Deuxième table ronde :

Métropoles, mégalopoles,
pôles urbains et réseaux de ville

Présidence de Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin

Éric Piolle, maire de Grenoble

Cynthia Ghorra-Gobin, directrice de recherche au CNRS

Paul Lecroart, urbaniste, Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Nous passons à la deuxième table ronde, intitulée « Métropoles, mégalopoles, pôles urbains et réseaux de ville ». Les métropoles - ce mot fait en particulier rêver certains élus locaux - sont un sujet d'actualité. La loi Maptam 2 ( * ) de janvier 2014 a créé un nouveau statut ouvert aux agglomérations de plus de 400 000 habitants. Les métropoles de Paris, Marseille et celle de Lyon - qui exerce toutes les compétences du département - ont un statut particulier. Une liste avait été élaborée. Elle a fluctué. Rennes ayant été reconnue comme métropole, Brest a réclamé le même statut ; Nancy a suivi. Le projet de loi relatif au statut de Paris et à l'aménagement métropolitain, que nous examinons en ce moment au Sénat, propose d'octroyer ce statut aux deux capitales régionales qui ne l'ont pas, Dijon et Orléans, ainsi qu'à Saint-Étienne et Toulon. Du coup, Tours ou Clermont-Ferrand réclament le même avantage. L'attrait pour le terme est réel ; nombre de petites, moyennes et grandes agglomérations s'intitulent métropoles : Chartres métropole, Châteauroux métropole, pour ne citer qu'elles.

La loi de 1992 a créé les communautés de communes et les communautés de villes. Seules cinq communautés de villes ont vu le jour, parmi lesquelles La Rochelle, sous l'impulsion du regretté Michel Crépeau. Elles n'ont pas survécu plus de quelques années. En 1999, ont été instituées les communautés d'agglomération, avec une taxe professionnelle unique. Il a donc fallu sept ans pour comprendre que l'échec des communautés de villes était dû à l'absence d'une fiscalité économique partagée. Sans fiscalité propre, en effet, il n'y a pas de solidarité, et cela aboutit au désastre des entrées de ville. Les communautés urbaines bénéficiaient déjà d'un statut fiscal avantageux, avec une dotation globale de fonctionnement (DGF) par habitant doublée. Une gradation existe, à cet égard, entre les communautés de communes, les communautés urbaines et les communautés d'agglomération, puisque la majoration de DGF est croissante. Le passage au statut de métropole, en revanche, ne modifie pas la DGF. Simplement, la métropole peut exercer, dans le cadre d'une convention, des compétences relevant ordinairement du département, de la région et de l'État.

Notre deuxième table ronde réunit de brillants intervenants, deux élus et deux chercheurs. Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin, a été maire de Strasbourg et présidente déléguée de la Communauté urbaine de Strasbourg. Éric Piolle, maire de Grenoble, nous fait l'honneur d'être parmi nous, lui qui, dans sa ville, avec toute son équipe, promeut des chemins nouveaux. Cynthia Ghorra-Gobin est directrice de recherche au CNRS. Paul Lecroart travaille à l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France.

Je cède immédiatement la parole à ma collègue Fabienne Keller.

Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin

Mesdames, messieurs, je suis honorée de participer à ce colloque, prolongement de l'excellent travail sur les villes du monde qu'a réalisé Jean-Pierre Sueur voilà quelques années.

Je présenterai d'abord le cas de Strasbourg, où nous avons travaillé à plusieurs échelles en nous efforçant de promouvoir une vision plus énergique que traditionnelle. J'ai choisi de démolir un immense pont autoroutier, situé au coeur de la ville : passant au-dessus d'un bassin portuaire et d'une route, il traversait la ville et créait une coupure entre son centre et les quartiers sud. Les espaces autour du port, autrefois lieu d'implantations industrielles, étaient alors constitués de terrains vagues, occupés par des gens du voyage sans autorisation ou par des prostituées. C'était une non-ville. Pourtant, comme le pont était encore en bon état, sa destruction a suscité l'incompréhension de certains citoyens et de l'opposition municipale. Nous avons choisi une reconstruction à niveau, afin d'intégrer les terrains au bord du fleuve à la ville, avec un gain de surface au bord du fleuve et un accès facilité pour les personnes handicapées. Cela a permis de relier le centre-ville au quartier difficile du Neuhof, grâce à une extension du tramway. J'ai aussi choisi de désenclaver les quartiers fragiles, tout en veillant à la sécurité des transports, afin que cette extension des transports profite à tous et structure la ville. Les habitants du Neuhof ou de Hautepierre avaient coutume de dire, quand ils se rendaient en centre-ville, « qu'ils allaient à Strasbourg », expression terrible qui témoigne d'une réalité avec laquelle il fallait rompre, car ces quartiers appartiennent à la ville. En Alsace, le réseau de trains TER est très développé, ce qui rend aisés les trajets entre les villes de la région : Molsheim, Haguenau, Sélestat, Strasbourg, etc. J'ai enfin eu l'honneur d'accueillir le TGV Est qui ouvrait la ville vers Paris, l'Allemagne ou l'Autriche, et le TGV Rhin-Rhône. Et leur nouvelle gare conçue par Jean-Marie Duthilleul et Michel Desvigne. Jusque-là, Strasbourg avait été plutôt enclavée en raison du poids de l'histoire et de l'annexion allemande, et aussi des Vosges. Le pont ferroviaire sur le Rhin détruit pendant la guerre avait été reconstruit à une voie. Il a fallu attendre 2003 pour qu'il passe à deux voies ! Désormais Strasbourg est relié directement en TGV à Bordeaux, Rennes, Lille, mais aussi Munich, Bruxelles ou Stuttgart.

Je vous donne cet exemple concret, car une ville, me semble-t-il, doit être organisée à plusieurs échelles, lesquelles sont non pas en compétition, mais complémentaires. Un TER bien organisé permet, en chaînage des transports, de faire profiter tous les habitants de la région du TGV Strasbourg-Paris ou Strasbourg-Lille. Cette complémentarité, il faut l'organiser, ce qui demande beaucoup de travail.

Je défends l'idée selon laquelle il est possible, notamment au travers du transport, de structurer la hiérarchie des territoires, de les relier entre eux pour éviter le sentiment d'abandon. Ainsi, nous permettons à ceux qui habitent au pied des Vosges, par exemple, de profiter d'un petit transport à la demande organisé par une communauté de communes, de reprendre le TER et d'accéder aux activités culturelles de la ville-centre. Cela a été dit très clairement tout à l'heure, on ne peut pas offrir tous les services partout, mais on peut rendre possible cet accès. Structurer les transports, c'est favoriser l'organisation des territoires. Voilà une idée à laquelle nous sommes tellement habitués dans nos villes européennes que nous finissons par l'oublier. C'est le regard sur les villes des pays du Sud qui nous invite à rappeler ces évidences.

Comme l'a démontré magnifiquement Jean-Pierre Sueur dans son rapport, les mégalopoles du monde sont étalées, déstructurées. La démographie est une science quasi exacte et tous les chiffres qui figurent dans le rapport sont à peu près certains. J'ai eu l'occasion de faire un travail, d'une part, sur les gares, leur fonction de pôle de centralité et l'organisation afférente, d'autre part, sur les maladies infectieuses. Ce qui m'amène, au risque de vous surprendre, à évoquer Ebola. Si Ebola a failli être une catastrophe mondiale, c'est parce que la maladie, au lieu de rester dans la jungle et de tuer de manière isolée quelques centaines de personnes, a rejoint la ville. Et elle a rejoint une ville déstructurée, une ville qui n'avait ni réseau d'assainissement ni réseau de soins. La maladie s'est propagée avant que le dispositif de santé ne soit alerté.

Il est donc urgent, pour les habitants des pays du Sud, mais aussi pour la sécurité de la planète entière, d'organiser les villes. Moi qui suis très « fan » du transport, je pense qu'il peut être un point majeur. En effet, l'organisation des déplacements rend plus facile celle des autres réseaux. Si votre ville est un tant soit peu dense, structurée, alors, les réseaux d'assainissement sont moins coûteux, les réseaux scolaires s'organisent. Et l'on peut faire de l'éducation une priorité. Songeons aux pays d'Afrique où les enfants marchent si longtemps qu'il ne leur reste que l'équivalent d'une demi-journée, non une journée complète, à consacrer à l'apprentissage scolaire.

En continuant à travailler sur ces améliorations, le modèle européen et le modèle français peuvent, sinon servir d'exemples, du moins de références, d'autant plus utiles qu'ils seront adaptés aux réalités de chaque ville du monde.

Dans le cadre de la commission des finances, où j'ai en charge l'aide Nord-Sud, j'ai audité les transports publics urbains de Tunis, de Rabat et de Casablanca. Que les spécialistes du transport urbain me prêtent une oreille attentive : dans ces villes, les transports urbains atteignent presque l'équilibre d'exploitation. La situation est très différente de ce que nous vivons chez nous où nous avons le sentiment qu'une bonne organisation du transport public passe nécessairement par l'octroi de moyens financiers.

Nos transports urbains sont, en effet, déficitaires à hauteur environ de 60 % à 65 %. Ils sont financés, entre autres, par le versement transport (VT). Une situation qui donnerait à penser qu'il est impossible de décliner une telle organisation dans les pays du Sud. Je pense le contraire, car la mécanique est assez simple. Les charges salariales sont beaucoup plus basses dans ces pays et peu de gens y sont équipés en transport individuel. Le ticket de transport peut donc être plus largement financé.

Je plaide pour que nous soyons fiers de nos modèles et de nos réflexions. Il s'agit non de vouloir les imposer, mais de les proposer comme autant de repères qui évitent de partir de zéro et permettent d'engager une stratégie volontariste d'organisation et d'encouragement à l'organisation des villes du Sud. Je pense à ces futures mégalopoles, à ces villes pauvres, dont tous les habitants ne pourront pas avoir accès à l'éducation, où les questions de santé deviendront absolument criantes faute de moyens pour organiser les réseaux, physiquement et en termes de moyens. Tel peut être l'apport du travail de notre rapporteur, enrichi de toute l'expérience accumulée. Il nous faut continuer à réfléchir sur nos propres réalités et encourager à porter cette vision dans le monde.

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Merci beaucoup, chère Fabienne. Je donne maintenant la parole à Éric Piolle.

Éric Piolle, maire de Grenoble

Bonjour à tous et merci, cher Jean-Pierre Sueur, de ce colloque et de cette invitation. Il est intéressant de venir réfléchir à la ville. L'on a d'ailleurs vu le décalage qui existe entre la perception de la ville, ne serait-ce qu'en termes de taille, selon que l'on est en France ou ailleurs dans le monde. Cette seule réflexion est intéressante.

Chacun porte en soi une notion d'urbanité toute particulière, même au sein de la France. En effet, je ne suis pas sûr que ceux qui vivent sous l'influence de Grenoble, dont le lieu d'habitation est distant de quarante kilomètres, se considèrent comme des urbains, catégorie dans laquelle les rangent pourtant les statistiques.

Si l'on parle autant de Grenoble, c'est à la fois pour ce qui s'y fait et pour la singularité de ce que nous sommes. La visibilité de ce que nous faisons, nous la devons, au-delà de notre singularité, au fait que c'est à Grenoble qu'un rassemblement citoyen de gauche et écologiste a pris, pour la première fois, en 2014, les rênes d'une grande ville. En pratique, s'il se passe beaucoup de choses dans de nombreux territoires, la lumière va là où est la singularité.

Pour évoquer les problématiques de la métropole grenobloise et ce qui s'y passe, je choisirai d'insister sur le verre à moitié plein plutôt que sur le verre à moitié vide.

En termes de densité, Grenoble est la troisième ville de France, après Paris et Lyon, et les villes agglomérées autour de ces deux métropoles. Nous avons pour caractéristique très particulière de compter plus de 9 000 habitants au kilomètre carré. À titre indicatif, Lille doit être un peu au-dessous de 8 000 habitants au kilomètre carré, mais la densité de l'habitat à Grenoble est le double de celle de Bordeaux, Toulouse ou encore Montpellier.

Sur les quatorze métropoles, celle de Grenoble est la seule à avoir vécu un double saut. En effet, en 2014, alors même que nous étions l'une des communautés d'agglomération les moins intégrées de France, avec le plus faible budget de fonctionnement - 500 euros par habitant, ce qui nous situait tout en bas du spectre de l'intégration -, nous avons vécu un élargissement massif, qui nous a fait passer de vingt-huit à quarante-neuf communes. L'un des effets de cet élargissement, c'est la réintégration dans la métropole d'une partie de la ségrégation sociale. Je m'amusais tout à l'heure de voir que la carte d'Éric Charmes montrait qu'un certain nombre de villes de la couronne grenobloise était parmi les plus riches de France. Une partie d'entre elles a intégré la métropole. On vient donc refaire du commun là où certains se sont positionnés en dehors, profitant de la ville et de la polarité de la ville-centre, tout en vivant dans des îlots où la qualité de vie est différente.

C'est dire que Grenoble présente une caractéristique forte en termes de non-intégration, de densité et d'emplois supérieurs, notamment créatifs ; le saut des quarante dernières années nous a propulsés, dans ce domaine, à la deuxième place après Paris. Cela ne doit pas faire oublier, en revanche, une structuration classique en termes de taux de pauvreté, qui se situe à 17 %-18 %. Sans atteindre les niveaux des villes en difficulté, où ce taux dépasse 25 %, on relève à Grenoble une part classique, statistiquement non différenciée, de personnes en difficulté, de personnes peu diplômées. Pareille disparité mérite que nous y réfléchissions.

Quand je parlais de verre à moitié vide, cela renvoie, à mon sens, au sein des métropoles, à un point majeur qui devrait, je l'espère, occuper le Parlement : je veux évidemment parler du mode de scrutin. Après la Cop21, l'approche de la ville et les missions qui lui sont confiées ont changé. Les collectivités locales sont désormais perçues comme des vecteurs de la transition : c'est à leur niveau que celle-ci peut s'inventer parce qu'elles sont moins exposées que l'État aux lobbies .

Et puis, à l'échelon local, les gens se côtoient, se connaissent, se mélangent. Il est donc plus facile de se débarrasser des étiquettes et de substituer la construction de projets à la poursuite de combat entre camps politiques. En effet, ceux qui interviennent sont des acteurs économiques, associatifs, citoyens, qui se mélangent et produisent du commun. Toutefois, au moment où la France affirme le fait métropolitain, elle donne deux signes terribles, d'où naît un paradoxe : le premier, c'est la réduction du contrôle démocratique puisque l'on fait remonter des compétences des communes vers ces métropoles ; le second, c'est que l'on fait descendre des compétences du département vers ces mêmes métropoles. Dans les deux cas, l'on vient donner des responsabilités à une instance qui n'est pas élue directement sur un projet.

Notre majorité métropolitaine s'est constituée au lendemain du second tour des élections municipales et s'est assise autour de la table pour écrire les grandes bases de notre projet de mandat. Nous avons donc conclu, à Grenoble, un accord de mandature entre les élections municipales, le 30 mars 2014, et l'élection du président de la métropole, le 21 avril. Cet accord, qui intervient après coup, n'est pas soumis à la démocratie. Pour moi, c'est un premier paradoxe majeur de soutenir, d'une part, que la démocratie locale est fondamentale et porte en germe une capacité de transition, d'autre part, de soutirer au contrôle démocratique cette force. La discussion, qui était censée avoir lieu en 2017, est repoussée aux calendes grecques. Lyon sera la seule métropole à avoir, en 2020, un mode de scrutin démocratique, lequel scrutin donnera une légitimité au débat de projets sur la métropole, qui fera l'objet d'un contrôle citoyen et d'un nécessaire bilan de mandat auprès de la population.

Le deuxième paradoxe concerne évidemment les enjeux budgétaires. En effet, au moment où l'on fait des collectivités locales des facteurs de transition, celles-ci se voient infliger une baisse des dotations - les rapports se suivent et se ressemblent ! - qui vient peser lourdement sur les investissements et sur les services publics locaux. Outre ce carcan de la baisse des dotations, qui n'incite pas à agir, je veux souligner un dysfonctionnement qui pourrait être un message pour le Parlement, car nos investissements continuent de mélanger tout et n'importe quoi.

Je m'explique : un nouveau boulodrome couvert est classé en investissement, comme l'est une subvention d'investissement à une entreprise privée, même si l'on peut se demander ce qu'on a dans les mains. En effet, la notion d'investissement signifie normalement qu'on doit avoir quelque chose dans les mains. Là, il s'agit d'une subvention à un boulodrome qui est classée au même titre que l'aide à une école. Or une école va susciter des dépenses de fonctionnement, mais elle a également une utilité sociale. Quant aux investissements de transition qui y seront réalisés, ils sont généralement liés aux économies d'énergie et ils ont un retour financier. Donc, nous mélangeons le boulodrome couvert et les travaux de rénovation qui ont un retour financier potentiel, même s'il est long, même s'il faut attendre vingt ans, trente ans, parfois un peu plus. Finalement, nous bridons cela, avec des conséquences majeures sur l'emploi. Nous gagnerions fortement à séparer, dans la loi, ce qu'il faudrait appeler les investissements - qu'on ne peut pas appeler les investissements d'avenir puisque le nom est déjà pris - qui ont un retour financier et un retour environnemental.

Nous avons des entreprises qui gagnent en compétences, qui sont disponibles. Nous avons des projets, nous avons aussi une mobilisation citoyenne, une attente, évidemment environnementale. Et pourtant, tout cela est bloqué dans ce carcan. J'essaierai de porter, dans le débat présidentiel, l'idée que nous gagnerions à faire figurer dans une comptabilité à part les investissements « vertueux » qui ont un retour financier. Cela a été fait au Royaume-Uni en 2008, au moment où il vivait plus brutalement que nous la baisse des budgets publics. Les Britanniques ont changé la loi et la comptabilité publique pour permettre une inscription séparée des investissements qui ont un retour. En général, le retour financier va de pair avec le retour environnemental, qui est une chance, une opportunité pour notre avenir.

J'en viens aux enjeux de philosophie politique autour de la ville et aux enjeux de mise en oeuvre concrète. La ville m'apparaît comme un lieu approprié pour inventer du nouveau, du commun, car ce lieu est très adapté à la forme de sociabilité actuelle, composée de l'individu, de l'individualité, de la singularité, de l'égalité, de l'altérité.

Parce qu'elle porte cet anonymat, cette culture de projets et de conflits d'usages, la ville permet finalement cela. C'est ce que l'on retrouve dans un monde qui sort d'une logique verticale, d'une logique de planification, d'une logique jacobine pour aller vers une logique d'acteur de réseaux, de fédération et de régulation. Comme la ville répond à cet enjeu, la société civile se met, de ce fait, en mouvement, transformant beaucoup plus vite la ville que ne peut le faire directement l'action publique, même si elle est structurante.

Ce que je dis de l'action publique se traduit par la multiplicité des projets qui phosphorent partout : monnaie locale, agriculture urbaine, ressourceries, économie circulaire. À Grenoble, nous avons mis à disposition des terrains, des formations, des équipes. Chaque année, un verger nouveau géré par les habitants se lance et les surfaces des jardins partagés ont triplé. Tout cela se met en oeuvre et en actes.

Je veux également évoquer les budgets participatifs ; nous en sommes à la deuxième édition. Le taux de participation, extrêmement important, montre l'existence de projets d'aménagement, d'embellissement et de saisie de la ville par les habitants. Ceux-ci se réapproprient un espace public qui a été pensé, dans les années cinquante et soixante, comme un circuit automobile. Il faut maintenant regagner de la qualité de vie.

Pour ce faire, la métropole est un bon outil. Les enjeux environnementaux, économiques et sociaux viennent croiser des compétences centrales pour le quotidien des habitants et leurs dépenses contraintes dont les trois premiers postes sont la mobilité, le logement, l'alimentation. Sur ces trois champs d'action, la métropole peut agir.

Je citerai, à Grenoble, en 2016, au titre de la « métropole apaisée », le passage de la vitesse de base des véhicules automobiles à trente kilomètres à l'heure pour quarante-trois communes sur les quarante-neuf que compte l'agglomération. C'était une demande forte autour des centres-bourgs pour l'agrément du commerce, pour protéger les écoles et les espaces où se déplacent des personnes âgées. Loin d'être neutre, cette réduction de vitesse divise par neuf le risque de décès en cas de collision. Puisque la distance de freinage est divisée par deux, cela change le rapport aux piétons, aux cyclistes et aux transports en commun.

Cela bouge dans ce domaine, cela bouge dans l'élargissement des centres villes piétonniers sous la forme d'une sorte de troisième révolution urbaine. On va se réapproprier l'espace public, repenser la place de la voiture, son stationnement et sa circulation.

Les commentaires entendus tout à l'heure sur la voiture électrique sont intéressants, mais il convient, à mon sens, d'aborder le sujet de façon globale. Questionnons le besoin de déplacement sous l'angle de la qualité de vie. Demandons-nous si mieux vaut faire nos courses dans une grande surface, un samedi après-midi, après avoir supporté les bouchons ou bien nous rendre dans les commerces de proximité. Il me semble percevoir une aspiration à retrouver du sens à l'acte d'achat.

Il importe de regarder le report modal, la question des transports en commun, du vélo, de la marche à pied. Le taux de possession des véhicules évolue grandement avec l'autopartage. À Grenoble, nous sommes déjà descendus quinze points au-dessous de la moyenne nationale en termes de possession de véhicules : 65 % des ménages possèdent une voiture. Encore faut-il préciser que ce taux remonte déjà à quatre ans, il doit donc être moindre maintenant. Nous n'avons pas encore atteint le niveau de Paris, mais on le voit, il y a une tendance lourde et de fond.

Il faut également regarder la question des motorisations et des tailles de véhicules, à la fois penser à l'énergie qui fait tourner le véhicule et au poids transporté par rapport à celui de la « bestiole » qui le transporte ! Nous avons choisi une approche globale. Elle passe aussi par d'autres réalisations concrètes. Je citerai celle que nous avons lancée cette année, un centre de distribution urbaine qui fait travailler des acteurs locaux, des petites entreprises de distribution à vélo, et sollicite La Poste comme partenaire structurant. Ce centre de distribution urbaine collecte l'ensemble des marchandises pour les mutualiser dans le dernier kilomètre, limiter le nombre de camions, faciliter le passage en véhicules sans énergie fossile ni émission et venir créer du lien entre les usagers de ces livraisons plutôt que de livrer un seul colis à chaque fois.

Centre de distribution urbaine, réappropriation de l'espace public, élargissement du centre piéton, mais aussi triplement de la part modale du vélo dans les déplacements. Le nombre de vélos en libre-service, loués sur la longue durée, a déjà presque doublé en l'espace de deux ans, passant de 4 000 à 7 000. Nous assistons à une explosion de cette pratique, avec la nécessité d'infrastructures afférentes, en termes de garage sécurisé ou de réseau express.

Une autre dimension assez structurante fédère nombre des actions que nous mettons en oeuvre. Elle s'articule autour de la santé, un sujet qui intéresse beaucoup les gens, notamment sur le plan de la mobilité. Nous annoncions, mercredi dernier, que nous serions la première collectivité à utiliser les certificats qualité de l'air pour édicter les mesures d'incitation ou de restriction de la circulation automobile lors des pics de pollution. Les jours de pics de pollution, les transports en commun seront ainsi gratuits et la circulation restreinte quand les pics se prolongeront.

Autre volet de notre action, l'alimentation. Dans les cantines scolaires de la ville, la nourriture fournie est à 50 % biologique et locale. Nous nous sommes assigné l'objectif d'atteindre 100 % ; non pas que nous pensions y parvenir, tant la difficulté est grande. Nous voulons définir un horizon de travail avec les territoires voisins et avec les maraîchers désireux de s'installer. Nous voulons les affranchir de la crainte de se demander s'ils vont arriver trop tôt sur le marché, au risque de mourir avant d'avoir trouvé des clients.

Nous travaillons avec les restaurants inter-entreprises qui livrent dix mille repas sur la commune de Grenoble. Cela permet de structurer les lots, le marché, de créer un horizon. Nous suivons cette approche de la santé, extrêmement fédérative, en soutenant des fonds de conversion de production de chaleur vers des appareils efficaces qui fonctionnent au bois. À cette fin a été mise en place une prime « air-bois ».

Croiser ces trois dimensions de la mobilité, de l'alimentation et de la santé permet de fédérer autour de l'énergie et du bien commun. Fabienne Keller l'a rappelé, dans l'espace de la ville, il est nécessaire de gérer des réseaux, qu'ils soient d'eau, de déchets, d'assainissement et d'énergie.

À Grenoble, nous avons la chance d'avoir, dans le giron public, une eau qui est l'une des rares - sinon la seule ! - des eaux de grande ville pure et non traitée. Les investissements sont importants, le prix de l'eau très bas. De plus, cette année, nous avons instauré une tarification sociale. Nous offrons aux personnes pour lesquelles le prix de l'eau représente un pourcentage élevé de leurs revenus la gratuité des premiers mètres cubes. Nous avons travaillé avec les caisses d'allocations familiales pour mettre en oeuvre cette mesure et proposer un dispositif pérenne.

Nous avons aussi la chance d'avoir ces entreprises locales de distribution, de réseaux de chaleur, de gaz et d'électricité avec lesquelles nous avons créé un pôle public de l'énergie, continuant ainsi à avancer vers le bien commun, tout en intégrant les citoyens à sa gestion.

En effet, des comités d'usagers interrogent les modalités de fixation des tarifs de chauffage urbain et les investissements sur l'eau, demandant si ces derniers sont assez importants. Ils viennent se saisir de ces sujets et obtiennent, dès que c'est possible, des voix délibératives au sein des conseils d'administration. Ils deviennent experts du bien public et évitent le développement d'une technocratie, qui, pour avoir ses richesses, peut toujours connaître des dérives. Le contrôle et l'implication donnent du sens et une vision à long terme.

La métropole est un outil assez extraordinaire si l'on se donne la peine de ne pas la couper de la démocratie et de faire en sorte de ne pas reproduire le discours que l'on peut entendre à l'échelon national, consistant à se retrancher derrière la Commission européenne pour justifier l'inertie. Si nous n'y prenons garde, la métropole connaîtra le même sort !

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Nous allons maintenant entendre la voix des chercheurs, celle de Cynthia Ghorra-Gobin pour commencer.

Cynthia Ghorra-Gobin, directrice de recherche au CNRS

Je vous remercie, monsieur le sénateur, de votre invitation. C'est un grand honneur pour moi d'être parmi vous. Je travaille sur la condition métropolitaine. Quand j'ai reçu votre invitation, je me suis d'abord dit que j'allais pouvoir vous parler de ce que j'ai écrit, voilà un an, dans l'ouvrage La Métropolisation en question , paru dans la collection « La ville en débat ».

Puis, je me suis dit que cette analyse comparatiste entre le corpus scientifique anglo-américain et français pouvait devenir insignifiante ou quelque peu caricaturale si elle était exposée en dix minutes.

J'ai donc choisi de vous parler de l'hypothèse sur laquelle je travaille, un aspect de la complexité métropolitaine, celle de l'habiter ici et ailleurs. Comment ce concept risque-t-il, à terme, de modifier nos représentations de la métropole ?

Comment l'habiter ici et ailleurs transforme-t-il le local ? Il est difficile de parler du local sans évoquer le global. Ce que je vais exposer fait partie d'un article à paraître dans la revue Urbanisme .

Au cours des quinze, voire des vingt dernières années, les chercheurs ont étudié les recompositions sociales, spatiales, économiques et culturelles des villes sous l'effet de la mondialisation et de la globalisation. Je distingue bien ces deux termes. Quand on parle de « globalisation », il faut avoir en tête qu'il s'agit d'une métamorphose du capitalisme, qui se globalise et se financiarise dans un contexte néolibéral. Tout le monde le sait, les métropoles sont des sites d'ancrage de l'économie globalisée. On a choisi le terme de « métropole » pour parler de ce territoire issu des processus de métropolisation à mettre en relation avec la mondialisation et la globalisation. On a parlé de politique d'attractivité et de rayonnement des métropoles ainsi que d'autres politiques pour répondre à cet objectif de rayonnement.

Des chercheurs ont pointé la fragilité et l'instabilité de la métropole. Certains d'entre eux ont, par exemple, mis l'accent sur les inégalités sociales et spatiales, en employant l'expression de « ville à trois vitesses ».

On a aussi parlé des contraintes environnementales et des risques « naturels » - adjectif discutable - qui quantifient la phase actuelle du changement climatique. Il est question d'introduire dans les politiques publiques les principes d'une soutenabilité sociale et environnementale.

Outre sa fragilité et son instabilité, la métropole se révèle complexe, en raison notamment de l'habiter ici et ailleurs, que l'on peut se représenter à partir de la généralisation - j'insiste sur ce terme - de l'expérience diasporique. C'est du moins l'hypothèse que j'avance.

Ce phénomène de l'habiter ici et ailleurs accompagne la révolution numérique, dont les outils permettent à tout individu de maintenir régulièrement le contact avec d'autres individus localisés ailleurs, dans d'autres métropoles ou à la campagne, par exemple. La communication avec l'ailleurs peut se dérouler à partir de l'espace domestique, telles les réunions familiales autour de Skype, mais aussi dans les espaces publics, ceux du transport et de la mobilité.

À l'heure du « local global », comme le suggère l'anthropologie, on parle beaucoup plus de l'impact de la proximité relationnelle que de la proximité spatiale, les deux notions n'étant pas synonymes. La proximité relationnelle peut se comprendre à partir de la généralisation de l'expérience diasporique.

De nombreux historiens, sociologues et géographes ont étudié le phénomène de l'expérience diasporique tout au long de l'histoire. Mais, aujourd'hui, la diaspora définit plus spécifiquement des individus d'un peuple qui ont choisi de vivre en dehors des frontières historiques de ce dernier. On parle dans nos métropoles de la diaspora chinoise ou de la diaspora malienne, par exemple. « Diaspora » fait donc référence à des individus indépendamment de leur localisation géographique. Ce qui change avec la mondialisation, c'est la capacité des migrants à maintenir quasi systématiquement, en dépit de la distance, un lien avec les individus qu'ils ont quittés. Pareil constat, on l'a déjà dit, résulte de la révolution numérique, qui met à la disposition d'un grand nombre le smartphone et l'accès à internet.

Deux romans, qui situent leur récit à deux moments historiques différents, illustrent la notion de généralisation de la diaspora et la question de l'habiter ici et ailleurs.

Le premier, Origines , de l'académicien Amin Maalouf, relate la nature des relations épistolaires entre un migrant de l'Empire ottoman installé à Cuba avant la Première Guerre mondiale et sa famille. Plusieurs pages de cet ouvrage témoignent du délai de la circulation de l'information au siècle précédent : alors que le grand-père du narrateur écrit, en novembre 1918, des paroles rassurantes à son frère, celui-ci a déjà péri, et c'est seulement en février 1919, soit sept mois après sa mort, que l'on apprend son décès dans son village natal.

Quel contraste avec le récit de Chimamanda Ngozi Adichie, qui, dans son roman Americanah , raconte le quotidien d'une émigrée nigérienne aux États-Unis. Après s'y être installée pour poursuivre des études et travailler, l'héroïne, Ifemelu, décide de revenir dans son pays d'origine. Aux États-Unis, elle s'est intégrée aisément, a réussi professionnellement. Lorsque, après plusieurs années, elle décide de rentrer, cela ne lui pose pas vraiment de problème dans la mesure où, tout au long de son séjour à l'étranger, elle a maintenu des relations avec sa famille et ses amis au Nigéria.

La lecture simultanée de ces deux ouvrages permet de saisir le contraste entre le vécu de migrants à deux périodes historiques différentes.

Le phénomène diasporique n'a rien de nouveau, il fait partie de l'histoire de l'humanité, traversée par des flux migratoires. Mais la révolution numérique explique la généralisation de ce phénomène que nous appelons l'habiter ici et ailleurs.

Aujourd'hui, avec la révolution numérique, l'habiter ici et ailleurs n'est pas uniquement le fait des migrants. En fin de compte, comme le disent les spécialistes de la mondialisation, des processus de restructuration de l'appareil productif à l'échelle mondiale ont accéléré l'innovation dans le secteur des hautes technologies et ont entraîné le déplacement de nombreuses personnes. Je pense notamment aux travaux de Pierre Weiss.

Les médias évoquent régulièrement la présence de la diaspora indienne dans la Silicon Valley en Californie. Ils ont relaté le séjour du Premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis, sa rencontre avec Mark Zuckerberg au siège de Facebook, sa visite des campus de Google, de Telsa, sa participation à un colloque sur les énergies renouvelables à l'université de Stanford, etc.

L'enthousiasme des médias s'explique aisément. On dénombre 240 000 Indiens dans la Silicon Valley, chiffre à peine supérieur à celui des Français à Londres. On parle non plus de migrants, mais d'expatriés. Ces expatriés maintiennent des relations avec leurs familles et leurs amis restés en Inde. Ainsi, le P-DG de Microsoft, qui est né à Hyderabad, possède une maison dans sa ville d'origine dans laquelle il se rend régulièrement avec sa famille. En outre, les expatriés indiens de la Silicon Valley se retrouvent dans le cadre de réseaux associatifs.

Ce que nous devons retenir, c'est que l'habiter ici et ailleurs ne se limite pas non plus aux expatriés travaillant dans le secteur technologique. Elle concerne tous ceux qui appartiennent aux classes créatives. Cette expression, largement utilisée à la suite de Richard Florida, présente l'intérêt de ne pas se limiter aux technologies mais d'englober les professions artistiques, les champs financier, médiatique, juridique ou la recherche.

Nombreux sont les individus appartenant à différentes professions qui, désormais, communiquent régulièrement, voire quotidiennement, avec leurs homologues travaillant dans d'autres métropoles.

Les entreprises, quant à elles, sont souvent multilocalisées - et non pas délocalisées - et il revient à leurs professionnels de construire et de renforcer les logiques de connectivité entre sites au travers de la communication.

Ce constat de la connectivité est également valable pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs en sciences sociales. Il leur est demandé de s'internationaliser en montant des programmes de recherche incluant des collègues étrangers et en publiant des articles dans les revues anglophones, objectif qui ne se limite pas à la simple rencontre lors d'un colloque mais exige des échanges réguliers via internet, Skype et le smartphone.

Donc, l'habiter ici et ailleurs se généralise et on peut y inclure, par exemple, les étudiants étrangers qui maintiennent le lien avec leur famille ou leurs amis restés dans leur pays d'origine ou ailleurs.

On parle donc, avec l'habiter ici et ailleurs dans la métropole, des expatriés, des classes créatives, des touristes, des réfugiés, des étudiants internationaux, soit probablement un grand nombre d'entre nous. Si le smartphone est désormais considéré comme l'outil de l'universalité numérique, on peut en déduire que cette dernière généralise l'expérience locale d'un « habiter ici et ailleurs ».

L'habiter ici et ailleurs, avec la révolution numérique, transforme donc le local.

Le local a souvent été pensé, confondu avec le lieu. Il a fréquemment été représenté comme une échelle de proximité ou encore un échelon politico-administratif infranational, et il sous-entend un ancrage territorial fort. Cependant, dans un contexte façonné par la mondialisation et la globalisation, le local est de plus en plus apprécié dans sa relation au global. La « ville globale » de Saskia Sassen a, depuis vingt ans, révélé la métamorphose d'un local désormais globalisé.

D'après le Dictionnaire critique de la mondialisation , le terme « global » renvoie non seulement à un échange d'informations et de connaissances sur le mode instantané, mais il exprime aussi la capacité des individus et des acteurs à agir ensemble. Le global, c'est en quelque sorte le transnational facilité par la révolution numérique. Cela n'invalide pas le cadre national, mais le dépasse. Des liens se tissent ainsi de façon privilégiée entre territoires et lieux, une idée s'incarnant déjà dans l'image de l'archipel métropolitain mondial qui met en exergue les liens d'interdépendance entre les centres de commandement de l'économie mondiale.

Durant la période fordiste du capitalisme, le local ne conduisait pas vraiment à s'interroger, il était perçu comme une échelle géographique de proximité ou un échelon administratif. La globalisation reconfigure ce local, qui n'est plus simplement une échelle, mais se conjugue avec le global. Il se définit sur le principe de la connectivité et du relationnel et plus uniquement sur le registre de la proximité spatiale, et explique, d'une certaine manière, l'habiter ici et ailleurs.

Si les travaux sur la mobilité ont conduit sociologues et politistes à évoquer la « ville mobile », dans la mesure où l'individu fréquente différents espaces et lieux au quotidien, les anthropologues - je pense notamment à Arjun Appadurai - parlent de l'invention d'une localité fabriquée à partir de « l'ici et de l'ailleurs ».

Dans ce contexte, la circulation des flux se révèle propice à l'imaginaire, au sein duquel peut, bien entendu, figurer l'élément religieux. L'observation se justifie donc pour tous ceux qui vivent régulièrement un double ancrage dans l'ici et l'ailleurs, comme les migrants, les réfugiés, les exilés, les expatriés, les touristes, les étudiants étrangers, les classes créatives et probablement nombre d'entre nous.

En conclusion, l'habiter ici et ailleurs concerne un grand nombre d'urbains et de métropolitains, et rend compte d'un volet encore peu exploré de la complexité de la condition métropolitaine. Si cette hypothèse de l'ici et de l'ailleurs est confirmée par des travaux empiriques, elle pourra modifier nos représentations de la métropole et conduire à imaginer les conséquences de l'ici et de l'ailleurs sur les pratiques de l'aménagement urbain.

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Merci, madame, de nous avoir bien montré que nous sommes de plus en plus des citoyens de plusieurs villes, sans compter la ville globale et les villes virtuelles. Cela nous ramène à la question existentielle de savoir où nous sommes... que les êtres humains se posent depuis le début de l'histoire de l'humanité.

Je donne sans transition la parole à Paul Lecroart.

Paul Lecroart, urbaniste, Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France

Je remercie la délégation sénatoriale à la prospective de son invitation à participer à ce colloque.

Je vais évoquer les capacités qu'ont les métropoles de réinventer constamment leur futur face aux défis auxquels elles sont confrontées.

Un PowerPoint est projeté.

Je rappellerai brièvement ces défis, car ils sont très clairement indiqués dans le rapport de Jean-Pierre Sueur de 2011.

Les expériences métropolitaines dont je parlerai ensuite mériteraient au moins chacune une heure de débat. Vous voudrez donc bien me pardonner d'être très schématique dans leur trop rapide présentation.

Enfin, je conclurai par quelques éléments sur le futur des villes.

Les taux de croissance aujourd'hui extrêmement élevés de certaines villes dans le monde, notamment africaines et asiatiques, mettent en cause la capacité des autorités métropolitaines à y faire face, mais aussi celle des États, et l'on voit que certaines villes deviennent plus puissantes que les États.

Ces rythmes de croissance sont très différents entre le Nord et le Sud. Les métropoles sont confrontées à des défis qui, s'ils ne sont pas si différents dans leur nature, le sont évidemment dans leur échelle et leur rythme. Les métropoles des pays du Nord ont à faire face surtout à la gestion de l'existant. Celles du Sud sont constamment confrontées à l'accueil de nouvelles populations.

Les autorités municipales, métropolitaines et régionales sont également de plus en plus sollicitées sur les questions d'environnement, de pollution de l'air, d'écocycles - notamment sur la façon dont on peut produire de l'énergie à partir de l'assainissement et des déchets -, sur le changement climatique et la résilience, ainsi que sur les inégalités sociales, territoriales, les questions de santé et d'éducation.

Les quelques expériences que je vais évoquer maintenant montrent que le futur est déjà là, que les métropoles l'inventent.

Ainsi, Portland, ville entièrement vouée à l'origine, comme nombre de villes américaines, à l'automobile, a pris conscience à la fin des années soixante qu'il n'était plus possible de voir son centre-ville se remplir de parkings et se vider de ses populations, mais aussi de ses emplois. Elle a démoli une voie autoroutière en bord de fleuve dans les années soixante-dix. Elle fut la première ville au monde à déconstruire des infrastructures routières héritées des années quarante jusqu'aux années soixante, et à se reconstruire autour du tramway et du vélo. Pour les maires et élus municipaux ici présents, c'est chose commune ; aux États-Unis, c'est un phénomène remarquable.

Aujourd'hui, la ville de Portland développe une intensification urbaine, s'efforce de réagir aux questions d'inégalités sociales et d'accès au logement. Ce qui est intéressant, c'est la façon très visionnaire dont cela s'est fait. En 1979, vingt-quatre communes se sont regroupées pour définir un plan directeur pour 2040 à l'échelle de la métropole de Portland et fixer une limite à la croissance urbaine. Les axes des transports en commun - trains et tramways - desservent des centralités à la fois au coeur de la ville mais aussi en périphérie.

Autre exemple, Séoul (voir photo 1 infra ), ville de 10 millions d'habitants dans une agglomération qui en regroupe 24 millions. Il a été décidé, au sein de cet énorme ensemble urbain, entièrement soumis à la croissance économique dans les années cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt, de supprimer une autoroute construite au-dessus de la rivière Cheonggye. La restauration de cette rivière permettait de reconsidérer le centre-ville, de retrouver l'histoire et la géographie qui avaient façonné la ville.

Séoul a aussi démoli une grosse infrastructure routière sur laquelle circulaient 170 000 véhicules par jour - presque l'équivalent du périphérique parisien. Aujourd'hui, 30 000 véhicules par jour traversent cet espace, devenu lieu de promenade et de référence de la ville, véritable « Champs-Élysées » de Séoul.

Les autorités locales ont pu mener à bien ce projet, parce qu'elles ont travaillé globalement sur la question de la mobilité : le réseau de bus, la régulation du stationnement, l'incitation au covoiturage, notamment par une tarification des tunnels d'accès au centre-ville, les piétons, les vélos, les autres modes de transport en commun. La réduction du trafic permet, aujourd'hui, de fermer cette voie le dimanche. Toute la ville, non pas seulement le centre-ville, a bénéficié de cet aménagement : on circule mieux et on vit mieux à Séoul.

Ces transformations sont intéressantes en termes de changement climatique, puisqu'elles se traduisent notamment par une diminution des températures. Autre élément révélateur, les entreprises situées à proximité de ces échangeurs autoroutiers demandent aujourd'hui leur suppression. Un programme de démolition de douze viaducs est en cours à Séoul. Un nouveau système d'utilisation de ces voies y est développé, notamment autour de la gare centrale, où l'ancien échangeur va devenir l'accès piéton et végétalisé vers la gare.

La Ruhr offre l'exemple d'une région sacrifiée aux besoins de l'industrie sidérurgique et des mines. Dix-sept communes se sont complètement réinventées à partir des années quatre-vingt autour de l'IBA, ou Internationale Bauaustellung , qui signifie littéralement « exposition internationale d'architecture », mais qui est, en fait, un processus de projets innovants. En travaillant, d'une manière que l'on peut rapprocher de l'acupuncture, sur des sites et en suscitant le débat sur l'aménagement futur de la région, il a été possible de transformer toute une région autour d'un parc.

Aujourd'hui, l'épine dorsale de la Ruhr est un parc de 8 000 hectares, qui est non seulement un espace de loisirs, de nature, mais aussi un endroit où l'on travaille et où l'on habite véritablement.

Quatrième exemple, Malmö, ville de 300 000 habitants, située dans l'Öresund, région qui sépare le Danemark de la Suède. Dans les années quatre-vingt-dix, la ville était en crise. Ayant perdu 30 000 emplois à la suite de la fermeture des chantiers navals et après l'échec de la réindustrialisation, la ville s'est attelée à s'inventer un autre futur. Celui-ci a pris forme à partir de la construction d'un pont vers le Danemark, puis de la construction d'une université, mais aussi par la transformation du quartier du port en un quartier durable, qui s'est fixé un objectif de 100 % d'autonomie énergétique. On l'a vu tout à l'heure, les objectifs sont très importants parce qu'ils mobilisent les acteurs. La méthode de Malmö, c'est de mettre tout le monde autour de la table, de travailler très en amont avec le secteur privé, avec la population, et sur toutes les questions à la fois.

Aujourd'hui, Malmö est une ville extrêmement attractive. Elle a gagné 60 000 habitants en quinze ans, mais c'est aussi une ville très pauvre qui regroupe 170 nationalités. Elle travaille beaucoup sur les questions de santé et d'éducation afin de créer davantage d'égalité sociale dans la ville. Voilà un exemple extrêmement intéressant qui mériterait d'être creusé.

La ville de Medellín (voir photo 2 infra ), en Colombie, a été gangrénée par le trafic de drogues dans les années quatre-vingt, par la pauvreté, et a connu un afflux massif de populations rurales chassées par la guérilla. Elle s'est complètement réinventée, notamment autour du Métrocable. La ville a choisi, d'abord, de desservir les quartiers les plus pauvres, qui étaient le plus sous l'emprise des gangs de narcotrafiquants. Le Métrocable a servi de support à une politique globale d'aménagement prenant en compte, au travers de ses projets urbains intégrés, non seulement les questions d'environnement, d'assainissement, d'habitat et d'éducation, mais aussi toutes les problématiques de mobilité.

Une telle stratégie de réinvestissement civique a porté ses fruits. La situation reste grave, est loin d'être réglée, mais les quartiers vont beaucoup mieux et la confiance revient. L'un des éléments catalyseurs a été le développement du concept de parc-bibliothèque. Cet équipement hybride est à la fois un centre social et de formation, un lieu d'exposition et un site d'information du public sur les questions de transition économique et écologique. Financée par la Reine d'Espagne, cette initiative, qui a été saluée, est la preuve que des réussites sont possibles dans les quartiers défavorisés.

La ville de Téhéran (voir photo 3 infra ), morcelée par les infrastructures routières, dont les banlieues sont très étendues, s'est vraiment développée autour de la voiture. Elle travaille aujourd'hui - c'est très nouveau - sur la question du piéton considéré comme un élément central des politiques urbaines. Récemment a été ouvert le pont de Tabiat, passerelle piétonne qui relie deux secteurs de la ville et permet une communication entre deux grands parcs. Ce pont, dont la vocation est d'abord symbolique, préfigure également ce qui pourrait se passer à l'échelle de la ville. Il est extrêmement fréquenté et d'une grande utilité. Téhéran se réinvente aussi autour de ses rivières et de sa géographie, car elle connaît d'énormes problèmes de glissement de terrain liés aux inondations.

Pékin est une autre ville qui a véritablement besoin de se réinventer. Elle s'est également développée autour de la voiture, et les questions d'environnement ont été mises de côté. Pékin manque d'eau et c'est un enjeu majeur pour demain, tout comme le niveau de pollution de l'air, extrêmement pénalisant pour la population. Pékin développe des politiques de réduction de l'usage de la voiture, mais aussi, de manière assez autoritaire, de démolition de quartiers afin de créer des couloirs de ventilation. La ville travaille également, à une plus petite échelle, sur la décarbonisation du parc des deux, trois et quatre roues, sujet qui pourrait être intéressant pour d'autres villes. Pékin s'efforce de se penser aujourd'hui à l'échelle de la méga-métropole, la macro-métropole, tendance que l'on trouve un peu partout dans le monde, notamment en Amérique latine. Coordonner les politiques à des échelles beaucoup plus importantes est indispensable, surtout dans la région de Pékin où les niveaux de développement sont très différents.

New York est une ville qui se réinvente aussi autour des espaces publics. Certaines initiatives sont issues de la société civile. L'idée de départ est qu'avec très peu de moyens, de la peinture au sol, quelques bacs à fleurs, il est possible de transformer un espace autrefois routier en espace public. De nombreux efforts ont ainsi été déployés pour améliorer les accès cyclistes, là encore avec très peu de moyens.

New York s'efforce d'imbriquer beaucoup plus qu'auparavant les différentes politiques, de mettre un terme aux actions sectorielles et de croiser les questions d'énergie, d'habitat et de résilience. Son agglomération, qui s'étend sur trois États, veut se penser à l'échelle de la grande région métropolitaine. Cette région de 22 millions d'habitants est extrêmement dysfonctionnelle. Regional Plan Association , initiative qui émane de la société civile, travaille à légitimer une réflexion et une action à l'échelle de la grande région. Cette organisation prépare le quatrième plan régional de New York pour 2017, notamment autour des questions de « marchabilité ».

Avant 2000, la région de Londres n'existait pas, elle n'avait pas confiance en elle. L'ancien site des jeux Olympiques à Stratford peut en donner une idée. Depuis, elle s'est transformée, a développé une vision et une stratégie grâce à un maire dont la légitimité lui a permis de conduire une transformation en profondeur. Londres est aujourd'hui une plateforme d'investissements internationaux, et on a parlé à son sujet de « financiarisation ». Ce qui se produit à Londres est totalement déconnecté des besoins des habitants, et on peut même dire que chaque nouvel appartement construit à Londres aggrave le problème du logement.

Certaines métropoles ouvrent le chemin pour l'avenir. Rien ne sera possible si les maires ne sont pas reconnus comme légitimes à agir. Un autre défi est d'articuler long terme et court terme. Régulation de la mobilité, énergie, notamment dans les villes scandinaves et germaniques, santé et éducation, en particulier en Asie et en Amérique latine, tels sont les nouveaux champs d'action métropolitaine à développer. D'autres questions restent en suspens : pourra-t-on réduire les déséquilibres spatiaux et sociaux avec moins d'argent ? Comment articuler le local avec le global, choisir entre la ville à vivre ou la plateforme d'investissement ? Qui paiera la ville de demain et selon quel processus de contrôle démocratique ? Comment organiser les usages individuels et la régulation collective de la ville numérique ?

Aujourd'hui, le travail de l'urbaniste consiste à réparer ce qui a été fait par les urbanistes précédents. Souhaitons qu'un urbanisme plus ouvert et tourné vers l'avenir puisse voir le jour.

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Espérons que, dans cinquante ans, les nouveaux urbanistes ne chercheront pas à leur tour à réparer ce que nous aurons construit. La question des ressources est importante. Nombre de grandes mégalopoles dans le monde n'ont pas les moyens de maîtriser leur financement.

Photo 1
Séoul

Photo 2
Medellín

Photo 3
Téhéran

Crédits pour les trois photos : (c) Paul Lecroart


* 2 Loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page