui ne transparait pas toujours des choix précédemment effectués.

Au terme de cette évolution buissonnante et faute de définition précise, il n'existe encore aucune liste exacte des organismes qui peuvent se prévaloir de la qualification d'autorité administrative indépendante. Le nombre d'une quarantaine de ces autorités est aujourd'hui avancé. Pour l'organisation de ses travaux, votre commission d'enquête en a retenu quarante-deux, à la suite d'une hésitation relative au Haut conseil des finances publiques 14 ( * ) .

Au cours des auditions et des contrôles qu'ils ont menés, les membres de votre commission d'enquête ont souhaité s'interroger sur les conséquences de la création de ce type d'autorités sur l'organisation et le fonctionnement de l'État, avec à l'esprit une double interrogation : quelle indépendance pour quelle utilité ?

A. LA RAISON D'ÊTRE DES AUTORITÉS ADMINISTRATIVES INDÉPENDANTES : NÉCESSITÉ, BESOIN OU ALIBI ?

La création en 1978 de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) répondait à une préoccupation que l'auteur de cette notion, notre ancien collègue Jacques Thyraud, expliquait dans son rapport de première lecture sur la future loi du 6 janvier 1978 : « Le statut de cette commission devait être original. Elle devait tirer son efficacité de son indépendance ».

Par la suite, le recours à la notion d'autorité administrative indépendante a répondu à des raisons tout aussi conjoncturelles : donner à un organisme, nouveau ou existant, les garanties - du moins, en apparence - de son indépendance dans un domaine où l'intervention des administrations traditionnelles de l'État n'apparaîtrait plus opportune. C'est ainsi que les autorités administratives indépendantes ont émergé pour poursuivre une des deux finalités désormais communément admises : la protection des libertés publiques ou la régulation d'un secteur économique. Dans les deux cas, l'État contrôleur , incarné par l'autorité administrative indépendante, veille au respect des règles définies par l'État acteur , que ce dernier agisse dans le cadre de ses compétences régaliennes ou en intervenant dans le jeu économique, particulièrement dans les secteurs récemment ouverts à la concurrence.

À propos de la « genèse » des autorités administratives indépendantes, le Conseil d'État invoquait en 2001, pour justifier leur création, autant la « nécessité » que le « hasard ». Si la création de certaines de ces autorités répond effectivement à des obligations internationales ou européennes s'imposant à la France, l'existence d'autres trouve son origine dans la volonté des pouvoirs publics de répondre à des « questions à l'impact médiatique ».

1. Les obligations européennes et internationales

L'argument selon lequel l'existence d'une autorité administrative indépendante résulterait directement d'une obligation européenne ou internationale a été régulièrement avancée lors des auditions de votre commission d'enquête. Après analyse, il ressort que 16 autorités administratives indépendantes sont issues ou ont été consacrées a posteriori par le droit international ou le droit européen.

S'il impose dans certains secteurs le principe d'une autorité administrative indépendante, le droit européen n'en définit pas toujours exactement les contours. Cette relative imprécision tient au fait que le format d'autorité administrative indépendante à la française ne se retrouve pas véritablement dans le paysage institutionnel de l'Union européenne.

a) Existe-t-il des autorités administratives indépendantes européennes ?

Deux institutions de l'Union européenne sont traditionnellement considérées comme indépendantes : le Médiateur européen et l'Office de lutte anti-fraude (OLAF). Seul le Médiateur européen, créé par le Traité de Maastricht, peut répondre aux critères définissant une autorité administrative indépendante. Il a pour mission d'enquêter sur des cas de « mauvaise administration » dans les agissements des institutions, des organes et des organismes de l'Union européenne. Aux termes de l'article 228 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, il « exerce sa mission en toute indépendance » et ne peut ni solliciter ni accepter d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme. Il dispose d'un budget propre. Son pouvoir de sanction est néanmoins limité.

Chargé de cibler l'utilisation abusive des fonds de l'Union européenne, l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) fait partie, quant à lui, de la Commission européenne, même s'il dispose d'un statut indépendant pour mener à bien ses enquêtes. Il est placé sous la responsabilité de la vice-présidente chargée du budget et des ressources humaines. Il ne peut, dans ces conditions, être considéré comme une autorité administrative indépendante.

Les agences de l'Union européenne peuvent répondre, pour partie, aux critères de définition d'une autorité administrative indépendante. On distingue traditionnellement agences exécutives et agences de régulation (ou décentralisées). Ces dernières, distinctes des institutions européennes et dotées d'une personnalité juridique et d'un budget propre, ont un mode de fonctionnement proche de celui d'une autorité administrative indépendante. Elles exécutent des tâches techniques, scientifiques ou d'encadrement qui aident les institutions à élaborer et mettre en oeuvre leurs politiques. Elles soutiennent la coopération entre l'Union européenne et les autorités nationales en mettant en commun les compétences techniques et spécialisées des institutions nationales et européennes. Les associations des régulateurs nationaux sont ainsi considérées comme des agences décentralisées.

À l'inverse, les agences exécutives, créées par la Commission européenne dans le but d'exécuter tout ou partie de programmes pour son compte et placées sous son contrôle et sa responsabilité, ne peuvent être assimilées à des autorités administratives indépendantes.

b) Les autorités administratives indépendantes françaises et le droit européen : entre obligation et consécration

Le droit européen laisse à chaque État membre des marges de manoeuvre dans la mise en place d'une autorité indépendante. Les dispositions varient en effet d'un secteur à un autre. Si 13 autorités sur les 42 autorités administratives indépendantes françaises sont aujourd'hui expressément prévues par un texte européen, il convient de distinguer celles qui ont été créées à l'occasion de la transposition de directives européennes de celles dont la création est antérieure à la norme européenne. Elles ont, en effet, pu influer sur l'adoption de ladite norme, bénéficiant, par ricochet, d'une nouvelle légitimité.

(1) Une exigence d'indépendance fixée au niveau européen et traduite en droit national

Les autorités de régulation ont, pour la plupart, été créées par le droit européen. Le degré d'indépendance prévu par la législation de l'Union européenne diffère cependant au point qu'il ne peut pas toujours justifier le choix du format d'autorité administrative indépendante.

Les dispositions européennes sur la concurrence sont ainsi relativement peu précises en ce qui concerne le mode de régulation nationale. L'article 35 du règlement n°1/2003 laisse aux États membres le soin de désigner le ou les autorités de la concurrence, des juridictions pouvant figurer parmi les autorités désignées 15 ( * ) .

Le manque initial de précision du législateur européen peut, ensuite, être complété par les observations de la Commission européenne à l'occasion de la transposition des directives. Celles-ci ont ainsi présidé à la création en France de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) en 2005 puis à celle de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) en 2009.

La Commission européenne a également pu préciser sa conception de l'indépendance des autorités de régulation à l'occasion de la révision de la législation en vigueur dans le secteur énergétique. La modification de directives visant les secteurs du gaz et de l'énergie en 2009 dessine, quant à elle, un modèle proche de celui des autorités administratives indépendantes, la France s'étant dotée d'un tel organisme dès 2000 avec la mise en place de la Commission de régulation de l'électricité (CRE).

Vers plus d'indépendance ?
La position de la Commission européenne sur les autorités de régulation économique

La directive 97/67/CE visant les services postaux prévoit, à l'article 22 que « chaque État membre désigne une ou plusieurs autorités réglementaires nationales pour le secteur postal, juridiquement distinctes et fonctionnellement indépendantes des opérateurs postaux » 16 ( * ) . Le considérant 39 précise « qu'il appartient à l'État membre de définir le statut d'une ou de plusieurs autorités réglementaires nationales, qui peuvent être une autorité publique ou une entité indépendante désignée à cet effet ». Une fois mise en place, l'État membre doit notifier « à la Commission les autorités réglementaires nationales qu'ils ont désignées ». Celle-ci vérifie, par la suite, si ce choix répond aux exigences d'indépendance juridique et fonctionnelle voulue. La Commission européenne a néanmoins contesté la transposition effectuée par le législateur en 1999 et a adressé, le 25 juin 2002, un avis motivé sur l'incompatibilité entre le mode de fonctionnement de l'Autorité de régulation des télécommunications et le principe d'indépendance fonctionnelle entre l'autorité réglementaire nationale et les opérateurs postaux. Elle constate alors que le ministre chargé des postes est à la fois l'autorité réglementaire nationale et l'autorité chargée de la tutelle de La Poste. Il convient selon elle de s'assurer qu'il existe une séparation adéquate entre la fonction régulatrice et les fonctions liées à la propriété de l'opérateur public et à son contrôle. C'est à l'aune de cet avis motivé que la loi du 20 mai 2005 met en place l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Celle-ci fait par ailleurs partie de l'association des régulateurs des services postaux européens (ERGP), créée en décembre 2010 par l'Union européenne.

La Commission européenne a également remis en cause la mission de contrôle des activités ferroviaires, créée en 2003, estimant qu'il ne s'agissait pas d'un organe de régulation indépendant. Le considérant 14 de la directive 2007/58/CE indique en effet que l'organisme de contrôle devrait fonctionner de manière à éviter tout conflit d'intérêts et tout lien éventuel avec l'attribution du contrat de service public concerné 17 ( * ) . Ainsi, si pour des raisons organisationnelles ou juridiques, il est étroitement lié à l'autorité compétente concernée par l'attribution du contrat de service public en question, son indépendance fonctionnelle devrait être garantie. La Commission européenne a, dans ces conditions, déposé un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne, après publication d'un avis motivé en octobre 2009. Cette menace d'un contentieux a conduit à la mise en place de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF).

Le législateur européen a, par ailleurs, progressivement défini le mode de fonctionnement des autorités de régulation du secteur énergétique, le rapprochant de celui des autorités administratives indépendantes. La directive 96/92/CE concernant le marché intérieur de l'électricité prévoyait uniquement la création par les États membres de mécanismes appropriés et efficaces de régulation, de contrôle et de transparence afin d'éviter tout abus de position dominante, au détriment notamment des consommateurs, et tout comportement prédateur (article 23) 18 ( * ) . L'article 22 de la directive 98/30/CE visant le secteur du gaz naturel reprend les mêmes termes 19 ( * ) . L'octroi du statut d'autorité administrative indépendante à la Commission de régulation de l'électricité (CRE) lors de sa création en 2000 peut donc être considéré comme une interprétation large de ces dispositions.

La révision de ces textes en 2003 va néanmoins conduire le législateur européen à aller plus loin. Un ou plusieurs organes compétents chargés d'exercer les fonctions d'autorités de régulation peuvent être désignés, ces autorités devant être totalement indépendantes du secteur de l'électricité 20 ( * ) et du gaz 21 ( * ) . La modification de ces directives en 2009 dessine, quant à elle, un modèle proche de celui des autorités administratives indépendantes. L'article 35 de la directive 2009/72/CE du 13 juillet 2009 prévoit que les États membres doivent garantir l'indépendance de celle-ci et veiller à ce qu'elle exerce ses compétences de manière impartiale et transparente 22 ( * ) . L'autorité de régulation doit être juridiquement distincte et fonctionnellement indépendante de toute autre autorité publique ou privée. Son personnel et les personnes agissent indépendamment de tout intérêt commercial et ils ne sollicitent ni n'acceptent d'instruction directe d'aucun gouvernement ou autre entité publique ou privée. Elle doit bénéficier de crédits budgétaires annuels séparés et d'une autonomie dans l'exécution de son budget. Ses membres doivent être nommés pour une durée de 5 à 7 ans maximum, renouvelable un fois. L'article 39 de la directive 2009/73/CE prévoit les mêmes dispositions dans le secteur gazier 23 ( * ) . Parallèlement, le règlement 713/2009 met en place une agence de coopération de régulateurs de l'énergie (ACER), dont est membre la Commission de régulation de l'énergie (CRE) 24 ( * ) .

Pour mettre en oeuvre la règle d'équilibre budgétaire, la France est tenue d'instaurer 25 ( * ) un organe national indépendant, jouissant d'une autonomie fonctionnelle à l'égard des autorités budgétaires 26 ( * ) . La mise en place de ces organismes de suivi devait tenir compte du paysage institutionnel existant et de la structure administrative de l'État membre concerné. Le texte laisse la possibilité au législateur national de doter d'une autonomie fonctionnelle une entité appropriée d'une institution existante, dès lors que cette entité est désignée pour effectuer les tâches spécifiques de suivi et qu'elle dispose d'un régime statutaire distinct. Cette possibilité explique le choix, en France, de la forte imbrication du Haut conseil des finances publiques à la Cour des Comptes.

(2) Des statuts légitimés a posteriori ?
(a) Les autorités financières

Créée en 2003, l' Autorité des marchés financiers (AMF) n'est pas spécifiquement issue du droit européen. L'évolution ultérieure de la réglementation européenne tend néanmoins à confirmer le choix du législateur de lui octroyer le statut d'autorité publique indépendante.

Le considérant 58 de la directive 2004/39 prévoit en effet que les autorités chargées de faire respecter les obligations prévues par le texte doivent avoir un caractère public, propre à garantir leur indépendance par rapport aux opérateurs économiques et à éviter les conflits d'intérêts 27 ( * ) . Les États membres doivent également leur garantir un financement approprié 28 ( * ) . Pour renforcer leur légitimité et en contrepartie de leur indépendance, elles doivent être soumises à une obligation adéquate de rendre des comptes aux autorités politiques au niveau de l'Union européenne et au niveau national. Le travail de surveillance doit donc être indépendant des autorités politiques, mais s'effectuer d'une manière pleinement responsable vis-à-vis d'elles.

La mise en place de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) en juillet 2013 ne repose pas non plus sur une disposition du droit européen. Le rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2010-76 du 21 janvier 2010 portant fusion des autorités d'agrément et de contrôle de la banque et de l'assurance précise néanmoins que sa mise en place répond aux orientations définies par le Conseil de l'Union européenne en faveur d'une modernisation du mandat des autorités de contrôle et d'agrément afin, notamment, d'y introduire une dimension européenne. L'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) peut par ailleurs être considérée comme une « autorité compétente » sur les marchés d'instruments financiers, répondant ainsi aux recommandations du considérant 58 de la directive 2004/39.

L'Autorité des marchés financiers (AMF) comme l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) s'intègrent par ailleurs au sein de structures de l'Union européenne, associant les régulateurs nationaux, qu'il s'agisse de l'Autorité bancaire européenne, de l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles ou de l'Autorité européenne de des marchés financiers. L'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) est, en outre, partie prenante au sein du Mécanisme de surveillance unique mis en place au sein de l'Union bancaire.

Le même raisonnement peut s'appliquer au Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C) créé en juillet 2003 et dont l'indépendance a été garantie a posteriori par le droit européen. Une directive de 2006 modifiée en 2014 accorde expressément aux autorités de contrôle des commissariats aux comptes des pouvoirs d'enquête, de contrôle et de sanctions 29 ( * ) . Le Haut conseil du commissariat aux comptes est par ailleurs intégré depuis 2014 au sein du comité des autorités de supervision européennes d'audit (CEAOB) institué par un règlement européen 30 ( * ) .

(b) Un modèle français ?

Par un renversement, le modèle français « essaime » au niveau européen. Ainsi, la Commission nationale de l'informatique et des liberté (CNIL) comme l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ont pu constituer deux modèles pour le législateur européen lorsqu'il s'est penché sur les questions de protection des données personnelles ou de sécurité des installations nucléaires.

La directive 95/46 prévoit ainsi que chaque État membre se dote d'une ou plusieurs autorités publiques dédiées à la protection des données personnelles 31 ( * ) . Exerçant en toute indépendance leurs missions, elles disposent notamment de pouvoirs d'investigation, de pouvoirs effectifs d'intervention et du pouvoir d'ester en justice. L'article 16 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ainsi que l'article 8 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne consacrent leur existence : « le respect [des règles en matière de protection des données personnelles] est soumis au contrôle d'une autorité indépendante » .

Créée en 2006, l'Autorité de sûreté nucléaire a vu sa légitimité renforcée par la directive Euratom de 2009 32 ( * ) , qui prévoit une autonomie fonctionnelle des autorités de régulation. Elle a été modifiée par une nouvelle directive en 2014 qui renforce l'indépendance de ces organismes 33 ( * ) . Les États membres sont tenus d'assurer l'indépendance effective de l'autorité de réglementation compétente vis-à-vis de toute influence indue dans sa prise de décision réglementaire. L'autorité de réglementation doit, dans ces conditions, être séparée sur le plan fonctionnel de tout autre organisme ou organisation s'occupant de la promotion ou de l'utilisation de l'énergie nucléaire. Elle ne doit ni rechercher ni prendre, aux fins de l'exécution de ses missions réglementaires, aucune instruction de la part de tels organismes ou organisation. Elle doit disposer de crédits budgétaires dédiés et appropriés lui permettant de s'acquitter de ses missions de réglementation. Elle doit pouvoir fournir des informations relatives à la sûreté nucléaire sans besoin de validation de la part de tout autre organisme ou organisation, pour autant que cela ne nuise pas à d'autres intérêts supérieurs, tels que la sécurité, reconnus par la législation ou les instruments internationaux applicables.

L'indépendance du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) n'est abordée que de façon allusive par la directive « Services de médias audiovisuels » de 2010 34 ( * ) . Il est, en outre, membre du Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA), mis en place par la Commission européenne en février 2014. La décision qui l'institue rappelle que l'ERGA est composé d'organismes de régulation nationaux indépendants 35 ( * ) .

L'indépendance de la Haute autorité de santé (HAS) est garantie de la même façon. La directive de 2011 dite « soins transfrontaliers » prévoit la mise en place d'un réseau d'organismes nationaux en charge de l'évaluation des technologies de la santé, reposant notamment sur les principes d'indépendance et d'impartialité 36 ( * ) .

(3) De nouvelles autorités administratives en perspective

La directive dite « RELC » du 21 mai 2013 pourrait, à l'avenir, conduire au développement de nouvelles autorités administratives indépendantes 37 ( * ) . Ce texte, transposé dans le droit français en août 2015, pour faciliter l'accès au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation (RELC) 38 ( * ) , prévoit que les personnes physiques chargées du RELC sont indépendantes et impartiales. Elles doivent être nommées pour une durée suffisante pour assurer l'indépendance de leurs actions et elles ne peuvent être relevées de leurs fonctions sans juste motif. De telles dispositions tendraient aujourd'hui à renforcer le statut du Médiateur national de l'énergie 39 ( * ) .

De même, le rapport du 22 juin 2015 sur l'avenir de la gouvernance de la zone euro « Compléter l'Union économique et monétaire » des présidents de la Commission européenne, du Conseil européen, de l'Eurogroupe, de la Banque centrale européenne et du Parlement européen prévoit de son côté l'institution d'autorités nationales de la compétitivité d'ici au 30 juin 2017. Ces autorités, qualifiées d'indépendantes, seraient en charge du suivi des politiques économiques et des performances en matière de compétitivité.

c) Un mouvement comparable mais plus limité s'agissant des obligations internationales

La signature de deux textes des Nations unies confèrent à deux autorités administratives indépendantes un statut particulier. La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) répond ainsi aux exigences d'une résolution de 1993 dite « Principes de Paris » 40 ( * ) en ce qui concerne son mode d'organisation. Le protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains et dégradants du 18 décembre 2002 insiste, quant à lui, sur l'indépendance des contrôleurs des prisons. Le statut d'autorité administrative indépendante accordé au Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) répond ainsi totalement aux préconisations contenues à l'article 18, aux termes duquel « les États Parties garantissent l'indépendance des mécanismes nationaux de prévention dans l'exercice de leurs fonctions et l'indépendance de leur personnel ».

La mise en place d'une Agence du lutte contre le dopage indépendante est, quant à elle, rendue obligatoire par la signature du code mondial antidopage. L'article 20.5.1 dudit code prévoit ainsi que les organisations nationales dédiées doivent « être indépendantes dans leurs décisions et activités opérationnelles ». À regarder la transposition de cette obligation internationale par plusieurs pays, votre commission d'enquête en conclut que la forme d'autorité administrative indépendante ne s'impose pas pour cette instance. En effet, la mission de l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) relève du Comité national olympique et d'une commission nommée par le ministre de la santé en Italie, d'une fondation en Allemagne et d'une société à responsabilité limitée agissant pour le compte du Gouvernement au Royaume-Uni.

Votre commission d'enquête constate que l'exigence d'indépendance s'est traduite systématiquement par la création d'une nouvelle autorité administrative indépendante, parfois au-delà des standards internationaux. En revanche, rien ne semble s'opposer à ce que plusieurs exigences européennes ou internationales soient remplies par une même autorité administrative indépendante.

2. Un défaussement sur les autorités administratives indépendantes ?

Comme l'indiquait dès 2001 le Conseil d'État, il n'existe aucun plan d'ensemble dans la création des autorités administratives indépendantes. Certaines naissent au hasard de l'actualité et des intentions du Gouvernement.

Plusieurs autorités administratives indépendantes sont nées à la suite d'un scandale politique auquel le Gouvernement souhaitait apporter une réponse législative. Il suffit de songer à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité en 1991, à la suite de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme 41 ( * ) mais sur fond de scandale des écoutes de l'Élysée ou encore à la mise en place, en 1990, de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques dans le contexte des procès sur le financement illégal des partis politiques. Plus récemment, il est notoirement connu que les débats parlementaires autour de la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique en 2013 ont eu lieu sous l'influence de l'affaire Cahuzac.

Ce constat est partagé par le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale qui, en 2010, identifiait déjà les « mauvaises raisons » de création des autorités administratives indépendantes 42 ( * ) : « affichage politique », « défiance vis-à-vis de l'administration traditionnelle ou des juridictions », « manque de courage politique ». À un problème donné, jugé généralement sensible par le Gouvernement, on répond par une autorité administrative indépendante chargée de gérer cette situation. Par pudeur, il n'est généralement pas d'usage de souligner les conditions rocambolesques de création d'une autorité administrative indépendante. Pourtant, si ce climat ne préjuge pas de la qualité de l'autorité en cause dans l'exercice de ses missions, il n'est pas neutre sur son contexte de travail.

S'agissant de décisions difficiles, votre commission d'enquête a constaté une tendance à les confier à des autorités administratives indépendantes, à charge pour elles d'assumer l'impopularité en résultant. Avec lucidité, Mme Marie-Françoise Marais, présidente de la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), confessait en audition : « Mes décisions déplaisent toujours à quelqu'un : je sers donc de punching ball . » 43 ( * ) C'est la même impression qui se dégage vis-à-vis de l'Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires (ACNUSA) ou du Comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires (CIVEN). La loi a confié à ce dernier en 2013 un pouvoir de décision en remplacement de celui du ministre de la défense ; si les mêmes méthodes d'évaluation médicale persistent, pourquoi y a-t-il lieu de penser que les décisions du Comité diffèrent de ses précédents avis transmis au ministre qui les suivait généralement ? Est-ce une manière de faire endosser à une autorité administrative indépendante les décisions désagréables pour les victimes en lieu et place du ministre ?

3. Une perturbation des équilibres institutionnels

Si les autorités administratives indépendantes sont devenues incontournables dans le paysage institutionnel de notre pays, leur existence n'en continue pas moins de soulever une question sur leur compatibilité avec la conception française de l'État forgée par l'histoire nationale. Leur indépendance proclamée semble conférer à leurs décisions toutes les vertus, en les faisant pourtant échapper au contrôle des instances démocratiques.

Symptôme de la défiance de l'opinion à l'égard des organes politiques, la création des autorités administratives indépendantes alimente désormais le sentiment d'une défaillance des structures habituelles de l'État qui ne seraient plus capables d'assumer les missions qui étaient autrefois les leurs.

Si certaines autorités administratives indépendantes exercent des missions particulièrement spécialisées qui, de ce fait, les font ignorer de l'opinion publique, d'autres ont acquis au fil du temps une visibilité et une influence indéniables dans le débat public (Autorité de la concurrence, Conseil supérieur de l'audiovisuel, Commission nationale de l'informatique et des libertés, Autorité des marchés financiers, Défenseur des droits...). C'est un euphémisme de dire que certaines de ces autorités peuvent même apparaître comme « un État dans l'État », imposant au pouvoir politique de composer avec elles.

La croissance des autorités administratives indépendantes s'est effectuée prima facie au détriment du Gouvernement qui perdait formellement ses attributions mais a finalement porté atteinte aux prérogatives du Parlement et de la justice.

a) Un délitement de l'État

Les autorités administratives indépendantes ont repris des compétences antérieurement exercées par l'administration, sous l'autorité du Gouvernement. Il est notable que ce transfert du Gouvernement vers les autorités administratives indépendantes ait été à ce point univoque. À cet égard, est particulièrement symbolique le rétablissement, en 2013 44 ( * ) , du pouvoir de nomination du Conseil supérieur de l'audiovisuel des dirigeants des entreprises publiques en matière de communication (France Télévisions, France 24 et Radio France) alors qu'il lui avait été retiré, en 2009 45 ( * ) , par le législateur au profit du chef de l'État après audition et vote des commissions permanentes compétentes au sein des deux assemblées parlementaires. Le retrait d'une telle prérogative à une autorité administrative indépendante comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel est apparu comme une parenthèse à refermer.

Ce mouvement n'a pas épargné les pouvoirs régaliens. Lors de son audition, le vice-président du Conseil d'État a rappelé que le Conseil d'État, dans sa fonction de conseiller de Gouvernement, s'était plusieurs fois montré défavorable à la création d'autorité administrative indépendante. Il a illustré son propos avec le cas de « la première mouture de l'Autorité de sûreté nucléaire, le Conseil d'État considérant que la police spéciale des installations nucléaires est si importante qu'elle ne peut pas ne pas relever in fine de la responsabilité d'une autorité exécutive » 46 ( * ) .

Dans le sanctuaire régalien des compétences d'État, argument a même été pris de l'atteinte aux compétences du pouvoir exécutif pour justifier que l'autorité administrative indépendante soit privée de pouvoir décisionnel. Il en a été ainsi de la Commission consultative du secret de la défense nationale instituée en 1998 ou de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement en 2015 47 ( * ) , comme de sa devancière - la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité - en 1991.

Une telle limitation des pouvoirs des autorités administratives indépendantes, appliquées aux compétences régaliennes de l'État, n'a pas prospéré pour les autres compétences transférées. Au fil des évolutions législatives, certaines autorités administratives indépendantes ont consolidé leur assise au point de disposer de prérogatives étendues. Il est possible de s'arrêter sur le cas du Conseil supérieur de l'audiovisuel qui dispose de toute l'étendue des prérogatives que peut exercer une autorité administrative indépendante. En particulier, il appartient au Conseil supérieur de l'audiovisuel de désigner le président des sociétés France Télévisions, Radio France et France 24, au motif que l'État, unique actionnaire de ces sociétés et autorité de tutelle, se trouverait dans une situation de conflit d'intérêts comme partie prenante. Or, le Conseil supérieur de l'audiovisuel est chargé de veiller, par son contrôle et ses mises en demeure, à ce que ces sociétés respectent leurs obligations légales. Surgit dès lors une nouvelle question : une autorité de nomination, dût-elle être indépendante, peut-elle se confondre avec une autorité de régulation ?

Ce délitement de l'État se mesure d'autant plus aisément dans les secteurs dont la technicité est forte, à l'instar de ceux contrôlés par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ou de l'Autorité des marchés financiers (AMF). La perte de l'expertise des administrations centrales, faute de personnels qualifiés en nombre suffisant, empêche immanquablement de juger et de contrôler l'action des autorités administratives indépendantes. En l'absence de compétences techniques, comment pour le Gouvernement - et a fortiori pour le Parlement - prendre position sur les orientations techniques et stratégiques arrêtées par ces autorités ? L'État, loin d'être un centre de décision ou, à tout le moins, un contrôleur vigilant, devient un simple observateur.

Enfin, certaines autorités administratives indépendantes cultivent une lecture extensive de leurs compétences, notamment dans leurs relations extérieures. Lors des auditions, plusieurs de ces autorités ont ainsi mis en avant la dimension européenne voire internationale de leur action. Ainsi, les autorités administratives indépendantes tissent des relations directes et privilégiées avec les institutions européennes, en contournant les instances démocratiques. M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, l'illustrait lors de son audition : « Un réseau européen des autorités de la concurrence a été créé depuis 2004 et les affaires d'entente ou d'abus de position dominante, telles que l'enquête sur le moteur de recherches Google, sont réparties entre la Commission [européenne] et les diverses autorités nationales 48 ( * ) . »

Si, pour la plupart d'entre elles, ce rôle se limite à des échanges avec leurs homologues, certaines ont une politique plus développée pouvant donner l'impression d'une véritable diplomatie parallèle à celle du Gouvernement. Lors de son audition, Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), indiquait en ces termes sa mission : « nous devons consacrer dans cette présence et dans cette négociation à Bruxelles un temps extrêmement important pour être certains que le texte qui sera élaboré permette au modèle européen de rester fort et rénové dans la période actuelle . 49 ( * ) » Dans ce cas, comment cette action extérieure des autorités administratives indépendantes se concilie-t-elle avec celle du Gouvernement ?

b) Un nouveau besoin de coordination d'autorités multiples

La multiplication des centres de décision participe également de l'affaiblissement de l'État lorsqu'il n'existe aucune autorité capable d'arbitrer entre des décisions potentiellement contraires. Or, comme le notait le vice-président du Conseil d'État lors de son audition, « même utilisée à bon escient, la formule de l'AAI crée des besoins nouveaux de communication, de coordination et de pilotage, qui méritent d'être traités avec attention » 50 ( * ) . Par construction, les mécanismes de coordination du travail gouvernemental (réunion interministérielle, arbitrage du Premier ministre) ne s'étendent pas aux autorités administratives indépendantes. La cohérence des décisions entre le Gouvernement et les autorités administratives indépendantes mais aussi entre autorités administratives indépendantes n'est donc pas garantie.

Loin d'être un cas d'école, une telle situation est d'autant plus probable lorsque plusieurs autorités administratives indépendantes sont appelées à intervenir dans un même secteur. Pour illustrer la complexification de l'organisation administrative française, il est possible de se reporter au déroulement de la campagne électorale de l'élection du Président de la République qui concerne quatre autorités administratives indépendantes : la Commission des sondages, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) ainsi que la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République. Jusqu'en 1981, seule cette dernière intervenait. L'imbrication de ces compétences conduit ainsi la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République, selon les explications données par son président, M. Jean-Marc Sauvé, à assurer un rôle de coordination des autres autorités.

Une autre source d'interrogation concerne l'articulation entre l'Autorité de la concurrence et les autres autorités administratives indépendantes sectorielles, telles que l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). De même, la dématérialisation de l'action administrative pose directement la question du rapprochement entre la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA).

Enfin, des conflits de compétence ne sont pas à exclure. Lors de son audition, M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, défendait sa compétence générale sur les services publics : « J'explique dans un paragraphe de mon avis sur la loi sur le renseignement que les nouvelles dispositions n'enlèvent rien à mes compétences : je pourrai toujours demander des explications à la CNCTR. » 51 ( * ) Qu'en serait-il si le Défenseur des droits faisait usage à l'encontre de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) de son pouvoir, notamment d'injonction, alors que les membres et les services de cette dernière sont tenus par le secret de la défense nationale ?

Le législateur a tenté de remédier à cette situation en prévoyant la présence, au sein du collège, de membres nommés ou issus du collège d'une autre autorité administrative indépendante. Néanmoins, avec Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), il faut constater qu'il ne « paraît pas souhaitable que les différentes autorités administratives indépendantes s'hybrident mutuellement en désignant des représentants les unes dans les autres, notamment parce que cette pratique rend assez difficile l'identification des responsabilités de chacun » 52 ( * ) .

À leur niveau, certaines autorités administratives indépendantes ont tenté de prévenir les chevauchements de compétence. Lors de son audition, Mme Adeline Hazan mettait en avant la complémentarité du Défenseur des droits et du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) : « certaines personnes saisissent les deux institutions, qui ont signé en 2011 une convention posant le principe d'un croisement des informations. (...) Par exemple, le courrier d'une personne détenue dénonçant les violences de surveillants est transmis au Défenseur des droits sous réserve qu'il nous informe des suites données. En revanche, s'il dénote des conditions de prise en charge difficiles dans l'établissement, nous considérons qu'il ressort de notre compétence et en informons le Défenseur des droits. » 53 ( * ) Il n'en demeure pas moins que l'action publique devient illisible.

c) L'éviction du juge ?

Dès leur conception, des autorités administratives indépendantes ont pu être envisagées comme des substituts au juge. Appartient à cette catégorie la Commission d'accès aux documents administratifs qui, si n'était le recours administratif préalable obligatoire qui doit être porté devant elle avant toute instance, aurait tous les aspects extérieurs d'une juridiction administrative spécialisée.

Parallèlement, en lieu et place des juridictions, certaines autorités administratives indépendantes exercent des pouvoirs quasi-juridictionnels, sans au demeurant que le respect du principe du contradictoire soit toujours formellement assuré. Si, dans un premier temps, le Conseil constitutionnel s'est refusé à voir ces autorités comme des juridictions 54 ( * ) , fidèle en cela au rattachement qu'il faisait de ces autorités à l'exercice du pouvoir exécutif, il s'est rallié aux exigences de la jurisprudence européenne. Prenant acte de la coloration juridictionnelle qui entoure une partie de leurs décisions, le juge constitutionnel s'est résolu à imposer une stricte séparation entre l'autorité de poursuite et la formation de jugement au sein de l'autorité administrative indépendante lorsqu'elle inflige une sanction administrative 55 ( * ) .

Jugé plus efficace et rapide que la répression pénale devant l'autorité judiciaire, le recours aux sanctions administratives confiées à des autorités indépendantes du Gouvernement a prospéré. Ce mouvement qui, jusqu'à présent, fait coexister action pénale et sanction administrative devrait connaître une inflexion notable avec la récente décision du Conseil constitutionnel interdisant de réprimer par une sanction pénale et une sanction administratives distinctes le même comportement 56 ( * ) . Il est fort à parier que dans le choix à opérer, le recours à la sanction administrative, parée des vertus de la modernité, soit préféré à la compétence de la justice pénale.

Notons que la substitution de sanctions administratives à des sanctions pénales a pour effet de transférer des pans du contentieux de l'autorité judiciaire vers la juridiction administrative, juge naturel de l'excès de pouvoir dans l'exercice des prérogatives de puissance publique. Si le législateur a pu, par exception, préférer la compétence de l'ordre judiciaire à celle de l'ordre administratif, il n'a sans doute pas encore pleinement pris conscience de ce mouvement de dépossession juridictionnelle.

Finalement, le juge - même s'il ne s'agit pas toujours du même ordre de juridiction - a récupéré par la voie du contrôle des décisions des autorités administratives indépendantes le contrôle qu'auparavant il pouvait ou aurait pu exercer directement sur les agissements de l'administration ou des citoyens.

Le contrôle juridictionnel des autorités administratives indépendantes, le contrôle de leurs actes et, le cas échéant, la mise en oeuvre de leur responsabilité par le juge se sont progressivement parachevés. L'accès au juge est d'autant plus primordial que l'indépendance de ces autorités fait obstacle à l'exercice par le ministre de rattachement d'un quelconque pouvoir de tutelle ou d'évocation. Il ne peut, en cas de désaccord avec l'autorité, que s'en remettre au contrôle du juge, le plus souvent administratif.

Le contentieux : une charge inégale pour les autorités administratives indépendantes

Le contentieux des actes des autorités administratives indépendantes relève, pour l'essentiel, de la juridiction administrative voire, pour certains d'entre eux, du Conseil d'État en premier et dernier ressort. L'Autorité de la concurrence et l'Autorité de sûreté nucléaire voient même leur contentieux partagé entre l'autorité judiciaire et l'ordre administratif.

Le contentieux des autorités administratives indépendantes est fort varié. Si plusieurs autorités administratives indépendantes ne sont jamais appelées à produire des observations ou à être partie à une instance juridictionnelle, d'autres sont soumises à un fort contentieux.

L'Autorité de la concurrence a vu, en moyenne sur la période 2005-2014, une quinzaine de contentieux naître chaque année. Lors de son audition, M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence évoquait d'ailleurs la disproportion de moyens entre l'autorité qu'il préside et les parties adverses. Il a ainsi pris pour exemple le recours contre l'amende de 350 millions d'euros infligée en 2010 aux 11 principales banques françaises : « Pour faire annuler l'amende par la Cour d'appel de Paris - ce à quoi elles sont parvenues, même si ensuite, la Cour de cassation nous a donné satisfaction - elles avaient consacré au dossier 20 millions d'euros, soit l'équivalent de notre budget annuel ! » 57 ( * ) .

Dans certains cas, le législateur a même prévu la saisine d'une juridiction pour prononcer une décision qui n'est pas dans les prérogatives de l'autorité. Ainsi, à titre d'exemple, l'article 61 de la loi du 12 mai 2010 instaure une procédure judiciaire de blocage des sites de jeux illégaux. Sur ce fondement, le président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) a saisi le président du Tribunal de grande instance de Paris à 102 reprises, aboutissant à 87 ordonnances de blocage portant sur 149 sites.

Toutes ces autorités ne disposent pas, à raison de leur personnalité juridique ou grâce à une disposition expresse, de la capacité d'est en justice. Lors de son audition, M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP), regrettait l'absence de cette faculté pour l'autorité qu'il préside, en soulignant l'incongruité potentielle de la situation : « La CNDP n'étant pas une personne morale, elle ne peut ester en justice et est donc représentée par le ministère de l'écologie, ce qui est loin d'être satisfaisant puisqu'il est possible que le ministère ou l'État conteste une décision de la CNDP... » 58 ( * ) .

L'annulation de certaines décisions rendues par le juge contre des décisions émanant d'autorités administratives indépendantes a connu un retentissement médiatique. Il en a ainsi été de l'arrêt du Conseil d'État du 17 juin 2015 (n° 384826) qui a annulé, sans examiner les moyens au fond, le refus d'agrément des modalités de financement de la chaîne LCI en raison d'une irrégularité de procédure : alors que la loi imposait que la publication de l'étude d'impact intervienne avant la date à laquelle il est statué sur la demande, cette étude d'impact n'a été rendue publique par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) que le 29 juillet 2014, date de la publication de la décision attaquée.

d) Une perte de contrôle pour le Parlement

L'intensité du contrôle du Parlement s'est réduite à mesure que les gouvernements successifs transféraient aux différentes autorités administratives indépendantes leurs compétences.

Face à la crainte de dérives du pouvoir exécutif dans l'exercice de ses prérogatives, la création d'une autorité administrative indépendante est apparue - tantôt avec raison, tantôt à tort - comme le rempart contre l'arbitraire gouvernemental. Là où antérieurement le Parlement eût été considéré comme le gardien des droits et libertés, cette fonction est désormais confiée à des autorités administratives indépendantes qui ont pleinement investi cette fonction. Il est, à cet égard, révélateur que lors de son audition, la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ait, à propos du filtrage des sites faisant l'apologie du terrorisme opérée par le ministère de l'intérieur, évoqué le « contrôle démocratique » exercé par un des magistrats de la commission qu'elle préside, désigné cet effet ! 59 ( * )

Dans ces conditions, il n'est guère surprenant que cette création ne résulte pas de l'initiative parlementaire mais essentiellement de la volonté gouvernementale à laquelle le Parlement souscrit finalement, non sans difficulté. En effet, si, à l'exclusion d'une seule 60 ( * ) , toutes les autorités administratives indépendantes ont été consacrées par la loi, la paternité en revient quasi-systématiquement au Gouvernement.

Héritée de Montesquieu, la séparation des pouvoirs - pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire - est profondément brouillée et altérée par l'existence et, plus encore, la profusion des autorités administratives indépendantes. Rattachées, par défaut, au pouvoir exécutif, elles échappent par nature à son contrôle. Le contrôle de leur action repose alors sur les assemblées parlementaires et les juridictions.

Le contrôle par le juge ne saurait toutefois exonérer les autorités administratives indépendantes de tout contrôle démocratique. Or, les conditions de leur responsabilité devant le Parlement sont insatisfaisantes, pour ne pas dire, dans les faits, inexistantes. Le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale évoquait même, en 2010, à propos des autorités publiques indépendantes, un « angle mort du point de vue de l'information du Parlement » 61 ( * ) .

Les auditions menées par votre commission d'enquête ont confirmé cette difficulté : si les personnes entendues et interrogées sur ce point ont à l'unisson rappelé, avec une ferveur inégale, leur attachement à un contrôle par les assemblées parlementaires, force est de constater que les mécanismes de ce contrôle n'ont pas été encore trouvés, ni sérieusement mis en oeuvre. L'interpellation d'un ministre, chef de son administration, par la représentation nationale constitue pourtant le fondement de la démocratie parlementaire. Pourquoi en serait-il autrement pour le responsable d'une autorité administrative indépendante ?

Malgré la présidentialisation de la V ème République, l'organisation constitutionnelle de la France repose encore sur un régime parlementaire qui se manifeste par la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. L'article 20 de la Constitution en offre un résumé : « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation » car « il est responsable devant le Parlement ». Les autorités administratives indépendantes exercent une part des prérogatives gouvernementales qui leur ont été transférées par le législateur (pouvoir règlementaire, de transaction, de décision, de nomination) dans les limites prévues par la jurisprudence constitutionnelle. Ce constat est particulièrement vrai dans le domaine économique où les autorités concernées déterminent une véritable politique publique pour le secteur régulé.

Pourtant, ce transfert de pouvoir n'est assorti d'aucun transfert de responsabilité politique devant le Parlement. Les autorités administratives indépendantes peuvent, dans leur domaine de compétence, mener une politique dont elles ne sont pas amenées à répondre devant les assemblées dans les mêmes termes que les membres du Gouvernement. L'équilibre des pouvoirs est, de ce point de vue, rompu car le Parlement ne peut mettre en cause que le Gouvernement qui, dépossédé de sa compétence, renvoie allègrement aux décisions d'une autorité sur laquelle les parlementaires ont une prise réduite. Au total, le transfert de la compétence du Gouvernement vers une autorité administrative indépendante se traduit, pour le Parlement, par un appauvrissement démocratique.

Certes, le Parlement encadre l'action des autorités administratives indépendantes par son activité législative, au même titre que la politique gouvernementale. Cependant, on ne peut prétendre que cette fonction législative épuise la fonction de contrôle du Parlement sur le secteur concerné. Or, des décisions particulièrement importantes sont confiées à certaines de ces autorités. Sans souci d'exhaustivité, on peut relever :

- la constatation de situation pouvant conduire au prononcé de l'inéligibilité d'un élu national ou local (Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques) ;

- l'envoi d'injonctions aux ministres (Défenseur des droits et Haute Autorité pour la transparence de la vie publique) ;

- l'accès de droit à des documents protégés par le secret de la défense nationale (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité et Commission consultative du secret de la défense nationale) ;

- l'opposition à une opération économique (fusion, absorption, etc.).

Lors de son audition, M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, rappelait un des enseignements majeurs de l'étude du Conseil d'État en 2001 : « indépendance ne saurait signifier irresponsabilité ». Il ajoutait que « l'indépendance n'exclut ni le dialogue, ni le contrôle » et « si des progrès ont été enregistrés, des avancées nouvelles sont encore attendues, pour renforcer l'efficacité, la cohérence et le suivi de l'action de ces autorités » 62 ( * ) .

Tel est effectivement la conclusion de votre commission d'enquête qui, par les propositions qu'elle formule, souhaite ramener les autorités administratives indépendantes dans l'espace du contrôle démocratique, en instaurant un contrôle effectif de l'exercice par ces dernières des missions que leur a confiées le législateur.


* 1 Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.

* 2 À propos de la Haute autorité de la communication audiovisuelle, le Conseil constitutionnel a estimé que « la désignation d'une autorité administrative indépendante du Gouvernement pour exercer une attribution aussi importante au regard de la liberté de communication que celle d'autoriser l'exploitation du service radio-télévision mis à la disposition du public sur un réseau câblé constitue une garantie fondamentale pour l'exercice d'une liberté publique et relève de la compétence exclusive du législateur » (Conseil constitutionnel, 26 juillet 1984, n° 84-173 DC).

* 3 Conseil constitutionnel, 18 septembre 1986, n° 86-217 DC.

* 4 Article 69 de la loi n° 89-18 du 13 janvier 1989 portant diverses mesures d'ordre social.

* 5 Article 2 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1 décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence.

* 6 Article 95 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.

* 7 Conseil d'État, rapport public pour 2001, Les autorités administratives indépendantes, Études et documents n° 52, 30 novembre 2000.

* 8 Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République, 29 septembre 2015

* 9 Rapport n° 404 (2005-2006) de M. Patrice Gélard, au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, Les autorités administratives indépendantes : évaluation d'un objet juridique non identifié, 15 juin 2006.

* 10 Rapport d'information n° 616 (2013-2014) de M. Patrice Gélard, au nom de la commission des lois, Autorités administratives indépendantes - 2006-2014 : un bilan, 11 juin 2014.

* 11 S'agissant de cette qualification retenue par l'article 2 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, le Conseil constitutionnel a estimé « qu'il constitue une autorité administrative dont l'indépendance trouve son fondement dans la Constitution [mais] que cette disposition n'a pas pour effet de faire figurer le Défenseur des droits au nombre des pouvoirs publics constitutionnels » (Conseil constitutionnel, 29 mars 2011, n° 2011-626 DC).

* 12 L'article 30-1 de la loi organique n° 2004-192 portant statut d'autonomie de la Polynésie française a été introduit par l'article 8 de la loi organique n° 2011-918 du 1 er août 2011 relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française.

* 13 L'article 27-1 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie a été introduit par l'article 1 er de la loi organique n° 2013-1027 du 15 novembre 2013 portant actualisation de cette loi organique.

* 14 Du fait de sa qualification d'« organisme indépendant » par l'article 11 de la loi organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, un doute a existé, y compris au sein du secrétariat général du Gouvernement, sur sa qualité d'autorité administrative indépendante.

* 15 Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.

* 16 Directive 97/67/CE du 15 décembre 1997 concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l'amélioration de la qualité du service.

* 17 Directive 2007/58/CE du 23 octobre 2007 modifiant la directive 91/440/CEE du Conseil relative au développement de chemins de fer communautaires et la directive 2001/14/CE concernant la répartition des capacités d'infrastructure ferroviaire et la tarification de l'infrastructure ferroviaire.

* 18 Directive 96/92/CE du 19 décembre 1996 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité.

* 19 Directive 98/30/CE du 22 juin 1998 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel.

* 20 Article 23 de la directive 2003/54/CE du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité.

* 21 Article 25 de la directive 2003/55/CE du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel.

* 22 Directive 2009/72/CE du 13 juillet 2009 du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE.

* 23 Directive 2009/73/CE du Parlement Européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE.

* 24 Règlement (CE) n° 713/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 instituant une agence de coopération des régulateurs de l'énergie.

* 25 Article 3 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, élaboré en 2012 et entré en vigueur le 1 er janvier 2013.

* 26 L'article 6 de la directive 2011/85/UE du 8 novembre 2011 sur les exigences applicables aux cadres budgétaires des États membres prévoyait déjà que le suivi du respect des règles budgétaires chiffrées spécifiques à chaque pays devrait être assuré au niveau national par des organismes indépendants ou des organismes jouissant d'une autonomie fonctionnelle.

* 27 Directive 2004/39/CE du 21 avril 2004 concernant les marchés d'instruments financiers (MIF).

* 28 Le rapport de février 2009 du groupe de travail sur la supervision financière au sein de l'Union européenne, dit rapport Larosière, soulignait par ailleurs la nécessité que les autorités de surveillance nationales reçoivent des mandats clairs, des missions bien définies et soient dotées de ressources et de pouvoirs suffisants.

* 29 Article 32 de la directive 2014/56/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 modifiant la directive 2006/43/CE concernant les contrôles légaux des comptes annuels et des comptes consolidés.

* 30 Règlement (UE) n ° 537/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relatif aux exigences spécifiques applicables au contrôle légal des comptes des entités d'intérêt public et abrogeant la décision 2005/909/CE de la Commission.

* 31 L'article 28 de la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

* 32 Directive 2009/71/Euratom du 25 juin 2009 établissant un cadre communautaire pour la sûreté des installations nucléaires.

* 33 Directive 2014/87/Euratom du conseil du 8 juillet 2014 modifiant la directive 2009/71/Euratom établissant un cadre communautaire pour la sûreté nucléaire des installations nucléaires.

* 34 Directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels.

* 35 Décision de la Commission européenne du 3 février 2014 instituant le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (C(2014) 462 final).

* 36 Article 15 de la directive 2011/24/UE du 9 mars 2011 relative à l'application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers.

* 37 Directive 2013/11/UE du 21 mai 2013 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation et modifiant le règlement (CE) n° 2006/2004 et la directive 2009/22/CE.

* 38 Ordonnance n° 2015-1033 du 20 août 2015 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation.

* 39 Médiateur national de l'énergie, Rapport d'activité 2014.

* 40 Résolution A/RES/48/134 du 20 décembre 1993 : Principes concernant le statut des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l'homme (Principes de Paris).

* 41 Cour européenne des droits de l'Homme, 24 avril 1990, Kruslin c. France et Huvig c. France.

* 42 Rapport d'information de MM. René Dosière et Christian Vanneste, au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques, Les autorités administratives indépendantes (n° 2925, XIIIe législature).

* 43 Audition de Mme Marie-Françoise Marais, présidente de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI), 8 juillet 2015

* 44 Article 12 de la loi n° 2013-1028 du 15 novembre 2013 relative à l'indépendance de l'audiovisuel public.

* 45 Article 13 de la loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.

* 46 Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République, 29 septembre 2015 .

* 47 Lors de la séance publique du 3 juin 2015, face à des amendements proposant d'instaurer un avis conforme de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, pour s'y opposer, avait cité le rapport public du Conseil d'État de 2001, en tirant argument pour estimer que « lui octroyer le pouvoir d'émettre un avis conforme, ce qui serait [...] non constitutionnel, pose un problème au Gouvernement ».

* 48 Audition de M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, 17 juin 2015

* 49 Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), 29 juillet 2015

* 50 Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République, 29 septembre 2015

* 51 Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, 1 er juillet 2015

* 52 Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), 29 juillet 2015

* 53 Audition de Mme Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), 1 er juillet 2015

* 54 Conseil constitutionnel, 11 janvier 1990, n° 89-271 DC.

* 55 À propos de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes : Conseil constitutionnel, 5 juillet 2013, n° 2013-331 QPC.

* 56 À propos de l'Autorité des marchés financiers : Conseil constitutionnel, 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC.

* 57 Audition de M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, 17 juin 2015

* 58 Audition de M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public, 21 juillet 2015

* 59 Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), 29 juillet 2015

* 60 Prévue par le décret n° 2001-813 du 8 mars 2001, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale n'est explicitement prévue par aucune disposition législative, organique ou constitutionnelle.

* 61 Rapport d'information de MM. René Dosière et Christian Vanneste, précité.

* 62 Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République, 29 septembre 2015