B. UNE CRISE DE GOUVERNANCE

1. Un manque d'anticipation et de vision stratégique

Au cours des auditions, plusieurs intervenants ont souligné l'inertie et le manque d'anticipation dont l'Europe a fait preuve face à cette crise migratoire . Les pays européens auraient ainsi refusé d'envisager les conséquences que la situation en Libye et surtout la crise syrienne pourraient avoir en termes de flux migratoires.

Pour ce qui est de la première, les naufrages de bateaux qui se sont produits dès 2013 (en particulier, le dramatique naufrage à l'origine de 500 décès au large de Lampedusa le 3 octobre 2013) auraient dû constituer des alertes . Deux ans plus tard, un nouveau drame de cette ampleur (800 morts dans un naufrage le 19 avril 2015) précipitera la présentation par la Commission européenne de son agenda pour la migration (le 13 mai 2015).

Concernant la crise syrienne, une partie des Etats membres, anticipant un effondrement du régime de Bachar-El Assad, ont pensé à tort que le conflit syrien serait rapidement résolu et que la question des réfugiés ne constituerait qu'un problème transitoire.

Du fait de cette erreur d'analyse, ils ont laissé faire et n'ont pas apporté l'aide qu'il aurait fallu aux pays d'accueil voisins de la Syrie que sont la Jordanie, le Liban et la Turquie.

En témoignent les difficultés financières dans lesquelles les agences onusiennes (HCR, PAM, PNUD) se sont trouvées du fait du retard du paiement des contributions volontaires des Etats. Le HCR en particulier avait lancé un cri d'alarme début 2015, prévenant qu'il ne pourrait mener à bien tous ses programmes. En septembre 2015, la Commission européenne s'inquiétait de cette situation, constatant que la plupart des Etats membres de l'UE avaient réduit leur contribution au Programme alimentaire mondial, certains jusqu'à 99 % 33 ( * ) . En conséquence, le PAM a dû réduire son activité de 46 % en 2015. De même, le HCR n'a pu mettre en oeuvre que la moitié de ses programmes en 2015, son budget de 7 milliards de dollars n'ayant été financé qu'à 50 %.

La couverture des besoins du HCR par les contributions reçues

Source : HCR

C'est l'émoi suscité par la publication, le 3 septembre 2015, de la photo du petit Aylan Kurdi , retrouvé mort sur une plage de Bodrum, qui permet véritablement une prise de conscience par l'UE du drame qui se déroule à ses portes.

De même, il a fallu attendre l'automne 2015 pour que l'UE commence à coopérer avec la Turquie qui accueille pourtant depuis le début de la crise syrienne le plus grand nombre des réfugiés de ce pays.

L'information pourtant était disponible. Des acteurs tels que Frontex, le Parlement européen (qui, dans une résolution du 23 mai 2013 sur la situation des réfugiés syriens dans les pays voisins, « appelle l'UE à prendre des mesures pour faire face à un afflux éventuel de réfugiés » ) ou encore le HCR (qui lance en juin 2013 un appel public à gérer les flux) avaient mis en garde sur l'imminence d'une crise. Mais l'Union européenne et les Etats membres n'ont pas su en prendre connaissance et en tirer les conclusions en temps utile.

Lors de son audition, un intervenant a évoqué, à cet égard, une « cécité volontaire de la part des Etats » .

Cette situation s'explique sans doute par le fait que les Etats membres n'ont pas de vision partagée des crises politiques dans les pays tiers et qu'ils considèrent que les questions migratoires relèvent d'abord de la souveraineté nationale , ce qui les empêche de concevoir d'emblée une réponse commune adaptée aux défis qu'elle pose.

2. Une crise de la décision politique et de la solidarité
a) Des mesures d'urgence tous azimuts

Pour répondre à la crise des réfugiés et des migrants, l'Union européenne a réagi par la mise en oeuvre, à compter de l'été 2015, d'un plan d'action, dont une grande partie des mesures figurait dans l'Agenda européen pour la migration, publié par la Commission européenne en mai 2015.

Les mesures d'urgence adoptées ont notamment consisté :

- à augmenter les moyens consacrés aux opérations de surveillance des frontières maritimes conduites par Frontex en Méditerranée centrale (Poséidon) et en Méditerranée orientale (Triton). Ainsi, les moyens de l'opération Triton, lancée en octobre 2014, ont été triplés en mai 2015, tandis qu'était lancée, en décembre 2015, une nouvelle opération Poséidon dite « d'intervention rapide », dotée d'un plus grand nombre d'officiers et à laquelle les Etats membres sont tenus de contribuer. Au cours de l'année 2015, ces deux opérations ont permis de sauver plus de 250 000 migrants , même si le sauvetage en mer n'est théoriquement pas leur mission principale.

L'obligation de sauvetage en mer 34 ( * )

Le capitaine d'un navire est tenu de prêter assistance à toute personne se trouvant en détresse en mer, quelle que soit sa nationalité, son statut ou les circonstances dans lesquelles elle a été trouvée. Il s'agit là d'une tradition maritime de longue date et d'une obligation consacrée par le droit international. Le respect de cette règle est essentiel pour préserver l'intégrité des services de recherche et de sauvetage en mer. Cette obligation se fonde notamment sur deux textes essentiels :

1°) La Convention des Nations-unies sur le droit de la mer de 1982 dont l'article 98.1 dispose que :

« Tout État exige du capitaine d'un navire battant son pavillon que, pour autant que cela lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l'équipage ou aux passagers

a) il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer ;

b) il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s'il est informé qu'elles ont besoin d'assistance, dans la mesure où l'on peut raisonnablement s'attendre qu'il agisse de la sorte ».

2°) La Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie en mer (dite Convention SOLAS) dont la règle V/33.1 dispose que :

« Le capitaine d'un navire en mer qui est en mesure de prêter assistance et qui reçoit, de quelque source que ce soit, une information indiquant que des personnes se trouvent en détresse en mer, est tenu de se porter à toute vitesse à leur secours en les en informant ou en informant le service de recherche et de sauvetage de ce fait, si possible ».

- à renforcer la lutte contre les réseaux de passeurs, à travers le lancement d'une opération maritime spécifique dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), l'EUNAVFOR Med SOPHIA, ainsi que par la mise en place, au sein d'Europol, d'un centre européen chargé de lutter contre le trafic de migrants.

L'opération EUNAVFOR Med SOPHIA de lutte contre les passeurs

S'inscrivant dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), cette opération, initialement baptisée EUNAVFOR Med , constitue, après l'opération Atalanta de lutte contre la piraterie dans l'océan indien, la deuxième opération maritime de l'UE dans ce cadre, elle vise à lutter

Décidée à la suite d'un naufrage qui a causé la mort de plus de 700 migrants le 18 avril 2015 et mise en oeuvre dès le 22 juin 2015, cette opération mobilise 8 navires et 9 moyens aériens (avions et hélicoptères).

Après une première phase, consacrée à la collecte de renseignement , qui a permis d'identifier plusieurs réseaux et de rassembler des preuves qui seront utiles pour des poursuites pénales ultérieures, le passage à une deuxième phase, - dite 2a - qui vise à permettre l'arraisonnement, la fouille, la saisie et le déroutement en haute mer des navires et embarcations suspectées d'être utilisées pour la traite ou le trafic, a été décidée le 7 octobre 2015. Elle a été facilitée par l'adoption par le Conseil de sécurité des Nations-Unies d'une résolution 2240 le 9 octobre 2015 qui autorise le recours « à tous les moyens dictés par les circonstances pour lutter contre les trafiquants de migrants et d'êtres humains », ce qui implique le recours à la force.

La mise en oeuvre des phases suivantes pourrait théoriquement conduire au déploiement de Sophia dans les eaux territoriales libyennes (phase 2 b) pour y mener les mêmes actions (arraisonnement, fouille, saisie et déroutement des navires et embarcations suspectes) voire rendre possible (phase 3) des actions à terre contre les passeurs. Elle supposerait toutefois une invitation de l'Etat libyen, impossible à obtenir jusqu'à présent en l'absence d'une autorité représentative reconnue, et/ou d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, à laquelle la Russie fait obstacle.

Selon un bilan rendu public en mai 2016, l'opération Sophia a permis l'arrestation de 71 passeurs ou facilitateurs, la neutralisation de 139 embarcations et le sauvetage de plus de 16 000 migrants.

- à mettre en place, dans les principaux points d'arrivées des migrants en Europe 35 ( * ) des centres d'accueil et d'enregistrement (dits « hotspots ») dans lesquels les agences de l'Union européenne (FRONTEX, EASO, Eurojust et Europol), appuyées par les Etats membres, apportent un so utien aux Etats de première entrée (Italie et Grèce) pour accomplir les formalités qui leur incombent et opérer un tri entre les demandeurs d'asile potentiels et les migrants n'ayant pas vocation à entrer dans l'UE.

L'approche « hotspots »

Les formalités réalisées dans les hotspots sont l'identification de la nationalité, l'enregistrement des données alphanumériques et biométriques (relevé des empreintes digitales, photographies), le c ontrôle au regard des données contenues dans les systèmes d'informations européens (VIS, SIS, EURODAC) et nationaux et l'orientation vers une procédure de demande d'asile ou, s'il s'avère, au terme d'un premier criblage, que le migrant ne peut prétendre à l'asile, vers un retour .

Les agences européennes apportent leur concours aux autorités nationales grecques et italiennes, chacune dans le domaine qui lui est propre :

- Frontex participe aux opérations d'identification et d'enregistrement et conduit des entretiens avec les migrants visant à recueillir de l'information sur les réseaux de passeurs et les routes empruntées (les équipes « screening » et « debrifing » utilisées relevant des opérations Triton et Poséidon) ;

- le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO ) coopère à l'orientation des demandes d'asile. Il informe les demandeurs d'asile sur leurs droits et obligations et sur le programme de relocalisation (une même plaquette d'informations disponible en 14 langues étant désormais utilisée dans tous les hotspots ) ;

- Europol et Eurojust assistent les autorités nationales dans leurs investigations et procédures tendant au démantèlement des réseaux criminels.

Dans ce cadre, les Etats de première entrée ont bénéficié de moyens supplémentaires (bornes EURODAC...) et de la mise à disposition de personnels par les Etats membres.

La montée en puissance de ces centres d'enregistrement s'est avérée lente et difficile pour diverses raisons : les retards dans la mise à disposition des moyens matériels et des personnels, l'ampleur des arrivées, des difficultés de connexion aux bases de données des systèmes d'information Schengen, la circulation de nombreux faux documents, des problèmes d'organisation... Ils ont permis une amélioration de l'enregistrement puisque, selon l'état des lieux dressé par la Commission européenne le 10 février 2016, la proportion de migrants enregistrés dans la base Eurodac a progressé de 8 à 78 % entre septembre 2015 et janvier 2016 en Grèce et de 36 % à 87 % en Italie sur la même période.

S'agissant de la Grèce, la principale limite, jusqu'à l'entrée en vigueur de l'accord UE-Turquie du 18 mars 2016, était l'absence de centres de rétention permettant de retenir, dans l'attente de leur renvoi, les migrants non susceptibles d'obtenir une protection internationale.

La mise en oeuvre de l'accord UE-Turquie du 18 mars 2016 a, quant à elle, conduit à la transformation des hotspots en centres fermés, où les migrants sont retenus dans l'attente de l'examen de la recevabilité de leur demande d'asile et de leur éventuel renvoi en Turquie ( cf. infra ).

- à permettre la relocalisation d'urgence vers d'autres Etats membres de 160 000 personnes arrivées en Grèce et en Italie et ayant manifestement besoin de protection internationale, conformément à l'article 78§3 du traité de fonctionnement de l'Union européenne.

Le programme temporaire de relocalisation d'urgence

Ce programme, qui se fonde sur deux décisions du Conseil, l'une du 14 septembre 2015, portant sur 40 000 personnes, l'autre du 22 septembre, portant sur 120 000 personnes, est d'abord destiné à la Grèce et à l'Italie, mais il peut bénéficier à d'autres Etats en cas de besoin. Il court jusqu'en septembre 2017.

L'idée d'un mécanisme obligatoire ayant été écartée, cette relocalisation s'effectue sur une base volontaire. La France s'est ainsi engagée à accueillir 30 000 personnes dans ce cadre .

Seules sont concernées les personnes « en besoin manifeste de protection » dont le taux moyen d'admission dans l'UE au titre de l'asile est supérieur ou égal à 75% au cours des quatre derniers mois, c'est-à-dire, jusqu'à présent, les Syriens, les Irakiens et les Erythréens.

La mise en oeuvre de ce mécanisme est à l'origine étroitement corrélée au dispositif des hotspots puisque c`est dans ces centres d'accueil et d'enregistrement que les migrants potentiellement concernés sont identifiés et orientés vers la relocalisation. Si cela fonctionne toujours ainsi en Italie, l'intervention de l'accord UE-Turquie a rompu le lien entre les deux dispositifs en Grèce, où ce sont les personnes arrivées avant le 20 mars et bloquées en Grèce continentale du fait de la fermeture de la frontière gréco-macédonienne, qui sont incitées, si elles remplissent la condition de nationalité, à rejoindre le programme de relocalisation.

- à apporter une aide aux Etats membres sous pression et en particulier à la Grèce

À cet effet a tout d'abord été activé le mécanisme de protection civile de l'Union européenne. Quinze Etats membres ont ainsi offert de l'aide en nature sous différentes formes (tentes, couvertures, fournitures médicales...), non seulement à la Grèce, mais aussi à d'autres pays de la route des Balkans (Serbie, Croatie, Slovénie), l'acheminement étant pris en charge par le budget européen.

En outre, a été créé en mars 2016 un nouvel i nstrument d'aide d'urgence au bénéfice d'Etats membres confrontés à une crise humanitaire, dénommé EURO-ECHO , doté de 700 millions d'euros pour les trois prochaines années. Cette aide est versée au HCR et à des ONG agréées chargées d'agir en Grèce. Il convient de saluer l'innovation que représente cet instrument, qui vise, pour la première fois, à répondre à des crises humanitaires survenant au sein d'Etats membres et qui, en outre, a été rapidement mis sur pied, comme l'a fait valoir M. Christos Stylianides, commissaire européen chargé de l'aide humanitaire et de la gestion des crises, lors de son audition.

262 millions d'euros d'aide d'urgence ont été attribués depuis le début de l'année 2015 aux autorités grecques ainsi qu'aux organisations internationales et aux ONG présentes en Grèce en vue d'aider ce pays à gérer la crise des réfugiés et la crise humanitaire 36 ( * ) ;

- à renforcer la coopération avec les pays tiers , en premier lieu avec les pays des Balkans occidentaux en mettant en oeuvre les engagements pris lors d'une réunion de haut niveau du 8 octobre 2015 et d'un « mini-sommet » du 25 octobre 2015 (coopération renforcée des polices aux frontières, échanges d'information, lutte contre les trafiquants, réadmissions...), puis avec les pays africains , à l'occasion du sommet de La Valette du 11 et 12 novembre 2015 ( cf. infra ) ;

- enfin, à prendre des mesures destinés à aider les réfugiés à l'extérieur de l'UE et à favoriser leur entrée légale dans l'UE

C'est ainsi que l'UE a augmenté les dotations allouées au Fonds régional d'affectation spéciale en réponse à la crise syrienne (dit fonds « Madad »)» mis en place en décembre 2014 dans le cadre de la politique de voisinage. Le 20 mai 2016, ce Fonds était doté de 733 millions d'euros , dont 427 millions étaient déjà engagés dans différents programmes visant à soutenir la scolarisation et l'éducation, le développement local, les actions en faveur de la santé et l'accès aux soins, ainsi que l'approvisionnement en eau et l'assainissement.

Lors de la Conférence des donateurs pour la Syrie, qui s'est tenue à Londres le 4 février 2016 , l'UE s'est engagée à porter sa contribution à 1,115 milliard d'euros en 2016 et en 2017, une partie des mesures de soutien devant être mises en oeuvre, concernant le Liban et la Jordanie, au moyen de « pactes » incluant des préférences commerciales.

L'UE a décidé également décidé de mobiliser un milliard d'euros supplémentaires en faveur du HCR et du PAM.

Par ailleurs, les Etats membres se sont engagés, lors du conseil JAI du 20 juillet 2015, à réinstaller , c'est-à-dire à accueillir sur leur territoire, 22 504 personnes de pays tiers comme le Liban, la Jordanie ou la Turquie, identifiées par le HCR comme ayant manifestement besoin de protection internationale.

Depuis l'été 2015, l'UE s'est indéniablement mobilisée pour répondre à cette crise , multipliant les conseils européens, les conseils des ministres des affaires étrangères et des affaires intérieures, les plans d'action, les communications et les états des lieux. Rarement elle se sera réunie et aura autant communiqué sur la question migratoire.

Cette crise aura été aussi l'occasion de mettre en oeuvre de nouveaux process, comme l'activation, pour la première fois en octobre 2015, du « dispositif intégré pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise », dit mécanisme IPCR. Créé en 2013, cet instrument permet la mise en commun d'informations et le suivi en temps réel des flux, restitués dans des rapports hebdomadaires, à l'intention de l'ensemble des acteurs participant à la gestion de la crise.

b) Qui ne doivent pas masquer des réticences fortes de la part des Etats membres

Certaines décisions ont fait consensus et ont été adoptées rapidement , à l'instar de l'opération Sophia de lutte contre les réseaux de passeurs en Méditerranée centrale, envisagée en avril 2015 et mise en oeuvre dès le 22 juin 2015, malgré la règle de l'unanimité qui s'applique en matière de PSDC.

Ce fut loin d'être le cas de toutes. Le dossier des relocalisations a notamment cristallisé les divisions et illustré la réticence des Etats membres à un partage des responsabilités en matière d'accueil des réfugiés .

Du fait de la vive opposition des pays du groupe de Visegrad (Pologne, République Tchèque, Hongrie, Slovaquie), les Etats membres ont repoussé à l'été 2015 la proposition de la Commission européenne d'une répartition permanente et obligatoire des personnes à relocaliser selon une clé de répartition incluant des critères de PIB (40%), de population (40%), de taux de chômage (10%) et de nombre de demandeurs d'asile et de réfugiés déjà accueillis (10%), au profit d'un dispositif temporaire de relocalisations, dont le principe reste contesté par certains pays d'Europe orientale . Ainsi, la Hongrie et la Slovaquie ont introduit des recours auprès de la Cour de Justice de l'Union européenne contre le dispositif finalement adopté.

Dans ce dossier, la réticence manifestée lors de la décision s'est prolongée au stade de la mise en oeuvre , alors même que le volume de places sur lequel les Etats membres se sont finalement entendus (160 000) reste modeste par rapport aux flux enregistrés. Depuis septembre 2015, la Commission n'a pu que constater et déplorer, au fil des mois, la lenteur de la montée en puissance du mécanisme de relocalisation .

Le 12 avril 2016, seules 1 145 personnes avaient fait l'objet d'une mesure de relocalisation depuis la Grèce et l'Italie, alors que 5 677 personnes avaient été réinstallées depuis les pays tiers.

Au 13 mai, le nombre de personnes relocalisées s'élevait à 1 500 (dont 591 depuis l'Italie et 909 depuis la Grèce), dont environ un tiers (499) réalisées par la France.

Un autre problème a été la lenteur du déploiement du dispositif des hotspots dans les îles grecques , compte tenu à la fois des difficultés des Etats membres à répondre aux appels à contribution des agences européennes venant soutenir la Grèce et des difficultés d'organisation manifestées par celle-ci. Pendant des mois, une limite essentielle à l'efficacité du dispositif a été, à cet égard, l'absence de centres de rétention permettant de retenir, dans l'attente de leur renvoi, les migrants ne pouvant prétendre à une protection internationale , comme l'avait souligné en février dernier un rapport sénatorial 37 ( * ) .

De manière générale, force est de constater le peu d'empressement manifesté par les Etats membres à mettre en oeuvre les décisions adoptées ou à s'acquitter de leurs contributions financières dans le cadre de la réponse à cette crise.

c) Un accord UE-Turquie, faute de mieux

Le constat d'une division des Etats membres et de leur absence de bonne volonté dans la prise en charge des réfugiés a conduit l'Allemagne, en première ligne pour l'accueil, à prendre l'initiative d'un rapprochement avec la Turquie pour gérer cette crise.

Ce rapprochement s'est traduit dès l'automne par l'adoption, le 29 novembre 2015, d'un plan d'action commun définissant des engagements réciproques.

Parmi les actions prévues figuraient notamment, s'agissant de la Turquie, l'amélioration des droits des Syriens bénéficiant d'une protection temporaire, notamment en matière d'accès aux services publics, à l'éducation, à la santé et à l'emploi, l'intensification de la coopération migratoire avec l'UE en matière de réadmission des migrants irréguliers, de contrôle aux frontières et de lutte contre les réseaux de passeurs et la poursuite de l'alignement progressif de la politique de la Turquie et de l'UE en matière de visas , notamment en ce qui concerne les pays représentant une source importante de migration illégale.

L'UE s'engageait, de son côté, à verser à la Turquie une aide financière de 3 milliards d'euros sur deux ans (2016 et 2017), destinée à financer des projets en lien avec l'accueil et l'intégration des réfugiés syriens, abondée à hauteur d'un milliard d'euros par le budget européen et pour les deux milliards restants par les Etats membres et à soutenir les programmes de réinstallation existants. Le plan prévoyait, en outre, au titre des contreparties pour la Turquie, une accélération de la mise en oeuvre de la feuille de route sur la libéralisation des visas (supposant notamment l'application complète de l'accord de réadmission entre l'UE et la Turquie signé le 16 décembre 2013) et une relance du processus d'adhésion.

En application de ce plan, la Turquie a durci, à compter du 8 janvier 2016, les conditions de délivrance des visas pour les Syriens entrant sur son territoire par avion ou par voie maritime afin de réduire significativement les arrivées de Syriens en provenance du Liban et de la Jordanie et donc indirectement les flux vers l'UE. Des mesures ont également été prises le 15 janvier 2016 pour permettre l'accès des Syriens réfugiés au marché du travail.

Cependant, les résultats en termes de limitation des flux n'étaient pas suffisants. En effet, si le nombre total de personnes arrivant illégalement dans l'UE depuis la Turquie avait baissé, il restait significativement élevé pour l'hiver. En moyenne, les arrivées quotidiennes en Grèce depuis la Turquie s'élevaient à 2 186 en janvier, contre 6 929 en octobre et 3 575 en décembre.

A la suite de négociations menées en grande partie par l'Allemagne, le Conseil européen et la Turquie se sont donc accordés lors du sommet européen du 18 mars 2016 sur des mesures complémentaires au plan d'action commun de novembre, visant à arrêter le flux migratoire vers la Grèce et à casser le modèle économique des passeurs sous-tendant celui-ci.

La perspective d'une crise humanitaire et d'une embolie de la Grèce, sous l'effet de la fermeture complète de la route des Balkans depuis le 9 mars 2016 et du maintien d'un flux élevé d'arrivées, ont sans doute contribué à l'adoption dans l'urgence de cette solution .

Les dispositions de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016

* Le renvoi vers la Turquie de tous les migrants en situation irrégulière

Tous les nouveaux migrants en situation irrégulière arrivant en Grèce depuis la Turquie à compter du 20 mars 2016 sont renvoyés en Turquie , aussi bien ceux ne demandant pas l'asile que les demandeurs d'asile dont la demande aura été déclarée infondée ou irrecevable. Ce renvoi se fonde sur les articles 35 et 38 de la directive européenne du 26 juin 2013 relative aux procédures d'asile, qui autorise un Etat membre à déclarer irrecevable une demande d'asile, sans qu'elle doive être examinée au fond, si une personne s'est déjà vu reconnaître le statut de réfugié ou jouit déjà d'une protection suffisante dans un pays de premier asile ou si elle vient d'un « pays tiers sûr ».

* Le programme de réinstallation dit « un pour un »

Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE, selon les critères de vulnérabilité des Nations-Unies.

Pour ce programme de réinstallation priorité est donnée aux migrants qui ne sont pas déjà entrés, ou n'ont pas tenté d'entrer, de manière irrégulière sur le territoire de l'UE, l'objectif étant de remplacer les flux irréguliers par des flux légaux. Par ailleurs, ne pourront en bénéficier que les Syriens enregistrés auprès des autorités turques avant le 29 novembre 2015.

Ces réinstallations s'effectuent dans la limite d'un plafond de 72 000 , chiffre résultant de l'addition des 18 000 réinstallations restant à effectuer (sur les 22 504 auxquelles les Etats membres s'étaient engagés lors du Conseil JAI le 20 juillet 2015) et de 54 000 relocalisations qui restaient en suspens après le refus de la Hongrie de participer au dispositif.

Tout engagement de réinstallation pris dans ce cadre vient en déduction des places non attribuées au titre de la décision de relocalisation. La France devrait ainsi accueillir 6 000 syriens au titre de ce programme en 2016 et 2017 .

Par ailleurs, le programme d'admission humanitaire volontaire proposé en décembre 2015 par la Commission portant sur un maximum de 80 000 places et actuellement en cours d'examen pourra constituer un étage supplémentaire à ce dispositif, lorsque les franchissements irréguliers auront pris fin.

* A u titre des contreparties pour la Turquie, il est prévu :

- d'accélérer le déboursement par l'Union européenne de l'aide financière de 3 Mds € décidée le 29 novembre 2015 et de mobiliser d'ici la fin 2018, un financement supplémentaire du même montant ;

- de préparer des décisions d'ouverture de plusieurs chapitres des négociations d'adhésion et d'ouvrir, en avril, les discussions sur le chapitre 33 relatif au budget (« dispositions financières et budgétaires ») ;

- d'accélérer la feuille de route sur la libéralisation du régime des visas a fin de parvenir à une levée des obligations pour les citoyens turcs au plus tard à la fin du mois de juin 2016 (et non plus en octobre), sous réserve que les 72 critères prévus soient respectés ;

La Turquie s'engage, par ailleurs, à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière ne s'ouvrent au départ de son territoire en direction de l'UE.

Enfin, l'UE et la Turquie s'engagent à collaborer à tout effort conjoint en vue d'améliorer les conditions humanitaires à l'intérieur de la Syrie, en particulier dans certaines zones proches de la frontière turque.

La signature de cet accord a suscité débat et critiques, de nombreux observateurs estimant qu'à travers lui, l'UE renonçait à assumer ses obligations en matière d'asile . Il ne s'agit plus, en effet, de distinguer, à leur arrivée sur le sol européen, entre les migrants pouvant prétendre à une protection et les autres, mais de les renvoyer tous, y compris ceux qui seraient éligibles à une protection, dès lors qu'ils sont en mesure de la trouver en Turquie.

Cela pose la question de savoir si la Turquie est un pays sûr pour les migrants ayant besoin d'une protection . De fait, la Turquie applique une restriction géographique à la Convention de Genève de 1951, de sorte qu'elle n'accorde l'asile qu'aux seuls ressortissants d'Etats membres du Conseil de l'Europe. Toutefois, elle accorde un statut de protection temporaire aux Syriens, qu'elle a récemment renforcé. En application de l'accord, elle a également donné des assurances concernant les non-Syriens. La Commission européenne a pris acte de ces évolutions 38 ( * ) . Reste à voir si elles seront mises en oeuvre de manière satisfaisante ; il est encore un peu tôt pour en juger . Pour l'heure, seuls quelques milliers de permis de travail auraient été délivrés aux réfugiés syriens en Turquie à ce jour. Par ailleurs, de gros progrès restent à faire en matière de scolarisation, 500 000 enfants syriens n'étant pas encore scolarisés. La situation des non-syriens paraît plus précaire, notamment en ce qui concerne leur accès effectif aux procédures d'asile lorsqu'ils se trouvent en centre de rétention.

En ce qui concerne les flux, qui sont passés de 2 000 par jour en moyenne durant l'hiver à une cinquantaine par jour actuellement, force est d'admettre que l'accord démontre pour l'instant son efficacité , même s'il est difficile d'apprécier si elle est imputable à l'« effet psychologique » produit par le message du renvoi des migrants ou à un meilleur contrôle des flux par les autorités turques - par la contrainte ou avec la complicité des passeurs -, ou encore à la fermeture de la route terrestre des Balkans qui, avant même la signature de l'accord, rendait vaine toute tentative de passage par la Grèce. Sans doute ces différents facteurs jouent-ils de manière combinée.

Il faut aussi souligner l'effet dissuasif joué par la présence en mer Egée du deuxième groupe maritime permanent de l'OTAN (soit 5 à 8 bateaux) qui exerce depuis le printemps une mission de surveillance et de recueil de renseignement sur les flux irréguliers et l'activité des passeurs.

S'agissant des quelque 4 8 000 migrants arrivés avant le 20 mars et bloqués en Grèce continentale , hormis ceux qui demeurent dans quelques campements informels encore présents, comme sur le port du Pirée, la plupart ont été relogés dans une cinquantaine de camps temporaires répartis sur l'ensemble du territoire . La priorité est désormais d'améliorer les conditions de vie dans ces camps, de procéder à l'enregistrement des personnes et à leur orientation vers la relocalisation ou l'asile.

Pour autant, un certain nombre de menaces planent sur la mise en oeuvre de l'accord .

La première est liée à la difficulté du service d'asile grec à traiter les demandes d'asile déposées par des migrants arrivé s depuis l'entrée en vigueur de l'accord du fait d'une saturation de ses capacités - les quelque 8 500 migrants se trouvant dans les hotspots ayant demandé l'asile en Grèce -, ce qui ralentit le traitement des demandes. En outre, le service d'asile grec se montre réticent à prononcer des décisions d'irrecevabilité des demandes d'asile , deux tiers en moyenne étant acceptées en première instance. Cette situation est aggravée en appel, les comités chargés d'examiner les recours infirmant systématiquement les décisions d'irrecevabilité. En conséquence, seules 462 réadmissions en Turquie sont intervenues à ce jour , concernant des migrants ne demandant pas l'asile. La conséquence de cette situation est une montée des tensions dans les hospots où les migrants sont assignés à résidence en attendant que les décisions soient rendues. Le risque d'une reprise des arrivées s'il s'avérait que les migrants obtiennent facilement l'asile en Grèce est réel. Il est urgent que cette situation se débloque , au risque que soit remise en cause la crédibilité de l'accord .

La deuxième est liée à la lenteur avec laquelle s'effectue le versement de l'aide financière promise à la Turquie (105 millions d'euros ayant effectivement été payés au 15 juin 2016), du fait de désaccords techniques entre la Commission européenne et les autorités turques, qui attendent des progrès rapides sur ce volet.

La question des réinstallations (511 réalisées le 15 juin, soit plus que ce que prévoit le programme « 1 pour 1 ») pourrait devenir un sujet de discorde dans la mesure où l'administration turque, qui maîtrise la composition des listes de réfugiés proposés à ce dispositif, introduit des critères non liés à la vulnérabilité, en refusant, par exemple, le départ de syriens diplômés.

Il faudra également surveiller l'émergence possible de nouvelles routes depuis la Turquie vers l'Europe , que ce soit par l'Egypte, l'Ukraine ou même directement vers l'Italie. Un sujet d'inquiétude est aussi la reprise des flux irréguliers entre la Grèce et la Turquie (à la frontière terrestre) ainsi qu'entre la Grèce et l'ARYM, l'Albanie ou encore l'Italie. Il est possible que soit à l'oeuvre une recomposition des filières , même si celles-ci apparaissent plus fragmentées.

La question centrale est celle de la sincérité de la volonté de la Turquie à devenir un partenaire de l'UE dans le domaine migratoire , le risque étant celui d'une instrumentalisation par celle-ci de sa relation avec l'UE à des fins de politique intérieure.

Enfin, comme y ont insisté nos collègues Claude Malhuret, Claude Haut et Leïla Aïchi dans leur récent rapport d'information 39 ( * ) , toute forme de marchandage doit être exclu concernant aussi bien la perspective de l'adhésion que la libéralisation des visas , le couplage de ces sujets avec celui des réfugiés étant en soi constable. S'agissant des négociations d'adhésion, le niveau d'exigence vis-à-vis de l'intégration de l'acquis communautaire doit être maintenu, toute nouvelle adhésion supposant, en outre, le consentement du peuple français. Par ailleurs, tant l'évolution du régime turc qui, depuis le putsch manqué du 15 juillet dernier, prend un tour inquiétant, que la situation découlant du Brexit imposent, compte tenu de l'incertitude qui en résulte, une certaine prudence en la matière.

En attendant que toutes ces questions trouvent leurs réponses, l'accord offre un répit. Rien ne permet pour l'instant d'affirmer qu'il sera durable .


* 33 Gestion de la crise des réfugiés : mesures opérationnelles, budgétaires et juridiques immédiates au titre de l'agenda européen en matière de migration, communiqué de presse du 23 septembre 2015.

* 34 Source : « Sauvetage en mer, guide des principes et des mesures qui s'appliquent aux réfugiés et aux migrants », publié en janvier 2015 par l'Organisation maritime internationale (OMI).

* 35 Les îles de Lesbos, Chios, Samos, Leros et Kos en Grèce et de Lampedusa, Pozzallo, Porte Empedocle, Augusta, Taranto, Trapani en Italie.

* 36 Gestion de la crise des réfugiés, aide financière de l'UE à la Grèce, situation au 24/05/2016, Commission européenne.

* 37 « L'Europe à l'épreuve de la crise des migrants : la mise en oeuvre de la relocalisation des demandeurs d'asile et des hotspots », rapport d'information n° 422 (2015-2016) de M. François-Noël Buffet au nom de la commission des lois, 24 février 2016.

* 38 « Deuxième rapport sur les progrès réalisés dans la mise en oeuvre de la déclaration UE-Turquie », Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil, COM (2016)349 final, 15.6.2016.

* 39 « La Turquie : une relation complexe mais incontournable », rapport d'information de MM. Claude MALHURET, Claude HAUT et Mme Leila AÏCHI, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées n° 736 (2015-2016), 29 juin 2016.

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